T R I B U N E Que font les migraineux de nos prescriptions ? De l’observance à l’irrationnel ● H. Massiou* C es dix dernières années, de multiples études épidémiologiques ont montré que les migraineux étaient mal pris en charge, ce qui a conduit à mieux informer les médecins sur la migraine et ses traitements. Cependant, même si nous prescrivons mieux, l’amélioration de la qualité de vie des migraineux dépend aussi de leur observance de nos ordonnances. Dans quelle mesure les migraineux respectent-ils nos prescriptions ? S’il semble évident qu’un bon rapport efficacité/tolérance joue un rôle prépondérant dans l’observance d’un traitement antimigraineux, d’autres facteurs, parfois irrationnels, entrent en jeu : ce que les patients attendent des médicaments, ce qu’ils en savent ou croient savoir, ce qu’ils craignent. Le choix des médicaments prescrits lors de la première consultation et les explications qui seront données par le praticien au patient jouent un rôle essentiel dans la qualité de l’observance des médicaments et du suivi, car un échec des traitements prescrits lors de cette consultation conduit souvent le patient à se décourager très vite et à ne pas revenir. PEUT-ON D’EMBLÉE ADAPTER LE TRAITEMENT ANTIMIGRAINEUX À CHAQUE PATIENT ? Afin de mieux connaître les attentes des patients vis-à-vis des traitements de crise de la migraine, plusieurs études ont été réalisées avec des méthodologies variées. Elles sont le corollaire du développement des triptans, qui se disputent actuellement le marché de la crise migraineuse. Comme l’ont montré une métaanalyse des essais cliniques contrôlés des triptans (1) et les essais comparatifs directs, il existe des différences d’efficacité et de tolérance entre ces molécules qui sont statistiquement modérées, mais susceptibles d’être cliniquement pertinentes chez un individu donné. Dans une étude américaine portant sur une population représentative de migraineux, les patients ont été interrogés sur les caractéristiques qu’ils jugeaient les plus importantes pour un antimigraineux de crise (2). La disparition complète de la douleur, la rapidité d’action, un taux bas de récurrence et une bonne tolérance étaient classés comme les éléments essentiels. Les études de préférence, qui portent principalement sur les triptans, montrent que l’importance relative des priorités diffère selon les patients, et n’est pas toujours la même chez un même patient d’une crise à l’autre (3). Lorsque les crises sont sévères et entraînent un fort handicap, la rapidité d’action est souvent * Service de neurologie, hôpital Lariboisière, Paris. 12 considérée comme plus importante que la tolérance, alors que c’est l’inverse pour les crises modérées. Ces considérations nous aident théoriquement, si l’on tient compte des différences entre les triptans, à proposer lors de la première consultation celui qui correspond le mieux aux souhaits de chaque patient. C’est sans compter avec l’imprévisibilité de la réponse individuelle aux traitements de crise, qui a été particulièrement bien démontrée pour les triptans. L’inefficacité d’un triptan ou sa mauvaise tolérance ne permet pas de présumer de la réponse à un autre triptan, et dans la plupart des cas, il sera nécessaire de tester plusieurs molécules avant de trouver celle qui convient le mieux à un patient donné. Cette nécessité d’essais successifs doit être clairement expliquée au patient dès la première consultation, ce qui l’incitera à revenir en cas d’échec des premiers traitements proposés. MAUVAISE OBSERVANCE DES MÉDICAMENTS ANTIMIGRAINEUX DE CRISE PRESCRITS SUR ORDONNANCE : LE RÔLE ESSENTIEL DE LA CRAINTE DES EFFETS INDÉSIRABLES L’efficacité d’un traitement de crise, même si elle apparaît comme un élément essentiel de l’observance des patients, n’est cependant pas suffisante, et paradoxalement pas toujours nécessaire. Considérons ce que l’on peut appeler le paradoxe des médicaments antalgiques en vente libre. La plupart des migraineux en consomment, et bien qu’ils puissent être efficaces en particulier pour les crises modérées, on évalue à moins d’un tiers les migraineux satisfaits de leur traitement. Pourtant, même insatisfaits, les patients continuent à les utiliser, voire à les surconsommer. En d’autres termes, ils prennent des médicaments peu efficaces avec une bonne observance. Cela amène à examiner le problème de l’observance des antimigraineux obtenus sur ordonnance. Celle-ci a été analysée récemment dans une étude américaine portant sur 1 160 migraineux définis selon les critères de l’IHS, et disposant de médicaments sur ordonnance pour leur migraine (4). La fréquence moyenne des crises dans cette population était de 3,7 par mois, et 86 % des sujets disaient souffrir de céphalées sévères ou extrêmement sévères. Un certain nombre de résultats de cette enquête méritent que l’on s’y arrête : – 50 % des crises survenues au cours des six derniers mois ont été traitées avec des médicaments prescrits sur ordonnance, qui ont été pris tôt dans 60 % des cas ; La Lettre du Neurologue - Supplément Céphalées au n° 9 - vol. VII - novembre 2003 – 55 % des patients interrogés ont aussi utilisé des médicaments en vente libre pour traiter leurs céphalées, pas nécessairement de façon concomitante aux médicaments sur ordonnance ; – 27 % ont utilisé des médicaments en vente libre pour toutes leurs crises ; – 41 % les ont utilisés souvent. Les principales raisons invoquées par les migraineux pour expliquer le retard de la prise d’un médicament sur ordonnance au cours d’une crise étaient : – des difficultés d’obtention du médicament (29 %) ; – une quantité limitée de comprimés (22 %) ; – des craintes vis-à-vis des effets indésirables (15 %). Onze pour cent des patients n’ont pas acheté les médicaments prescrits, 33 % en raison de leur coût élevé et 30 % à nouveau en raison de craintes vis-à-vis des effets secondaires. Deux tiers des patients interrogés ont ainsi retardé la prise d’un médicament sur ordonnance lors d’une crise (37 % des crises traitées) ou ne l’ont pas pris (44 % des crises non traitées) par crainte des effets secondaires. Cette mauvaise observance a pour résultat une baisse d’efficacité de ces médicaments et un handicap plus important lors des crises (tableau I). La crainte des effets indésirables est une notion complexe, qui mêle la réalité, l’anxiété du patient, et ses a priori vis-à-vis des médicaments (tableau II). Les migraineux demandent souvent, en particulier lorsque l’on prescrit un traitement de crise spécifique tel qu’un triptan : “Est-ce que ce médicament est fort ?”, exprimant ainsi moins un souhait d’information sur son efficacité que la crainte des effets indésirables qu’il peut entraîner. La plupart des patients ne connaissent pas la différence entre tolérance et sécurité d’emploi d’un médicament, et redoutent des Tableau I. Conséquences du retard ou de la non-prise des médicaments sur prescription. Douleur plus intense : 60 % Nécessité d’alitement : 59 % • Allongement de la durée de la céphalée : 59 % • Annulation d’activités sociales : 26 % • Baisse de performance au travail : 25 % • Absentéisme professionnel : 21 % • • La façon dont les patients sont informés au sujet des médicaments joue un rôle essentiel dans leur attente vis-à-vis de celui-ci, et dans la survenue et la perception des effets secondaires. Ils recueillent ces informations auprès de leur entourage, dans les médias, dans les notices accompagnant les médicaments et chez leurs praticiens. Dans une étude hollandaise réalisée chez 185 femmes souffrant de migraine menstruelle, 44 % ont demandé conseil à des membres de la famille et 43 % à des amis ou collègues (5). Les notices qui accompagnent les médicaments contiennent des informations sur les effets indésirables, mais n’en précisent que rarement la fréquence. Des recommandations de l’Union européenne (6) indiquent que la fréquence des effets indésirables devrait être décrites dans ces notices par l’un des qualificatifs suivants : très rare, rare, peu fréquent, fréquent, très fréquent. Quatre enquêtes réalisées au Royaume-Uni chez plus de 750 sujets ont eu pour objectif de comparer l’interprétation de ces qualificatifs par les personnes interrogées avec les fréquences qui leur étaient affectées dans les recommandations (7). Elles démontrent que ces descriptions qualitatives conduisent à une surestimation importante du risque d’effets indésirables. Ainsi, le qualificatif de “très fréquent”, qui était supposé désigner une fréquence d’effets indésirables supérieure à 10 %, correspondait pour les patients à une fréquence moyenne de 65 % (tableau III). Les auteurs en concluent que, dans la mesure où les essais cliniques portent sur des populations généralement insuffisantes pour calculer avec certitude le taux des effets indésirables, il faudrait fournir dans les notices des fourchettes correspondant au risque, ce qui permettrait de donner des indications correctes sans précision excessive. Description qualitative Fréquences attribuées Fréquence moyenne (DS) par l’Union Européenne estimée par les participants (n = 200) Tableau II. Comportements indiquant des craintes vis-à-vis des effets indésirables (EI). Patients (%) Patients qui ont rapporté des EI au praticien Patients qui ont discuté des EI des médicaments antimigraineux prescrits avec leur praticien Patients qui ont retardé ou évité la prise d’un médicament prescrit par crainte des EI Patients qui considèrent l’absence d’EI comme une caractéristique importante COMMENT S’INFORMENT LES PATIENTS Tableau III. Fréquences attribuées par l’Union européenne aux descriptions qualitatives de ses recommandations, comparées à l’estimation des sujets interrogés. (d’après Gallagher et al. Headache 2003 ; 43 : 36-43) Comportements effets secondaires graves. Certains patients n’essaieront pas le médicament prescrit en raison de ce qu’ils ont lu ou entendu à son sujet ; d’autres, qui l’ont essayé et l’ont bien toléré, continuent néanmoins à s’inquiéter des risques liés à la prise du traitement. Très fréquent Fréquent Peu fréquent Rare Très rare 71 > 10 % 1-10 % 0,1-1 % 0,01-0,1 % < 0,01 % 65 % (24,2) 45 % (22,3) 18 % (13,3) 8 % (7,5) 4 % (6,7) (d’après Berry et al. Lancet 2002 ; 359 : 853-4) 69 67 41 (d’après Gallagher et al. Headache 2003 ; 43 : 36-43) OBSERVANCE DES TRAITEMENTS ANTIMIGRAINEUX DE FOND Elle est vraisemblablement mauvaise, comme en témoigne une étude réalisée avec un flacon de médicaments dont le bouchon contenait un système électronique permettant de savoir à quel La Lettre du Neurologue - Supplément Céphalées au n° 9 - vol. VII - novembre 2003 13 T R I B U N E moment précis il était ouvert (8). Des différences considérables sont apparues entre ce qui était prescrit, l’observance apparente selon le compte des comprimés restants, et la vraie observance à partir du recueil des données du système électronique. Par exemple, certains patients faisaient état d’effets indésirables non résolutifs, alors qu’ils avaient pris le médicament pas plus de trois fois dans le mois. Dans une autre étude portant sur 874 patients aux Pays-Bas (9), il a été constaté que plus de la moitié de la population incluse qui prenait un traitement de fond l’avait arrêté avant la fin du troisième mois. Les raisons susceptibles de rendre compte de la mauvaise observance des traitements antimigraineux de fond sont leur efficacité limitée, leur délai d’action souvent long, la fréquence des effets indésirables, et souvent la faible motivation des patients. De plus, l’attente des patients vis-à-vis des traitements de fond est souvent excessive par rapport à ce que ceux-ci peuvent apporter ; il n’est pas rare que les patients pensent que leurs crises vont disparaître sous traitement de fond, ou que leur amélioration sera définitive même après l’arrêt de celui-ci, ce qui est à l’origine de bien des déceptions. LE RÔLE ESSENTIEL DU PRATICIEN DANS L’OBSERVANCE DES TRAITEMENTS ANTIMIGRAINEUX PAR LE PATIENT Il ressort de ces résultats que l’information que va donner le praticien au patient migraineux, en particulier lors de la première consultation, va jouer un rôle déterminant dans l’observance des traitements. Si l’on veut que le patient respecte l’ordonnance qui va lui être remise, il doit être informé des effets indésirables potentiels, de la façon d’utiliser le traitement, et de ce qu’il peut en attendre en termes d’efficacité. On a vu que la crainte d’une mauvaise tolérance joue un rôle capital dans l’observance. L’exemple des triptans est particulièrement instructif. Il faut expliquer que ces molécules sont généralement très bien tolérés lorsqu’elles sont prescrites dans le respect de leurs contreindications, et si les patients sont informés que les symptômes thoraciques ne sont pas le signe avant-coureur d’un problème cardiaque grave, ils les acceptent bien mieux (10). Un commentaire concernant les notices contenues dans les médicaments, avec une information sur les fréquences approximatives des effets indésirables qui y sont indiqués, évitera souvent des retards à la prise de ces traitements, comme ils l’ont été constatés dans l’étude de Gallagher (4). Des informations concernant la rapidité d’action des traitements de crise, la possibilité de récurrence et la façon de la traiter éviteront également des abandons de traitement et de suivi. Pour ce qui est des traitements de fond, le patient doit savoir ce qu’il peut en attendre, et il est inutile de prescrire un médicament dont les effets indésirables sont jugés inacceptables d’emblée, comme cela peut être le cas par exemple pour la prise de poids chez la jeune femme. À la fin de cette première consultation, le patient doit savoir que si les traitements qui ont été prescrits ne sont pas efficaces, d’autres molécules lui seront proposées, et que les chances qu’il a d’être amélioré sont élevées, sous réserve qu’il fasse preuve d’un peu de patience. Ce programme de suivi est sans doute la meilleure façon d’éviter que les patients se découragent et ne reviennent pas : dans une étude réalisée par Lipton (2), 26 % des patients qui avaient cessé de consulter depuis au moins un an indiquaient comme raison qu’ils pensaient que leur médecin ne pouvait rien pour eux. Au cours du suivi, la tenue d’un agenda des crises et des prises médicamenteuses est un outil précieux pour évaluer l’observance. Il permet de repérer des situations classiques de mauvaise utilisation des traitements de crise ; c’est le cas par exemple des patients qui utilisent toujours en première intention un traitement non spécifique, et ont besoin ensuite dans la majorité des cas, en traitements de secours, d’un médicament spécifique. Le patient peut comprendre alors aisément, lors de l’examen de son agenda avec le praticien, qu’il a tout intérêt à utiliser le traitement spécifique en première intention, ce qui lui permettra de consommer moins de médicaments, et avec une meilleure efficacité. L’agenda permettra aussi de repérer les abus médicamenteux. Il faut systématiquement s’enquérir de la satisfaction des patients vis-à-vis des traitements, qu’il s’agisse de l’efficacité et de la tolérance, afin de pouvoir affiner au fil des consultations les traitements qui répondront le mieux aux souhaits de chacun, ce qui est le meilleur garant d’une bonne observance. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Ferrari MD, Roo KI, Lipton RB, Goadsby PJ. Oral triptans (serotonin 5-HT 1B/1D agonists) in acute migraine treatment : a meta-analysis of 53 trials. Lancet 2001 ; 358 : 1668-75. 2. Lipton RB, Stewart WF. Acute migraine therapy : do doctors understand what patients with migraine want from therapy ? Headache 1999 ; 39 (Suppl. 2) : S20S26. 3. Dahlöf C. How to assess patient preference of migraine treatments. Cephalalgia 1999 ; 19 (Suppl. 24) : S2-S6. 4. Gallagher RM, Kunkel R. Migraine medication attributes are important for patient compliance : concerns about side effects may delay treatment. Headache 2003 ; 43 : 36-43. 5. Couturier EGM, Bomhof MAM, Knuistingh Neven A, van Duijn NP. Menstrual migraine in a representative Dutch population sample : prevalence, disability and treatment. Cephalalgia 2003 ; 23 : 302-8. 6. European Commission. A guideline on the readability of the label and package leaflet of medicinal products for human use. EC Pharmaceutical Committee, 1998. 7. Berry DC, Knapp P, Raynor DK. Provision of information about drug sideeffects to patients. Lancet 2002 ; 359 : 853-4. 8. Steiner TJ, Catarci T, Hering R et al. If migraine prophylaxis does not work, think about compliance. Cephalalgia 1994 ; 14 : 463-4. 9. Rahimtoola H, Buurma H, Tijssen CC et al. Migraine prophylactic medication usage patterns in The Netherlands. Cephalalgia 2003 ; 23 : 293-301. 10. Visser WH, de Vriend RHM, Jaspers N, Ferrari MD. Sumatriptan in clinical practise : a 2-year review of 453 migraine patients. Neurology 1996 ; 47 : 46-51. Imprimé en France - Point 44 - 94500 Champigny-sur-Marne - Dépôt légal : à parution. © février 1997 - ALJAC S.A. Locataire gérant de Edimark SA. Les articles publiés dans La Lettre du Neurologue le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. 14 La Lettre du Neurologue - Supplément Céphalées au n° 9 - vol. VII - novembre 2003