MISE AU POINT Migraine et comorbidité psychiatrique Migraine and psychiatric comorbidity F. Radat* D e tout temps, la présence d’une symptomatologie psychiatrique a été soulignée chez les patients migraineux. À une époque, il a même été suggéré que la migraine serait une maladie psychosomatique, liée à la répression des affects… Ces hypothèses sont maintenant écartées, mais l’importance de la comorbidité existant entre migraine et troubles psychiatriques est à souligner. Cette comorbidité a de nombreuses conséquences tant en termes de handicap et de qualité de vie que pour les traitements à mettre en place et le pronostic. Migraine et troubles de l’humeur Il existe de nombreuses études, réalisées en population générale, utilisant des instruments structurés pour établir un diagnostic selon les critères du DSM III ou IV pour les troubles psychiatriques et selon l’ICHD (International Classification of Headache Disorders) pour la migraine. Ces études sont concordantes et elles montrent qu’il existe un risque 2 à 4 fois plus important de souffrir de dépression majeure lorsqu’on est migraineux (1). En population consultante, la moitié des migraineux ont souffert ou souffriront d’une dépression majeure et, à l’inverse, un tiers des déprimés souffrent de migraine. Cette association entre migraine et dépression est plus forte pour la migraine avec aura que pour la migraine sans aura. Il existe également un risque plus important de souffrir de troubles bipolaires lorsqu’on est migraineux. Certains auteurs ont même proposé que la présence d’une migraine soit considérée comme un indice de bipolarité chez le patient déprimé (2). Le taux de suicide est également plus important chez les migraineux que chez les sujets témoins et cela indépendamment de la présence d’un trouble dépressif (3). Sur le plan clinique, il est parfois difficile pour le neurologue de faire le diagnostic de dépression. En effet, le patient vient consulter pour ses maux de tête et il craint – s’il se plaint de symptômes psychiques – que l’on mette ses douleurs sur le compte de son état mental. Par ailleurs, les symptômes psychiques sont mis sur le compte des douleurs et considérés comme secondaires par le patient qui refuse une prise en charge autonome de ces derniers. C’est pourquoi il importe de rechercher activement des symptômes de dépression qui sans cela passeront inaperçus. Le cœur de la symptomatologie dépressive consiste en la présence d’une tristesse fixe, quelles que soient les circonstances, et en une perte de la capacité à éprouver du plaisir. On retrouve par ailleurs fréquemment certains symptômes comme une irritabilité, une anxiété, des troubles du sommeil qui sont d’ailleurs un facteur de risque de chronicisation de la migraine. Les cognitions dépressives sont souvent centrées sur les céphalées avec le sentiment de ne plus pouvoir faire face à la douleur, de ne plus pouvoir la supporter et d’être découragé quant à une possible amélioration. L’aggravation du cours évolutif de la migraine, la multiplication des prises de médicaments de crise doivent également alerter quant à une éventuelle survenue d’un épisode dépressif. Migraine et troubles anxieux Là encore, de nombreuses études bien conduites en population générale ont été publiées. Le risque de souffrir de différents troubles est plus important si l’on est migraineux que si l’on ne l’est pas ; le risque de souffrir d’un trouble panique est 3 à 5 fois plus important, celui de souffrir d’un trouble phobique * Pôle de neurosciences cliniques, CHU Pellegrin, Bordeaux. La Lettre du Neurologue • Vol. XV - n° 2 - février 2011 | 51 Points forts Mots-clés Migraine Comorbidité psychiatrique Coping Handicap Highlights »» The risk of suffering from a psychiatric disorder (particularly anxiety or mood disorder) is higher in migraine sufferers than in non migraine subjects. »» The risk of suffering from psychiatric comorbidity is higher still in chronic migraineurs and in medication overuse headache sufferers than in episodic migraineurs. »» Th e c o n s e q u e n c e s o f psychiatric comorbidity in migraine sufferers are: a lowering in quality of life, a rise in impairment and the use of maladaptative coping strategies facing illness. »» Some pharmacological and non pharmacological treatments are effective both in migraine prophylaxis and in psychiatric comorbidity. Keywords Migraine Psychiatric comorbidity Coping Impairment »» Les migraineux ont un plus grand risque que les non-migraineux de souffrir de troubles psychiatriques, en particulier de troubles de l’humeur et de troubles anxieux. »» Le risque de comorbidité psychiatrique est d’autant plus important que la migraine est chronique ; il l’est également plus en cas de transformation de la migraine en céphalées par abus médicamenteux. »» Les conséquences de la comorbidité psychiatrique sont une altération de la qualité de vie, une aggravation du handicap et une maladaptation à la maladie. »» Plusieurs traitements médicamenteux et non médicamenteux sont efficaces, à la fois dans la prophylaxie antimigraineuse et dans le traitement de la comorbidité psychiatrique. l’est 2 fois plus, celui de souffrir d’une anxiété généralisée l’est 4 à 5 fois plus et celui de souffrir d’un stress post-traumatique l’est 4 fois plus (1). En revanche, il n’a pas été montré d’association claire avec les troubles obsessionnels compulsifs. Sur le plan clinique, certains patients focalisent leurs cognitions anxieuses sur la survenue des crises. On a ainsi pu parler de phobie des céphalées. Ceux qui en sont atteints ont alors recours à une stratégie de coping évitante qui consiste à multiplier les prises médicamenteuses, ce qui peut conduire à une situation de céphalées par abus médicamenteux. Certains patients vont également avoir des évitements envahissants de tous les éventuels facteurs précipitants (vent, lumière, bruits, aliments, etc.), ce qui peut les conduire à une considérable restriction de leur mode de vie. Le stress est également considéré comme un facteur déclenchant par plus des deux tiers des migraineux. Enfin, les événements traumatiques précoces semblent plus fréquents chez les migraineux que dans la population générale (4, 5) et surtout ils paraissent être un facteur de risque de chronicisation des migraines (4, 6). Cela pose bien sûr la question d’une sensibilisation à la douleur par les modifications biologiques induites par le stress précoce. Enfin, la tension musculaire, que l’on retrouve fréquemment dans l’anxiété, pourrait être un facteur déclenchant des crises. Migraine et abus/dépendance aux substances Les études sont plus ambiguës en ce qui concerne le risque d’abus/dépendance aux substances chez les migraineux. Certaines études retrouvent une augmentation du risque et d’autres non, ou alors le risque disparaît après contrôle des autres pathologies psychiatriques comorbides, ce qui sous-entendrait que l’excès de risque de souffrir de troubles abus/ dépendance est en fait lié à la comorbidité des troubles anxieux et de l’humeur (5). Quoi qu’il en soit, lorsqu’ils existent, ces troubles abus/dépendance concernent en général des substances licites : café, tabac, tranquillisants et alcool. Ces troubles abus/dépendance aux substances doivent toujours être recherchés chez les migraineux, car ils prédis- 52 | La Lettre du Neurologue • Vol. XV - n° 2 - février 2011 posent à un risque accru de transformation de la migraine en céphalées par abus médicamenteux (7). Il a été montré qu’une part de ces patients souffrant de céphalées par abus médicamenteux – évoluant à partir de migraines – ont une consommation addictive de leur traitement de crise (8, 9). De plus, il existe clairement chez ces patients un risque augmenté de souffrir d’un abus/dépendance pour une substance psychoactive, là encore la plupart du temps licite, mais qu’il importe de rechercher (7). Migraine et troubles de la personnalité De tout temps, on a décrit chez les migraineux des personnalités marquées par l’anxiété, le perfectionnisme, la répression d’une agressivité latente… En réalité, il y a peu d’études ayant la même qualité que celles qui ont été conduites pour les troubles de l’axe 1 : les études concernant la personnalité des migraineux sont souvent menées en population consultante, sans groupe témoin, avec des instruments d’étude de la personnalité uniquement validés en population psychiatrique ou non validés, et surtout sans contrôle quant au sexe ni quant au troubles de l’axe 1 (anxiété, dépression). On peut néanmoins considérer qu’il semble exister chez les migraineux une personnalité marquée par des scores de névrosisme plus élevés que chez les sujets témoins. Les études réalisées avec le test MMPI montrent que les migraineux ont des scores plus élevés que ceux des sujets témoins sur la triade dite “névrotique” (dépression, hystérie, hypochondrie) sans que les scores atteignent des taux pathologiques (10, 11). Il faut souligner que ces anomalies ne sont absolument pas spécifiques et sont retrouvées dans toutes les populations de patients douloureux chroniques. Conséquences de la comorbidité psychiatrique chez le migraineux Ce sont essentiellement les conséquences de la comorbidité anxieuse et dépressive qui ont été MISE AU POINT étudiées chez les migraineux. En premier lieu, on peut dire que cette comorbidité alourdit le fardeau de la maladie migraineuse : l’étude FRAMIG, menée chez 2 500 migraineux issus de la population générale française a montré que le handicap, mesuré à l’aide du questionnaire MIDAS, était augmenté chez les migraineux anxieux et plus encore chez les migraineux anxieux et déprimés (échelle HAD) [12]. De même, cette étude a montré que la qualité de vie était plus altérée en cas de migraine avec anxiété et encore plus en cas de migraine avec anxiété et dépression qu’en cas de migraine seule. Le vécu de la maladie est donc plus difficile en cas de comorbidité psychiatrique. Ainsi, sur une population de 5 400 migraineux français recrutés essentiellement en médecine générale, l’étude SMILE a montré que le stress perçu, le catastrophisme (modalité de faire face à la douleur de type émotionnelle par la dramatisation) et l’évitement étaient plus importants chez les migraineux anxieux et encore plus chez les migraineux anxieux et déprimés (13). Parallèlement, on a montré que chez les personnes souffrant de céphalées sévères, la perception de la santé et l’utilisation du système de soin étaient plus influencées par la comorbidité psychiatrique que par la comorbidité somatique (14). Qu’en est-il de l’influence de la comorbidité psychiatrique sur le pronostic ? Il n’existe pas d’études concernant spécifiquement la migraine, mais des études concernant les céphalées chroniques quotidiennes ont des résultats ambigus, ce qui ne permet pas de conclure formellement. Pourtant les taux de troubles anxieux et dépressifs sont 2 fois plus importants chez les migraineux chroniques que chez les migraineux épisodiques (15, 16). De même, une étude récente a montré que l’efficacité du traitement prophylactique était inchangée, voire améliorée, en cas de comorbidité psychiatrique (17). Néanmoins, il faut souligner que dans cette étude un tiers des patients recevaient comme traitement prophylactique un antidépresseur tricyclique ! L’étude FRAMIG a montré que l’efficacité des traitements de crise et la satisfaction des patients quant à ces traitements étaient moindres en cas de comorbidité psychiatrique, ce qui peut faire redouter une évolution vers l’abus médicamenteux avec plus d’unités galéniques prises par crise (12). De fait, on a montré que les patients atteints de céphalées par abus médicamenteux dans le cadre de migraines souffraient de plus de comorbidités psychiatriques que les migraineux épisodiques (7). Causes de la comorbidité entre migraine et troubles psychiatriques Deux hypothèses peuvent être proposées pour expliquer la comorbidité : la première serait que les troubles comorbides sont liés par une relation de causalité, l’un entraînant l’autre ; la deuxième hypothèse serait la présence d’un facteur de risque commun, génétique ou environnemental, pouvant expliquer la survenue des 2 troubles. Il est probable que les 2 hypothèses ne sont pas exclusives. En effet, on peut supposer qu’un mécanisme causal soit à l’œuvre, engendrant un cercle vicieux : la migraine en s’aggravant déprime le patient et à l’inverse la dépression en s’installant aggrave le cours évolutif de la migraine. En faveur de cette hypothèse, il y a 2 types d’arguments. Le premier est la présence d’une relation linéaire entre l’intensité des troubles comorbides, comme l’attestent plusieurs études. Le deuxième est la présence d’une chronologie préférentielle d’apparition d’un des troubles par rapport à l’autre et là, les études sont plus ambiguës (1). Quelques études d’épidémiologie génétique (études de jumeaux et d’agrégation familiale) laissent à penser que des facteurs génétiques communs peuvent expliquer la survenue à la fois des troubles psychiatriques et de la migraine (1). Les principales pistes explorées sont celles du gène du transporteur de la 5-HT et du récepteur DRD2. Conséquences de la comorbidité sur la prise en charge des patients Certains patients migraineux présentant de multiples comorbidités psychiatriques, en particulier l’association de troubles sur l’axe 1 (dépression, anxiété, somatisation) et de troubles de la personnalité, peuvent paraître décourageants. Il est clair qu’il est préférable de prendre ces patients en charge de façon pluridisciplinaire, en prenant son parti d’un accompagnement qui devra se faire dans la durée, en réservant une grande part de son temps à l’éducation thérapeutique. En effet, la crise de migraine survient hors du cabinet du médecin, le patient doit donc s’initier à une automédication éclairée. La prise en charge de ces patients pourrait renvoyer dans l’idéal au modèle du collaborative care où le patient se trouverait au centre d’un réseau de soin associant La Lettre du Neurologue • Vol. XV - n° 2 - février 2011 | 53 MISE AU POINT Migraine et comorbidité psychiatrique son généraliste à des médecins spécialistes ou à des paramédicaux agissant tant dans le domaine de la migrainologie que dans le champ de la santé mentale et de l’éducation thérapeutique. Il s’agit d’une approche centrée sur le patient, qui est au cœur du réseau de soin. Dans un autre registre, il existe plusieurs molécules ayant un effet prophylactique antimigraineux et également un effet psychotrope. Au premier rang bien sûr, l’amitryptiline. Aux doses utilisées pour la prophylaxie antimigraineuse, la molécule n’est pas encore antidépressive mais elle est anxiolytique. On peut également traiter le patient migraineux déprimé par des inhibiteurs mixtes de la recapture de la noradrénaline et de la sérotonine (venlafaxine, duloxetine) bien qu’aucun de ces produits n’ait formellement démontré son efficacité prophylactique dans la migraine. On peut également utiliser chez les migraineux les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), à condition de les commencer à doses faibles et d’augmenter progressivement leurs posologies pour éviter d’induire des crises. Il faut noter que les banques de données américaines concernant la coprescription d’ISRS avec les triptans sont tout à fait rassurantes (18). Chez les patients bipolaires, on préférera les antiépileptiques, en particulier le valproate de sodium. En effet, le divalproex a montré son efficacité en prophylaxie des troubles bipolaires. Il faut également être vigilant quant à un risque de dépression induit par l’épitomax qui semblerait plus fréquent, mais non exclusif en cas de dépression constatée dans les antécédents du patient. Il ne faut pas non plus négliger les techniques non médicamenteuses. En effet, la relaxation est très utile chez les patients anxieux, stressés et elle a montré son efficacité prophylactique antimigraineuse. Le rétrocontrôle (biofeedback) a également démontré son efficacité, il est moins utilisé en France que dans les pays anglo-saxons. On peut également proposer aux patients une prise en charge en thérapie comportementale et cognitive de gestion du stress qui elle aussi trouve son indication dans les 2 affections. Les recommandations de la HAS concernant le prise en charge de la migraine stipulent que “la relaxation, le rétrocontrôle et les thérapies cognitives et comportementales de gestion du stress ont fait preuve d’efficacité (grade B).” Cela est vrai également pour les enfants chez lesquels ces techniques sont recommandées en première intention, avant l’utilisation de traitements de fond médicamenteux. Conclusion Ainsi, il faut retenir qu’il existe une forte comorbidité entre migraine et troubles psychiatriques, en particulier les troubles anxieux et dépressifs. Cette comorbidité a un impact important sur le vécu de la maladie, le handicap et la qualité de vie, possiblement sur le pronostic. Il importe donc de la repérer – bien que cela ne soit pas toujours facile, le migraineux refusant souvent de reconnaître ses troubles psychiques – et de la traiter. Nous avons pour ce faire des molécules et des thérapies non médicamenteuses efficaces à la fois dans la prophylaxie antimigraineuse et dans le traitement des troubles psychiatriques. ■ Références bibliographiques 1. Radat F, Swendsen J. Psychiatric comorbidity in migraine: a review. Cephalalgia 2005;25(3):165-78. 2. Oedegaard KJ, Fasmer OB. Is migraine in unipolar depressed patients a bipolar spectrum trait? J Affect Disord 2005;84(2-3):233-42. 3. Breslau N, Davis GC, Andreski P. Migraine, psychiatric disorders, and suicide attempts: an epidemiologic study of young adults. Psychiatry Res 1991;37:11-23. 4. Peterlin BL, Tietjen G, Meng S et al. Post-traumatic stress disorder in episodic and chronic migraine. Headache 2008; 48(4):517-22. 5. Peterlin BL, Rosso AL, Sheftell FD et al. Post-traumatic stress disorder, drug abuse and migraine: new findings from the National Comorbidity Survey Replication (NCS-R). Cephalalgia 2011;31(2):235-44. 6. Tietjen GE, Brandes JL, Peterlin BL et al. 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