Le Courrier des addictions (15) – n ° 3 – Juillet-août-septembre 2013
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Labstinence ? Oui… mais avec modération !
Quatre raisons pour de nouvelles recommandations
nationales sur l’alcoolodépendance
Abstinence? Yes, but with moderation!
Four reasons for new national recommendations on alcohol-dependence
B. Rolland*, C. Bence**, O. Cottencin***
Les données épidémiologiques dont nous disposons aujourd’hui montrent qu’il existe
manifestement des profi ls très variés de patients alcoolodépendants, avec des trajec-
toires évolutives et un pronostic parfois radicalement opposés. Pourquoi alors continuer
à imposer le modèle historique néphaliste de prise en charge, avec pour objectif unique
l’abstinence, qui semble aujourd’hui trop rigide pour répondre au mieux à un panel de
situations très différentes ? Il serait indispensable que la communauté addictologique
française débate de ces questions aussi actuelles que fondamentales. Et souhaitable
qu’elle se positionne clairement sur cette question dans un texte offi ciel de consensus.
Loss of control over alcohol drinking is a fundamental feature of alcohol-dependence. In the 1970’s,
a boisterous debate had taken place within the specialists to determine whether this loss of control
is permanent and irrevocably condemns patients to a lifelong abstinence from alcohol. Controlled-
drinking programs emerged as interesting alternatives for helping some of the alcohol-dependent
patients to fi ght against loss of control. In 2001, offi cial French guidelines on alcohol-dependence
were published. This document did not say a word about the previous international debate, and
clearly opted for defi ning abstinence as the only credible treatment goal. More than 10 years later,
4 types of arguments should prompt to think that new guidelines are needed.
Recent epidemiological data show that there are actually many types of alcohol-dependent pa-
tients, with very heterogeneous profi les and various outcomes. Among the patients, it seems that a
minority, maybe 10 to 25%, may regain a lasting control over alcohol drinking.
Offi cial national statements require being based on thorough methodological work, including a
deep and transparent analysis of the medical literature. The 2001 offi cial recommendations on abs-
tinence care programs did not result from such a systematic approach.
All around the world, numerous foreign offi cial guidelines now propose using controlled drinking
care schemes, which are not supposed to be applied instead of abstinence-based programs, but
should complete them and be proposed to patients who are not willing to maintain abstinence at
a given stage.
Fulfi lling the patient-drawn care strategy is the new global approach in current health policies,
since the World Health Organization promotes the concept of empowerment, which aims at ba-
nishing “doctor knows best” approaches.
Consequently, it appears that the classical “only-abstinence” system may be well-fi tted for some
specifi c types of patients, but should also be completed by other care offers, which may include
controlled drinking programs.
* Praticien hospitalier, service d’addictologie, CHRU de
Lille.
** Assistante des hôpitaux, service d’addictologie, CHRU
de Lille.
*** Professeur des universités – Praticien hospitalier, ser-
vice d’addictologie, CHRU de Lille, université Lille Nord de
France.
Mots-clés :
Alcoolisme/classifi cation,
Alcoolisme/réhabilitation, Alcoolisme/
thérapie, Conférence de consensus,
Tempérance
Keywords :
Alcoholism/classifi cation,
Alcoholism/rehabilitation, Alcoholism/the-
rapy, Consensus Development Conferences
as Topic, Temperance
Le retour à une consommation non probléma-
tique, si elle reste possible, constitue toujours une
menace potentielle. Le taux très élevé de rechutes
avec reprise dalcoolisation justifi e cependant
qu’un raisonnement binaire, abstinence totale
ou échec lié au maintien d’une consommation
dalcool, soit relativisé. Le consensus du jury
repose sur l’importance de laccompagnement
du sujet dans son parcours toujours diffi cile fait
de succès et dobstacles, de dépendance partielle
avant l’indépendance et sur le maintien d’une
aide malgré ce qui peut être considéré comme
un échec. Il faut tout faire pour déculpabiliser
la personne, car toute période dabstinence est
toujours une avancée”(1). Quels sont aujourd’hui
les principaux éléments justifi ant de reconsi-
dérer cette position ?
Des évolutions
très différentes
Premier élément : les patients alcoolodépen-
dants ont en réalité des profi ls évolutifs très
diff érents. Dans les années 1950, on estimait
que “lalcoolique” était devenu biologiquement
incapable de reprendre une consommation
raisonnable d’alcool, ce qui nécessitait donc
une vie dans l’abstinence(2). Pierre Fouquet,
fondateur de l’alcoologie française, écrivait
au patient : “Vous êtes devenu ‘alcoolergique,
ce qui veut dire que votre organisme ne peut
plus supporter normalement lalcool.(…) Vous
ne pouvez prétendre à reconquérir une tolé-
rance normale à lalcool”(3). D’autres auteurs
avaient pourtant montré que certains indi-
vidus pouvaient “réapprendre” à boire nor-
malement(4, 5). Dans les années 1970-1980,
des débats houleux agitèrent la communauté
internationale sur cette question, menant à
ce qui fut appelé “the great controlled drin-
king controversy” (la grande controverse sur la
consommation contrôlée)[6]. En1988, dans
un article d’Addiction, la plus importante
revue mondiale d’addictologie, le professeur
anglais Tim Stockwell résumait les données
disponibles et concluait que la consom-
mation contrôlée paraît possible chez certains
patients, en fonction de facteurs individuels
restant à préciser(7).
Les recommandations
officielles de 2001
La perte de contrôle de la consommation dal-
cool est l’une des caractéristiques fondamentales
de l’alcoolodépendance. Laspect défi nitif ou non
de cette perte de contrôle est une question qui
fait depuis longtemps débat parmi les spécia-
listes. En France, les recommandations offi-
cielles de 2001 soutiennent le principe d’une
abstinence absolue : “Lobjectif absolu d’une
abstinence complète, sans rechutes et défi nitive
est-il le seul raisonnable ? S’il ne constitue pas
un but en soi – le but étant une vie qui satis-
fasse le sujet –, il apparaît comme évidemment
le seul critère objectif de l’interruption de la
dépendance. Le jury reste extrêmement prudent
sur la possibilité de se satisfaire d’une simple
diminution quantitative et qualitative. En eff et,
lalcoolodépendant reste toujours beaucoup plus
menacé par le maintien d’une consommation,
même modérée, que par une abstinence totale.
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Dans la dernière décennie, de nombreux
travaux ont étudié plus en détails les tra-
jectoires individuelles des patients alcoolo-
dépendant, que ce soit avec ou sans suivi
médical. Ces études montrent qu’il nexiste
pas de profil évolutif unique. Une partie
minoritaire mais non négligeable de patients
semble, en effet, pouvoir revenir à une
consommation maîtrisée et stable d’alcool.
Les données les plus importantes sur le sujet
sont issues d’une immense cohorte américaine
de plus de 40 000 patients appelée NESARC
(National Epidemiologic Survey on Alcohol
and Related Conditions)[8]. À partir de la
NESARC, un travail rétrospectif portant sur
4 422 sujets anciennement alcoolodépendants,
a montré que 17,7 % d’entre eux étaient restés
en consommation contrôlée lors de l’année
précédent l’évaluation(9). Au sein du même
échantillon de patients suivi pendant 3ans,
il a ensuite été constaté que 51 % des patients
en consommation contrôlée à 1an avaient
développé à nouveau des signes de dépen-
dance(10). Pour une description plus détaillée
et en français de ces travaux, le lecteur pourra
consulter un article paru cette année dans
la Presse Médicale(11). Les données euro-
ennes semblent corroborer les constatations
américaines. La cohorte catalane d’Antoni
Gual, qui a étudié pendant 20ans le parcours
de 850patients alcoolodépendants, montre
que 23 % d’entre eux étaient arrivés à main-
tenir une consommation non problématique
pendant une période de 5 à 10ans, et 10 %
d’entre eux sur une période de 10 à 20ans(12).
Il reste cependant difficile de savoir quels sont,
parmi les patients, ceux qui vont pouvoir arriver
à boire de nouveau de façon maîtrisée(13). Cer-
tains travaux suggèrent que les facteurs sociaux
sont importants, les sujets issus de milieux favo-
risés arrivant manifestement mieux à revenir à
une consommation contrôlée d’alcool que ceux
se trouvant en situation précaire(14). D’autres
facteurs péjoratifs ont été suggérés, comme un
âge plus avancé, la présence de comorbidités
psychiatriques et en particulier de troubles de
personnalité de type impulsif(15). Latteinte des
fonctions exécutives induite par l’alcool chez
certains sujets pourrait également influencer
la capacité à reprendre une consommation
contrôlée, même si ce point reste à démontrer.
Quoi qu’il en soit, il semble qu’il ne soit désor-
mais plus possible de définir un profil type de
patient alcoolodépendant, avec une évolution
inéluctable et une prise en charge standard,
comme le modèle “fouquétien le proposait.
Pour correspondre aux données scientifiques
actualisées, les recommandations officielles
devraient être plus souples, et offrir une gamme
de prises en charge plus diversifiée, qui devra
au préalable se fonder sur une analyse critique
de la littérature.
Indispensable : l’analyse
de la littérature
internationale
Les recommandations officielles doivent se
fonder sur une analyse critique de la littéra-
ture internationale. Lors des conférences de
consensus, qu’elles soient françaises ou interna-
tionales, les experts doivent effectuer un travail
de tri et d’analyse de la littérature médicale, aussi
transparent et rigoureux que possible. De la
même façon, les recommandations officielles
qui résultent de la conférence doivent aussi se
fonder sur ces règles, pour leur assurer un haut
niveau de qualité et de légitimité scientifiques,
mais aussi pour éviter que les prises de posi-
tion finales ne soient influencées par le parti
pris de tel ou tel groupe d’experts(16). Il s’agit
ainsi d’une nécessité à la fois méthodologique
et éthique.
Afin d’appliquer ce principe aux recommanda-
tions françaises, la HAS a publié en2000 un
outil méthodologique qui sert depuis de base
de travail lors des conférences de consensus(17).
La conférence de2001 sur l’alcoolodépendance
utilise d’ailleurs cet outil, lequel est mentionné
en introduction du document final. Toutefois, le
paragraphe justifiant un objectif thérapeutique
d’abstinence définitive ne semble pas avoir suivi
les règles méthodologiques imposées par l’HAS,
car la littérature de lépoque n’y est ni citée ni
discutée, et il nest, par ailleurs, pas possible
de savoir de quelles données proviennent les
affirmations médicales que l’on retrouve dans
ce paragraphe. De futures recommandations
sur le sujet devraient suivre les règles de bonnes
pratiques scientifiques et procéder d’un examen
exhaustif, rigoureux et transparent de la littéra-
ture médicale. En cas de données contradictoires
au niveau international, si les experts estiment
que des positions tranchées doivent être prises,
celles-ci devront être systématiquement justi-
fiées(17).
Lapplication de ce type de règles devrait ainsi
permettre d’assurer à de futurs consensus
français sur l’alcoolodépendance d’acquérir
un niveau de qualité scientifique équivalent à
celui que l’on trouve désormais dans nombre
de recommandations officielles de pays étran-
gers, ou bien dans des guidelines récentes issues
de sociétés savantes internationales, lesquelles
proposent des schémas de prise en charge plus
diversifiés et plus détaillés que la position fran-
çaise officielle de 2001.
Des schémas de consom-
mation controlée
Dans toutes les recommandations étrangères
sur l’alcoolodépendance, l’objectif d’absti-
nence demeure un élément central de la prise
en charge. Toutefois, dans nombre de ces
documents, des stratégies de consommation
contrôlée sont également envisagées. Le plus
souvent, elles s’intègrent à des approches de
réduction des dommages, comme dans les
recommandations britanniques(18), ou
encore les recommandations de l’université
américaine de Harvard, qui rappellent que,
lorsque un patient souhaite seulement réduire
sa consommation, cela peut être le moyen de
le faire entrer dans un processus de soins et
que, pour cette raison, il faut souscrire à sa
demande(19). Les recommandations de la -
ration mondiale de psychiatrie biologique
soulignent toutefois qu’il nest pas encore
démontré que les programmes de consom-
mation contrôlée permettent aux patients de
maintenir un usage simple d’alcool de manière
prolongée, et que, pour cette raison, il est pré-
férable que ces programmes restent pour l’ins-
tant un mode d’entrée dans les soins et soient
réservés à des patients refusant de maintenir
une abstinence à l’alcool.
Les recommandations australiennes partent
d’un point de vue radicalement différent. Elles
se fondent sur des travaux montrant que le
succès de la prise en charge est nettement accru
lorsque le patient fixe lui-même les objectifs de
soins(20). Ainsi, elles proposent que la prise
en charge de tout patient alcoolodépendant
repose sur des objectifs prédéfinis avec lui, et
comprenant les schémas à mettre en œuvre en
cas d’échec de l’objectif initial ou précédent qu’il
avait fixé.
Il semble qu’au niveau international le débat ne
soit plus de savoir s’il faut intégrer des stratégies
de réduction de consommation dans la prise en
charge des patients, mais de déterminer dans
quelles situations elles doivent être appliquées.
Lapproche proposée dans les recommanda-
tions australiennes semble plus ouverte que
les autres textes aux stratégies de réduction de
consommation, puisqu’elle ne les restreint pas à
un choix “par défaut. Elle a également l’intérêt
de s’inscrire dans la droite ligne des nouveaux
paradigmes de prise en charge promulgués par
l’OMS, visant à faire du patient, et non plus du
médecin, le véritable chef d’orchestre de sa prise
en charge médicale.
Réappropriation
de la décision et
responsabilisation
Les stratégies de réduction de consommation
trouvent leur place dans le concept d’empower-
ment promu par l’OMS. Cest un concept
difficile à traduire littéralement en français.
Ilimplique à la fois la notion de “réappropriation
de la décisionet celle de “responsabilisation.
Ila été développé depuis une vingtaine d’années
dans le domaine de la santé, en particulier pour
améliorer l’implication des patients atteints de
maladies chroniques dans leur prise en charge
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(21,22). Il propose une refonte totale de la
relation médecin-malade, et vise à éradiquer
le paternalisme médical, ou selon l’expression
de l’OMS, l’aspect “doctor-knows-best” (“le
médecin sait mieux) que l’on peut parfois
retrouver dans l’interaction entre un médecin
et son patient(23).
La notion d’empowerment paraît s’intégrer
parfaitement dans la culture de réduction
des dommages qui s’est progressivement
imposée en addictologie, suite aux nombreux
succès de santé publique que cette politique
de santé a pu obtenir dans le champ des toxi-
comanies(24). La réduction des dommages
est, elle aussi, une approche pragmatique
qui vise d’abord à ne pas fermer la porte
au patient, pour faire avec ce que celui-ci
apporte comme projet initial, et prendre
le temps ensuite de retravailler avec lui ce
projet une fois qu’un lien de confiance a pu
se construire(25). Chez les usagers d’héroïne,
la mise en place de soins orientés vers un
objectif de réduction des dommages a permis
de passer d’un système prônant et organisant
uniquement l’arrêt de la drogue à un dispo-
sitif beaucoup plus diversifié, qui essaie de se
calquer au maximum sur la demande initiale
de l’usager(24). Ce nouveau type d’approche
ne remet absolument pas en question le fait
que l’arrêt définitif du produit est l’objectif
idéal à atteindre, mais part du principe que
cet objectif ne pourra pas être atteint ni
même visé par tous les patients, et qu’il faut
fixer dans ce cas des objectifs intermédiaires
pour ne pas exclure ces patients des prises
en charge(25). Lapplication des principes
de réduction des dommages aux problèmes
d’alcool a déjà fait l’objet de travaux théo-
riques dans le cadre desquels les approches
de consommation contrôlée ont été propo-
sées(26). Cest d’ailleurs, comme on l’a vu,
l’optique retenue dans de nombreuses recom-
mandations internationales pour justifier des
stratégies de consommation contrôlée.
Conclusion
Le modèle néphaliste (du grec ancien
νηφάλιος, “sobre”, soit abstinence absolue de
tout alcool, liquide, nourriture où il y a de
l’alcool) a permis à l’alcoologie d’après-guerre
de se construire comme une discipline à part
entière. Toutefois, fondé sur une représenta-
tion monolithique du patient alcoolodépen-
dant, il ne correspond pas aux données épidé-
miologiques réelles. Ces données suggèrent en
effet qu’il existe manifestement des profils très
variés de patients alcoolodépendants, avec des
trajectoires évolutives et un pronostic parfois
radicalement opposés. Le modèle historique
de prise en charge semble donc trop rigide
pour répondre au mieux à un panel de situa-
tions aussi différentes.
Le débat actuel ne se situe en aucun cas autour
de la question “abstinence pour tous” ou “modé-
ration pour tous. Les questions qui se posent
sont plutôt “abstinence pour qui ?” et “modéra-
tion pour qui ?” Dans la plupart des pays étran-
gers, l’entrée de programmes de réduction de
consommation dans les soins s’est faite par la
porte de la réduction des dommages, c’est-à-dire
comme une stratégie de moindre mal privilé-
giant le souci de ne pas exclure des soins les
patients récalcitrants à l’arrêt de l’alcool. D’autres
choix existent, comme l’illustrent les recomman-
dations australiennes proposant une prise en
charge au plus près des souhaits du patient, avec
la possibilité de revoir la stratégie avec lui en cas
d’échec des objectifs initialement fixés.
Il serait non seulement intéressant mais éga-
lement indispensable que la communauté
addictologique française débate de ces ques-
tions aussi actuelles que fondamentales, et qu’un
positionnement soit clairement argumenté dans
un texte officiel de consensus. Ce texte devra
tenir compte des exigences actuelles en matière
de justification scientifique, et devra prendre
en compte les recommandations de l’OMS
qui insistent désormais sur la nécessité que
les projets de soins soient définis par le patient
lui-même, à partir d’une information éclairée
prodiguée par son médecin.
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Remerciements
Les auteurs souhaitent remercier le Pr Henri-
Jean Aubin pour ses conseils bibliographiques
sur le sujet.
B.Roland déclare avoir des liens d'intérêts avec Ethypharm
et Lundbeck.
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