Cas clinique Gynécomastie iatrogène : une nouvelle molécule à ajouter à la liste ? Émilie Deberles*, Michael Joubert*, Yves Reznik* L * Service d’endocrino­ logie-diabétologie, CHU de Caen. 120 a gynécomastie est une affection fréquente chez l’homme aux différents âges de la vie. Une des principales étiologies est iatrogène (6 à 27 % des cas selon les séries), et les molécules le plus souvent impliquées sont la spironolactone, les antiandrogènes (acétate de cyprotérone), les trithérapies contre le VIH, la cimétidine, les chimiothérapies à toxicité testiculaire (agents alkylants), la rifampicine, la digoxine, l’amiodarone, les inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine ou encore les psychotropes (1-3). De nombreux autres médicaments sont listés comme potentiellement responsables de gynécomastie, mais avec une fréquence rare, voire anecdotique (tableau). Nous rapportons ici un cas rare de gynécomastie iatrogène probablement dû à un traitement par simva­statine. Un patient de 59 ans consulte pour une sensibilité mammaire droite d’apparition récente. Ses antécédents sont représentés par un diabète de type I présent depuis 39 ans, traité par pompe à insuline et bien équilibré (HbA1c autour de 7 % depuis plusieurs années). Il présente également une stéatose hépatique d’étiologie indéterminée (sérologies et bilan auto-­immun négatifs) responsable d’une élévation chronique des γ-GT depuis une quinzaine d’années. Enfin, en raison d’une hypercholestérolémie (LDL-c > 1,60 g/l), un traitement par simvastatine 10 mg/j est instauré depuis 5 ans. L’examen clinique révèle en effet une gynécomastie rétroaréolaire droite de 2,5 cm de diamètre, ferme, sensible. On soupçonne également une minime gynécomastie à gauche. L’examen des organes génitaux ne révèle aucune anomalie ; les testicules sont de taille et de consistance normales. L’interrogatoire orienté ne retrouve pas de signes d’hypogonadisme. La sexualité semble également normale, avec une libido conservée, des érections et des éjaculations jugées satisfaisantes par le patient. L’examen clinique est par ailleurs normal : le poids est stable, de 70 kg pour une taille de 1,84 m (IMC = 20,6 kg/m2), et la pression artérielle est normale, à 125/75 mmHg. Le bilan biologique montre des γ-GT élevés, à 243 UI/l (versus 195 UI/l sur les bilans précédents ; N < 55), des phosphatases alcalines à 100 UI/l (30 ≤ N ≤ 120), des TGO à 43 UI/l (N < 50), des TGP à 49 UI/l (N < 50), une bilirubine totale normale à 13 µmol/l, un TP à 87 %, un facteur V à 109 % et une albuminémie normale à 44 g/l. Le bilan hormonal montre une testostéronémie totale normale, à 4,85 ng/ml (1,75 ≤ N ≤ 7,81). L’estradiolémie est modérément élevée, à 64 pg/ml (20 ≤ N ≤ 47), ainsi que le taux de TeBG (Testosterone-Binding Globulin), à 100 nmol/l (14,5 ≤ N ≤ 48,4). Les gonadotrophines sont normales : FSH = 11,6 UI/l (1,2 ≤ N ≤ 19,2), LH = 7,9 UI/l (1,2 ≤ N ≤ 8,6). La prolactinémie est très modérément élevée, à 21 ng/ml (3 ≤ N ≤ 16). L’hCG est indétectable. Par ailleurs, la fonction thyroïdienne est normale (TSH = 3,48 mUI/l [0,4 ≤ N ≤ 3,5], T3 = 4,05 pmol/l [3,85 ≤ N ≤ 6,01], T4 = 10,6 pmol/l [7,9 ≤ N ≤ 14,4]). L’IGF-1 est normale pour l’âge (71 ng/mm ; 55 ≤ N ≤ 203). Les sérologies hépatiques, le bilan auto-immun, le bilan martial et la cuprémie sont répétés, et leur normalité est confirmée. La mammographie et l’échographie mammaire montrent un épaississement rétroaréolaire de nature glandulaire bilatéral prédominant à droite, confirmant la gynécomastie. Aucun élément pouvant faire suspecter une malignité n’est retrouvé sur ces 2 examens. L’échographie testiculaire est normale. L’IRM hypo­ physaire ne montre aucune anomalie. La radiographie thoracique et le scanner des surrénales sans et avec injection de produit de contraste sont également normaux. L’IRM hépatique retrouve 2 kystes biliaires de 1 et 3 mm, d’allure banale. Compte tenu des perturbations du bilan hépatique, sans cause retrouvée d’hépatopathie, une origine médicamenteuse est suspectée, et la simvastatine est interrompue. Six mois plus tard, le patient ne se plaint plus de sa gynécomastie et déclare qu’elle a disparu. En effet, à l’examen clinique, on constate une nette diminution de la gynécomastie droite, avec la perception d’un petit nodule résiduel rétroaréolaire. À gauche, la palpation mammaire s’est complètement normalisée. Un bilan biologique de contrôle est réalisé : l’estradiolémie s’est normalisée à 31 pg/ml ; la prolactinémie est à 18 ng/ml, la testostéronémie, à 4,29 ng/ml. La TeBG reste cependant toujours élevée, à 102 nmol/l. Le bilan hépatique s’améliore, avec des γ-GT à 149 UI/l, des phosphatases alcalines à 61 UI/l, des TGO à 34 UI/l, des TGP à 23 UI/l, une bilirubine totale à 12 µmol/l. Le taux de LDL se Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XXI - n° 5-6 - mai-juin 2017 Gynécomastie iatrogène : une nouvelle molécule à ajouter à la liste ? maintient à 1,37 g/l, grâce à des mesures diététiques bien conduites. Compte tenu de l’absence d’autre facteur de risque cardiovasculaire, aucun traitement hypolipémiant n’a été réintroduit à ce jour. Dans cette observation, afin de conforter l’hypothèse du lien entre la prise de simvastatine et la survenue de la gynécomastie, il aurait fallu faire un test de réintroduction de la molécule afin d’observer une éventuelle récidive. Ce test n’a pas été réalisé, mais la responsablité de la statine est pourtant très probable, compte tenu : ✓✓ de l’absence d’autre cause classique de gynéco­ mastie malgré un bilan assez large ; ✓✓ de la régression de la gynécomastie ; ✓✓ de l’amélioration du bilan hépatique à l’arrêt de la statine. Cependant, on est surpris dans cette observation par plusieurs éléments. Tout d’abord, alors que la prise de nombreux médicaments a pu être associée à la survenue d’une gynécomastie (tableau), le lien entre statine et gynécomastie n’est que très rarement rapporté, et son mécanisme potentiel n’est pas connu. Les statines agissent au niveau hépatique en inhibant l’HMG-CoA réductase, qui transforme l’acide mévalonique en cholestérol. Leur toxicité classique est principalement hépatique et musculaire. Quelques cas de gynécomastie sous statine ont été rapportés, mais aucun à notre connaissance sous simvastatine. En 2010, Roberto et al. ont rapporté 9 cas de gynécomastie chez 1 334 hommes souffrant d’effets indésirables des statines (rosuvastatine, atorvastatine et fluvastatine) [4]. M.K. Picolos et al. rapportent la même année un cas de gynécomastie sous rosuvastatine (5). Dans ces différents cas, le délai d’apparition de la gynéco­mastie après la mise en route d’un traitement par statine était de 2 à 6 mois (6-8). Selon notre observation, le délai entre l’instauration du traitement par statine et la survenue de la gynéco­ mastie est plus long (5 ans). Dans toutes ces études, le mécanisme supposé était la suppression de la production surrénalienne ou gonadique de stéroïdes, consécutive à la diminution de la synthèse du cholestérol (nécessaire à la stéroïdogenèse). Pourtant, dans un essai randomisé contrôlé contre placebo réalisé chez des enfants et des adolescents traités par statine, les concentrations plasmatiques des stéroïdes et le développement pubertaire n’étaient pas différents dans les 2 groupes (9). En revanche, une autre étude, menée chez des hommes diabétiques de type 2, a montré une diminution de la TeBG et de la testostérone totale sous l’effet de l’atorvastatine, sans modification de la testo­ stérone biodisponible. Dans cette même étude, l’effet de la simvastatine a également été testé, mais aucune modification n’a été observée avec celle-ci. Ce résultat suggère donc l’absence d’effet de classe des statines sur les stéroïdes sexuels mais un effet spécifique à chaque molécule (10). Le taux de TeBG dans notre observation mérite également d’être commenté. La TeBG est une protéine synthétisée par le foie qui lie diverses hormones, dont la testostérone et l’estradiol. La TeBG a une affinité plus Tableau. Principaux médicaments pour lesquels une association avec une gynécomastie a été décrite (d’après [1] et [2]). Antiandrogènes et inhibiteurs de la synthèse des androgènes Acétate de cyprotérone Flutamide, bicalutamide, nilutamide Finastéride, dutastéride Spironolactone Kétoconazole Traitements anti-VIH (éfavirenz, antiprotéases) Huile de lavande Huile d’arbre à thé Antibiotiques Éthionamide Isoniazide Métronidazole Antiulcéreux Cimétidine, ranitidine Oméprazole Agents chimiothérapeutiques Agents alkylants Méthotrexate Vincristine Cisplatine Imatinib Traitements cardiovasculaires Inhibiteurs de l’enzyme de conversion : captopril, énalapril Amiodarone Inhibiteurs calciques : diltiazem, nifédipine Digoxine Méthyldopa Réserpine Toxiques Alcool Amphétamines Héroïne Méthadone Marijuana Hormones Androgènes Estrogènes Stéroïdes anabolisants Hormone chorionique gonadotrope (hCG) Hormone de croissance Psychotropes Diazépam Halopéridol Phénothiazines Antidépresseurs tricycliques Antipsychotiques atypiques Autres Métoclopramide Dompéridone Diéthylpropion Phénytoïne Théophylline Étrétinate Pénicillamine Sulindac Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XXI - n° 5-6 - mai-juin 2017 121 Cas E. Deberles déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. Les autres auteurs n’ont pas précisé leurs éventuels liens d’intérêts. clinique importante pour la testostérone que pour l’estradiol ; ainsi, une augmentation du taux de TeBG entraîne un déséquilibre hormonal au profit de la fraction libre des estrogènes et au détriment des androgènes libres (la proportion de testostérone liée à la TeBG étant plus importante). L’élévation de la TeBG, et le déséquilibre hormonal qui en découle, est une cause classique de gynécomastie (11, 12). Cette élévation de la TeBG est bien décrite chez les patients atteints de cirrhose, mais pas chez ceux qui présentent une simple stéatose hépatique (13). Chez les sujets diabétiques de type 2 insulinorésistants, obèses et dyslipidémiques, tableau souvent associé à une stéatose hépatique, il est même décrit une diminution de la TeBG associée à une diminution de la testostérone totale, la testostéronémie libre restant normale dans cette situation (14). Le diabète de type 1 peut en revanche être associé à une élévation de la TeBG, la production hépatique de ce peptide étant stimulée par l’insulinopénie (15). Cependant, dans cette situation encore, l’élévation concomitante de la testostéronémie totale explique une stabilité de la testostéronémie libre qui n’est pas différente chez les sujets diabétiques de type 1 et les sujets sains (16). Dans notre observation, il aurait été intéressant de disposer du dosage de testo­ stéronémie libre ou biodisponible afin de déterminer si l’élévation de la TeBG était impliquée dans la survenue de la gynécomastie. En dehors de la problématique iatrogène et des relations complexes entre le diabète et la TeBG, une autre étiologie de gynécomastie pourrait être évoquée pour notre observation. En effet, des cas de véritable mastopathie diabétique ont été décrits, se caractérisant à l’imagerie par un bourgeon mammaire d’échostructure très irrégulière (17). La mastopathie diabétique a cependant été décrite chez des patients atteints d’un diabète de type 2 mal équilibré et multicompliqué, ce qui n’est pas le cas chez notre patient. Bien qu’il soit impossible de le prouver avec certitude, la séquence chronologique de cette observation suggère que la gynécomastie de ce patient est imputable au traitement par simvastatine, association qui n’avait jusqu’alors jamais été décrite, à notre connaissance. ■ Références 1. Deepinder F, Braunstein GD. Drug-induced gynecomastia: an evidence-based review. Expert Opin Drug Saf 2012;11(5):779‑95. 7. Aerts J, Karmochkine M, Raguin G. [Gynecomastia due to 2. Thompson DF, Carter JR. Drug-induced gynecomastia. 8. Hammons KB, Edwards RF, Rice WY. Golf-inhibiting gyneco- Pharmacotherapy1993;13(1):37‑45. 3. Meyer P. Évaluation et prise en charge d’une gynécomastie. Revue médicale suisse. https://www.revmed.ch/RMS/2009/ RMS-198/Evaluation-et-prise-en-charge-d-une-gynecomastie 4. Roberto G, Biagi C, Montanaro N et al. Statin-associated gynecomastia: evidence coming from the Italian spontaneous ADR reporting database and literature. Eur J Clin Pharmacol 2012;68(6):1007‑11. 5. Picolos MK, Zeniou V, Michalis A. Rosuvastatin-induced gynaecomastia. Clin Endocrinol 2010;73(3):421‑2. 6. Oteri A, Catania MA, Travaglini R et al. Gynecomastia possibly induced by rosuvastatin. Pharmacotherapy 2008;28(4):549‑51. 122 pravastatin]. Presse Med 1999;28(15):787. mastia associated with atorvastatin therapy. Pharmacotherapy 2006;26(8):1165‑8. 9. Romao I, Klass E. Gynecomastia. N Engl J Med 2007;357(25):2636; author reply 2636-7. 10. Stanworth RD, Kapoor D, Channer KS et al. Statin therapy is associated with lower total but not bioavailable or free testosterone in men with type 2 diabetes. Diabetes Care 2009;32(4):541‑6. 11. Czajka-Oraniec I, Zgliczyński W. [Phenotype of patients with gynecomastia]. Endokrynol Pol 2008;59(2):131‑9. 12. Kinkel K, Taïeb S, Boyer B. La gynécomastie en pratique clinique. Imag Femme 2007;17(4):291‑2. 13. Donadille B. Comment prendre en charge une gynéco- mastie ? http://symphomed.superforum.fr/t310-commentprendre-en-charge-une-gynecomastie. 14. Peter A, Kantartzis K, Machann J et al. Relationships of circulating sex hormone-binding globulin with metabolic traits in humans. Diabetes 2010;59(12):3167‑73. 15. Nestler JE. Sex hormone-binding globulin: a marker for hyperinsulinemia and/or insulin resistance? J Clin Endocrinol Metab 1993;76(2):273‑4. 16. Danielson KK, Drum ML, Lipton RB. Sex hormone binding globulin and testosterone in individuals with childhood diabetes. Diabetes Care 2008;31(6):1207‑13. 17. Schlienger JL, Dale G, Chenard MP. Gynécomastie par mastopathie diabétique : deux cas. Rev Med Interne 2001;22(3):307‑8. Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XXI - n° 5-6 - mai-juin 2017