L’élève ou le savoir
VOTRE PANIER
Faut-il rejeter l’élève à la périphérie de l’univers scolaire ? L’autorité ministérielle veut le retirer
du centre du système afin de mettre à sa place le savoir. Il s’agirait avant tout de transmettre un
contenu précis, fruit de nombreux siècles d’efforts et d’avancées. Il conviendrait, dit-on, de placer
en situation d’apprendre celui qui a tout à apprendre. Démuni, dépendant, naïf, l’élève ne peut
prétendre réinventer le monde. Il est de la responsabilité de l’enseignant de l’informer avec
pertinence, de le mettre à niveau, de le doter des connaissances qui lui permettront de comprendre
ce monde complexe et d’y agir avec opportunité. Instruisons-le fidèlement de cet indispensable
savoir. Faisons-le profiter, en un prodigieux accéléré, de Platon, Pythagore, Pasteur et Mendel.
Savoir pour prévoir, savoir pour pourvoir répète-t-on à l’envi. Qui nierait la nécessité du savoir,
juste et adapté. La cause serait donc entendue ? Cependant, il y a choc. Comment accepter le
reflux de l’enfant dans les bordures ? De longue date, le courant de l’éducation nouvelle s’est
forgé sur la mise au centre de l’enfant, sur ce que Claparède a nommé la « révolution
copernicienne » : ce n’est pas la Terre mais le Soleil qui est au centre de l’univers, ce n’est pas le
savoir adulte mais l’enfant qui représente l’étoile centrale dont les feux vont embraser la galaxie
éducative. Rousseau l’a maintes fois répété : l’enfant n’est pas un vase que l’on remplit mais un
feu que l’on allume. Le courant des thodes d’éducation active est précisément des travaux
de ces auteurs célèbres qui ont privilégié le point de vue de l’enfant : celui-ci n’est pas un adulte
en miniature ; il possède ses caractéristiques propres. L’enseignant doit apprendre à le connaître
et à s’y ajuster, il doit apprendre à le respecter : « Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour
juger de son train... qu’il lui fasse tout passer par l’étamine » pour déboucher sur « le sens »,
affirmait déjà Montaigne. L’apprenant ne peut être considéré comme un simple enregistreur
passif qui imiterait et reproduirait des connaissances déversées à son intention. L’agir de l’élève
se retrouve ici au centre du processus d’enseignement. Dans cette curieuse géométrie, voilà un
centre bien disputé : le savoir ou l’enfant ? Les attitudes sont souvent abruptes, et dans ce monde
passionné, les positions sont oppositions. Le conflit est séculaire et a pris récemment une
nouvelle virulence. La contradiction est criante ; mais n’est-ce qu’une banale contradiction dont
on pourrait facilement supprimer les errements par une démarche appropriée ? Que souhaite
l’enseignant : que l’élève acquière les dispositions et les connaissances qui lui permettront de
devenir un acteur et un citoyen pleinement responsable. L’enfant doit accéder à sa propre prise en
charge et à son autonomie. Mais pour ce faire, l’éducateur, fût-ce à son corps défendant,
n’intervient-il pas insidieusement par le biais de son pouvoir ? « Deviens autonome, en
m’obéissant ! Rends ton corps libre, en le soumettant à mes consignes ! » Nous sommes ici dans
une situation typique de « double contrainte » c’est-à-dire en présence de deux propositions
radicalement contradictoires mais dont chacune implique l’autre inexorablement. Le cruel piège
du paradoxe emprisonne l’élève entre ses deux mâchoires : « Si je n’obéis pas, je ne serai pas
autonome, mais si j’obéis, en cela même je m’interdis de le devenir ». Nous voici au-delà d’une
simple contradiction : chacune des deux attitudes nie l’autre mais tout en faisant appel
impérativement à elle. La dépendance de l’élève est scellée. Les éducateurs rencontrent tous le
paradoxe en chemin, et parfois de façon explosive. Même le célèbre exemple de la maïeutique au
cours duquel Socrate est censé faire découvrir à un esclave la solution d’un problème de
géométrie, n’est qu’une situation en trompe-l’œil, de type hyper directif, qui fait de la relation
pédagogique une relation de maître à esclave. Rendons-nous à l’évidence : la double contrainte
est constitutive de la situation éducative qui ne peut échapper aux rapports de pouvoir, pouvoir
institutionnel certes, mais plus fondamentalement pouvoir au décalage des savoirs respectifs.
Les interlocuteurs ne sont pas et ne peuvent pas être à égalité. On voit bien que la
« communication paradoxale » est lovée au creux même de l’échange pédagogique. L’éducation
est une tension qui va entraîner bien des déchirures. « L’enfant vous sera reconnaissant de l’avoir
forcé ; il vous méprisera de l’avoir flatté. » Ces propos d’Alain gardent aujourd’hui toute leur
actualité. Placer l’élève au centre du système, ce n’est pas favoriser des caprices d’enfant gâté ni
se livrer à des facilités démagogiques : on ne demandera pas à un pseudo-enfant-roi de rectifier le
théorème de Pythagore ou d’amender la loi de Mariotte. Pourrait-il sérieusement réfuter les règles
du langage, les lois du football ou la règle de trois ? S’il est capital de respecter l’enfant, il est
également primordial de respecter les savoirs. Cependant, il faut créer les conditions de contexte
pour que l’élève s’approprie authentiquement ces connaissances et pour qu’il puisse les utiliser à
bon escient. Les actions d’enseignement pourront faire intervenir maints réseaux médiateurs,
mais finalement, c’est toujours le rapport de l’élève au savoir qui restera la clef de voûte. Dans
cette perspective, l’enseignant stimule la prise en compte active et fructueuse des savoirs. Il
encourage l’indispensable « sortie » de la situation paradoxale en permettant à l’enfant de
s’approprier de haute lutte les connaissances, de prendre force et d’affirmer de plus en plus son
propre pouvoir de futur adulte. Les méthodes d’éducation active ont fait leur choix sans
ambiguïté : elles persisteront à mettre l’enfant au centre de l’univers éducatif, à valoriser son agir
intellectuel et corporel. Sans négliger ni dévaloriser les savoirs, bien au contraire. La pertinence
de ces contenus conquis et reconstruits, dynamise l’apprenant. Voilà le vrai pari : susciter la
pleine activité de l’enfant pour qu’il s’approprie des savoirs rigoureux, tout en sachant les
relativiser, pour qu’il les « incorpore » et les mette au service de ses conduites personnelles et de
ses conduites de futur citoyen. C’est que gît le paradoxe : il faut aider l’élève à se passer de
cette aide. Entre l’enfant et les savoirs, au milieu de la déchirure paradoxale, intervient
l’éducateur. Mission difficile. Il lui revient par une confrontation exigeante à l’égard des
connaissances, de favoriser l’éclosion et l’épanouissement des ressources propres de l’élève.
Mettre le savoir au service des pouvoirs, éclairés, de l’enfant.
Pierre Parlebas, président des Ceméa
Article extrait de Vers l’Education Nouvelle n°512 novembre 2003
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