hors-jeux Hors-Jeux Un lien entre la neurologie et les sciences humaines Sens et non-sens de la maladie (II partie) e L. Chia* Émergence de représentations refoulées D Cela est particulièrement vrai dans la prise en charge des pathologies souvent qualifiées de fonctionnelles ou de psychogènes qui, ne coïncidant avec aucun cadre nosologique et n’étant repérables par aucune anomalie biologique, font souvent dire au médecin que le malade n’a rien (ce qui en dit long sur l’adhésion du médecin aux représentations purement biologiques), annulant ainsi tout sens de la consultation. Néanmoins, ce type de pathologie augmente en fréquence, et cela pourrait être considéré comme une prise de parole : le refus d’accepter une représentation purement biologique et l’affirmation d’un malmaladie indissociable d’une histoire singulière témoignant de représentations refoulées par la biomédecine. Concernant les malades, ce désir de rupture plus ou moins explicite avec un cadre de pratique refoulant leur subjectivité individuelle, ne se manifeste pas uniquement au travers de la pathologie fonctionnelle. On le retrouve quelle que soit la pathologie et il est souvent exprimé de façon plus radicale chez les * Neurologue, Arpajon. ex p o s e r m o n p a u v r e corps déjà si mutilé à des incisions et à des ablations supplémentaires (1).” F. Zorn va plus loin lorsqu’il dit : “Je crois que le cancer est une maladie de l’âme qui fait qu’un homme qui dévore tout son chagrin est dévoré lui-même, au bout d’un certain temps, par ce chagrin qui est en lui. Et parce qu’un tel homme se détruit lui-même, dans la plupart des cas les traitements médicaux ne servent absolument à rien.” Il prétend même : “Avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’aie jamais faite, c’est d’attraper le cancer (…) depuis que je suis malade, je vais beaucoup mieux qu’autrefois, avant de tomber malade.” Cette remise en question d’une biologisation outrancière de la maladie, au bénéfice de représentations psychologique ou sociale n’est pas le seul fait des malades. Groddeck, déjà dans les années 1920, disait “ne pas croire en la science”, soulignant bien que même la science pouvait devenir une croyance. Il ajoutait avec une pointe de provocation qu’il “préférait avoir tort par ses propres voies que raison par celles des autres”. En outre, les sciences humaines, lorsqu’elles portent leur regard sur les pratiques attachées à la maladie, considèrent bien souvent le cadre épistémologique actuel de la biomédecine comme réducteur. Canguilhem, même s’il se serait bien gardé d’émettre une telle opinion, écrit : ans la première partie de ce texte , nous avons essayé de montrer combien les représentations du pathologique sont variables dans l’espace et dans le temps et même peuvent être multiples chez un même patient à un même moment générant une ambivalence psychique fréquemment observée chez le sujet malade. Face à cette diversité, la biomédecine a travaillé à donner une représentation consensuelle du pathologique, afin de se doter d’un statut de science expérimentale, gage d’une efficacité objectivable ; non sans renoncer à (voire écarter) la dimension subjective attachée à un malade singulier considéré en quelque sorte comme un artéfact pour ce qui concerne l’étude de l’objet pathologique, conçu grâce à des études rassemblant un grand nombre de patients ayant la “même” pathologie. Ce que nous considérons comme l’objectivité privilégie l’objet mais lorsqu’un patient nous consulte, c’est un sujet que nous avons en face de nous. patients atteints de maladie grave et chronique comme le cancer. Il fait alors souvent suite au traumatisme de l’expérience des pratiques hospitalières vécues, qui, dans la subjectivité du patient, tranchent singulièrement avec les représentations positivistes volontiers diffusées sur le petit écran : “Tout ce que j’ai subi, jour après jour, nuit après nuit, pendant ces neuf mois… et pour n’être pas plus avancé qu’au premier jour ! (…) Toujours de nouveaux soins, de nouveaux traitements de nouvelles drogues… Si on essayait ci, si on tentait ça ?… Et moi, patient cobaye, bonne pâte à frire qu’on tourne et retourne sur le gril, prostré au fond de mon lit, serrant les dents pour ne pas trop gémir…, je sais fort bien qu’il me faudra bientôt affronter de nouvelles épreuves, monter encore et remonter sur le billard, Act. Méd. Int. - Neurologie (2) n° 3-4, mars/avril 2001 62 hors-jeux Hors-Jeux “L’état pathologique peut être dit, sans absurdité, normal, dans la mesure où il exprime un rapport à la normativité de la vie.” Il défend l’idée de la maladie comme “effort pour obtenir un nouvel équilibre”. L’“organisme fait une maladie pour se guérir”, écrit-t-il dans sa thèse Le normal et le pathologique. “Psychisme et Cancer”: l’exemple d’un retour de la parole Si ces représentations refoulées par la biomédecine font l’objet de pratique médicale et non médicale, dont on peut regretter qu’elles ne soient pas suffisamment développées, il existe de nombreux patients (le plus souvent atteints de maladies graves) pour lesquels l’accès à ces représentations, pourtant souhaitées mais pas toujours repérées, est barré par la pression sociale et la structure institutionnelle. L’exemple d’une association comme “Psychisme et Cancer” montre tout l’intérêt d’une pratique dont les représentations sont radicalement différentes de celle de la cancérologie et qui pourtant s’adresse aux malades atteints du cancer. Cette association, née de la volonté d’un cancérologue, d’un psychanalyste atteint du cancer et d’une patiente ayant aussi le cancer, est un lieu d’accueil et d’écoute pour les malades cancéreux (et leurs proches) où leur subjectivité peut trouver un écho loin des représentations purement scientifiques. Son fonctionnement s’appuie sur un élément éthique fondateur : le partenariat entre professionnels et malades. “Ce lieu est structuré par la présence conjointe de p s y c h a n a ly s t e s … e t d e m a l a d e s accueillants ayant une expérience intime de la maladie et d’un travail psychique personnel ; cette double expérience garantit chez eux cette qualité d’empathie présente chez ceux qui ont vécu des situations analogues, tout en évitant les pièges d’une collusion imaginaire préservant ainsi cette dimension d’altérité nécessaire à tout travail d’écoute” (2). Ce nouveau positionnement dans le rapport thérapeutique apparaît équilibrant surtout pour des patients souvent engagés par ailleurs avec leur cancérologue dans une “relation de type omnipotence-soumission ; cette relation résulte de la collusion entre le transfert du malade – qui, démuni face à la maladie et sous le coup de la menace mortelle, peut se trouver en position d’enfant accroché à la promesse d’être sauvé par un parent tout-puissant – et la position de savoir et de pouvoir du cancérologue (2)”. Comme, par ailleurs, “la lutte contre le cancer par le surinvestissement du cancer qu’elle entraîne peut paradoxalement se faire aux dépens de l’intérêt pour le sujet malade (2)”, la démarche analytique a l’avantage de resituer le sujet (et non plus l’objet) au centre de la démarche thérapeutique. De plus, la structure associative devrait pouvoir recréer du lien social quand celui-ci peut faire cruellement défaut. Ce type d’élaboration thérapeutique (dont nous essaierons de rendre mieux compte au cours du prochain numéro consacré à un entretien avec le docteur Bessis, présidente de l’association “Psychisme et Cancer”) resituant le sujet dans toute sa dimension subjective et LISTE DES ANNONCEURS ASTRA ZENACA (Zomig), P. 38 – BIOGEN (BIOSET), P. 61 – GLAXO WELLCOME (NARAMIG), P. 41 – NOVARTIS PHARMA (TRILEPTAL), P. 68 – SANOFI-SYNTHÉLABO (DÉPAKINE), P. 67. 63 individuelle ne souhaite pas considérer le pathologique uniquement comme un objet biologique mais également comme ayant un caractère événementiel au sein d’une histoire individuelle, et pouvant donc donner lieu à des élaborations extrêmement diverses. Ce type de démarche apparaît actuellement comme de plus en plus nécessaire pour faire face aux prochains grands bouleversements de la biomédecine high tech, et pourrait, par ailleurs, en limiter le caractère inflationniste. Pour conclure, je répondrai par avance à ceux qui pourraient juger cet article sévère, voire injurieux, diffamatoire ou anticonfraternel, qu’il n’est pas un savoir qui ne s’enrichisse d’une critique radicale, et que la mesure de l’engagement au sein de ce savoir ne se fait pas non plus par l’adhésion aux idées en cours. Références 1. Guérin R. Le pus dans la plaie. Paris : Le Tout sur le Tout, 1982. 2. Bessis F. Présidente de l’association “Psychisme et Cancer”. Retrouvez la troisième partie de notre volet dans les Actualités en Neurologie de mai ! Imprimé en France - Differdange S.A. 95110 Sannois - Dépôt légal 2 e trimestre 2001 - © en cours Médica-Press International S.A.