Télécharger l'article au format PDF

publicité
L’Encéphale (2010) 36, 357—358
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP
ÉDITORIAL
Les dysfonctions sexuelles féminines :
mythes, réalités et perspectives
Female sexual dysfunctions: Myths, realities and perspectives
Les classifications internationales répertorient les troubles
sexuels des deux genres dans une catégorie de troubles
mentaux. Toutefois, des voix dans la société civile et
professionnelle occidentale s’élèvent pour contester la validité des dysfonctions sexuelles féminines et accuser les
firmes pharmaceutiques d’avoir créé cette nouvelle maladie pour ouvrir un marché à leurs produits en gestation.
C’est ce qu’on peut lire dans le BMJ (2003) sous la plume
du journaliste Roy Monihan dénonçant : The making of a
disease: The female sexual dysfunctions ou plus récemment dans l’hebdomadaire Le Point (15 novembre 2007)
qui s’interroge sur : « Le plaisir sur ordonnance ? ». Par
ailleurs, nombreuses sont encore les cultures pour lesquelles l’absence de désir et de plaisir chez la femme est
la norme, sinon une précieuse vertu. Les mutilations génitales pratiquées, à ce jour, à très grande échelle (98 % en
Somalie, 97 % en Égypte) pour les provoquer en sont la
plus cruelle illustration. Si nul n’ignore que les mutilations
génitales féminines (MGF) survivent surtout dans certains
pays africains et arabes, l’on oublie que la clitoridectomie
n’a cessé d’être enseignée dans les facultés de médecine
anglaises qu’en 1985 avec la promulgation du Prohibition
of Female Circumcision Act 1985, précisé et mis à jour en
2003. Et que sa pratique n’a été interdite aux États-Unis
qu’en 1995 par le Federal Prohibition of Female Genital
Mutilation Act of 1995 criminalisant l’excision ; et encore,
quelques états (notamment ceux de New York, du Colorado et de Caroline du Sud) rejetèrent cette loi. Faut-il
préciser que les principales indications étaient les troubles
mentaux tels l’épilepsie, l’hystérie, la mélancolie, voire la
kleptomanie, et également la prévention de la masturbation ?
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2010.
doi:10.1016/j.encep.2009.12.006
Et pourtant les professionnels de santé ne cessent
de déplorer la méconnaissance de ces pathologies dont
des millions de femmes dans le monde souffrent en
silence.
Alors, les dysfonctions sexuelles féminines sont-elles un
mythe ou une réalité ?
La promesse de nouvelles thérapeutiques médicamenteuses répond-elle à un besoin ignoré ou à un marketing
pharmaceutique particulièrement inventif ?
La question fondamentale que recouvrent polémiques
modernes et traditions n’est-elle pas de savoir si les femmes
ont droit comme les hommes à la santé sexuelle ?
Le mythe fondateur et encore en vigueur (plus ou moins
consciemment) de l’interdit qui pèse sur la sexualité féminine est celui de sa dangerosité potentielle pour l’ordre
tant privé que public. Eve, Lilith, Dalila, la femme de Putiphar en sont des illustrations légendaires (voire sacrées)
profondément inscrites dans l’Inconscient collectif. Il est
impératif de canaliser les désirs de la femme et de soustraire les hommes à leur impact. Et tous les moyens, même
les plus excessifs, seront mis en œuvre, depuis la « simple »
ceinture de chasteté jusqu’à la peine de mort pour châtier la femme adultérine, en passant évidemment par la
réclusion, la ségrégation, le voile et les MGF. Sait-on, à ce
propos, que le port du voile intégral avait été recommandé
par le Prophète de l’Islam uniquement aux femmes dont la
beauté exceptionnelle, à l’instar d’Hélène de Troie, risquait
de semer le trouble et le désordre ?
Fatima Mernissi avance ainsi que, dans le monde musulman, « La totalité du complexe social peut se voir comme
une défense contre le pouvoir disloquant de la sexualité
féminine. » Mais, déjà, dans l’Empire Romain, les mora-
358
listes condamnaient le péché de « mollitas » et incitaient
à éteindre la trop dangereuse féminité qui pourrait mettre
en péril la société tout entière en asservissant les mâles au
profit de femelles inassouvies.
Peut-on dès lors s’étonner que les fillettes soient encore
de nos jours élevées dans la perspective d’une vie sans désir,
qu’on garantira au besoin par une circoncision ? L’excision
est actuellement défendue notamment au nom la protection
contre le désir féminin, considéré comme malsain ou non
contrôlable (Amnesty International, 2005).
Qu’en est-il en clinique ?
Il est intéressant de noter à cet égard que le terme de frigidité n’apparaît qu’au XVIIIe siècle dans le Dictionnaire des
sciences médicales pour désigner l’impuissance de l’homme.
Cette définition évoluera par la suite.
Certes, la baisse du désir sexuel ou l’anorgasmie ne
sont pas un motif courant de consultation. Dans les sociétés traditionnelles, il est même exceptionnel. Les seuls
troubles sexuels féminins motivant une consultation auprès
du gynécologue ou du psychiatre sont le vaginisme (à
l’origine de la non-consommation du mariage) ou la dyspareunie (qui fait obstacle aux rapports sexuels). Autant
dire que la demande émane du conjoint dans les deux
cas.
Tout se passe comme si les femmes avaient intégré
le tabou pesant sur leur vie sexuelle qui n’a de sens
que lorsqu’elle accompagne la vie reproductive. Rappelons
qu’en arabe, l’avènement de la ménopause ouvre l’âge du
« désespoir » d’enfanter.
Ainsi, dans une enquête sur le comportement sexuel
féminin en Tunisie (Belhaj, 1995), près de 80 % des
500 femmes interrogées n’avaient reçu aucune information
sur la sexualité avant le mariage, 60 % considéraient les
relations sexuelles comme un « devoir social et religieux »
et la moitié était indifférente à l’abstinence sexuelle. Ces
femmes ont clairement répondu à un conditionnement séculaire destiné à réprimer tout désir sexuel et à proclamer que
l’exercice de la sexualité et d’une sexualité épanouie est
une prérogative exclusivement masculine.
Et pourtant, les études se multiplient qui démontrent
que les dysfonctions sexuelles et notamment la baisse
du désir sont hautement prévalentes en population générale, y compris chez les femmes. L’enquête prevalence of
female sexual problems associated with distress and determinants of treatment seeking (PRESIDE) visant à évaluer
la prévalence des troubles sexuels chez les femmes est
la plus importante jamais réalisée puisqu’elle a concerné
Éditorial
31 581 femmes adultes aux États-Unis. Les résultats, publiés
dans Obstetrics & Gynecology (2008), indiquent que près
d’une femme sur deux (44,2 %) souffrait d’un trouble sexuel
quelconque. Toutefois, le trouble n’était générateur de
détresse que dans la moitié des cas. Une précédente
enquête, la National Health and Social Life Survey, en 1992,
avait déjà retrouvé ce même taux de 43 %. L’observation la
plus remarquable est que la baisse du désir sexuel est le
trouble le plus fréquemment signalé et celui qui engendre
le plus de souffrance, affectant une femme sur dix. En
dehors de l’Occident, une des rares publications sur le sujet
(Kadri et al., 2002) a rapporté les résultats d’une étude
menée au sein d’un échantillon représentatif de 728 femmes
casablancaises âgées de 20 ans et plus. La prévalence des
dysfonctions sexuelles féminines (DSF) était de 26,6 % et
la diminution du désir était, là encore, le trouble le plus
fréquent, rapporté par 19 % des femmes interrogées. En
Turquie, le taux atteignait près de 50 % (46,9 %) dans une
enquête auprès d’un échantillon de 179 femmes (Cayan et
al., 2004).
Il est vrai que les DSF ne sont pas aisément rapportées
par celles qui en souffrent et ne sont pas systématiquement recherchées par les professionnels de santé, faute de
réponse thérapeutique disponible en dehors des thérapies
spécialisées. La donne a changé avec les expérimentations
de nouvelles molécules visant précisément le désir féminin et apportant la perspective d’un traitement de pratique
quotidienne.
Les résistances à la levée du silence qui étouffe
la sexualité féminine en disent long sur le droit que
l’on continue à dénier aux femmes, y compris dans
les pays développés, à une santé sexuelle qui ne soit
pas exclusivement reproductrice. Indépendamment des
intérêts des firmes pharmaceutiques et de leur logique
commerciale, indépendamment de l’efficacité des produits à venir, leur avènement augure déjà d’un progrès
considérable : la sexualité des femmes, on devra en parler. La mise sur le marché de médications « ciblées »
est une occasion privilégiée de mettre des mots sur
une souffrance tue parce que méconnue et stigmatisée.
S. Douki Dedieu
Service du professeur J. Daléry, CHS Le-Vinatier, 95,
boulevard Pinel, 69677 Bron cedex, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 27 janvier 2010
Téléchargement