DOSSIER THÉMATIQUE Une féminité spoliée

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DOSSIER THÉMATIQUE
Les séquelles psychoaffectives
après le traitement
d’un cancer du sein
Breast cancer-related psychologic and affective sequels
V. Nicolleau-Petit*
Une féminité spoliée
Comme le soulignent C. Mathelin et al. (1) : “On comprend
à quel point le sein est un organe hautement présent dans
la vie psychoémotionnelle des femmes et des hommes”,
le sein est sans doute l’organe où le réel et l’imaginaire
s’entrecroisent sans cesse. Stimulant érotique, symbole de
féminité et/ou de maternité, il incarne à la fois tendresse et
sensualité. Symbole de vie et de plaisir, il peut brutalement
devenir, pour les femmes traitées, porteur d’une angoisse
de mort, d’une menace de récidive et le site d’une mutilation de leur identité corporelle et de leur image.
Le cancer et ses traitements amènent la femme à des
bouleversements, des expériences dépressiogènes de
séparation, de perte d’objet et de mise en question de la
valeur et de l’estime de soi, impliquant des remaniements
psychiques profonds. L’après ne ressemble pas à l’avant
au regard des diverses modifications intrinsèques qui ont
dû s’opérer. Et le temps de la rémission des corps n’est
pas toujours celui de la réparation psychique.
Le corps peut tout à coup se révéler défaillant, ses “égarements” peuvent conduire, si échappement aux traitements, à la perte de maîtrise médicale ou personnelle
et donc à la représentation du “possible mourir”. Il leur
faut donc effectuer le deuil d’un corps autrefois perçu
“sans faille”, inaltérable, que seule, peut-être, la vieillesse
pouvait abîmer pour se réapproprier une nouvelle image et
passer d’une image de soi altérée, d’une féminité spoliée,
d’une procréation mise en question selon les âges à un
féminin à reconstruire. Ainsi, les mastectomies atteignent
les femmes non seulement par la mutilation d’un attribut
de féminité hautement investi socialement mais aussi
par la disparition d’un organe ayant une fonction dans les
stimulations participant à la satisfaction liée aux relations
sexuelles (2).
Il s’agit d’apprivoiser une nouvelle image du corps, mis à
mal par les amaigrissements, la perte du tonus, la prise de
poids, la fatigabilité, la perte puis la repousse des cheveux
et des sourcils… Ce sont les assises narcissiques, le tissu
identitaire même qui sont fragilisés par les différentes
atteintes corporelles dans l’image déformée qu’elles
renvoient. Il faut supporter la désillusion du corps, il s’agit
d’élaborer la perte, affronter l’épreuve de la réalité “être
la même vivant autrement”, appréhender la “crainte de
l’effondrement” qu’a décrite Winnicott (3).
Si, à l’annonce du diagnostic, l’objectif primordial pour
les femmes et leur couple est cette “guérison”, le temps
des traitements et celui de l’après-traitement les incitent
à remodeler, à repenser et à réorganiser une vie qui ne
s’est pas arrêtée, cela tant du point de vue familial, social
que libidinal. La guérison ne peut effacer tous les remaniements qui se sont produits.
L’après-cancer :
un stress post-traumatisme
Les troubles psychologiques seront plus ou moins
marqués en fonction des patientes et on pourra voir
apparaître dans l’après-traitement : anxiété, syndromes
dépressifs, angoisses avec hyperirritabilité, voire agressivité, et même une labilité psychologique plus importante. L’inconfort physique, la frigidité, les dyspareunies,
l’altération du niveau d’activité, un conjoint impatient,
moins tendre ou angoissé, peuvent engendrer une
baisse de la libido conduisant aux troubles conjugaux
ou sexuels sur le plus long terme (4, 5). Il existe aussi
des préoccupations morbides par les récidives ou la
mort qui n’engagent pas à la régression et au lâcherprise et à la redécouverte ou à la redéfinition de la
sensualité ou du plaisir conjugal.
Si nous considérons l’annonce d’un cancer et la durée
de ses traitements comme ayant un impact traumatique sur le sujet avec la particularité qu’il durerait dans
En 1893-1895, les études de
Freud (6) l’amènent à soupçonner l’affinité des femmes
avec certaines pathologies et
plus précisément l’existence
de particularités psychiques
et/ou physiques semblant les
prédisposer à certains troubles, dont ceux de l’hystérie
et de la mélancolie – inévitablement liées à la “chose
sexuelle” – conjuguant ainsi
de façon tout à fait explicite
la dépression à la sexualité et
à la féminité (7). Si l’on sait
maintenant ces hypothèses
freudiennes quelque peu
réductrices et dépendantes du
contexte culturel et du savoir
scientifique de son époque, il
n’est pas rare d’entendre, de
façon sûrement provocatrice,
que “les femmes atteintes
d’un cancer du sein sont des
hystériques”. Bien avant lui,
le cancer était considéré pourtant déjà comme la maladie
des “humeurs mélancoliques”
(8). La clinique des sujets
atteints du cancer du sein
et d’autres cancers d’ailleurs
oblige à la prise en compte de
la significativité individuelle
d’un événement et de son
pouvoir pathogène pour un
sujet. Bien sûr, la caractéristique subjective de la nature
traumatique ou non d’un
événement et de celui-ci en
particulier dépend de l’organisation de la personnalité d’un
sujet et de son histoire, d’où
les résistances individuelles
de chacun. Freud pensait à
cette vacance, cette béance
et cette castration de fait, que
la femme n’avait de cesse de
désirer combler. Alors pourquoi nous étonner de l’impact
psychique et interpsychique
que l’exérèse ou que la
tumorectomie mammaire,
en plus des divers traitements
proposés peuvent induire ?
* Psychologue clinicienne, Polyclinique
de Bordeaux Nord Aquitaine, 15, rue
Claude-Boucher, 33000 Bordeaux.
La Lettre du Sénologue • n° 44 - avril-mai-juin 2009 | 31
Mots-clés
Cancer du sein
Traitement
Séquelles
Psychologie
Qualité de vie
Keywords
Breast carcinoma
Treatment
Sequels
Psychology
Quality of life
Effets secondaires et séquelles des traitements après cancer du sein
le temps (temps des traitements), le temps d’aprèstraitement qui s’annonce pourrait s’entrevoir comme
un temps où l’on verrait apparaître des symptômes de
stress post-traumatique, le traumatisme étant venu
réveiller des souffrances psychiques antérieures. La
plupart négocient avec elles-mêmes leur histoire, l’intériorisation surmoïque de leurs exigences conscientes
ou inconscientes, leurs images, leurs relations familiales
et intimes, leur désir ou le désir de l’autre. D’autres
peuvent vivre ce que T. Dhomont (9) appelle la dissociation traumatique, pouvant aller jusqu’à rencontrer
une phase de dépersonnalisation qui peut donner une
impression de détachement, transformant la patiente
en une sorte d’automate ou de spectateur. Dans l’état
de stress post-traumatique, on assiste au maintien des
plaintes et à un positionnement de victime face à la
violence des soins et à la douleur comme “la victime
(qui) revit le traumatisme par des souvenirs répétitifs
et envahissant, des cauchemars relatifs à l’agression,
des réveils nocturnes brutaux avec cette impression
que l’agression pourrait se renouveler surtout après un
stimulus extérieur ou idéique”. Focalisation donc sur
le corps, chaque signe devenant un signe positif d’une
nouvelle agression possible, la récidive.
La reconstruction mammaire :
réparation narcissique ?
La reconstruction mammaire peut aider dans les relations socioprofessionnelles et vis-à-vis de la famille mais
ses effets se révèlent plus complexes dans l’intimité et,
surtout, elle reste celle d’un autre sein, un sein nouveau
mais insensible dont on peut faire l’hypothèse qu’il ne
sera intégré que si les liens du couple ont su rester
intenses ou ont pu s’adapter à ces changements dans
la représentation de ce qu’est l’autre dans la relation. S’il
n’est pas rare d’entendre évoquer la honte ou la culpabilité, la crainte de l’abandon, l’altération du fonctionnement sexuel reste fortement dépendante du type de
relation antérieur au diagnostic de l’affection cancéreuse.
Parfois même, quand le désir ne disparaît pas totalement,
quand il reste vivant, il peut être réprimé par les femmes
qui s’interdisent alors la jouissance (10).
Quelle(s) transmission(s)
possible(s) ?
La question de la survenue brutale de la ménopause
artificielle précoce, qui fait suite au traitement d’un
cancer mammaire peut être également cruciale, surtout
quand elle est initiée à un âge où les maternités sont
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encore pensables. Maternités dont il va falloir repousser
la possibilité pendant plusieurs années ou encore devoir
en faire résolument le deuil. Plus de transmission
possible, si ce n’est pour les plus âgées : une transmission génétique aux filles des mères traitées.
Comment rester un sujet
désirant...
Nous assistons à une modification non seulement de
l’expérience de son unité corporelle, mais aussi de son
rapport à l’autre, à l’environnement, au temps, aux
actes, car il a fallu supporter un nouvel état de dépendance entre demande de maternage de l’entourage et
recherche d’autonomie devant un corps qui régresse.
Avec la rémission, il leur faut accepter de perdre l’attention intense des uns et la présence des autres alors
que cette phase est elle-même vécue comme menacée
par une épée de Damoclès, fortement rappelée par les
contrôles réguliers ou l’hormonothérapie qui se poursuit bien des années après les traitements initiaux.
Si la question de l’image de soi est essentielle, de soi
dans le regard de l’autre, de soi objet du désir de l’autre
– rappelons la jubilation de l’enfant pour Lacan devant le
miroir et l’expérience qu’il fait du reflet dans ce miroir du
désir de l’autre pour son corps unifié –, on ne peut éviter
d’évoquer la fréquence des dépressions réactionnelles
à l’arrêt des traitements, à l’interruption du contrôle
médical régulier, au comportement surprotecteur de
l’entourage qui s’estompe, laissant parfois derrière eux
un cortège de sentiments de solitude et de tristesse (11).
On peut penser alors que le supposé désir de l’autre
(conjoint, enfants, soignant, médecin généraliste, oncologue, thérapeute, kinésithérapeute) permet de rester
ou de redevenir soi-même une personne désirante. Si
les objectifs s’envisagent désormais plus à court terme,
oscillant souvent entre l’angoisse paralysante et une
soif de vivre inextinguible, le présent est moins figé et
l’avenir redevient doucement envisageable. Il restera
tout aussi doucement à renégocier avec une vie sociale
et un environnement professionnel dont les exigences
restent souvent élevées.
Le conjoint
J.G. Lemaire (12) nous dit que le travail psychique
de deuil, nécessaire dans un couple, ou la “dés-idéalisation” doit se faire lorsque les conditions sont
favorables, progressivement et partiellement : “Elle
permet au sujet de retrouver son jugement et ses capacités critiques, elle permet aussi un rapprochement entre
DOSSIER THÉMATIQUE
l’image intériorisée du partenaire et la réalité qu’il lui
présente.” De façon générale, nous entendons que
“soit le cancer sépare, soit il rapproche”, “nous sommes
devenus plus forts ensemble, après, nous avons appris
à nous parler autrement, à faire attention à l’autre”. Si
la plupart des couples s’adaptent bien (13), les impacts
des traitements vont concerner les relations au corps,
au temps, à l’autre, et notamment les représentations
que les proches ont eux aussi de la vie, une vie loin
de ce qu’ils avaient pu envisager, rêver ou idéaliser. Il
s’agissait pour l’autre de trouver un compromis entre
une présence souvent ressentie comme pesante ou
infantilisante et une distance qui peut être interprétée
comme de l’indifférence, faire face aussi avec ses propres
angoisses d’abandon, à l’effroi d’une menace de mort,
consciente ou inconsciente, exprimable ou non, à la
crainte du lendemain, de la récidive ou des métastases
ou à la fragilité d’une vie à deux à poursuivre, maintenir
un équilibre familial et relationnel, s’il existait, devant la
nécessité d’une nouvelle distribution des rôles.
Peuvent persister la crainte de toucher un corps blessé,
la peur de mal faire ou de faire mal, l’induction de
l’impuissance sexuelle ou simplement celle de pouvoir
rassurer. Comment s’autoriser encore la jouissance
sexuelle quand la mort est venue s’immiscer dans
l’intimité du couple ?
– Il lui a fallu continuer à vivre avec cette femme affaiblie,
qui ne se ressemblait plus, qui n’avait plus envie de rien,
dont toute l’énergie était tournée vers elle-même, qu’il ne
pouvait plus désirer ou simplement même lui dire qu’il la
désirait. Mais était-elle encore désirable, dé-sublimée de
la sorte ? Presque morte, sans ses cheveux, ses sourcils,
pâle et amaigrie, toujours épuisée… Il a probablement
même envisagé la vie sans elle, avec les enfants ou les
petits-enfants à recevoir encore. La même peut aussi
devenir encore plus belle, de courage, de ténacité, dans sa
capacité à en faire autre chose de cette maladie, dans sa
quête de sens de vie, toujours séduisante parce que son
regard à lui sur elle n’a pas changé, qu’il la désire encore,
malgré ses résistances, sa culpabilité, ses craintes.
Que deviennent ces pulsions agressives lorsque l’autre
est de fait affaibli, dépendant, réclamant soins et vigilance, lorsqu’il n’est pas en mesure de recevoir et de se
confronter au remaniement parfois profond que connaît
un couple dans son histoire ? Là encore, l’après aussi
pour lui dépend de l’avant, de la relation et du lien de
couple qui les signifiaient.
Chez les enfants
Selon l’âge des enfants, leur niveau de langage, d’apprentissage, d’expression et de compréhension, les
séquelles psychoaffectives induites par la maladie
de la mère seront différentes. Elles dépendront
évidemment des dynamiques familiales, du type
de lien qui unit parents et enfants, des investissements narcissiques et objectaux dont ils font l’objet,
des étayages affectifs et matériels possibles pour
chacun d’eux, de la liberté ou du verrouillage de la
circulation de la parole au sein de la famille.
Il aura fallu pour les enfants supporter, s’adapter à la
vie quotidienne avec une mère malade, à se confronter
aux désillusions précoces d’une mère bonne et disponible, non parce qu’elle ne l’a pas voulu, mais parce
qu’elle n’a pas pu. On peut émettre l’hypothèse que
plus les enfants sont jeunes, en très bas âge, moins ils
sont autonomes, plus ils ont besoin du regard et du
désir maternel pour se structurer et grandir, plus la
confrontation avec les angoisses de leurs mères sera
délétère et fournira d’autant plus de points d’enkystement. Les incertitudes, les menaces d’abandon fantasmées et les multiples séparations pourront induire
entre autres insécurité narcissique pour les plus petits
avec des défaillances identitaires, des fonctionnements en pensée magique, des besoins de réparation
ou la culpabilité chez les plus grands et il n’est pas
rare de le rencontrer dans notre pratique clinique, des
déséquilibres dans la gestion des conflits internes et
des possibilités d’identification chez certains adolescents. Il ne s’agit donc pas tant de parler à l’enfant
que de parler avec lui (14), de lui, de soi, des autres,
de ce qui se passe. La phase de rémission va nécessiter
cette reformulation des objectifs, des désirs et des
désillusions de chacun vis-à-vis des autres acteurs
familiaux, cela sous peine de résurgences à la période
adulte d’effets pathogènes de ce qui aura pu constituer des traumatismes infantiles.
Conclusion
L’incidence élevée du cancer du sein mais aussi l’amélioration du pronostic pour les femmes atteintes nous
obligent à considérer pour leur prise en charge l’ensemble des impacts organiques, sociaux et psychoaffectifs. L’écoute, la disponibilité psychique permet une
mise en pensée, parfois une élaboration, au moins
une circulation de la parole entre la patiente et son
médecin, dans son couple et dans sa famille. Cela ne
peut se faire sans la prise de conscience de toutes
les séquelles possibles de la part de l’ensemble des
intervenants pour permettre d’envisager et de désirer
un au-delà des traitements avec nos patientes, un
après-bouleversement existentiel.
■
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La Lettre du Sénologue • n° 44 - avril-mai-juin 2009 | 33
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