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DOSSIER THÉMATIQUE
Le cancer du sein chez les femmes âgées
Tyrannie des normes,
impuissance des lois
Tyranny of norm, incapacity of law
C. Godin*
L
* Philosophe. Maître de conférences
de philosophie à l’université de
Clermont-Ferrand.
'inflation du domaine de la loi est l'une des
tendances inquiétantes de notre société.
Certes, il est légitime qu'en démocratie le
législateur prenne en compte les intérêts des uns
et des autres et cherche à les concilier du mieux qu'il
peut en anticipant les préjudices possibles, mais la
prolifération des règles, des codes, des directives et
des mesures de toutes sortes enferme les individus
dans un carcan qui finit par rendre impossible la libre
initiative, ou plus simplement la marge de manœuvre
sans laquelle nul travail créateur et personnel ne
saurait exister. Toutes les professions sont concernées, et au premier chef les professions qui ont un
rapport direct avec le corps et la santé des citoyens.
La prolifération anarchique (cancéreuse ?) des lois
a pour effet pervers de banaliser leur violation.
Aujourd'hui, n'importe quel citoyen honnête et
même scrupuleux est placé désormais devant la
quasi-fatalité de transgresser les règles et les codes
dès lors qu'il sort de chez lui, travaille et a certaines
responsabilités. Les frontières entre le respect des
lois et le délit, entre le délit et le crime s'en trouvent brouillées ; et cela est une situation tout à
fait inédite dans l’histoire. Dans toutes les sociétés
qui ont précédé la nôtre, en effet, les individus qui
obéissaient aux lois et ceux qui les violaient constituaient deux catégories bien distinctes. Maintenant,
tout le monde ou presque est en situation d'avoir
un comportement de délinquants et de commettre
des actions sanctionnées par la loi.
Depuis quelques dizaines d'années – le processus
a connu une accélération, semble-t-il, depuis les
années 1980 –, la loi s'est mêlée de régenter des
comportements qui jusqu'alors lui échappaient. Un
exemple parmi tant d'autres : alors que la Révolution française avait supprimé le délit de blasphème
(ce fut une avancée considérable), notre société l’a
réintroduit subrepticement en le dépouillant certes
de son armature religieuse, mais en pénalisant sous
l'inculpation de racisme ou de sexisme l'injure, la
32 | La Lettre du Sénologue • n° 49 - juillet-août-septembre 2010
calomnie, l'atteinte à l'honneur etc. Cette méticulosité de la loi, qui n'attend pas la violence de l'acte
physique sanglant pour frapper, est louable, car elle
participe de cette grande entreprise de pacification
(toujours menacée) qui caractérise notre société.
Mais elle est loin d'être innocente et n'est pas sans
effets pervers.
Nous voudrions ici mettre l'accent sur la contradiction ainsi créée entre cette sévérité tatillonne des lois
et l'inédite cruauté des normes qui autorisent par
ailleurs un nombre de plus en plus grand d'individus
à se comporter dans leur vie personnelle comme de
“beaux salauds” – et qu'aucune loi ne châtiera, faute
de le pouvoir, faute aussi de le vouloir.
Pour prendre toute la mesure de la contradiction,
il convient tout d'abord de se rappeler qu'on obéit
d'autant plus aux normes qu'elle ne sont pas clairement connues. Inversement, on désobéit à des
règles qu'on connaît fort bien. Un banal exemple
suffira à l'illustrer : tous les automobilistes savent
qu'il faut s'arrêter lorsque le feu du carrefour passe
au rouge, et tous les automobilistes ont transgressé
cette règle. En revanche, personne ne sait au juste
pourquoi ce devrait être toujours les femmes qui se
maquillent, et pas les hommes. Et cette norme est
respectée par tout le monde.
Les normes dominantes de nos sociétés ne viennent
pas de nulle part, mais elles ne tombent pas non plus
d'en haut, c'est-à-dire de pouvoirs qui, à la manière
de la monarchie ou de l’Église de jadis, exerceraient
leur maîtrise sur les corps et sur les âmes. C'est une
autre caractéristique des sociétés modernes : les
normes qui s'imposent à elles leur sont immanentes,
elles ne viennent pas de l'extérieur. Diffusées par le
cinéma, les médias, la publicité, mais aussi par les
mots et les comportements de tous les jours, elles
renvoient massivement à une idéologie néocynique
de l'individu autogéré dans son existence, c'est-àdire volontaire, efficace, performant et libre dans
son plaisir. Dans ce système de représentations, les
Mots-clés
Législation
Norme
valeurs de jeunesse, de séduction, de réactivité, de
rentabilité et d'utilité balaient toutes les autres (sur
lesquelles reposaient les sociétés traditionnelles).
Dans ce cadre, les techniques et l’économie agissent
comme des forces du destin. Alors nous voyons la
santé devenir bien davantage qu'un droit : un devoir,
et la maladie devenir bien plus qu'une épreuve : un
obstacle à dépasser ou une honte à oublier, et la
mort devenir bien moins qu'une loi naturelle : une
pathologie à vaincre ou une sanction d'échec.
Autrefois, le cynisme et l'attitude de gens marginaux (comme le philosophe Diogène dans la Grèce
antique) ou très minoritaires (les riches et les puissants qui se sentaient au-dessus des lois) regardaient
avec mépris la morale tout juste bonne pour les naïfs.
Aujourd'hui, l'attitude cynique peut être le fait de
n'importe qui et peut se rencontrer dans toutes les
couches de la population. A-t-on jamais réalisé une
enquête approfondie sur le comportement de ceux
dont le conjoint est atteint d'une maladie mortelle
ou handicapante ? Combien parmi ceux-là fuient
le drame, par peur (le fantasme de la contagion est
universel même lorsque le risque de contagion est
nul), par lâcheté, par angoisse aussi de terminer ses
jours avec quelqu'un dont le corps et le psychisme
seront au mieux diminués ? Selon certaines statistiques, un mariage sur deux est défait l'année qui
suit l'annonce d'un cancer pour l'un des conjoints.
Et cette attitude semble être davantage le fait des
hommes que des femmes. Aucune loi ne prévoit
de sanctionner l'homme qui prend une maîtresse
aussitôt déclaré le cancer du sein de sa femme, ou qui
quitte le domicile conjugal. On se doute que médicalement et psychologiquement pour la patiente
ce comportement est désastreux,d'une violence
épouvantable – analogue à celle d'un assassinat –,
pourtant, là-dessus, la loi, si bavarde par ailleurs,
au point de punir un mot trop dur ou une allusion
déplacée, la loi ici se tait. La norme a parlé à sa place
ainsi que la souveraineté absolue du moi : dans nos
sociétés d'individus autogérés, qui acceptera désormais de “sacrifier” le reste de la seule vie dont il
dispose pour une existence délabrée qui n'est même
pas la sienne ? Il est inévitable sans doute qu’en
ces occasions la loi se taise, peut-être même est-il
meilleur qu'il en soit ainsi. Il n'est pas bon, en effet,
que la loi s'occupe de tout. Toujours est-il qu'on
ne peut manquer d'être frappé par cette étrange
contradiction dans laquelle nous nous trouvons
aujourd'hui : on peut être lourdement sanctionné
lorsque la susceptibilité d'un groupe ethnique ou
religieux est touchée mais un comportement littéralement meurtrier dans la vie privée, soutenu par
les normes en vigueur, pourra se donner libre cours
et occasionner le malheur d'un nombre incalculable
de victimes en toute impunité.
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Keywords
Legislation
Norm
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La Lettre du Sénologue • n° 49 - juillet-août-septembre 2010
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