L’Encéphale (2009) 35, 139—145 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep NEUROPSYCHOLOGIE L’évaluation cognitive permet-elle de distinguer la schizophrénie du trouble bipolaire ? How to differentiate schizophrenia from bipolar disorder using cognitive assessment? C. Demily a,∗,b, P. Jacquet b, M. Marie-Cardine a a b Service hospitalo-universitaire de psychiatrie 69G12, centre hospitalier le Vinatier, 95, boulevard Pinel, 69500 Bron, France Centre de neuroscience cognitive (UMR 5229, CNRS, université Lyon-1), Bron, France Reçu le 6 août 2007 ; accepté le 27 mars 2008 Disponible sur Internet le 23 septembre 2008 MOTS CLÉS Continuum de la psychose ; Approche dimensionnelle ; Psychose unique ; Schizophrénie ; Trouble bipolaire ; Cognition ; Épidémiologie ∗ Résumé Le concept de « continuum de la psychose » est ancien et fut documenté dès la première moitié du xixe siècle par Griesinger sous l’appellation « Einheitspsychose ». En pratique, la traditionnelle dichotomie kraepelinienne reste une base de travail courante pour les cliniciens. Cependant, les récentes avancées de la recherche en neurosciences plaident en faveur d’une compréhension dimensionnelle de la psychose. Les données issues des études épidémiologiques nous apportent des arguments supplémentaires pour penser la survenue de la schizophrénie et du trouble bipolaire en termes de continuum, à la fois aux plans individuels et/ou familiaux. Reste aujourd’hui à déterminer si l’on possède des arguments suffisamment solides pour pouvoir répondre à cette délicate question : quels sont les facteurs pouvant déterminer, chez un même individu, la survenue d’une schizophrénie ou d’un trouble bipolaire ? En outre, l’étude des prodromes de la maladie n’est pas toujours discriminante pour l’une ou l’autre de ces grandes entités. De plus, les troubles cognitifs définis comme marqueurs-traits dans la schizophrénie pourraient constituer des marqueurs-états dans le trouble bipolaire. Notre revue a donc pour objectif de faire le point sur l’état des connaissances actuelles en mettant en perspective les aspects épidémiologiques, prodromiques et cognitifs communs à la schizophrénie et au trouble bipolaire. © L’Encéphale, Paris, 2008. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (C. Demily). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008. doi:10.1016/j.encep.2008.03.011 140 KEYWORDS Continuum of psychosis; Dimensional approach; Schizophrenia; Bipolar disorders; Cognition and epidemiology C. Demily et al. Summary Background. — Historical aspects of the dichotomy between manic-depressive disorders and schizophrenia raise the question of a continuum between the two entities. Griesinger (1817—1868) proposed a unitary concept of psychosis: ‘‘Einheitspsychose’’, adaptations of which have survived until the present day. Although Kraepelin’s traditional dichotomy is still a common base for clinicians every day: diagnosis, prognosis and treatment of psychotic disorders, recent epidemiological and neurobiological data are congruent with a dimensional aspect of psychosis. Epidemiological data are consistent with the existence of an individual and a familial overlap between bipolar disorder and schizophrenia. Schizophrenia is probably the most debilitating psychological disorder. It was primarily considered as a behavioural disorder, characterized by socially inappropriate and bizarre behaviour, but much attention has been focussed nowadays on the cognitive component and the cognitive pathology underlying schizophrenia. On the other hand, bipolar, or manic depressive disorder has been primarily considered as a mood or affective disorder, characterized by excessive swings of emotion and motivation. Manic depression is more about recurrent dimensions. However, symptoms associated with the diagnosis of schizophrenia can be associated with psychotic mood disorders: hallucinations and delusions (50%), disorganised speech and behaviour (all patients with moderate to severe mania or mixed episode), negative symptoms (all patients with moderate to severe depression). The social and job dysfunction may be due to disturbances in the volitional system in patients with schizophrenia or severe bipolar disorder. Literatures findings. — A considerable body of literature exists concerning the relationship between cognitive impairment in schizophrenia, but there is less data about cognition in bipolar disorder. However, there are some notable similarities between data observed in schizophrenia and bipolar disorder. Many domains of cognition are disrupted in schizophrenia with varying degrees of deficit. Concerning mood disorders, cognitive dysfunction could be considered as a state marker. Globally some studies indicate that, compared with schizophrenia, those with bipolar disorder display a similar but less severe neuropsychological pattern of impairment. However, it is only recently that cognitive dysfunction has been recognized as a primary and enduring core deficit in schizophrenia and further studies in bipolar disorder are needed. Discussion. — In this way, it has been suggested that psychotic symptoms may be distributed along a continuum that extends from schizophrenia to psychotic mood disorders with increasing level of severity. An explicative theory has to explain the evolution and the similarities between those affections including genetic and environmental liability. Some individuals, who are at high risk for psychosis, can even develop bipolar disorder or schizophrenia. Likewise, common factors can explain cognitive and social disorders in psychosis. So, there are various arguments for the dimensional approach of psychosis. These data are not completely in contradiction with Kraepelin: schizophrenia is a chronic affection and bipolar disorder is a cyclic pathology. However, common symptoms are not in favour of a strict categorization. © L’Encéphale, Paris, 2008. Introduction D’un point de vue historique, l’enseignement de la psychiatrie française et surtout germanique a davantage porté sur la description de grandes entités, dont le développement fixé et soigneusement décrit constituait l’essentiel de la clinique. Les données les plus récentes en matière de recherche en psychiatrie, constatant le flou entourant les limites diagnostiques de la schizophrénie et du trouble bipolaire, tendent vers un modèle dimensionnel de la psychose. Notre revue ne saurait être totalement exhaustive et nous nous concentrerons dans un premier temps sur les prodromes, puis sur les apports récents des études portant sur les dysfonctionnements cognitifs observés dans les deux pathologies. Ces données seront intégrées dans les perspectives neurodéveloppementales actuelles et dans le contexte du continuum physiopathologique de la psychose, permettant d’aborder à nouveau le concept de « psychose unique ». Héritée du concept de « Einheitspsychose » établit par Griesinger, la notion de psychose unique (ou unitaire) a, depuis le xixe siècle, connu des fortunes et des avatars divers [21]. Les recherches empiriques menées dès la deuxième moitié du xxe siècle lui ont donné un second souffle, suscitant aujourd’hui de nouveaux modèles de compréhension des affections psychiques [3]. Approche épidémiologique : l’instabilité diagnostique Dans la majorité des cas (80—90 %), la symptomatologie permet de classer les patients comme schizophrènes, schizoaffectifs ou bipolaires. L’étude clinique des symptômes révèle que dans la schizophrénie, les affects sont émous- L’évaluation cognitive dans la schizophrénie et le trouble bipolaire sés, inappropriés et accompagnés d’une avolition. Les sujets bipolaires expriment, quant à eux, une hyperthymie (élément central du tableau) pouvant aller dans le sens d’une excitation ou au contraire d’une dépression. Cependant, selon certains auteurs, les limites nosographiques entre les deux pathologies ont été établies en suivant des modalités évolutives. L’existence de troubles périodiques et l’absence d’évolution déficitaire représentent des critères diagnostiques majeurs en faveur du trouble bipolaire. En ce qui concerne la schizophrénie, l’accent est plutôt mis sur l’évolution déficitaire à terme et sur l’évolution d’un seul tenant. La stabilité au cours du temps des diagnostics de psychose maniaco-dépressive et de schizophrénie n’est pas de 100 %. Ce fait est en partie lié aux caractéristiques intrinsèques d’un diagnostic strictement catégoriel et à l’évolution au cours du temps des symptômes, réalisant de véritables « formes de passage ». À ce sujet, la place et la forme clinique des troubles délirants posent problème : en effet, 50 % des manies sont dites psychotiques. Parmi elles, plus de 30 % possèdent des caractéristiques congruentes à l’humeur et 16 % possèdent des caractéristiques non congruentes. Cinquante pour cent des autres manies sont, dites, mixtes et à plus de 20 % d’entre elles, sont associés des troubles non congruents à l’humeur. En effet, certaines études ont révélé que 30 à 50 % des maniaques présentent des idées délirantes de persécution (considérées comme non congruentes à l’humeur dans le DSM IV), tandis qu’un tiers des sujets schizophrènes remplissent les critères diagnostiques d’un état dépressif majeur lors d’une première hospitalisation [40]. Une étude récente, menée auprès d’une population de sujets adolescents bipolaires, a observé une corrélation entre la survenue d’épisodes psychotiques et un pronostic moins favorable à moyenne échéance (en terme d’adaptation sociale) [5]. Dans le cas de la dépression atypique, les symptômes apathie, retrait et anhédonie peuvent à la fois appartenir au registre dépressif et au registre de la symptomatologie négative. Une étude de cohorte initiée par Hafner et al. et impliquant 232 patients, a évalué la fréquence de la dépression au début de la schizophrénie à 75 % [22]. Concernant la dimension négative, cette fréquence (évaluée à un an) était moins élevée, favorisant un meilleur pronostic. Parmi les critères défavorables d’un épisode dépressif atypique, on retient : la présence de symptômes négatifs, une personnalité schizoïde, une mauvaise adaptation sociale, des antécédents familiaux et une prise de toxiques. Des transitions diagnostiques entre bipolarité et schizophrénie (ou inversement) ont également été décrites par Sheldrick et al. [35]. Les auteurs rapportent que 17 % des sujets initialement diagnostiqués schizophrènes ont présenté par la suite au moins un épisode de trouble thymique ; par ailleurs, 8 % des patients initialement diagnostiqués maniaques ont, par la suite, développé une schizophrénie. Une autre étude prospective menée sur de grands échantillons de population a révélé que 29 % des patients diagnostiqués bipolaires devenaient schizophrènes, tandis que 16 % des schizophrènes devenaient bipolaires [13]. Il est à noter que l’évolution du diagnostic se fait le plus souvent de la bipolarité à la schizophrénie. Ces données étant cependant à moduler en fonction du niveau socioéconomique du patient et des habitudes diagnostiques du psychiatre. GonzalesPinto et al. ont repris l’anamnèse de 160 sujets bipolaires (deux cliniciens ayant réalisé des entretiens semi-structurés 141 avec exclusion des cas litigieux) [20] : pour 30 % de ces sujets, le premier diagnostic posé était celui de schizophrénie ; 80 % des patients de cet échantillon avaient présenté à un moment de leur maladie des symptômes psychotiques et dans 44 % des cas, ces symptômes étaient non congruents à l’humeur. Parmi les critères singularisant les sujets n’ayant pas été à l’origine repérés comme bipolaires, on retrouvait un âge jeune au moment de l’évaluation [23] (25 au lieu de 31 ans pour les autres), un statut marital plus précaire (63 % de personnes seules contre 26 % pour les autres), enfin la présence de troubles psychotiques non congruents à l’humeur et largement en excès (84 % versus 24 %). En revanche, le nombre d’hospitalisations ou le fonctionnement global n’apparaissaient pas comme discriminants. Des analyses de régression ont, par ailleurs, montré que les troubles psychotiques non congruents à l’humeur avaient un plus haut pouvoir discriminant pour les sujets bipolaires ayant initialement bénéficié d’un diagnostic de schizophrénie (OR = 16). Une autre variable à considérer est la séquence des symptômes : dans le trouble bipolaire, les symptômes délirants et hallucinatoires suivent en général — mais ne précèdent pas — une période de trouble de l’humeur. Les troubles affectifs observés chez les sujets schizophrènes ne sont pas seulement la conséquence psychosociale de la maladie, mais pourraient correspondre à l’expression précoce d’un processus schizophrénique en voie de constitution [30]. Un point de vue alternatif stipule que les symptômes affectifs pourraient constituer un facteur précipitant chez les sujets ayant une prédisposition biologique à la schizophrénie [12]. Dans cette perspective, deux études prospectives menées chez des sujets sains ayant eu une expérience hallucinatoire ont montré que l’évolution vers un tableau de schizophrénie constitué (nécessitant un traitement antipsychotique) était significativement plus fréquente chez les sujets ayant déjà présenté un épisode dépressif [17,25]. L’épisode dépressif précèderait également la survenue d’un accès maniaque chez le patient bipolaire. Le sexe et l’âge du patient semblent également jouer un rôle comparable dans la survenue des deux pathologies : schizophrénie et manie surviendraient plutôt chez des sujets jeunes et de sexe masculin [19,24]. Enfin, l’anamnèse met souvent en évidence des évènements de vie précipitants précédant le premier accès ou la rechute [4]. La grande majorité des systèmes de classification (surtout anglo-saxons) offrent une place centrale aux symptômes schneidériens de premier rang dans le diagnostic de schizophrénie. Parmi ces systèmes, on peut citer le système PSE/CATEGO, l’Index de New Haven, le DSM IV et la CIM 10. L’argument régulièrement cité en faveur de l’utilisation de ces symptômes est leur concordance dans les différents systèmes catégoriels et leur excellente fidélité inter-juge. Cependant, ils ne sont pas spécifiques de la schizophrénie. Dès 1970, Mellor met en évidence, après l’observation attentive d’une cohorte de patients sur vingt années, que les symptômes schneidériens de premier rang, bien qu’ils soient suffisamment fréquents pour être utilisés en diagnostic de routine, ne sont pas tout à fait spécifiques de la schizophrénie [29]. D’après Taylor et Abrams, ils surviendraient également chez 12 % des sujets maniaques [36]. Utilisant les données de l’International Pilot Study of Schizophrenia, Carpenter et al. montrent que 23 % des sujets présentant un trouble bipolaire présentent conjoin- 142 tement des symptômes schneidériens de premier rang [11]. On les retrouve également chez des sujets présentant un trouble de la personnalité ou une affection neurologique. De fait, Brockington et al. concluent que ces symptômes ne sont pas prédictifs du devenir de la schizophrénie [7]. Une étude plus récente menée par O’Grady abonde également dans ce sens [31]. L’objectif était de rechercher la présence de symptômes schneidériens de premier rang dans une population de 99 sujets. Parmi eux, quinze sujets schizophrènes, dont 73,3 % présentaient des symptômes schneidériens de premier rang. Mais ces symptômes étaient également retrouvés chez 60 % des sujets schizo-affectifs déprimés (n = 5) et chez 6,8 % des sujets présentant un épisode dépressif caractérisé (n = 29). Ces données ont depuis été appuyées par Verdoux et al. qui, en étudiant une cohorte de 33 sujets présentant des symptômes schneidériens de 1er rang (score moyen = 4), ont observé que 60,6 % (n = 20) d’entre eux satisfaisaient aux critères diagnostics de schizophrénie et 39,4 % (n = 13) aux critères diagnostic de trouble bipolaire [38]. Les symptômes schneidériens, longtemps considérés comme pathognomoniques de la schizophrénie, se retrouvent donc avec une prévalence élevée dans les troubles bipolaires. Facteurs prédictifs et prodromes L’instabilité diagnostique, aujourd’hui largement documentée, nous autorise donc à poser la question suivante : quels sont les facteurs pouvant déterminer, chez un même individu, la survenue d’une schizophrénie ou d’un trouble bipolaire ? Pour répondre à cette délicate question, une vaste littérature atteste de la présence de signes prodromiques durant l’enfance et l’adolescence, avant l’apparition des premiers signes de la maladie. Les signes et symptômes prodromiques de la schizophrénie sont la plupart du temps multiples, non spécifiques et variables selon l’âge et le sexe. Quelques études de cohorte mettent en évidence des signes précurseurs fréquemment développés chez les futurs schizophrènes, comme les difficultés relationnelles ou les troubles de l’adaptation sociale [9]. D’autres facteurs tels qu’une méfiance envers autrui et une susceptibilité anormale (rapportées par des adultes schizophrènes), sont également évoqués [39]. D’après l’étude de Malmberg et al. portant sur une cohorte d’adolescents âgés de 16 à 18 ans, le fait de présenter des difficultés sociales accompagnées d’une susceptibilité anormale augmenterait significativement le risque ultérieur de développer une schizophrénie [28]. Certaines études rétrospectives menées chez les enfants et les adolescents bipolaires font référence à deux types de signes prodromiques, retrouvés a posteriori chez les adultes : troubles de l’adaptation mais également manifestations thymiques de faible intensité, de durée brève et de résolution spontanée. D’autres travaux rétrospectifs ont comparé les signes prédictifs et prodromiques chez des patients adultes schizophrènes et bipolaires. D’une manière générale, ces évaluations montrent une plus grande difficulté des patients schizophrènes à développer des liens affectifs riches avec leurs pairs, difficulté qui, associée à un quotient intellectuel bas et à de faibles performances scolaires, a pour conséquence directe une mauvaise adap- C. Demily et al. tation scolaire et un manque d’intérêt. Ces évaluations mettent, par ailleurs, en lumière, des troubles de la personnalité du registre de la schizotypie avec une bizarrerie des comportements (plus fréquemment retrouvés chez les sujets schizophrènes), un moins bon fonctionnement adaptatif général, des troubles de la coordination motrice, ainsi qu’une méfiance et une susceptibilité anormales. Concernant les sujets bipolaires, les troubles cognitifs et de l’adaptation sociale demeurent moins prégnants et le type de personnalité le plus fréquemment retrouvé est de type histrionique [33]. Notons que ces constatations ont été répliquées dans d’autres travaux [37]. Une étude récente a mis en évidence l’existence de facteurs prodromiques à la survenue d’un premier épisode maniaque proche des facteurs inaugurant un premier épisode schizophrénique (début insidieux : 51,9 % des cas et présence de symptômes positifs) [14]. La durée des prodromes était identique, que l’épisode maniaque s’accompagne d’éléments psychotiques (1,7 ± 1,8 ans) ou non (1,9 ± 1,5 ans). Dans une recherche menée au sein d’une cohorte d’enfants ayant développé par la suite un trouble schizophréniforme, Cannon et al. révèlent la présence d’anomalies développementales variées [8]. Plus précisément, les futurs sujets maniaques présentaient des anomalies du développement émotionnel, comportemental et social. Cependant, aucun de ces sujets ne présentait d’atteintes précoces de la motricité, de la cognition ou du langage. Qui plus est, les performances motrices des futurs maniaques étaient supérieures aux sujets contrôles. Dans un travail précédent, les mêmes auteurs évoquaient déjà des anomalies d’adaptation sociale pour les sujets maniaques, sans pour autant relever une atteinte des performances scolaires [10]. En définitive, les troubles émotionnels survenant au cours de l’enfance pourraient prédisposer à la maladie mentale. Quant aux troubles développementaux précoces interférant avec l’acquisition des fonctions psychomotrices, cognitives et langagières, ils semblent spécifiquement favorables au développement ultérieur d’une schizophrénie et ne seraient donc pas annonciateurs d’un trouble bipolaire. Quels phénomènes sont en mesure d’expliquer ces différences ? Des remaniements génomiques impliqués dans le neurodéveloppement pourraient être associés à la schizophrénie mais pas au trouble bipolaire. Une autre hypothèse (non exclusive) pourrait résider en la présence de facteurs de risque environnementaux spécifiques aux deux pathologies. Si les théories neurodéveloppementales permettent de rendre compte d’un certain nombre de dysfonctionnements observés chez les patients schizophrènes, leur pouvoir explicatif demeure limité pour le trouble bipolaire [18]. Dysfonctionnements cognitifs Depuis une vingtaine d’années, les abords nosologiques mettent l’accent sur l’identification de facteurs prodromiques divers, marqueurs d’une altération cognitive survenant précocement. Ainsi, les investigations menées à l’aide d’outils et de paradigmes expérimentaux issus de la neuropsychologie cognitive ont pour objectif d’étudier, dans la schizophrénie et le trouble bipolaire, l’éventuelle présence de dysfonctionnements cognitifs non explicables L’évaluation cognitive dans la schizophrénie et le trouble bipolaire par le traitement ou la prise en charge institutionnelle des patients. Si la schizophrénie peut aujourd’hui être considérée comme une pathologie du fonctionnement cognitif [2], trop peu de travaux ont été consacrés à l’étude des altérations cognitives dans le trouble bipolaire. L’objectivation de troubles cognitifs communs à ces deux entités pourrait remettre en question l’idée selon laquelle le trouble bipolaire n’est pas caractérisé par un déclin cognitif significatif [26]. Si les différences observées dans l’étude des troubles cognitifs entre schizophrénie et trouble bipolaire sont qualitatives, alors l’approche catégorielle peut en rendre compte ; si ces différences sont quantitatives, alors une approche dimensionnelle doit être adoptée. D’une manière générale, les données de la littérature suggèrent que les patients bipolaires obtiennent de meilleures performances aux tests neuropsychologiques que les patients schizophrènes. Une méta-analyse récente réalisée sur 31 études révèle que les patients schizophrènes ont des performances significativement plus altérées que les sujets bipolaires dans 9 des 11 variables cognitives répertoriées (mémoire de travail verbale, fluences verbales, vitesse de traitement, contrôle exécutif, formation de concept, flexibilité mentale, rappel immédiat et différé d’un matériel verbal et visuel, habiletés motrices fines, QI) [24]. Parmi ces variables, seules les performances obtenues au cours d’un test d’habileté motrice et de rappel différé d’un matériel visuel ne diffèrent pas significativement entre les deux groupes de patients. Mais ces éléments doivent être considérés avec prudence, le trouble bipolaire étant par définition une pathologie cyclique. Il est donc crucial de considérer l’impact que peuvent avoir sur les performances cognitives certains facteurs, tels la présence ou l’absence de symptômes maniaques ou dépressifs, la présence ou l’absence de symptômes psychotiques, ainsi que les effets du traitement médicamenteux. Relativement peu de travaux s’inscrivent dans ce type de perspective, notamment en raison des contraintes méthodologiques liées au contrôle de ces variables. Néanmoins, nous en exposerons brièvement le contenu, à nos yeux, ces quelques études constituent en effet les pistes les plus pertinentes à suivre pour de futures investigations. La question qui se pose est de savoir si l’on peut distinguer des sous-groupes de sujets bipolaires en fonction de leurs profils cognitifs. Une étude récente menée auprès de patients schizophrènes et de sujets bipolaires propose d’identifier des profils cognitifs propres aux différents versants symptomatiques des deux pathologies [27]. Dans ce travail, les patients ont été répartis en deux groupes : un groupe « Excès » constitué de patients schizophrènes désorganisés (n = 15) et de sujets bipolaires en phase maniaque (n = 15) ; un groupe « Déficit » constitué de sujets schizophrènes présentant des symptômes négatifs au premier plan (n = 15) et de sujets bipolaires en phase dépressive (n = 15). En termes d’évaluation globale des fonctions exécutives, aucune différence significative n’était notée au sein de chaque groupe. En revanche, des différences ont été relevées chez des patients présentant le même diagnostic. Les sujets schizophrènes désorganisés ont des troubles de l’initiation de l’action significativement plus importants que les patients schizophrènes présentant une symptomatologie négative ; la même différence étant relevée chez les sujets maniaques versus dépressifs. Ces observations 143 invitent à considérer le fonctionnement cognitif en termes dimensionnel, fonctionnement dont les caractéristiques (et perturbations éventuelles) seraient étroitement associées au type de symptôme présenté par le patient plutôt qu’au diagnostic catégoriel lui-même. Ces résultats sont en accord avec les données issues de travaux antérieurs, rassemblées et analysées dans la revue de Quraishi & Frangou parue en 2002. Cette méta-analyse des 42 études révèle que les déficits cognitifs sont fréquents dans le trouble bipolaire et prédominent (bien que non exclusivement) au cours des épisodes maniaques et dépressifs [32]. D’une manière générale, les sujets bipolaires présenteraient, lors des phases aiguës, les mêmes profils de troubles que les patients schizophrènes (altération des capacités attentionnelles, des fonctions mnésiques et des fonctions exécutives). La question cruciale reste de savoir si ces dysfonctionnements perdurent ou disparaissent au cours des phases de rémission. Sur ce point, les auteurs font l’hypothèse d’une persistance des déficits au niveau de l’attention soutenue et de la mémoire épisodique verbale, et dans une moindre mesure, des fonctions exécutives et de la mémoire épisodique non verbale [32]. Une étude comparative incluant 40 sujets bipolaires euthymiques de type I, 20 patients schizophrènes (18 de type paranoïde ; deux de type résiduelle) et 22 sujets témoins, va également dans ce sens [1]. Les auteurs observent un pattern de troubles cognitifs certes moins diffus que celui caractérisant les patients schizophrènes, mais qui se distingue du groupe témoin au niveau des fonctions exécutives et de la mémoire épisodique verbale. En définitive, les troubles cognitifs présentés par les patients bipolaires seraient qualitativement identiques mais quantitativement distincts de ceux présentés par les patients schizophrènes et persisteraient chez les patients bipolaires en rémission. Brambilla et al. [6] ont ainsi mis en évidence des performances au continuous performance test (CPT) significativement altérées chez les sujets bipolaires (n = 15) comparativement aux sujets contrôles (n = 26), sans toutefois atteindre l’intensité relevée chez les sujets schizophrènes [6]. Bien que n’étant pas généralisés, ces déficits restent circonscrits à des fonctions spécifiques et dans ce cas, la symptomatologie dépressive ou maniaque ne peut naturellement plus suffire à expliquer leur expression. Les troubles cognitifs peuvent donc à la fois être associés à la symptomatologie et constituer un marqueurétat, mais ils pourraient également perdurer en l’absence de symptômes et représenter un marqueur-trait. Cependant, même les profils de performances des sujets en rémission sont variables. Dans cette même étude, les auteurs mettent en évidence au sein du groupe de sujets bipolaires euthymiques deux patterns de performances distincts au Wisconsin card sorting test, réputé pour recruter des fonctions exécutives variées (flexibilité, maintien d’une règle, inhibition, mémoire de travail,. . .). Alors que l’un des sous-groupes obtient des résultats comparables aux sujets témoins, l’autre enregistre des performances déficitaires identiques aux groupes de patients schizophrènes. À l’image de la schizophrénie, la présence de profils exécutifs distincts chez les patients euthymiques peut également être comprise comme la conséquence d’autres facteurs d’influence, tels le nombre d’épisodes ou la présence d’antécédents psychotiques. Une étude originale réalisée par Glahn et al. tente de mesurer l’influence que peut avoir la manifestation de symptômes 144 psychotiques (hallucinations ; idées délirantes) dans le fonctionnement cognitif de sujets bipolaires de type I (34 sujets bipolaires avec antécédents psychotiques ; 35 sujets bipolaires sans antécédents psychotiques ; 35 sujets témoins) [19]. Une première analyse générale basée sur le simple diagnostic révèle que les patients sont déficitaires dans de nombreuses mesures cognitives (vitesse de traitement, fonctions exécutives, mémoire de travail, mémoire déclarative), mais se distinguent dès lors que l’on considère la présence ou l’absence d’antécédents. Les patients avec antécédents psychotiques obtiennent de moins bonnes performances que les patients sans antécédents psychotiques aux tests évaluant les fonctions exécutives et la mémoire de travail visuo-spatiale. Ces résultats se retrouvent également lorsque les analyses se réduisent aux sujets bipolaires euthymiques avec (n = 15) et sans antécédents psychotiques (n = 13). Mais ces données restent cependant contradictoires. Ainsi, Depp et al. ont souligné, après avoir évalué 67 sujets bipolaires et 150 sujets schizophrènes, que l’association entre troubles cognitifs et trouble bipolaire était sans corrélation directe avec la sévérité des symptômes psychotiques ou la durée de la maladie, mais directement en lien avec la qualité de vie [16]. En définitive, beaucoup d’arguments plaident en faveur de dysfonctionnements cognitifs dans le trouble bipolaire similaires à ceux observés dans la schizophrénie, quoique moins diffus, plus spécifiques et d’intensité moindre [15,34]. Ces observations invitent à privilégier une approche dimensionnelle de la psychose. Les phases maniaques et dépressives, quant à elles, constituent un facteur nécessaire — mais non suffisant — à l’explication de ces altérations. Pour ce qui est des symptômes psychotiques, il reste encore trop peu documenté et fait encore l’objet de vifs débats. En outre, l’influence des traitements médicamenteux sur le fonctionnement cognitif des patients bipolaires demeure relativement inexplorée et constitue de fait une perspective féconde pour le développement de futures recherches. Conclusion Existe-t-il un continuum physiopathologique entre la schizophrénie et le trouble bipolaire ? Un modèle explicatif plausible de l’évolution et de la distinction entre schizophrénie et trouble bipolaire doit tenir compte de facteurs étiopathogéniques similaires, comme une probable vulnérabilité génétique commune aux deux grandes affections. On pourrait ainsi imaginer que ces individus prédisposés à la psychose puissent développer une schizophrénie ou un trouble bipolaire en fonction de l’effet modulateur de facteurs environnementaux différents. Dans un second temps, certains facteurs communs aux deux affections pourraient intervenir dans la genèse d’anomalies cérébrales, cognitives et sociales. Au total, nombre d’arguments plaident en faveur de l’aspect dimensionnel du concept de psychose. Ces éléments ne sont pas en contradiction avec l’idée princeps de Kraepelin : la schizophrénie est d’évolution chronique et la psychose maniaco-dépressive est d’évolution cyclique. Cependant, l’existence de formes intermédiaires et de symptômes communs aux deux grandes entités remet en question une catégorisation stricte. C. Demily et al. Références [1] Altshuler LL, Ventura J, Van Gorp WG, et al. Neurocognitive function in clinically stable men with bipolar I disorder or schizophrenia and normal control subjects. Biol Psychiatry 2004;56:560—9. [2] Andreasen NC. Thought, language, and communication disorders: clinical assessment, definition of terms, and evaluation of their reliability. Arch Gen Psychiatry 1979;36:1315—21. 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