module 4 : les capacités cognitives Philippe Huber Médecin adjoint chargé de cours Département de réhabilitation et gériatrie HUG, Genève LE VIEILLISSEMENT COGNITIF "NORMAL" Les mémoires La mémoire de travail : les éléments ne sont retenus que quelques secondes. Le stockage reste assez normal mais on observe une diminution des capacités à manipuler l'information en tâches simultanées. La mémoire sémantique : tout ce dont on se souvient sans référence temporelle (savoir ce que représentent les mots, la signification des verbes,...). Elle reste essentiellement normale, avec une légère diminution à l'accès aux mots, surtout les noms propres. La mémoire procédurale : le savoir-faire inconscient (par exemple, rouler à vélo). Reste essentiellement normale. La mémoire épisodique : souvenir des événements personnels vécus ainsi que leur contexte, souvenirs autobiographiques, Maladie d'Alzheimer Quand faut-il arrêter de conduire ? événements récents (liste des courses, ce que j'ai mangé hier soir). L'encodage et la récupération sont plus difficiles. Le déclin est présent chez tout le monde ("je ne sais plus ce que j'ai fait la veille"). L'attention L'attention sélective, divisée et soutenue, diminuent de même que la vitesse de traitement de l'information. Les fonctions exécutives La planification est plus difficile. Il est aussi plus difficile de prendre une décision, de changer de stratégie ou de décision si nécessaire. Le jugement et les capacités intellectuelles On note une augmentation des connaissances mais le raisonnement est un peu moins efficace. Médecine et psychologie du trafic 115 Le langage Il reste normal sauf dans l'évocation des noms propres. DÉFINITION ET ÉPIDÉMIOLOGIE DE LA DÉMENCE La démence se définit comme le déclin des fonctions intellectuelles portant sur la mémoire et au moins une autre fonction cognitive (langage, praxie, gnosies, fonctions exécutives…), d'intensité suffisante pour entraîner une répercussion sur le fonctionnement dans la vie quotidienne et en l'absence de trouble de la vigilance. Prévalence La démence est rare avant 65 ans mais sa prévalence croit rapidement à partir de la fin de la 8ème décade. Elle est de l'ordre de 25% chez les nonagénaires. Même si des progrès sont observés, la démence reste un diagnostic encore insuffisamment reconnu. Une évaluation systématique de 1260 personnes (82% de participation) de 64 ans et plus, vivant à Lieto en Finlande, a identifié 112 personnes présentant une démence. Le diagnostic était mentionné dans le dossier médical pour seulement 33% de démences légères, 46% de démences modérées et 73% de démences sévères (Age Ageing 116 Médecine et psychologie du trafic 2003;32:606). Il existe plusieurs types de démences. Les plus fréquents sont : la maladie d'Alzheimer, les démences vasculaires, la démence à corps de Lewy, la démence fronto-temporale. LA MALADIE D'ALZHEIMER Caractéristiques cliniques Le début est insidieux et souvent caractérisé par une atteinte de la mémoire à court terme; la progression est lente et relativement prévisible; il n'y a pas de focalité neurologique. Méthode standardisée de mesure de la sévérité de la démence Le Clinical Dementia Rating vise six champs d'investigation: la mémoire, l'orientation, le jugement et la résolution de problèmes, les activités sociales, la maison et les loisirs, les soins personnels. Il comporte une évaluation clinique des capacités cognitives et du comportement cognitif dans l'activité de tous les jours. On recueille les données par une évaluation du patient et un entretien avec la famille. La note (CDR) stratifie l'atteinte cognitive en 4 stades : Aucune CDR = 0 Très légère CDR = 0.5 Légère CDR = 1 Modérée CDR = 2 Sévère CDR = 3 Maladie d'Alzheimer et risque d'accident Selon des données américaines, on estime que : 30% des personnes atteintes de démences conduisent 4% des hommes de > 75 ans qui conduisent ont une démence le nombre d'accidents est 10 fois plus élevé que chez les 16-19 ans. Selon l'académie américaine de neurologie, pour un CDR de 0.5, le risque est similaire aux conducteurs entre 16 et 21 ans ou présentant une alcoolémie <0.08%. L'attitude recommandée est d'informer le patient et sa famille du risque, de faire évaluer la capacité à conduire et de la réévaluer tous les 6 mois. pour un CDR de 1, le risque d'erreurs de conduite et d'accidents est beaucoup plus élevé. Il faut recommander d'arrêter de conduire. Dépistage de la capacité de conduite restreinte. Il n'existe malheureusement pas de test psychométrique prédictif unique de la dangerosité. De plus, à un stade précoce, il est difficile de distinguer les bons des mauvais conducteurs sur la base de tests neuropsychologiques. Qu'observe-t-on lors d'études en simulateur de conduite ou en conduite sur route chez des patients atteints d'une maladie d'Alzheimer ? Que sait-on de l'évolution de leur performance dans le temps ? 1) Maladie d'Alzheimer légère et erreurs lors d'une conduite dirigée (Rizzo Neurology 2004;63:832) Chez 32 patients avec un MMSE = 26 ± 2 (maladie d'Alzheimer légère) comparés à 136 personnes neurologiquement normales lors d'une conduite dirigée (suivre une route indiquée à l'avance dans un véhicule équipé), on observe : plus d'essais pour mémoriser le parcours, plus de temps pour effectuer le parcours, plus d'erreurs d'attention/perception (signaux de circulation), plus d'erreurs de mémoire (se souvenir du nom des rues, quand et dans quel sens tourner) Ces patients ont effectués plus de bifurcations erronées, ils se sont perdus plus souvent et ont commis plus d'erreurs mettant en cause la sécurité. Il reste cependant à démontrer le lien entre une haute fréquence d'erreurs relativement bénignes et une faible fréquence d'accidents graves. 2) Simulation d'accident à une intersection (Rizzo Alz Dis and Ass Disord 2001;15:1020) On observe les comportements lors de l'incursion d'un véhicule 3.6 sec avant une intersection. Les sujets doivent percevoir, être attentif, interpréter, trouver une échappatoire, réagir correctement. On note les comportements menant à l'accident, l'inattention, les réactions inappropriées ou trop Médecine et psychologie du trafic 117 lentes. Le comportement de 6 des 18 sujets souffrant de maladie d'Alzheimer débutante CDR = 0 N = 58 CDR = 0.5 N = 21 CDR = 1 N = 29 Unsafe 3% 14% 41% Marginal 19% 24% 17% Safe 78% 62% 41% aucun d'entre eux n'était capable de conduire avec sécurité. mène à un crash par inattention ou lenteur de réaction. A une batterie de tests neuropsychologiques, ces 6 sujets présentaient plus d'atteinte visuospatiale, de troubles de l'attention, de l'UFOV, et plus d'atteinte cognitive. Toutefois ces différences ne permetAD (n=18) Contrôles (n=12) Collision 6 0 Evitement risqué 4 2 Evitement sûr 8 10 taient pas de les distinguer avec fiabilité des 8 autres sujets souffrant également d'une maladie d'Alzheimer et qui ont montré un comportement sûr. 3) Évolution de l'aptitude à conduire (Duchek JAGS 2003;51:1342) Un test standardisé sur route avec instructeur de conduite discrimine entre les modes de conduite : sûre / marginale / dangereuse. Seuls 41% de patients avec maladie d'Alzheimer CDR 1 montraient une conduite sûre au début de l'étude. A deux ans, 118 Médecine et psychologie du trafic Mais les tests sur route ou en simulateurs sont coûteux. La question est de savoir s'il est possible de prédire avec fiabilité leur résultat avec un bilan plus simple. 4) Peut-on prédire la performance d'un test sur route ? (Brown JAGS 2005;53:94) On compare la prédiction a priori des sujets eux-mêmes sur leur performance à un test sur route avec celle d'un de leurs proches, de neurologues ayant mesuré comme facteurs prédictifs les atteintes visuospatiales, les troubles de l'attention, l'UFOV (champ visuel fonctionnel), le déclin cognitif global. Il y a une tendance générale à la surestimation mais les neurologues sont les plus proches des instructeurs. (voir tableaux en page suivante) 5) Prédiction de la performance de conduite (Kantor JAGS 2004;52:1326) 664 personnes âgées sont évaluées par un gériatre et un conducteur instructeur. Le dépistage est multiple : évaluation fonction- nelle, temps de réaction (simulateur), cognition, vue, audition. Les sujets sont classés en trois catégories : ceux incapables de prendre le test de route (14% N=91), les conducteurs imparfaits, les excellents conducteurs. Il en est sorti un modèle d'identification rétrospectif des conducteurs qui se sont avérés incapables de passer le test sur route: MMSE < 24 ; aide lors du TMT B ; temps de réaction. La sensibilité de ce modèle est élevée (85%) ce qui augmente la probabilité d'identifier les conducteurs à risque. Malheureusement sa spécificité est faible (38.5%) ce qui signifie qu'une majorité de sujets sont incorrectement identifiés comme étant à risque. Médecine et psychologie du trafic 119 ÉVALUATION PAR LES MÉDECINS PRATICIENS Les tests de base du dépistage Mini-Mental State Examination Le MMSE permet un dépistage et une estimation quantitative de troubles cognitifs sans préjuger de leur étiologie. Le test prend environ 10 minutes mais recquiert un apprentissage de l'évaluateur. Le score global est sensible au niveau culturel, à la langue, à l'âge, et à la présence d'une dépression ou d'un délirium. Le test porte sur : l'orientation dans le temps (5), l'orientation dans l'espace (5), le rappel immédiat de 3 mots (3), l'attention testée par calcul mental (5), le rappel différé de 3 mots appris (3), le langage (8), les praxies constructives (1). Un score de 24/30 est associé à une augmentation de 20 fois le risque de MA dans les 3 ans. Selon une étude observationnelle (Braynes Int J Epidemiol 2000;29:704), les sujets qui arrêtent de conduire ont un MMSE entre 21.9 et 23.2. Au dessous de 18 plus aucun sujet ne conduit. Selon les recommandations canadiennes et françaises, un score inférieur ou égal à 24/30 pose l'indication à une évaluation spécialisée de l'aptitude à conduire (Gonthier Psychol NeuroPsychiatr Vieil 2005;3:27) Test de l'horloge Le test évalue les capacités visuoconstructives et les fonctions exécutives mais la cotation n'est pas standardisée. Un exemple de cotation (Kirby Int J Geriatr 120 Médecine et psychologie du trafic Psychiatry 2001;16:935) : 2 points pour le "12" correct ement placé; 1 point pour les douze c h i f f r e s placés; 2 points pour les aiguilles des heures et des minutes; 2 points pour l'heure correcte. La valeur du test est encore inc ertaine dans l'évaluation de l'aptitude à conduire. Toutefois peu de gens seraient d'accord d'être le passager d'un véhicule conduit par un sujet produisant une des deux dernières horloges ci-contre… Trail-Making Test B Le TMT B est une tâche alternative qui nécessite une attention soutenue et signale un éventuel déficit attentionnel. Selon Ball JAGS 2006 ; 54:77 : pour un temps >147 sec (90ème percentile), on constate un OR de 2.01 pour un accident dont ils sont responsables dans les 4 à 5 ans à venir. Lafont Rev Neurol 2003 ;159:5S conseille de compter le nombre de persévération et non le temps : 2 erreurs ou plus = risque augmenté de 3.9 dans les 3 ans d'un accident avec responsabilité. CONCLUSIONS La maladie d'Alzheimer est associée à une augmentation inacceptable du risque d'accident. La question est de déterminer quand il faut arrêter de conduire. Nous manquons toujours de moyens prédictifs très fiables. Une atteinte CDR 2 ou 3 est incompatible avec la conduite automobile Une évaluation spécialisée comprenant un test sur route est indiquée pour un CDR 0.5 ou un CDR 1, et il faut préparer le patient à arrêter de conduire. Quelques tests simples pourraient aider le praticien à mieux identifier les personnes ayant besoin d'une évaluation spécialisée. Médecine et psychologie du trafic 121 122 Médecine et psychologie du trafic