32 | La Lettre du Sénologue • n° 49 - juillet-août-septembre 2010
Le cancer du sein chez les femmes âgées
DOSSIER THÉMATIQUE
L
'infl ation du domaine de la loi est l'une des
tendances inquiétantes de notre société.
Certes, il est légitime qu'en démocratie le
législateur prenne en compte les intérêts des uns
et des autres et cherche à les concilier du mieux qu'il
peut en anticipant les préjudices possibles, mais la
prolifération des règles, des codes, des directives et
des mesures de toutes sortes enferme les individus
dans un carcan qui fi nit par rendre impossible la libre
initiative, ou plus simplement la marge de manœuvre
sans laquelle nul travail créateur et personnel ne
saurait exister. Toutes les professions sont concer-
nées, et au premier chef les professions qui ont un
rapport direct avec le corps et la santé des citoyens.
La prolifération anarchique (cancéreuse ?) des lois
a pour effet pervers de banaliser leur violation.
Aujourd'hui, n'importe quel citoyen honnête et
même scrupuleux est placé désormais devant la
quasi-fatalité de transgresser les règles et les codes
dès lors qu'il sort de chez lui, travaille et a certaines
responsabilités. Les frontières entre le respect des
lois et le délit, entre le délit et le crime s'en trou-
vent brouillées ; et cela est une situation tout à
fait inédite dans l’histoire. Dans toutes les sociétés
qui ont précédé la nôtre, en effet, les individus qui
obéissaient aux lois et ceux qui les violaient consti-
tuaient deux catégories bien distinctes. Maintenant,
tout le monde ou presque est en situation d'avoir
un comportement de délinquants et de commettre
des actions sanctionnées par la loi.
Depuis quelques dizaines d'années – le processus
a connu une accélération, semble-t-il, depuis les
années 1980 –, la loi s'est mêlée de régenter des
comportements qui jusqu'alors lui échappaient. Un
exemple parmi tant d'autres : alors que la Révolu-
tion française avait supprimé le délit de blasphème
(ce fut une avancée considérable), notre société l’a
réintroduit subrepticement en le dépouillant certes
de son armature religieuse, mais en pénalisant sous
l'inculpation de racisme ou de sexisme l'injure, la
calomnie, l'atteinte à l'honneur etc. Cette méticu-
losité de la loi, qui n'attend pas la violence de l'acte
physique sanglant pour frapper, est louable, car elle
participe de cette grande entreprise de pacifi cation
(toujours menacée) qui caractérise notre société.
Mais elle est loin d'être innocente et n'est pas sans
effets pervers.
Nous voudrions ici mettre l'accent sur la contradic-
tion ainsi créée entre cette sévérité tatillonne des lois
et l'inédite cruauté des normes qui autorisent par
ailleurs un nombre de plus en plus grand d'individus
à se comporter dans leur vie personnelle comme de
“beaux salauds” – et qu'aucune loi ne châtiera, faute
de le pouvoir, faute aussi de le vouloir.
Pour prendre toute la mesure de la contradiction,
il convient tout d'abord de se rappeler qu'on obéit
d'autant plus aux normes qu'elle ne sont pas clai-
rement connues. Inversement, on désobéit à des
règles qu'on connaît fort bien. Un banal exemple
suffi ra à l'illustrer : tous les automobilistes savent
qu'il faut s'arrêter lorsque le feu du carrefour passe
au rouge, et tous les automobilistes ont transgressé
cette règle. En revanche, personne ne sait au juste
pourquoi ce devrait être toujours les femmes qui se
maquillent, et pas les hommes. Et cette norme est
respectée par tout le monde.
Les normes dominantes de nos sociétés ne viennent
pas de nulle part, mais elles ne tombent pas non plus
d'en haut, c'est-à-dire de pouvoirs qui, à la manière
de la monarchie ou de l’Église de jadis, exerceraient
leur maîtrise sur les corps et sur les âmes. C'est une
autre caractéristique des sociétés modernes : les
normes qui s'imposent à elles leur sont immanentes,
elles ne viennent pas de l'extérieur. Diffusées par le
cinéma, les médias, la publicité, mais aussi par les
mots et les comportements de tous les jours, elles
renvoient massivement à une idéologie néocynique
de l'individu autogéré dans son existence, c'est-à-
dire volontaire, effi cace, performant et libre dans
son plaisir. Dans ce système de représentations, les
* Philosophe. Maître de conférences
de philosophie à l’université de
Clermont-Ferrand.
Tyrannie des normes,
impuissance des lois
Tyranny of norm, incapacity of law
C. Godin*