DOSSIER THÉMATIQUE Alcoolodépendance Comorbidités addictologiques dans l’alcoolodépendance : aspects épidémiologiques Nicotine and drug use disorders in alcohol use disorders: focus on epidemiologic studies A. Luquiens*, A. Dervaux**, H.J. Aubin* E * Université Paris-Sud, Inserm U669 ; service d’addictologie, hôpital PaulBrousse, Villejuif. ** Service d’addictologie (Dr X. Laqueille), centre hospitalier Sainte-Anne, Paris. n pratique quotidienne, l’alcoolodépendance est fréquemment associée à d’autres addictions, encore faut-il les rechercher systématiquement. Celles-ci sont souvent sous-diagnostiquées et sous-traitées. L’objectif de cette mise au point est d’exposer les données des études épidémiologiques récentes concernant les comorbidités addictologiques les plus fréquentes chez les patients alcoolo­ dépendants, afin notamment d’aider au repérage clinique. Seront abordées ici les données d’épidémiologie clinique, mais pas, faute de place, les très nombreuses données d’épidémiologie génétique, qui ont retrouvé notamment des facteurs de vulnérabilité communs à toutes les addictions et des facteurs spécifiques à chaque substance. D’après l’étude National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions (NESARC) [encadré], 13 % des sujets ayant présenté un abus/dépendance à l’alcool (tableau I) ont aussi présenté au moins une autre addiction, hors tabac (odds-ratio [OR] : 9,9 ; IC95 : 6,47-15,01) [1, 2]. Les patients présentant une alcoolodépendance associée à une autre addiction étaient plus jeunes, plus fréquemment de sexe Tableau I. Prévalence des sujets en population générale présentant un abus/dépendance à l’alcool dans l’étude NESARC (2001-2002) [1]. Alcool Abus (%) Au cours de la vie Total Au cours des 12 derniers mois 17,8 4,7 30,3 Dépendance (%) Total 12,5 42 | La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 2 - mars-avril 2013 8,5 3,8 masculin et célibataires, avec un niveau socio-économique moins élevé que celui des sujets uniquement alcoolodépendants (2). Sur le plan psychiatrique, ces patients présentaient plus fréquemment que les sujets uniquement alcoolodépendants des troubles de l’humeur (35,3 %), des troubles anxieux (26,5 %) et des troubles de la personnalité (50,8 %) [2]. Parmi ceux-ci, les troubles de la personnalité antisociale et les états-limites sont les plus fréquents, caractérisés notamment par des niveaux élevés d’impulsivité L’étude National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions (NESARC), réalisée par le National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism-National Institutes of Health (NIAAA-NIH) est une étude épidémiologique réalisée aux États-Unis sur plus de 43 000 sujets en population générale, en 2001-2002 (première vague) puis en 2004-2005 (seconde vague). »» Cette étude avait pour objectif d’évaluer la fréquence des comorbidités addictologiques et psychiatriques rencontrées chez les patients présentant des conduites addictives, en particulier des troubles de l’humeur, des troubles anxieux et des troubles de la personnalité. »» Les diagnostics étaient portés selon les critères du DSM-IV, à l’aide d’entretiens structurés Alcohol Use Disorder and Associated Disabilities Interview ScheduleDSM-IV (AUDADIS-IV). »» Les troubles psychiatriques préexistant aux addictions et ceux induits par une substance ont été distingués. »» La NESARC a permis d’enrichir considérablement les connaissances sur les comorbidités des addictions. Elle a donné lieu à plusieurs dizaines de publications (http://pubs. niaaa.nih.gov/publications/arh29-2/74-78.htm). Encadré. Étude National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions (NESARC). Mots-clés Résumé Alcoolodépendance Dépendance tabagique Dépendance au cannabis Dépendance à la cocaïne Dépendance aux opiacés Les patients alcoolodépendants qui présentent d’autres addictions ont des comorbidités psychiatriques plus fréquentes, des complications somatiques plus graves et une évolution plus sévère que les patients uniquement alcoolodépendants. D’où l’intérêt du repérage systématique, par ordre de fréquence, des dépendances au tabac, au cannabis, à la cocaïne et aux opiacés, selon les données d’études épidémiologiques telles que la National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions study (NESARC). Il est nécessaire de prendre en charge simultanément les comorbidités addictives, en tenant compte des degrés de motivations au changement, pouvant être différents pour chaque substance pour un même patient. et une observance moins bonne pour les traitements, facteurs de mauvais pronostic (3). Sur le plan évolutif, le pronostic des sujets avec double dépendance est moins bon, avec notamment des périodes de rémissions moins fréquentes (4). Sur le plan neurobiologique, il existe, certes, des mécanismes neurobiologiques communs à l’ensemble des addictions, en particulier une augmentation de la transmission dopaminergique dans le système mésolimbique, ce qui a contribué à l’adoption d’une vision globale en addictologie (5). Il existe aussi des différences : par exemple, C. Abé et al. ont décrit des anomalies métaboliques dans le cortex préfrontal dorsolatéral, significativement différentes chez des sujets alcoolodépendants présentant d’autres addictions de celles des personnes seulement alcoolodépendantes, avec notamment des niveaux de GABA plus bas dans le gyrus cingulaire antérieur (6). Alcoolodépendance et dépendance tabagique Plus de 80 % des sujets alcoolodépendants suivis dans des structures de soins sont aussi fumeurs réguliers de tabac (7). Leur consommation et leur degré de dépendance tabagique sont plus importants (7). Dans l’étude NESARC, la fréquence de la dépendance à la nicotine (selon les critères du DSM-IV, donc de sévérité plus importante que la consommation quotidienne de tabac) chez les sujets alcoolodépendants était de 48 % (8). Les sujets alcoolodépendants également dépendants à la nicotine ont des comorbidités addictologiques sur la vie entière plus fréquentes que les sujets alcoolodépendants sans dépendance nicotinique (abus/ dépendance au cannabis : OR = 2,31 [IC95 : 2,042,62] ; abus/dépendance à la cocaïne : OR = 2,30 [IC95 : 1,94-2,73] ; abus/dépendance aux opiacés : OR = 3,50 [IC95 : 2,70-4,54]) [8]. Ils ont également des comorbidités psychiatriques sur la vie entière plus fréquentes, en particulier de trouble panique, phobies sociales, troubles anxieux généralisés, troubles dépressifs, manies, tentatives de suicide et troubles de la personnalité antisociale. Ils ont enfin plus de comorbidités somatiques, en particulier de cancers des voies aérodigestives supérieures et de pancréatite (9). Sur le plan évolutif, plus de la moitié des décès des patients alcoolodépendants sont liés au tabac (7). Sur le plan neurobiologique, T.C. Durazzo et al. ont retrouvé des anomalies cérébrales plus marquées chez les patients alcoolodépendants fumeurs réguliers (perte de substance au niveau du gyrus cingulaire antérieur, de l’insula, du système de récompense et du cortex frontal) que chez les alcoolodépendants non fumeurs, ainsi que des niveaux plus bas de N-acétylaspartate, marqueur de l’intégrité neuronale, dans des régions antérieures du cerveau impliquées dans les processus addictifs (10). Sur le plan thérapeutique, plusieurs études ont montré qu’il était possible de développer des programmes d’aide à l’arrêt du tabac chez les patients alcoolodépendants (7). L’arrêt du tabac peut s’effectuer de façon simultanée ou consécutive, selon la préférence du patient (7). Summary Alcohol-dependent patients with other addictions have more frequent psychiatric comorbidities, more severe somatic complications and a more unfavourable progression than patients with alcohol dependence only. This is why systematic screening is recommended, to identify, by level of incidence, addiction to tobacco, to cannabis, to cocaine and to opiates, according to the findings of epidemiological studies such as the National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions study (NESARC). Simultaneous management of addictive comorbidities is essential, taking into account the degree of motivation to change, which can vary for each substance in the same patient. Alcoolodépendance et dépendance au cannabis Keywords Dans l’étude NESARC, l’abus/dépendance au cannabis sont les plus fréquemment retrouvés dans l’alcoolodépendance après la dépendance tabagique (tableau II) [2]. La codépendance cannabis/ alcool est favorisée par la préexistence de troubles Alcohol dependence Addiction to tobacco Addiction to cannabis Addiction to cocaine Addiction to opiates Tableau II. Fréquence des autres addictions chez les sujets présentant un abus/dépendance à l’alcool dans l’étude NESARC (2). Diagnostic (critères DSM-IV) Fréquence (dans les 12 mois) [%] Dépendance 2,6 Abus 7,3 Dépendance 1,4 Abus 1,1 Cannabis Cocaïne Dépendance Odds-ratio (IC95) 9,9 6,8 (5,36-8,75) 2,5 19,2 (10,71-34,56) 2,4 7,7 (5,18-11,41) 1 Opiacés Abus Total (%) 1,4 La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 2 -mars-avril 2013 | 43 DOSSIER THÉMATIQUE Alcoolodépendance Comorbidités addictologiques dans l’alcoolodépendance : aspects épidémiologiques dépressifs majeurs, qu’ils aggravent en retour (11). Elle est également associée à l’absentéisme et à des résultats universitaires moins bons chez les patients les plus jeunes, en particulier les étudiants (12). Il faut souligner que la consommation de cannabis étant dans la très grande majorité des cas associée à la consommation quotidienne de tabac, la codépendance alcool-cannabis est en réalité une poly­ dépendance (13). Alcoolodépendance et dépendance à la cocaïne Dans la cohorte NESARC, l’abus/dépendance à la cocaïne est la troisième addiction la plus fréquemment retrouvée dans l’alcoolodépendance (tableau II) [2]. La très grande majorité des sujets présentant un abus/dépendance à la cocaïne sont aussi alcoolodépendants (tableau III). Ces sujets ont en outre tendance à consommer les 2 produits simultanément (14), notamment de l’alcool en très grandes quantités (15). D’où l’importance de prendre en charge les 2 dépendances conjointement. Les consommateurs de crack ont plutôt tendance à utiliser l’alcool pour mieux supporter la “descente”, qu’ils boivent en moins grandes quantités que les consommateurs de cocaïne poudre (15). Les consommateurs de crack présentent néanmoins plus fréquemment des problèmes légaux, et d’autres addictions, notamment aux sédatifs et à l’héroïne, que les consommateurs de cocaïne/alcool. La consommation d’alcool aggrave les comportements agressifs induits par la consommation de cocaïne (16). Les sujets avec codépendance cocaïne/ alcool seraient aussi plus fréquemment victimes d’événements traumatiques et particulièrement susceptibles de développer un syndrome de stress post-traumatique (17). Il faut souligner que les sujets recevant un traitement de substitution aux opiacés, notamment de la méthadone, et alcoolodépendants seraient particulièrement à risque de dépendance à la cocaïne (18). Sur le plan somatique, la consommation simultanée Tableau III. Fréquence de l’alcoolodépendance dans les autres addictions, selon l’étude NESARC (2). Diagnostic (critères DSM-IV) Fréquence de l’abus/dépendance à l’alcool (dans les 12 mois) [%] Dépendance au cannabis 68 Dépendance à la cocaïne 89 Dépendance aux opiacés 74 44 | La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 2 - mars-avril 2013 d’alcool et de cocaïne augmente la concentration sanguine de cocaïne et entraîne la formation de cocaéthylène, substance plus toxique pour le système nerveux central et le système cardiovasculaire que la consommation de cocaïne seule (16). Sur le plan thérapeutique, l’intérêt du disulfirame a été suggéré, y compris chez les patients sous traitement de substitution par méthadone, ainsi que celui du baclofène et du topiramate, mais, pour l’instant, uniquement par des études préliminaires et hors AMM (19). Alcoolodépendance et dépendance aux opiacés Les sujets avec codépendance opiacés/alcool présentent également plus fréquemment des comorbidités psychiatriques et des antécédents d’incarcération. L’alcoolodépendance serait particulièrement délétère sur l’évolution des patients dépendants aux opiacés. Leur mortalité serait plus précoce (environ 10 ans en moyenne) que celle des sujets dépendants aux opiacés consommateurs modérés d’alcool (18). La consommation excessive d’alcool augmente notamment le risque d’overdose (20), et aggrave l’évolution de l’hépatite C, fréquente chez les usagers de drogue par voie intraveineuse. Alcoolodépendance et dépendances comportementales Il y a peu de données sur l’association alcoolo­ dépendance/dépendances comportementales. Dans l’étude NESARC, K.L. Chou et al. ont retrouvé une association entre le jeu pathologique et l’alcoolo­ dépendance (OR = 3,5) [21]. Il faut souligner l’importance de distinguer les types et les lieux de jeux, certains étant également des débits de boisson (bars-PMU), alors que d’autres interdisent la consommation d’alcool lors du jeu (certains casinos, par exemple). Sur le plan thérapeutique, les données sont encore plus rares. J. Mutschler et al. ont rapporté le cas d’un patient présentant une codépendance alcool/ jeu pathologique, améliorée par le disulfirame, avec rémission des 2 troubles (22). Ce résultat reste évidemment à confirmer dans des essais randomisés à grande échelle. DOSSIER THÉMATIQUE Conclusion Les dépendances associées à la dépendance à l’alcool sont à rechercher systématiquement du fait de leur fréquence. Les patients alcoolodépendants présentant d’autres addictions ont un profil sociodémographique, clinique et sont, au niveau des comorbidités psychiatriques, plus proches des patients dépendants aux drogues que des patients uniquement alcoolo­ dépendants. Le pronostic est moins bon en cas d’addiction(s) associée(s), notamment sur le plan somatique. Il est nécessaire de prendre en charge simultanément les comorbidités addictives, en tenant compte bien sûr des degrés de motivations au changement, différents selon les patients et selon les substances. ■ Références bibliographiques 1. Hasin DS, Stinson FS, Ogburn E, Grant BF. Prevalence, correlates, disability, and comorbidity of DSM-IV alcohol abuse and dependence in the United States: results from the National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions. Arch Gen Psychiatry 2007;64:830-42. 2. Stinson FS, Grant BF, Dawson DA et al. Comorbidity between DSM-IV alcohol and specific drug use disorders in the United States: results from the National Epidemiologic Survey on Alcohol and Related Conditions. Drug Alcohol Depend 2005;80:105-16. 3. Colpaert K, Vanderplasschen W, De Maeyer J, Broekaert E, De Fruyt F. Prevalence and determinants of personality disorders in a clinical sample of alcohol-, drug-, and dualdependent patients. Subst Use Misuse 2012;47:649-61. 4. 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Agenda Promotion des soins somatiques en santé mentale 11e Congrès de l’Association nationale pour la promotion des soins somatiques en santé mentale Marseille, World Trade Center, 12 au 14 juin 2013 Mercredi 12 juin et jeudi 13 juin (matin) : Journées de soins somatiques en santé mentale Jeudi 13 juin (après-midi) et vendredi 14 juin : 8es Journées sur la douleur en santé mentale La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 2 -mars-avril 2013 | 45