Régis Aubry, André Comte-Sponville. Euthanasie, une question de vie ou de mort http://www.philomag.com/lepoque/dialogues/regis-aubry-andre-comte-sponvilleeuthanasie-une-question-de-vie-ou-de-mort-8778 © Stéphane Lavoué pour PM La légalisation de l’euthanasie divise. Si Régis Aubry et André Comte-Sponville défendent le droit de mourir dans la dignité, ces deux membres du Comité consultatif national d’éthique – récemment saisi de cette question par François Hollande – ont des positions diamétralement opposées. Pour le médecin, l’interdiction de donner la mort à un tiers doit être maintenue, pour le philosophe, la liberté de décider de sa propre mort doit l’emporter. ANDRE COMTE-SPONVILLE Né en 1952, philosophe, maître de conférences à la Sorbonne jusqu’en 1998, il a récemment publié Le Sexe ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité (Albin Michel, 2012). Il a contribué à élargir l’audience de la philosophie avec des livres comme Le Petit Traité des grandes vertus (PUF, 1995) ou le Dictionnaire philosophique (PUF, 2013). Fin lecteur d’Épicure et de Montaigne, il inscrit sa réflexion dans le courant du matérialisme philosophique, qu’il cherche à réconcilier avec la quête d’une vie spirituelle (mais sans Dieu). Il siège au Comité consultatif national d'éthique. REGIS AUBRY Ce médecin et chef du département regroupant les soins palliatifs, le centre d’évaluation et de traitement de la douleur du centre hospitalier universitaire de Besançon est aussi diplômé de Sciences-Po et titulaire d’une maîtrise de philosophie. Il est membre du Comité consultatif national d’éthique, préside l’Observatoire national de la fin de vie et a participé à l’élaboration de la loi Leonetti en 2005. Publié dans n°76 C’était l’un des soixante engagements de campagne du candidat François Hollande : ouvrir pour « toute personne majeure en phase avancée d’une maladie incurable » un droit à « bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ». Autrement dit : légaliser l’euthanasie. Saisi par le président de la République au début de l’année 2013, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a récemment rendu son avis – consultable en ligne sur ccne-ethique.fr. Sans surprise, sa réponse est sur l’essentiel négative : le CCNE préconise le maintien de l’interdiction de « provoquer délibérément la mort » en laissant seulement la possibilité d’endormir ou de laisser mourir le patient. Mais, signe d’une inédite intensité des discussions, l’avis officiel – corédigé par le médecin Régis Aubry – est cette fois-ci suivi de deux contre-avis appelant à une claire dépénalisation et signés par huit des quarante membres du Comité, dont le philosophe André Comte-Sponville. Les deux hommes ont accepté de rejouer pour nous ce débat crucial, urgent, et qui cependant ne supporte que le sens de la nuance. André Comte-Sponville : Le débat sur l’euthanasie est très différent des questions bioéthiques qui nous ont été posées ces dernières années. Avec les tests génétiques prénataux, la recherche sur les embryons, les mères porteuses, le CCNE était confronté à des questions neuves, techniquement compliquées, sur lesquelles la plupart d’entre nous n’avions aucun avis préconçu. Nous nous informions longuement avant de délibérer et parvenions en général à un consensus. Mais s’agissant du débat sur la fin de vie, ce n’est pas un problème nouveau, il est techniquement relativement simple, et nous savions dès le début que nous ne parviendrions pas à nous mettre d’accord. Ceci explique que le CCNE ait décidé de publier deux avis divergents. Or, dès lors qu’il n’y a pas de consensus éthique entre personnes honnêtes, informées et de bonne foi, c’est au politique de trancher. Le bon modèle, c’est la loi Veil sur l’avortement. Cette loi n’a pas résolu le problème éthique : l’avortement est-il moralement acceptable et dans quelles conditions ? Elle n’a pas dit le bien et le mal, mais le légal et l’illégal : l’avortement est autorisé dans les douze premières semaines de grossesse. Si le CCNE avait existé alors et avait dû se prononcer, je crains que, pour les mêmes raisons que sur la fin de vie – la forte représentation des courants religieux et du monde médical –, il eût répondu par la négative. Régis Aubry : Je suis d’accord. In fine, en démocratie, c’est au Parlement de trancher sur ces questions. Il reste que la mission du CCNE n’est pas seulement de donner son avis mais d’éclairer la complexité des questions posées. Montrer que l’essentiel est dans la nuance et la subtilité. Éviter cette tendance un peu populiste à vouloir des réponses simples à des problèmes complexes. Bref, sortir le débat public des affrontements entre « pour » et « contre ». A. C.-S. : Ce n’est pas tant un conflit de valeurs qui nous oppose, qu’un conflit entre deux hiérarchies de valeurs. Tout le monde considère que la vie est une valeur, comme tout le monde considère que la liberté est une valeur. Mais certains mettent le respect de la vie encore plus haut que la liberté, et donc sont amenés à s’opposer à l’interruption volontaire de grossesse hier ou à l’euthanasie aujourd’hui. Et d’autres, au contraire, mettent le respect de la liberté au sommet. Ce qui est mon cas : je suis un libéral, de gauche certes, mais libéral. De quel droit l’État prétend-il m’interdire de décider de ma propre vie ? R. A. : Mais pouvons-nous affirmer qu’un acte est libre lorsqu’il se situe dans une situation de très grande vulnérabilité ? La réponse ne peut pas être simple. Nous avons ainsi beaucoup discuté de « la pente glissante » sur laquelle pourrait nous engager la légalisation de l’euthanasie. Quel usage pourrait-il être fait de cette loi, en période de restriction budgétaire, dans une société où l’idée que chacun doit être « rentable » est devenue si primordiale ? Car le paradoxe est que les progrès de la médecine tendent à favoriser l’acharnement thérapeutique et à créer, notamment dans les unités de soins palliatifs, des situations qui n’ont pas, ou peu, de sens. Plutôt que la liberté, fragile dans ces situations, j’ai le souci de l’atteinte à la dignité que peut entraîner l’acharnement thérapeutique. «Il ne faut pas revendiquer un droit de mourir dans la dignité, mais un droit de mourir dans la liberté» André Comte-Sponville A. C.-S. : Le concept de « dignité » est revendiqué par les deux camps, mais selon des sens très différents. Il y a ceux qui revendiquent « un droit à mourir dans la dignité » – c’est le nom d’une association que par ailleurs je soutiens –, laissant donc entendre que l’on peut mourir de façon indigne. C’est ce que nous appelons dans le rapport la dignité « subjective » ou « normative » : on est plus ou moins digne. Mais une telle affirmation pose problème dans la mesure où, par ailleurs, nous pensons que « tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité ». Le grabataire paralytique et délirant, sur son lit de mort, a la même dignité qu’Einstein, Mozart ou Victor Hugo. Il s’agit ici d’une dignité « ontologique » ou « absolue », qui n’est pas susceptible de degrés. Il y a donc là une équivoque qu’il s’agit de lever. Je suis partisan de l’euthanasie, mais je considère avec ceux qui s’y opposent que la dignité ontologique est la plus importante. J’en conclus qu’il ne faut pas revendiquer un droit de mourir dans la dignité, mais un droit de mourir dans la liberté. Est-ce à l’État de décider si j’ai le droit de mourir ? Bien sûr que non ! Alors, évidemment, j’ai le droit de me suicider. Mais si je suis un vieillard de 95 ans, sourd, incontinent, perclus de douleurs, qui s’ennuie atrocement, et que je me retrouve dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (qui sont de véritables lieux de privation de liberté), comment je fais pour me suicider ? Je ne le peux pas. Là, j’ai besoin d’une assistance au suicide. R. A. : Deux constats sur la dignité. Premièrement, il est certaines personnes qui éprouvent un sentiment d’indignité. Des personnes atteintes de maladies graves, évoluées, mais qui ne meurent pas. Quel regard la société porte-t-elle sur ces personnes ? Car, en pratique, nous sommes confrontés à des gens qui nous disent : « je ne sers plus à rien », « je suis un poids pour mes proches » ; ou encore, je n’invente rien : « je suis un poids pour la Sécurité sociale ». Cela renvoie à ce sentiment utilitariste de la vie qui s’est généralisé. Deuxièmement, il existe non pas des sentiments, mais des situations d’indignité. Il y a aujourd’hui encore des personnes qui ne sont pas accompagnées alors qu’elles se trouvent dans des situations de très grandes douleurs, d’inconfort, de solitude. D’où cette absolue nécessité qui devrait être un préalable à toute discussion : que toute personne souffrant, moralement ou dans sa chair, puisse bénéficier des soins palliatifs. Il ne faudrait pas qu’au motif de défendre la liberté individuelle, on en oublie nos devoirs collectifs à l’égard de ces personnes. A. C.-S. : Depuis 2005, la situation a cessé d’être scandaleuse, puisque la loi Leonetti reconnaît au patient le droit de demander l’arrêt des soins et impose au médecin de respecter cette demande. L’avis du CCNE propose de reconnaître au patient en phase terminale un droit à la sédation profonde jusqu’au décès s’il le demande. Et contre les situations d’acharnement thérapeutique, nous proposons de donner aux directives anticipées concernant le décès un poids plus fort. Mais il reste des cas que ni la loi Leonetti ni l’avis du CCNE ne couvrent. L’individu paralysé des quatre membres, par exemple (on pense au jeune Vincent Humbert, mais il y en a des milliers). S’il souhaite vivre, j’ai pour lui la plus grande admiration, et il va de soi que la société doit lui donner les moyens de vivre le mieux possible. Mais s’il souhaite mourir, qui oserait lui faire la leçon ? Et de quel droit condamner le médecin ou le proche qui accéderait à sa demande ? La mère de Vincent Humbert a considéré qu’il était de son devoir de mère de satisfaire la demande expresse de son fils paralysé – j’aurais agi pareillement si ça avait été mon enfant – et je ne reconnais pas à l’État le droit de la condamner. R. A. : État qui ne l’a pas condamnée. A. C.-S. : Mais il en avait le droit. En toute rigueur, il faudrait un procès à chaque cas d’euthanasie. Or, en France, alors que c’est interdit, cela concerne 0,6 % des décès, soit quelque 1 200 par an. Et surtout, proscrivant le « faire mourir » mais autorisant le « laisser mourir », la loi crée des distinctions véritablement jésuitiques. D’une part, contrairement à ce qu’on croit souvent, les cas les plus difficiles ne concernent pas les cancéreux ou les vieillards en fin de vie mais des nourrissons qui naissent totalement paralysés, sourds et aveugles. Avant la loi Leonetti, il arrivait qu’on les euthanasie sans le dire. Maintenant que la loi interdit formellement le « faire mourir » mais autorise l’arrêt des soins, on prive ces enfants d’alimentation pour un « laisser mourir » qui dure des jours, parfois des semaines, créant ainsi des agonies insupportables pour leurs parents. D’autre part, éteindre un respirateur artificiel qui maintient quelqu’un en vie, c’est un acte létal qu’il est difficile de distinguer de l’euthanasie. R. A. : La question n’est donc pas de dire si l’on a le droit de donner la mort à quelqu’un, puisque la loi le permet pour des personnes qui sont dépendantes du respirateur. Reste que le « laisser mourir » ouvre un temps qui peut être celui de l’accompagnement. Face la violente rapidité de l’euthanasie, c’est un argument qu’il faut entendre. Car il faut que nous pensions ce qu’il advient à ceux qui survivent aux personnes qui meurent. Or le travail de deuil peut s’opérer plus aisément quand la fin de vie a été une occasion de pacification – à condition, comme c’est le cas pour ces nouveau-nés qui font montre d’une incroyable énergie vitale, que la situation ne s’éternise pas. A. C.-S. : L’idée que l’illégalité de l’euthanasie permet de maintenir un interdit « structurant » est l’un des points qui nous a le plus opposés. D’abord, quel interdit ? Le « Tu ne tueras point » de la Bible ? Mais je vis dans un État laïc ! Quand je lis Homère, je vois qu’Achille, Ulysse, et même le merveilleux Hector ont le droit de tuer ! Chez Aristote ou Épicure, je ne vois nulle part un interdit absolu de l’homicide. Mais quand bien même on accepterait l’éthique religieuse, il va de soi que cet interdit de tuer reconnaît dans toutes civilisations d’évidentes exceptions. Une guerre juste, par exemple contre les nazis, ça existe. Il y a également des tyrannicides justes. Et qui ne voit que la plus évidente des exceptions, c’est le suicide – étymologiquement « l’homicide de soi-même » ? Il n’y a plus d’interdit portant sur le suicide. Donc si quelqu’un veut se suicider pour de bonnes et respectables raisons, et qu’il n’en a pas les moyens matériels, il est légitime que son médecin, s’il y consent – il jouit d’une clause de conscience –, aide son patient à mourir. «Penser qu’on libère quelqu’un en lui donnant la mort, c’est une utopie» Régis Aubry R. A. : Le suicide n’est plus pénalisable, en effet, mais le fait de demander à un tiers de donner la mort modifie tout de même le point de vue. Et je pense qu’il y a une différence importante entre donner la mort à quelqu’un qui le demande – l’euthanasie proprement dite – et permettre à quelqu’un de se donner la mort – ce qu’on appelle une « assistance au suicide ». Dans l’Oregon, aux États-Unis, cette assistance au suicide est légalement autorisée pour les personnes dont l’espérance de vie est estimée à moins de six mois. Or, que constate-t-on ? Un tiers de ceux qui se sont fait prescrire un produit létal ne se le procure pas. Et parmi ceux qui se le procurent, un tiers seulement l’absorbe. Mais près de 100 % de ces patients trouvent très rassurant de savoir qu’ils ont la possibilité d’y recourir. C’est là une expérience qui ne devrait pas manquer de nous interroger quant à la distance entre la demande de mourir et le passage à l’acte. A. C.-S. : Toute loi peut provoquer des dérives. Il serait essentiel, si l’euthanasie était autorisée, de fixer toute une série de garde-fous. Mais des dérives, il y en a aujourd’hui en France, et dans le secret. D’où la nécessité de légaliser une telle pratique : on se donnerait ainsi les moyens de la contrôler a priori et a posteriori. R. A. : Je n’affirme évidemment pas que l’euthanasie relèverait du meurtre, mais ce serait naïf de la considérer comme un don. Penser qu’on libère quelqu’un en lui donnant la mort, c’est une utopie. Les gens sont poursuivis par l’incertitude. Sinon les choses auraient été résolues depuis longtemps. Donner ou ne pas donner la mort entraîne un sentiment d’insatisfaction, quelle que soit la décision prise. Et des situations limites, il y en aura toujours. Je pense qu’il y a comme un interstice à trouver entre une loi qui limiterait notre agir et une pratique médicale qui devrait pouvoir s’en affranchir dans des situations très singulières. Car la crainte des effets en cascade que pourrait susciter une telle loi est à mon sens le plus grand frein à son adoption. A. C.-S. : D’aucuns accordent une importance démesurée à cette question. D’un côté, il y a ceux qui appréhendent l’euthanasie comme le signe d’une fin de la civilisation, et, de l’autre, ceux qui considèrent que l’euthanasie représente la liberté suprême. Les deux positions sont outrancières. La liberté suprême n’est pas la liberté de mourir mais la liberté de vivre. Et l’euthanasie ne marquerait pas une nouvelle ère de l’humanité, mais un petit progrès dans l’extension des droits de l’homme. R. A. : À focaliser l’attention sur l’euthanasie, on évite surtout de voir un problème beaucoup plus large : celui de la politique de fin de vie dans des pays où la population vieillit. Et où la confrontation à la question de la mort, refoulée par nos contemporains, ne va pas manquer de revenir au premier plan.