Qu’est-ce qu’un sujet âgé en 2008 ? DOSSIER THÉMATIQUE

210 | La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue Vol. XI - n° 6 - novembre-décembre 2008
DOSSIER THÉMATIQUE
Maladies digestives
du sujet très âgé
Qu’est-ce qu’un sujet âgé
en 2008 ?
What is an older person in 2008?
Anne Bornand*
* Gériatrie-médecine, hôpital Charles-
Foix, Ivry-sur-Seine.
Une définition qui évolue
Définir ce qu’est un sujet âgé dans nos sociétés déve-
loppées est forcément arbitraire. On sait en effet
depuis longtemps que l’âge chronologique n’est en
aucun cas un reflet de l’état de santé d’un individu.
La littérature médicale et épidémiologique dont nous
pouvons nous inspirer a longtemps retenu l’âge de
65 ans comme la limite “raisonnable” permettant
de qualifier une personne d’ “âgée”, ce qui pouvait
constituer une première approche. Ce temps est
heureusement révolu, car il existe des cohortes
prenant maintenant fréquemment en compte des
patients de plus de 75 ans, voire de plus de 85 ans
(les oldest old).
Un enjeu de santé publique
reconnu
Le vieillissement actuel de nos populations contribue
aussi à rendre caduque une approche descriptive
plus précise.
Les chiffres sont pour confirmer que le nombre
de personnes de plus de 80 ans va doubler dans la
décennie à venir. Les centenaires ne sont déjà plus
des gens “exceptionnels”.
En France, l’espérance de vie à la naissance est de
84,1 ans pour les femmes et de 77,2 ans pour les
hommes. De façon plus pertinente, il reste à un indi-
vidu de 75 ans presque dix années à vivre, et l’on en
a six encore devant soi à 85 ans (1).
Mais cet extraordinaire allongement de la vie est un
privilège de nos sociétés modernes si la personne qui
avance en âge reste active et en bonne santé. Cette
notion de “compression de la morbidité” (2) fait son
chemin. L’espérance de vie sans incapacité augmente
en effet plus que l’espérance de vie globale. Dans la
dernière enquête Insee, les personnes dépendantes
sont moins de 5 % de 70 à 79 ans, moins de 18 % de
80 à 89 ans, et moins de la moitié (43 %) à 90 ans
et plus.
Notre défi est donc, certes, de prendre en charge de
façon exemplaire la dépendance des personnes âgées
atteintes, mais surtout de la prévenir par des mesures
adaptées. Cette évolution concerne très directement
le système de santé et l’ensemble des médecins, car
l’incidence et la prévalence de nombreuses maladies
augmentent avec l’âge, et les enjeux éthiques et clini-
ques que pose chaque nouvelle avancée technique
concernant cette tranche d'âge vont se multiplier.
Un processus multifactoriel
Le vieillissement est donc un processus hautement
individuel mais aussi multifactoriel et hétérogène qui
dépend sans doute de facteurs à la fois génétiques et
environnementaux. Les modifications anatomiques,
physiologiques et fonctionnelles liées au vieillissement
des organes sont très variables d’un tissu à l’autre,
d’un organe à l’autre, d’un individu à l’autre (3).
Le vieillissement est aussi décrit comme une dimi-
nution progressive, mais variable selon les individus,
des réserves fonctionnelles de nombreux organes
ou de leurs systèmes de régulation. Il en découle de
moins bonnes capacités d’adaptation face aux situa-
tions de décompensations aiguës que constituent
les maladies et face aux enjeux psychologiques ou
socio-économiques.
La prééminence
des comorbidités
Cette définition doit être complétée par l’associa-
tion d’une augmentation des maladies chroniques à
cet âge, dont certaines (cancer, cardiopathie isché-
La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue Vol. XI - n° 6 - novembre-décembre 2008 | 211
Points forts
L’âge chronologique n’est pas un reflet de l’état de santé d’un individu. »
En France, l’espérance de vie à la naissance est d’environ 84 ans pour les femmes et de 77 ans pour les hommes.
»
Le nombre de personnes de plus de 80 ans va doubler dans la décennie à venir.
Chez les sujets âgés, l’augmentation des maladies chroniques influe pour certaines sur le pronostic vital et,
»
pour d’autres, sur une diminution de l’autonomie fonctionnelle. Les comorbidités participent à une polymédication,
avec un risque accru d’effets indésirables.
Le concept de fragilité a été développé pour tenter d’améliorer la compréhension du processus de vieillissement
»
et de l’hétérogénéité de l’état de santé et des capacités fonctionnelles d’une personne âgée à une autre.
Des outils d’évaluation gériatrique appréciant au mieux l’état de santé sont utilisés dans l’aide à la décision »
thérapeutique, notamment en oncologie.
Mots-clés
Gériatrie
Sujet âgé
Évaluation gériatrique
Keywords
Older adults
Elderly
mique, néphropathie, etc.) influent directement sur
le pronostic vital de l’individu et d’autres participent
à une diminution de son autonomie fonctionnelle
(pathologies rhumatismales, ophtalmologiques). Ces
maladies chroniques multiples (polypathologies)
diminuent à leur tour la possibilité d’adaptation aux
situations aiguës du sujet âgé. Elles interagissent
entre elles, modifiant ou “masquant” leur expression
clinique, “empruntant” à d’autres organes leur symp-
tomatologie. Elles contribuent par là à la sémiologie
atypique particulière du sujet âgé, élément fonda-
mental de sa description (4).
Mais ces maladies chroniques participent aussi et
surtout à une polymédication, entraînant un risque
accru d’effets indésirables à cet âge.
Fragilité et syndromes
gériatriques
Si l’âge chronologique ne peut apporter au clinicien
des informations pertinentes, l’idée d’une classifi-
cation du vieillissement sur des paramètres physio-
logiques est plus séduisante. Le concept de fragilité
a justement été développé afin d’améliorer notre
compréhension du processus de vieillissement et de
l’hétérogénéité de l’état de santé et des capacités
fonctionnelles des personnes âgées. Il a introduit la
notion de vulnérabilité (frail elderly) pour tenter de
décrire une partie de la population âgée fonction-
nant dans un état d’équilibre précaire pouvant à tout
moment être rompu par une agression (maladie,
traumatisme, effet indésirable d'un médicament,
etc.), même mineure, qui entraîne un état de maladie
ou de dépendance. C’est probablement ce concept
qui décrit le mieux la survenue de polypathologies
en cascade du sujet âgé, une maladie déclenchant
la décompensation d’une autre maladie jusque-là
latente et équilibrée, et ainsi de suite. La fragilité est
donc différente de la maladie ou de la dépendance,
mais elle y prédispose (5). Cette notion peut avoir
une vraie pertinence clinique si elle permet d’identi-
fier des personnes à risque avant que n’apparaissent
les vraies défaillances. Elle peut permettre de lutter
contre la survenue précoce de la dépendance avec
la mise en place de mesures éducationnelles appro-
priées et d’une politique de prévention volontaire.
Les définitions et les marqueurs de cette fragilité
ont fait l’objet de nombreux débats. On peut retenir
des éléments impliquant la diminution de l’activité
physique, la faiblesse musculaire, les troubles de
l’équilibre, la diminution des capacités d’endurance
ou encore un index de masse corporelle très bas. Des
marqueurs biologiques (inflammation) sont aussi en
cours d’évaluation (6).
L’individualisation des syndromes gériatriques
a découlé de cette tentative de description des
morbidités de la personne âgée, et notamment de la
personne âgée fragile. Cette dernière est en effet plus
encline à présenter ce type de syndrome, qui n’est
pas pour autant décrit en termes de pathologies ou
de maladies. Ces syndromes sont à l’origine possible
d’une dépendance et d’une atteinte de la qualité de
vie chez ces patients fragiles. Leur spécificité tient
à ce qu’ils concernent souvent plusieurs organes.
L’individualisation de ces syndromes, outre la diffu-
sion de leur connaissance au plus grand nombre, va
permettre de développer des stratégies de prise en
charge reconnues et validées. Citons, par exemple,
l’incontinence, la sarcopénie, les chutes, la confu-
sion, la perte d’autonomie… (7). La fragilité et ces
syndromes gériatriques ont en commun, bien sûr,
des facteurs de risque qui s’auto-entretiennent mais
peuvent aussi permettre, avec une prise en charge
adéquate, un retour en arrière à un certain état
d’équilibre. Enfin, si le “grand âge” est parfois cité
comme facteur de risque de fragilité, nul ne peut, à
l’heure actuelle, en situer la limite sous peine d’être
aussitôt démenti.
Vers une classification
nosologique du sujet âgé
Le vieillissement est donc multidimensionnel ; son
évaluation doit l’être aussi et doit permettre d’ap-
préhender la personne âgée dans sa globalité. De
façon concrète et parallèle à cette émergence du
concept de fragilité ont donc été développés des
outils d’évaluation gériatrique globale actuelle-
ment repris par les oncogériatres dans le cadre
d’une évaluation gérontologique standardisée (EGS)
[figure et tableau, p. 212] (8). Dans ce dernier cas,
l’outil constitue une aide à la décision thérapeutique
DOSSIER THÉMATIQUE
Maladies digestives
du sujet très âgé Qu’est-ce qu’un sujet âgé en 2008 ?
cernant au plus près l’état de santé du patient âgé.
Le corollaire, comme nous l’avons déjà évoqué, est
la mise en place d’interventions adaptées visant à
améliorer la prise en charge du patient : traitement
d’une dépression, d’une dénutrition ou d’une maladie
d’Alzheimer jusque-là méconnues, prise en charge
de la perte d’autonomie avec rééducation, port de
protecteurs de hanche et adaptation du lieu de vie
par un ergothérapeute pour les patients à risque
de chutes. Les résultats de l’EGS, telle qu’elle a été
appliquée dans des populations variées de sujets
âgés, ont montré que c’était chez les sujets fragiles
qu’elle était le plus intéressante.
Au sein d’une population gériatrique, on a ainsi pu
individualiser trois groupes de personnes âgées :
les personnes âgées bien portantes
(fit elderly),
totalement autonomes, présentant des modifications
physiologiques modérées liées au vieillissement,
mais indemnes de maladie. Leur prise en charge doit
être identique à celle des patients plus jeunes et leur
espérance de vie est souvent supérieure à celle de
leur classe d’âge ;
les personnes âgées fragiles présentant des
signes caractéristiques de vieillissement organique
et particulièrement sujettes aux effets indésirables
des médicaments et à diverses maladies, notamment
infectieuses. Ce stade intermédiaire peut aussi être
défini par l’existence d’une dépendance limitée à
une activité instrumentale de la vie courante (par
exemple, téléphoner, faire ses courses, son ménage,
gérer ses finances ou son traitement, items retracés
dans la grille IADL), par une perte partielle d’auto-
nomie, mais qui bénéficiera d’une rééducation
adaptée, par un syndrome gériatrique débutant
(démence) ou, enfin, par une comorbidité sans
retentissement sur le pronostic vital ;
enfin, les personnes âgées malades atteintes
d’une ou de plusieurs maladies chroniques qui entraî-
nent un état de dépendance et dont l’espérance de
vie est réduite. On les définit aussi par l’existence
de trois des quatre critères suivants : âge supérieur à
85 ans, au moins trois comorbidités, présence d’un
syndrome gériatrique, dépendance pour une activité
basique de la vie quotidienne (hygiène, alimenta-
tion, continence, locomotion, habillage, aller aux
toilettes : items de la grille ADL).
Conclusion
La définition du sujet âgé, si elle n’est pas encore
parfaite, s’est enrichie avec le temps, l’amélioration
de nos connaissances et la description de nouveaux
marqueurs physiologiques et biologiques permet-
tant la mise en place de modèles descriptifs de
morbidité au grand âge. Cette description, malgré
la grande variabilité des phénomènes de vieillis-
sement, va se perfectionner tant le vieillissement
de nos populations nécessite le développement de
nouveaux outils d’évaluation. Ceux-ci permettront
une prise en charge adaptée à l’individu dans toutes
ses dimensions, y compris la dimension sociale. Ils
constitueront aussi des outils de prévention ciblée
de la dépendance, participant ainsi à l’amélioration
de l’espérance de vie sans incapacité, qui doit être
l’enjeu de nos sociétés actuelles.
1. Cambois E, Clavel A, Robine JM. L’espérance de vie sans
incapacité continue d’augmenter. Solidarité et santé
2006;2:7-22.
2. Carpenter GI. Aging in the United Kingdom and Europe: a
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3. Balducci L, Extermann M. Management of cancer in
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for frailty in older adults: toward a better understanding
of physiology and etiology. J Am Geriatr Soc 2006;54:
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7. Inouye SK, Studenski S, Tinetti ME et al. Geriatric
syndromes: clinical, research and policy implications of a
core geriatric concept. J Am Geriatr Soc 2007;55:780-91.
8. Rainfray M, Harston S, Dehail P. Évaluation gérontolo-
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Références bibliographiques
Tableau. Principaux éléments de l’évaluation gériatrique selon L. Balducci et M. Extermann (3).
État général, autonomie PS
(Performance status)
ADL
(Activities of daily life)
IADL
(Instrumental activities of daily life)
Comorbidités (cardiaque, rénale, etc.) Nombre, sévérité
Fonctions cognitives MMS
(Mini-mental state)
, autres
Dépression, troubles de l’humeur GDS
(Geriatric depression scale)
Syndromes gériatriques Démences, chutes, etc.
Médicaments Nombre, interactions
État nutritionnel MNA
(Mini-nutritional assessment)
Conditions socio-économiques Conditions de vie
Figure. Évaluation gériatrique : aide à la décision thérapeutique.
Évaluation gériatrique
Espérance de vie
> cancer < cancer
Groupe “favorable”
Patient autonome
Absence de comorbidités
Traitement standard
Groupe “intermédiaire”
1 dépendance
1 à 3 comorbidités
Traitement adapté
Groupe “très fragile”
Patient dépendant
Plus de 3 comorbidités
Syndromes gériatriques
évolutifs
Soins palliatifs
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