Pr. Moustapha Kassé, Doyen honoraire, membre de l’Académie

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QUAND L’INCIVISME PLOMBE LE DÉVELOPPEMENT ET LA CROISSANCE.
PAR
Pr. Moustapha Kassé, Doyen honoraire, membre de l’Académie
INTRODUCTION GÉNÉRALE
On peut se demander au premier abord si l’économiste a quelque compétence pour
étudier les rapports entre civisme et développement. Dans la pensée économique néo-
classique dominante, le développement est réduit à des conceptions de techniques
strictement économiques et ne met en jeu que des variables de même genre assimilé à la
notion de croissance signifiant l’accroissement pendant une période soutenue d’une grandeur
de dimension nationale : le produit national brut ou le revenu national.
Cet accroissement sera rendu possible et efficace grâce à l’élaboration de politiques
macroéconomiques pertinentes fondées sur les postulats de l’économie pure et des
comportements de l’homoéconomicus qui est une créature se présentant de façon isolée sur
le marché, pourvue de passé historique, d’opinion politique et de relations sociales en
dehors des simples échanges marchands et qui agit selon les principes de la rationalité pure
et maximise sa satisfaction sous contrainte. Dans cette optique, les relations hors marché et
les institutions nentrant pas dans le cadre du marché ne sont supposées n’avoir aucune
répercussion significative sur les activités de développement économique et social. En
conséquence, les économies ont une nature statique et dépourvue de passé, le changement
et les évolutions marquantes ne résultent que des seules variables économiques et
technologiques. Ainsi, débarrassées des relations sociales et de leur dynamisme historique,
les économies sont réduites à de simples appareils techniques servant à l’allocation des
ressources rares. Cela permet aux théoriciens de s’installer dans un monde des harmonies
universelles et des modèles formels en faisant impasse sur les relations déterminantes entre
les structures économiques et les structures d’encadrement que sont les structures mentales,
sociales, politiques.
I/ DE QUELQUES RÉFÉRENCES THÉORIQUES.
Aujourd’hui, beaucoup de chercheurs remettent en question cette opinion bien étroite
et admettent que les structures d’encadrement peuvent constituer de véritables freins à la
croissance économique. Il est généralement démontré, en Afrique, que les performances
économiques médiocres des politiques de développement appliquées depuis cinq décennies
prennent leur source pour l’essentiel dans le caractère réducteur du modèle néolibéral et
surtout dans ses analyses prétentieuses, étroites, simplistes qui ignorent les interactions des
structures économiques et des structures d’encadrement lesquelles peuvent accélérer ou
freiner la croissance en cas d’incompatibilité.
En effet, il est impossible d’étudier les problèmes du développement sans prendre en
considération le contexte. Tout développement économique doit s’insérer dans une biologie
sociale laissant apparaitre deux attitudes possibles : celle de l’ingénieur qui s’en remet à la
mécanique et à la technique et celle du biologiste qui tient compte de tous les éléments de
l’environnement. Cette deuxième vision me paraît plus féconde. Elle explique qu’il faut
compléter l’analyse en intégrant des variables extra économiques. Pareille opinion peut être
appuyée par un important référentiel d’auteurs qui ont soutenu l’importance des aspects non
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économiques dans les processus de croissance et de développement depuis Adam Smith,
Stuart Mill qui on doit la première théorie de la croissance), J. Schumpeter jusqu’aux auteurs
contemporains comme Schultz, D. North et Fogel, Lucas, Romer, Barro, J. Stiglitz, O.
Williamson ainsi que tous les théoriciens des institutions et de l’agence sans oublier les
auteurs des autres sciences sociales sociologues, juristes et historiens.
Dès lors, il faut identifier l’ensemble des conceptions, des valeurs éthiques, des
croyances, des idéologies et des représentations des « faiseurs de développement » qui ont
longtemps été masquées par des modèles macroéconomiques qui semblaient fonctionner
sans eux. Ces variables sociologiques, morales, politiques et sociales ont la forte capacité de
commander ou d’orienter l’activité économique comme l’ont clairement établi les travaux de
Max WEBER sur l’influence de l’éthique protestante dans le décollage économique des pays
capitalistes ou ceux de SOMBART sur la contribution de la mentalité juive dans la réalisation
de la révolution industrielle en Europe. Pour ces auteurs, trois attitudes paraissent essentielles
pour le développement économique et social du fait des valeurs qu’elles véhiculent et qui
influencent très fortement la croissance économique et le développement : l’attitude à l’égard
du travail social considéré comme le moteur de toutes les révolutions économiques et
politiques (des civilisations antiques, aux religions révélées jusqu’à K.Marx) ; l’attitude à
l’égard du progrès perçu au double niveau d’une quête permanente des innovations créatrices
et de l’accumulation de ressources à des fins d’investissements productifs et l’attitude à
l’égard du temps autrement considéré comme un bien rare qui a un prix et non exclusivement
l’attribut d’une divinité.
Ces trois attitudes forment ce que j’appellerais les structures mentales ou l’outillage
mental compris comme l’ensemble des concepts, des croyances et des représentations qui
ont cours dans une société et que l’on doit infléchir dans un sens favorable au développement.
Elles expliquent pour une très large part, la conception que l’homme se fait de ses relations
avec les principaux facteurs de croissance, conception active ou conception passive,
acceptation de son état ou volonté de le transformer et de l’améliorer. C’est pour cette raison
qu’il est souvent souligné que le développement est une question de mentalité. On comprend
dans cette optique le rôle éminemment positif que doit jouer le civisme accepté comme un
ensemble de valeurs et de comportements qui agissent sur la conscience de l’être humain,
pour lui inculquer une attitude positive, se traduisant par le respect de soi-même, le respect
d’autrui, le respect des institutions que les populations se sont données librement. Les règles
de civisme invoquées ou imposées par un donneur d’ordre peuvent alors entraîner des
attitudes favorables au développement économique.
Alors se pose la question de savoir quels sont les comportements et attitudes qui
freinent ou accélèrent la croissance et le développement ? Et en conséquence, comment les
mettre en œuvre ?
II/ COMPORTEMENTS ET ATTITUDES DES ACTEURS QUI FREINENT LA CROISSANCE ET LE
DÉVELOPPEMENT.
Depuis longtemps les modèles de développement font l’objet de débats surtout en
Afrique avec la persistance de la crise des économies et les résultats catastrophiques de
l’ajustement structurel appliqué depuis plus de trois décennies et que l’on perpétue avec un
aveuglement et un autisme absurde sous des formes plus douces et plus malicieuses avec la
coupe réglée et la tutelle des institutions financières internationales (prescription d’un
cadrage macroéconomique, haute surveillance des déficits et de l’endettement).
L’aboutissement logique de ces projets et programmes est que le développement des pays
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devra être impulsé de l’extérieur et pour y arriver il suffit simplement d’organiser la mobilité
des capitaux, de transférer les technologies et les cultures qui les accompagnent. Les
proclamations sur l’émergence actuellement en cours omettent de rappeler que les pays
émergents ne sont pas arrivés là ils sont par hasard. Ils ont réussi à sortir du sous-
développement en appliquant d’excellentes visions stratégiques qui reposent solidement sur
les vertus prussiennes de travail, de rigueur, de discipline, d’épargne et sur le secteur privé
soutenu par un patriotisme économique réfléchi et courageux
1°) Les attitudes à l’égard du travail : on travaille mal et pas assez ce qui se répercute
sur la productivité et compétitivité. Travaille dur pour conserver ton emploi, sinon tu
vas travailler dur pour en trouver un.
Tous les constructeurs de système sociétal ont toujours fondé leurs conceptions sur le
travail rédempteur et créateur de richesses. Ce propos peut être illustpar certains exemples
assez édifiants : un exemple religieux : «tu gagneras ton pain à la sueur de ton front »,
recommandait le Tout-Puissant à Moïse sur le mont Sinaï, Sérigne Touba Khadimourassol en
a fait un solide pilier de la mourridiyya et tous ses Khalifes ont perpétué cette conduire; un
exemple de théorie économique : la valeur d’un bien est déterminée par le temps de travail
socialement mis pour sa fabrication et des exemples de politique économique : les différentes
révolutions industrielles en Europe et dans le Monde se sont déroulées dans des conditions
de travail surexploité. Plus édifiants encore sont les « ateliers de sueur » qui ont permis aux
pays asiatiques de vaincre le sous-développement dans l’intervalle d’une génération et d’être
le pôle émergent qui fournira plus de la moitié du surcroît de la production mondiale.
La question qui découle de ces exemples est celle de savoir quelle est l’attitude des
acteurs sociaux à l’égard du travail ? Trois faits massifs méritent d’être soulignés et
sérieusement analysés. Le premier fait concerne les cérémonies familiales et les nombreuses
activités de loisirs qui démobilisent tout le corps social et particulièrement sa composante la
plus valide : la jeunesse. Le second fait est relatif à la multiplicité des fêtes officielles qui sont
des charges exorbitantes pour les entreprises et partant diminuent leur compétitivité
structurale. Le troisième fait est la faible productivité du facteur travail dans tous les secteurs
d’activité. En prenant le cas de l’agriculture on s’aperçoit que les hommes consacrent au
travail 103 jours, soit 600 heures par an et les femmes 155 jours, soit 1.100 heures. Dans les
mêmes climats et sur les mêmes sols, le rendement moyen par actif rural et par hectare cultivé
est presque 10 fois plus élevé en Asie.
Que faut-il alors faire pour promouvoir une société de travail, c’est-à-dire une société
qui se construit autour des valeurs qui agissent sur la conscience des citoyens pour leur
inculquer en permanence des attitudes favorables au travail productif et créatif. Il faut
certainement aller bien au-delà de simples appels pathétiques de nos leaders à la conscience
professionnelle.
2°) L’attitude à l’égard du progrès matériel : faible importance attachée aux
innovations de développement et à l’épargne.
Si nous réduisons le progrès matériel à deux variables fondamentales, l’acceptation
des innovations technologiques et la recherche, il devient intéressant de savoir si la recherche
de ce progrès est tenue pour une finalité de l’activité des citoyens sénégalais. La recherche
n’intéresse personne, les preuves ne manquent pas : investissements public et privé
dérisoires, les fondations existantes comme les sponsors récompensent principalement les
politiciens et les sportifs. Le cas de la lutte sénégalaise est symptomatique au point qu’elle
passe pour le LMD (Lutte, Musique, Danse) sponsorisé pour la jeunesse.
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Pour ce qui est des innovations, la réceptivité des sénégalais est presque parfaite :
vivacité d’esprit, intelligence ouverte à toutes mutations, très forte propension à l’initiation,
système éducatif et de formation de bon niveau, mais qui se détruit faute de réformes
profondes. Toutes ces raisons font que la dotation de notre pays en ressources humaines est
une des meilleures en Afrique francophone.
3°) L’attitude à l’égard de l’accumulation des richesses
Cette attitude soulève les questions suivantes : la richesse est-elle source de
consommation, moyen de prestige ou instrument de progrès économique par accumulation
et investissement ? Commençons par élucider le lien entre accumulation et développement.
Notre pays a besoin d’une croissance rapide, accélérée, harmonieuse et aux taux le plus élevés
possible compte tenu des ressources disponibles. Or, le taux de croissance est une fonction
directe du taux d’accumulation donc de l’épargne. En conséquence, il ne peut avoir de
développement sans une conciliation entre les capacités de génération (production) et
d’absorption (consommation) des surplus. Historiquement, les richesses qui se formaient
étaient systématiquement détruites par des mécanismes divers (cérémonies, legs, dons ) ;
cela pour maintenir la cohésion et empêcher toute différenciation sociale remarquable. Cette
tradition s’est renforcée aujourd’hui entraînant une véritable dilapidation des ressources à
l’occasion d’interminables cérémonies de tous ordres. L’interférence de deux valeurs l’une
traditionnelle le « navle » et l’autre moderne le « pouvoir d’achat » entraîne une surenchère
dans les dépenses somptuaires par effet d’imitation et de démonstration que les économistes
connaissent bien à travers les effets Dussenbery/Giffen. Ce double mécanisme finit par
liquider ou amoindrir les capacités d’épargne des individus. Les ressources publiques comme
celles provenant de la corruption seront détournées par les individus au profit de la famille
élargie ou des groupes ethniques. La conséquence est que l’épargne sera faible ainsi que les
possibilités de financer les investissements personnels.
Il nous faut réfléchir sur ces expériences des pays asiatiques dont le mode
d’organisation sociale n’est pas trop éloigné du nôtre. L’individu y acquiert son identité par
son appartenance à la famille. La société est un tout l’individu, quel qu’il soit, est enserré
dans un réseau de relations préétablies. Toutefois, les relations interpersonnelles sont très
fortement hiérarchisées si bien que chacun cherchera à établir des liens sociaux verticaux (de
supérieur à inférieur), plutôt qu’horizontaux (entre égaux). La philosophe de CONFUCIUS est
transposée dans l’activité productive de même que le développement de l’esprit de solidarité
et de groupe : « Que le prince soit prince, que le sujet soit sujet, que le père soit père et que
le fils soit fils ».
Dans ces sociétés asiatiques, les taux d’épargne sont très élevés, car les agents
économiques considèrent, dans un premier temps, que les surplus de revenus qu’ils
obtiennent sont provisoires et qu’il vaut mieux les mettre de côté pour les temps difficiles.
Différemment, le système africain qui, par ses réseaux de solidarité, détruit socialement tous
les surplus offre un filet permanent de sécurité sociale.
Comment ajuster les comportements d’épargne des individus pour qu’ils soient d’une
part plus favorables à l’investissement et d’autre part mieux corrélés aux risques et à
l’incertitude ? Comment imposer un civisme dans la gestion des ressources individuelles ?
Faut-il agir sur le modèle de consommation, sur l’environnement social ou sur les incitations ?
La question est importante. Il s’agit de savoir si le temps est un élément sur lequel
l’homme n’a aucune prise ou alors si le temps est un bien rare qui doit être aménagé et qui a
un prix. Dans la société sénégalaise d’aujourd’hui, c’est la première perception qui prévaut,
ce qui se traduit par un attentisme dans l’élaboration comme dans l’exécution des décisions.
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4°) L’attitude à l’égard de la corruption : quand la fin justifie les moyens.
Cette question est décisive dans les économies de marché la transparence devrait
permettre un fonctionnement efficace des relations marchandes et des règles de compétition.
Les Institutions Financières Internationales s’intéressent bien après les théoriciens, à
l’économie politique de la corruption.
Analysant ce phénomène, un auteur comme le Prix Nobel G. BECKER estime qu’il s’agit
de la confrontation d’une offre et d’une demande selon les principes de l’économie du crime
qui permet à des individus de disposer d’avantages indus sans payer ou d’une rente de
situation. Les contractants comparent les gains probables et les risques potentiels.
En revanche, pour la société comme pour les citoyens la corruption impose des coûts
moraux, politiques, sociaux et économiques. Ces coûts économiques se traduisent par le
gaspillage des fonds publics, l’octroi de rentes de situation parasitaires, la concurrence
déloyale pour les entreprises, des pertes de revenus budgétaires et de crédibilité pour
l’ensemble du système social. Par ailleurs, elle remet en question l’égalité de traitement des
citoyens et l’égalité des chances des entreprises en régime de concurrence. En conséquence,
si on laisse la corruption s’incruster et se développer, il va se former des échanges sociaux
complexes avec des réseaux qui vont viser à sécuriser les transactions délictueuses hors
marché au détriment de l’économie nationale.
5°) L’attitude à l’égard de l’État et du service public : absence totale d’une éthique de
l'intérêt général et du souci du bien commun.
L’émergence en Asie est partie d’un État fort adossé sur des institutions stables,
utilisant les savoirs et les talents. Il a été qualifié d « État pro » c’est-à-dire producteur,
promoteur, programmeur et prospecteur. Au contraire de l’Asie, en Afrique les politiques
néolibérales ont opéré un véritable démontage des pouvoirs de l’État. Pourtant,
contextuellement, lÉtat y est doublement précarisé en haut par la mondialisation et en bas
par l’économie informelle dominante. À cela s’ajoute une crise chronique de ses finances
publiques du fait de multiples prédations des divers acteurs qui le rendent incapable de
disposer de fonds d’accumulation pour investir dans les secteurs créateurs d’externalités
positives : infrastructures, éducation et formation, santé, environnement, etc.
Cette prédation concerne d’abord les entreprises (incivisme fiscal qui se traduit par le
non accomplissement des obligations, intéressement social, patriotisme d’entreprise), les
élites administratives et politiques et les citoyens. Les élites asiatiques ont mieux utilisé leurs
ressources de la prédation, de la corruption en faisant confiance en leurs institutions. C’est le
contraire avec les élites africaines qui ont consacré leurs ressources à des placements à
l’extérieur ou à des consommations somptuaires. Il manque aux acteurs une éthique de
l'intérêt général c’est-à-dire le souci du bien commun ou la recherche d'un optimum social.
L’aboutissement de cette situation se traduit dans les malversations financières, la
gestion non transparente et gabégique du secteur public, la démultiplication des passe-droits,
la promotion et la protection de l’incompétence, la violation des règles d’une compétition
stimulante, etc. Pour sûr de tels comportements conduisent un pays à la ruine. Le civisme est
alors cette vertu cardinale consistant à préserver le bien public, à s’intéresser à la vie sociale
et politique, à se plier aux disciplines nécessaires, à respecter les lois légitimes ainsi que les
autorités chargées de les appliquer. Ces qualificatifs ressortent de la bonne gouvernance
concept qui a permis aux institutions financières internationales de sortir de l'impasse des
années 1970 et 1980 quand elles préconisaient un libéralisme économique forcené hostile à
l'État dont l’immixtion dans l’économie était considérée comme la cause principale des
déséquilibres.
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