C`EST EN CITOYENNANT QU `ON DEVIENT CITOYEN

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Préface
C’est en citoyennant qu’on devient citoyen
François Audigier, université de Genève1
P
armi les sept compétences qui constituent le socle commun des connaissances
et des compétences de 2006, figure en sixième position un ensemble pluriel et
très hétérogène sous le titre de Compétences sociales et civiques. La lecture
des développements qui l’accompagnent ouvre de nombreux thèmes de réflexion.
J’en sélectionne quelques-uns présentés sans ordre systématique comme autant de
chantiers dont il convient, selon les cas, de poursuivre ou d’ouvrir l’exploration. Ils
convergent autour de l’idée de relations.
Le premier thème est celui des relations entre, d’un côté les connaissances et
les savoirs, de l’autre les attitudes, les comportements, les pratiques sociales. Il n’y
a pas, il n’y a jamais de certitudes en la matière. Le pari de l’éducabilité, pari,
croyance, sur lequel repose le sens de notre métier, postule une relation nécessaire.
Plus de connaissances produiraient des comportements plus raisonnés. Si cette
relation apparaît dans nombre d’enquêtes, au moins sur un plan déclaratif, il n’y a
pas d’automaticité. Un individu parfaitement au fait des droits humains peut y être
profondément hostile et adhérer à des idées qui leur sont opposées. Mais, parions
qu’il y a plus de probabilité pour un individu qui connaît les droits humains, de ne
pas les violer que pour un individu qui ne les connaît pas. De plus, notre culture
scolaire française repose sur l’idée selon laquelle l’École doit transmettre d’abord
des savoirs, des savoirs fondés en raison, ce qui implique qu’ils s’appuient sur
les disciplines académiques homonymes. Sur ce piédestal repose la construction
des programmes et curriculums. Une étude historienne, même brève, montre un
enseignement beaucoup plus diversifié où on ne rechigne pas à s’appuyer aussi sur
1 Auteur de L’éducation à la citoyenneté. Lyon : INRP, 1999.
Éduquer à la citoyenneté. Construire des compétences sociales et civiques
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des pratiques et on ne nie pas l’importance des attitudes et des comportements.
Ainsi, l’Éducation à la citoyenneté a toujours eu ce double ancrage : connaître ses
droits et ses obligations, les institutions publiques, et développer des pratiques et
des comportements personnels et sociaux qui s’inscrivent dans le cadre des lois de
la République. Il y a toujours un caractère normatif à l’enseignement.
En continuité directe avec ce premier thème, le second est celui des valeurs. Leur
importance est régulièrement affirmée. Dans tous les textes et discours officiels, ces
valeurs se présentent sous forme de liste non hiérarchisée et non problématisée. Tout
fonctionne comme si la vie sociale, celle des adultes, aussi bien à l’intérieur qu’à
l’extérieur de l’École, était faite de respect, d’ouverture, de solidarité, de liberté, de
justice, etc. Les élèves, dès leur plus jeune âge, ne mettent pas longtemps à constater
la distance, souvent abyssale, entre ces déclarations pleines de bonnes intentions et
la réalité des situations et des comportements humains. Aussi est-il essentiel de ne
pas faire croire aux élèves qu’un peu de bonne volonté suffirait pour leur respect.
Les valeurs ne sont pas des choses que l’on trouverait matérialisées dans la vie
personnelle et sociale ; elles désignent des points de vue à partir desquels évaluer
les actes, les comportements, les situations, et orienter la décision, l’action. Dans
la quasi-totalité des situations, les valeurs sont en tension ; il faut choisir et arbitrer
entre elles, composer des accords souvent difficiles. Enseignement, transmission
ou construction de ces valeurs demandent impérativement de faire place à ces
tensions et contradictions. Enfin, je suggère de distinguer des valeurs d’abstention
et des valeurs d’intervention. Les premières relèvent d’une distance à garder entre
les individus ; le respect et la tolérance, si fortement mis en avant dans le but de
pacifier les relations, n’impliquent pas de s’intéresser aux autres, de les connaître.
Les secondes, telles que la solidarité, la justice, invitent à une ouverture vers autrui,
un intérêt pour ce qu’il est, son point de vue, ses valeurs, etc. Au-delà de quelques
généralités sur ce qui serait une curiosité spontanée des enfants et des jeunes, elles
sont plus difficiles à enseigner ; elles ouvrent vers des attitudes, des comportements,
des actions, plus exigeants. Enfin, les valeurs de nos sociétés sont aussi celles de
la compétition, de la concurrence, que ce soit dans le monde économique ou dans
celui du sport ; il y a là un formidable gisement d’expériences et de situations pour
mettre en évidence ces tensions, poser et débattre des choix de chacun et de tous.
Un troisième thème est celui des relations entre cette compétence, plus largement
les compétences du Socle, et les disciplines scolaires instituées. Comme nous le savons
et le mettons en œuvre constamment dans l’enseignement, celui-ci est organisé,
structuré par des univers disciplinaires distincts. Or, l’examen du Socle met clairement en évidence que les trois premières compétences renvoient directement à des
disciplines instituées ; à cela s’ajoute le fait que ce sont aussi ces disciplines qui font
l’objet des grandes évaluations internationales (PISA), constituant ainsi le cœur de
ce qui fait l’employabilité d’un individu. Les compétences suivantes ne s’identifient
pas systématiquement à des disciplines scolaires installées. D’où une première
Préface
alternative très simple, voire brutale dans son expression : les contenus et pratiques
d’enseignement relatifs à cette compétence sont-ils à construire et à inscrire dans le
cadre actuel des découpages disciplinaires en vigueur ou faut-il considérer d’abord
ces compétences, les associer à l’étude de situations sociales et civiques appropriées ?
En effet, si l’on prend au sérieux ce que recouvre le terme de compétence, il n’y a de
construction et de manifestation de compétence qu’en relations avec des situations.
Si certains contenus prennent place aisément dans telle ou telle discipline, comme la
Déclaration universelle des droits de l’homme en éducation civique, d’autres comme
établir un budget personnel n’ont pas de discipline d’accueil claire. Si l’enseignement
s’appuie sur l’étude de situations, je rappelle que les situations ne sont pas, par
essence, disciplinaires. Dès lors que l’on admet que la construction, par les élèves,
d’outils disciplinaires que sont, par exemple, les concepts et problématiques propres
à telle ou telle discipline, est indispensable pour développer l’esprit critique et mettre
à distance le sens commun, l’enjeu est alors celui des manières d’introduire ces élèves
à différents domaines disciplinaires. Trop souvent, sont qualifiés d’interdisciplinaires
des études qui s’appuient sur des situations sociales mais négligent cette exigence.
L’absence des disciplines ne signifie pas l’interdisciplinarité !
Le dernier thème que j’aborde est celui des pratiques en prenant appui sur l’éducation à la citoyenneté. Si, à l’école primaire de nombreux exemples témoignent de
travaux qui relient L’éducation civique à l’expérience scolaire des élèves, notamment à travers les conseils d’élèves, l’organisation du secondaire ne facilite pas ces
relations. On observe souvent une division du travail entre les personnels chargés
de la vie scolaire et les enseignants ; aux premiers tout ce qui peut contribuer à la
pacification de la vie scolaire et dans le meilleur des cas à la mise en place de dispositifs de participation ; aux seconds les connaissances. Or, comme nous le savons
tous, la construction de relations entre les deux est indispensable. D’une part c’est
en « citoyennant » que l’on apprend à être citoyen ; d’autre part l’expérience est un
support indispensable et riche pour construire des compétences civiques et sociales
ainsi que les savoirs qui correspondent. Être citoyen c’est avoir des droits et des
obligations. Les obligations et interdictions constituent le contenu principal des
règlements scolaires ; il n’y a donc guère de droits. Or, pas de citoyen sans droits,
c’est-à-dire sans libertés et sans pouvoirs. Un des enjeux majeurs est alors celui des
libertés et pouvoirs que les adultes sont disposés à accorder aux élèves, évidemment
dans le respect de la finalité de l’École qui est bien la mise en œuvre du droit à
l’éducation. Enfin, pour terminer en faisant à nouveau référence aux relations entre
savoirs et pratiques, connaissances et attitudes, ce sont les concepts et les valeurs
qui sont les outils privilégiés pour analyser et évaluer l’expérience scolaire, encore
convient-il de les introduire et de les mobiliser dans ce but.
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