358 Éditorial
listes condamnaient le péché de «mollitas »et incitaient
à éteindre la trop dangereuse féminité qui pourrait mettre
en péril la société tout entière en asservissant les mâles au
profit de femelles inassouvies.
Peut-on dès lors s’étonner que les fillettes soient encore
de nos jours élevées dans la perspective d’une vie sans désir,
qu’on garantira au besoin par une circoncision ? L’excision
est actuellement défendue notamment au nom la protection
contre le désir féminin, considéré comme malsain ou non
contrôlable (Amnesty International, 2005).
Qu’en est-il en clinique ?
Il est intéressant de noter à cet égard que le terme de fri-
gidité n’apparaît qu’au XVIIIesiècle dans le Dictionnaire des
sciences médicales pour désigner l’impuissance de l’homme.
Cette définition évoluera par la suite.
Certes, la baisse du désir sexuel ou l’anorgasmie ne
sont pas un motif courant de consultation. Dans les socié-
tés traditionnelles, il est même exceptionnel. Les seuls
troubles sexuels féminins motivant une consultation auprès
du gynécologue ou du psychiatre sont le vaginisme (à
l’origine de la non-consommation du mariage) ou la dys-
pareunie (qui fait obstacle aux rapports sexuels). Autant
dire que la demande émane du conjoint dans les deux
cas.
Tout se passe comme si les femmes avaient intégré
le tabou pesant sur leur vie sexuelle qui n’a de sens
que lorsqu’elle accompagne la vie reproductive. Rappelons
qu’en arabe, l’avènement de la ménopause ouvre l’âge du
«désespoir »d’enfanter.
Ainsi, dans une enquête sur le comportement sexuel
féminin en Tunisie (Belhaj, 1995), près de 80 % des
500 femmes interrogées n’avaient rec¸u aucune information
sur la sexualité avant le mariage, 60 % considéraient les
relations sexuelles comme un «devoir social et religieux »
et la moitié était indifférente à l’abstinence sexuelle. Ces
femmes ont clairement répondu à un conditionnement sécu-
laire destiné à réprimer tout désir sexuel et à proclamer que
l’exercice de la sexualité et d’une sexualité épanouie est
une prérogative exclusivement masculine.
Et pourtant, les études se multiplient qui démontrent
que les dysfonctions sexuelles et notamment la baisse
du désir sont hautement prévalentes en population géné-
rale, y compris chez les femmes. L’enquête prevalence of
female sexual problems associated with distress and deter-
minants of treatment seeking (PRESIDE) visant à évaluer
la prévalence des troubles sexuels chez les femmes est
la plus importante jamais réalisée puisqu’elle a concerné
31 581 femmes adultes aux États-Unis. Les résultats, publiés
dans Obstetrics & Gynecology (2008), indiquent que près
d’une femme sur deux (44,2 %) souffrait d’un trouble sexuel
quelconque. Toutefois, le trouble n’était générateur de
détresse que dans la moitié des cas. Une précédente
enquête, la National Health and Social Life Survey, en 1992,
avait déjà retrouvé ce même taux de 43 %. L’observation la
plus remarquable est que la baisse du désir sexuel est le
trouble le plus fréquemment signalé et celui qui engendre
le plus de souffrance, affectant une femme sur dix. En
dehors de l’Occident, une des rares publications sur le sujet
(Kadri et al., 2002) a rapporté les résultats d’une étude
menée au sein d’un échantillon représentatif de 728 femmes
casablancaises âgées de 20 ans et plus. La prévalence des
dysfonctions sexuelles féminines (DSF) était de 26,6 % et
la diminution du désir était, là encore, le trouble le plus
fréquent, rapporté par 19 % des femmes interrogées. En
Turquie, le taux atteignait près de 50 % (46,9 %) dans une
enquête auprès d’un échantillon de 179 femmes (Cayan et
al., 2004).
Il est vrai que les DSF ne sont pas aisément rapportées
par celles qui en souffrent et ne sont pas systématique-
ment recherchées par les professionnels de santé, faute de
réponse thérapeutique disponible en dehors des thérapies
spécialisées. La donne a changé avec les expérimentations
de nouvelles molécules visant précisément le désir fémi-
nin et apportant la perspective d’un traitement de pratique
quotidienne.
Les résistances à la levée du silence qui étouffe
la sexualité féminine en disent long sur le droit que
l’on continue à dénier aux femmes, y compris dans
les pays développés, à une santé sexuelle qui ne soit
pas exclusivement reproductrice. Indépendamment des
intérêts des firmes pharmaceutiques et de leur logique
commerciale, indépendamment de l’efficacité des pro-
duits à venir, leur avènement augure déjà d’un progrès
considérable : la sexualité des femmes, on devra en par-
ler. La mise sur le marché de médications «ciblées »
est une occasion privilégiée de mettre des mots sur
une souffrance tue parce que méconnue et stigmati-
sée.
S. Douki Dedieu
Service du professeur J. Daléry, CHS Le-Vinatier, 95,
boulevard Pinel, 69677 Bron cedex, France
Adresse e-mail : Saida.DOUKI@ch-le-vinatier.fr
Disponible sur Internet le 27 janvier 2010