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de faire valoir sa représentation, le soi-
gnant en général dévalorise cette sub-
jectivité et met en avant son savoir et
son expérience, issus de la prise en
charge d’“autres malades” ayant la
“même” maladie. Plus la représenta-
tion du soignant est l’objet d’un
consensus social, plus elle aura de
poids face à la subjectivité du soigné.
Imposition de la biomédecine
comme représentation
consensuelle
Si, depuis Hippocrate et la médecine
humorale, d’innombrables interpréta-
tions médicales de la maladie se sont
succédé, affrontées ou complétées,
sans jamais parvenir à donner une
image consensuelle, la médecine, en se
proclamant expérimentale, donne à
penser que les représentations qu’elle
se fait du pathologique n’en sont plus,
et que son statut de science expérimen-
tale lui donne accès au réel. L’immense
succès social remporté par cette nou-
velle ontologie médicale – la micro-
biologie pastorienne élaborée par un
biologiste non médecin et dans des
laboratoires éloignés des patients – se
comprend en partie par le fait de la
visualisation du microbe au travers des
lentilles grossissantes du microscope,
qui semble montrer que le mal-maladie
est une chose différente du sujet por-
teur, dont le narcissisme se trouve ainsi
restauré et les espoirs de guérison net-
tement renforcés. Même si Pasteur lui-
même acceptera par la suite dans ses
travaux scientifiques l’importance du
terrain dans la pathologie infectieuse,
la compréhension de son apport, qu’elle
soit sociale ou même médicale, reste
essentiellement ontologique. Par
ailleurs, Claude Bernard, au même
moment, travaille à établir une norma-
tivité biologique qui permet de rendre
compte des états de dysfonctionnement
de l’organisme (la maladie) comme
d’un état d’éloignement par rapport à
la norme physiologique (la santé) et, ce
faisant, établit une autre localisation
(fonctionnelle) de la maladie, complé-
mentaire de celle de Pasteur.
L’adhésion, tant médicale que sociale,
fut si grande que Bernard et Pasteur
furent considérés de leur vivant même
comme les pères fondateurs d’une nou-
velle médecine, rejetant les autres
représentations médicales comme pré-
ou a-scientifiques, et donc fausses ou
au mieux approximatives. À partir de
là, l’expression pathologique (qu’elle
soit symptomatique ou émanant du dis-
cours du patient) est immédiatement
traduite par le médecin, à l’aide d’un
savoir essentiellement biologique et en
en privilégiant les éléments objectifs,
afin d’en faire un objet classifiable au
sein de la nosologie en vigueur, d’en
avoir une approche physiologique et
d’établir une stratégie thérapeutique
validée par des études cliniques ras-
semblant un nombre important de
patients ayant la “même” pathologie.
La biomédecine tend à privilégier une
représentation spatiale (anatomique)
de la maladie plutôt que temporelle
(historique), peut-être en partie parce
que la perspective de la mort n’est pas
inclusive de la première et qu’elle l’est
de la seconde. Cette localisation géo-
graphique du pathologique en un lieu
purement biologique perd de vue les
dimensions psychologique et sociale
attachées au sujet dont l’irréalité “des
mots” est opposée par Claude Bernard
à la “réalité des faits expérimentaux”.
“Dans cette rencontre entre la maladie
telle qu’elle est subjectivement éprou-
vée (illness) et telle qu’elle est scientifi-
quement observée et objectivée (disease),
la pratique biomédicale consiste à
ramener intégralement la première à la
seconde (1).” Cette traduction biomé-
dicale du pathologique, qui laisse sou-
vent le malade insatisfait dans son
désir de sens, s’explique et éventuelle-
ment se justifie par un pragmatisme
thérapeutique qui présuppose le patho-
logique comme anormal et maléfique
et donc propose d’en faire une localisa-
tion pour le désigner, le comprendre et
enfin le combattre afin d’en débarras-
ser le sujet qui était antérieurement
sain et qui évidemment souhaite le
devenir à nouveau.
Consolidation
par l’économisme
Cette prise de pouvoir du savoir bio-
médical se comprenait bien à la fin du
XIXesiècle et dans la première moitié
du XXe, grâce au contexte de positivisme
scientifique. “La médecine est, dit
Sigerist, des plus étroitement liée à la
culture, toute transformation dans les
conceptions médicales étant condi-
tionnée par des transformations dans
les idées de l’époque (2).”
Aujourd’hui, alors que ce positivisme
fait l’objet d’un soupçon justifié,
même au sein de sciences autrement
plus “dures” que la nôtre (physique,
mathématique...), il peut paraître
étrange, qu’il soit moins ébranlé au
sein de la biomédecine. Cette persis-
tance – même s’il est incontestable que
des voix y compris médicales s’élè-
vent depuis longtemps contre cette
représentation hégémonique – sera
certainement et est déjà un objet d’étude
intéressant pour les sciences humaines
touchant au fait pathologique et théra-
peutique : histoire de la médecine,
sociologie, ethnologie, épistémologie
et économie. Pour ma part, j’émets
l’hypothèse – certes fragile, puisqu’elle
n’est que ressentie de l’intérieur d’une
pratique clinique – que si notre scien-
ors-
eux
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