Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page88 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Expériences infirmières Les dédales d’Héphaïstos*: ces foyers que la souffrance calcine Préserver, informer et soutenir qualitativement la famille lors de la prise en charge de la maladie du patient Carol Jacques Institut Gustave Roussy, Service d’Hématologie-endocrinologie, 114, rue Édouard Vaillant, 94805 Villejuif, France. [email protected] « La pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne ». André Malraux. La condition humaine. Gallimard, 1933. Résumé Un projet de soin complet lequel posséderait la capacité d’inclure pareillement les attentes de la famille. Or, de nos jours encore, la famille n’est pas toujours perçue par les soignants en tant que « ressource » en matière de prise en charge du patient. Sa douleur, ses angoisses, ses attentes ainsi que ses besoins ne sont pas toujours entendus par les professionnels du soin lesquels semblent, si fréquemment, dépassés par une charge de travail démesurée et par une trop faible, voire nécessiteuse, préparation/formation à la prise en charge des proches du patient. La prise en charge des familles par l’écoute, le relationnel, la proximité, le soutien et le dévouement paraissent cependant proposer, dans les mutations qui nous attendent, les améliorations novatrices ainsi que des nouvelles solutions éthiques pour notre métier de soignants. Des voies innovantes qui peuvent favoriser demain l’essor d’un hôpital davantage plus « humain » et, principalement encore, plus « citoyen » et pour nous, soignantes, une prédisposition à des soins plus altruistes, plus généreux et plus bienveillants. L’expérience et la matérialité de la maladie, comme l’ensemble des autres réalités que les individus rencontrent dans la vie est pour chacun un défi. C’est tout particulièrement dans l’épreuve de la maladie que le patient recherche, au sein de sa propre famille, les bienfaits de la proximité, de l’amour, du soutien, de la solidarité, du réconfort. La famille présente alors des ressources primordiales insoupçonnables sur lesquelles les soignants peuvent s’appuyer afin de produire auprès des patients, des soins thérapeutiques agissants. Dans cette démarche il s’agirait en somme de mieux parvenir à co-construire, dans une triangulation active formée par le patient/famille/soignant, une dynamique éducative, sanitaire et sociale qualitative de prise en charge globale du projet. * Fils de Zeus et d'Héra, Héphaïstos est, dans la mythologie grecque, le dieu infirme du feu. maître de la forge, les volcans sont ses ateliers (source Encyclopaedia Universalis). Bulletin Infirmier du Cancer 88 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page89 Expériences infirmières angoisses d’une maladie éprouvante. Pour le malade alors, sa famille renferme les indispensables prérogatives et les protections essentielles avec lesquelles, en appoint aux soins qu’il reçoit, il entreprend de construire sa propre prédisposition holistique aux combats contre les crises et les « troubles » qui l’affectent. La famille participe à la construction de ce rempart affectif qui aide le malade à mieux faire face à la maladie. Nous avons tous une famille. Prodiguée par la voie de la lignée naturelle ou choisie. En son sein, nous savons mieux résister aux épreuves que la vie et la maladie nous occasionnent. Nous désirons tous être entourés de nos proches. De ceux que nous aimons, que nous apprécions, de ceux à qui nous faisons confiance lorsqu’une détérioration physique ou psychologique de notre être, passagère ou durable, nous éreinte. Dans la proximité de nos êtres chers, nous puisons nos forces, nos résistances. Des endurances ou encore des ténacités qui agréent, dans nos luttes, des vigueurs sans cesse renouvelées, des robustesses, des résistances, des déterminations indispensables à notre combat. Des énergies aussi. Bien étrange paradoxe donc que notre société aujourd’hui sache exalter autant les individualismes qui ne peuvent rien lorsque la maladie nous harasse. Quelle invraisemblance donc que le monde dans lequel nous évoluons actuellement puisse exhorter autant les comportements insensibles voire indifférents à autrui. Y a-t-il donc manière de vivre aujourd’hui notre propre unicité tout en se sentant solidaires et responsables de la diversité du monde qui nous entoure ? Consentir actuellement au caractère unique de nos existences tout en éprouvant une nécessité interdépendance avec une « famille » — de lignée ou choisie — est-il vraiment si insensé ? Mais qu’est-ce donc vraiment une famille ? Voilà une interrogation bien ardue car peu sont les penseurs qui ont eu l’occasion de cogiter sur ce sujet. La famille est avant tout un « espace » privé de vie qui nous scinde de la sphère publique. Parce qu’elle se situe justement à la frontière entre l’individu et le collectif, elle paraît aujourd’hui de plus en plus en proie à des sévères tiraillements existentiels, politiques, économiques, éthiques et moraux, elle peine à nous apporter des réponses audibles en matière de solidarité et de secours. Freud attirait jadis notre attention Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Capables précisément de produire des « chemins circulaires » et transversaux du parcours de soin et dans lesquels il serait possible de fonder durablement et solidairement, entre l’ensemble des acteurs concernés, une relation de confiance et de respect aux indiscutables synergies agissantes. Des alliances inédites autant qu’indispensables à notre métier d’infirmière pour la conception et la mise en œuvre d’une prise en charge plus qualitative, plus efficace, plus distinctive et principalement plus humaine du patient et de ses proches. Exorde En cette première année dans laquelle mon activité d’infirmière bachelière méandre manifestement dans un progressif et dense apprentissage du métier composé de techniques complexes, de particularismes étendus de la fonction, d’altérités des approches aux soins, d’une meilleure compréhension des règles en matière de santé et crises relatives aux infinis questionnements régissant ma propre éthique d’infirmière, j’ai pu également acquérir — si soudainement et si pleinement — l’impression d’appartenir à un « corpus » communautaire. À une confrérie de destinée. Une sorte de « foyer » aussi lequel, différent de mon propre lignage de sang, concourt à cette perception d’union à une communauté augmentée. Une confrérie à la fois témoin pointilleux autant que repère exigeant de mes pratiques nouvelles et de mes inédites responsabilités en tant que soignante diplômée. Dans la continuité de mes trois précédentes années d’études, cette première année de pratiques professionnelles a, si besoin en était, pleinement confirmé, l’importance d’appartenir, à un groupe, à un rassemblement, à une organisation. Certains, avec malice, pourront dire : à un « clan » même si mot « équipe » paraît cependant plus congruent. Car c’est bien davantage dans une équipe en mouvement, plutôt que dans l’enfermement immobile d’une coterie que, tout comme dans une famille, la soignante que je suis, n’évolue plus séparée de la complexité du monde qui l’entoure. Puisque lorsqu’on soigne, rien n’est plus nuisible que d’être et agir seuls. Pour le patient aussi ne pas être isolé est primordial. Notamment lorsqu’il est confronté aux indicibles souffrances, aux épreuves démesurées et aux violentes Bulletin Infirmier du Cancer 89 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page90 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Expériences infirmières aux deux pôles qui s’opposent en nous : l’être soi et l’être social [1]. Or l’être. Ou plus précisément, selon Heidegger [2], l’individu : « est jeté dans le monde comme dans un combat ». Pour le philosophe, il doit se débrouiller avec sa solitude monadique : naître, vivre, souffrir et mourir seul… Notre société occidentale n’est pourtant pas dénuée de traditions familiales aspirant à la solidarité. Mais ces dernières, aujourd’hui, ont muté. Identiquement, dans la même impulsion, notre métier d’infirmière aussi a muté. D’où la question qui nous interpelle aujourd’hui et qui concerne la nature du projet commun dans lequel la famille, le patient et le soignant ambitionnent leur éventuelle coopération. Une interrogation qui en appelle d’autres. Quelle éthique et quelles pratiques nouvelles nous, soignants, pouvons faire éclore afin de permettre un meilleur dialogue, une meilleure solidarité, un secours plus vigoureux ainsi que le maintien de l’empathie et de l’écoute du malade et de sa famille ? Tout au long de mes trois années d’études comme durant cette première année de pratique professionnelle, j’ai pu distinguer l’encore trop faible place réservée, à l’hôpital, à la prise en compte du rôle de la famille dans la conception et la mise en œuvre partagée du « projet de soins » pour le patient. Si les lieux de prise en charge de la maladie, où les patients sont associés dans la co-construction avec les soignants de leur propre projet thérapeutique de soins paraissent accroître, rares encore sont les endroits où l’on associe, à ces projets, la famille. Un constat alarmant qui devrait encore plus nous inciter, à conjoindre l’ensemble des ressources disponibles afin de mieux renforcer notre activité de soignants laquelle ne saurait plus être uniquement circonscrite à la seule mise en œuvre de gestes techniques. Un appétit de transversalité, de collégialité et d’interdisciplinarité qui m’exhorte aujourd’hui à mieux enraciner mes pratiques infirmières dans une représentation plus globale du métier. Un goût de voir ainsi la famille davantage incluse et non plus écartée, dans les choix thérapeutiques qui impactent les êtres chers. Car dans les hôpitaux, les soignants font quotidiennement l’expérience de la douleur, des tourments et des épreuves qu’endurent les malades. Nous apercevons cependant si peu ou si mal la souffrance des familles dont la peine embrase et consume également leurs vies. Une discrimination celle-ci, qui contribue à reproduire tant de séparations, tant d’incompréhensions, tant de défaites, tant de désolations et d’amertumes. Une situation qui constitue, pour nous les soignants, également une menace et dont la principale résiderait dans l’accoutumance, l’indifférence, l’insensibilité et le renoncement. Ces expériences que le terrain déverse Considérer les « peurs » de la famille Face au cancer, il est tout à fait normal d’avoir peur. Pour le patient, cette peur est fondée dans la crainte d’avoir mal, dans la peur des traitements, par les changements physiques et irréversibles qui parfois s’ensuivent. Peur pareillement que la maladie puisse modifier ses rapports avec les autres notamment ceux qui constituent sa sphère familiale, sociale ou professionnelle. Peur singulièrement aussi de la mort. Nous appréhendons chaque fois un peu plus ces multiples facteurs qui provoquent, chez le patient, bon [1] S. Freud : « Totem et Tabou » [2] S. Heidegger : « Etre et Temps » Bulletin Infirmier du Cancer 90 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page91 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Expériences infirmières nombre de frayeurs, mais nous ne savons pas toujours y apporter un apaisement. Mais au fait, sommes-nous, soignant(e) s, suffisamment armé(e) s pour savoir efficacement y faire face ? Cet effroi n’affecte pas uniquement le patient, il s’insinue pernicieusement et de manière latente aussi dans les familles des malades. Il s’exprime principalement sous la forme d’un malaise diffus, à la fois psychique et physique et qui a rarement été décrit ou encore enseigné dans nos formations. Le ressenti de cette menace concourt à la production d’effets tout aussi invisibles que dévastateurs chez les membres de la famille du patient principalement lorsque ceux-ci sentent peser sur eux-mêmes, l’approche d’une insécable menace, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Face à ces crises, face à ces « maux », comment nous, mandatés pour soigner, devons agir ou réagir ? notre éthique et notre nouvelle approche déontologique de soignants. Ce sont ces mêmes mutations qui m’ont incité, il y a quatre ans, à entreprendre cette formation. Car ces transformations permettent aujourd’hui à l’infirmière que je suis d’agir en tant que chaînon central d’un ample réseau du parcours de soins, avec une autonomie et un degré de responsabilité inédits. Mon action de soignante interagit présentement non seulement avec le seul contexte technique réservé aux soins, mais également en incitant mon action de soignante à développer une proximité plus vigoureuse avec les patients et, bien sûr, leur famille. L’infirmière régente sa pratique de soignante en concordance avec les principes techniques qui lui incombent, des connaissances thérapeutiques qu’elle possède et des fondements éthiques et déontologiques qui l’animent. C’est la maîtrise et l’application qualitative quotidienne de cette accumulation de « savoir-faire » et de « savoir être » qui nous permettent aujourd’hui de travailler plus efficacement car en étroite synergie avec l’ensemble des acteurs présents dans l’hôpital. Sur notre lieu de travail, à l’hôpital, comme dans la société, cela nous donne finalement autant de responsabilités que d’obligations. Or, l’hôpital… est une société à part… Dans le service d’Hématologie-endocrinologie de « Gustave-Roussy » dans lequel j’exerce, je vois quotidiennement converger des patients gravement atteints de pathologies hématologiques de type leucémies, lymphomes, myélomes… Ou encore atteints par des tumeurs endocrines relatives à la thyroïde, par des tumeurs neuroendocrines de type carcinoïdes d’origine ORL, pulmonaires ou digestives, ou encore par des tumeurs affectant les glandes surrénales comme le cortico-surrénalome, le phéochromocytome et autres paragangliomes. Si la disparité des chances de survie des patients atteints par ce type de cancer et les variations des pratiques observées dans le service soulignent l’importance de parvenir à définir avec précision des interventions diagnostiques et des thérapeutiques appropriées, cela requiert également pour le soignant, d’instaurer un dialogue bienveillant et « éducatif » non seulement avec le patient mais aussi avec sa famille afin de fournir à chacun et de manière adaptée, les éléments clés indispensables à la compréhension des situations distinctives et des moyens mis en œuvre en matière de soin et d’accompagnement. Être infirmière pourquoi ? Pour quelles priorités ? Pour quels « publics » ? Avec quels soins ? Que signifie être soignant(e) ? Que désigne au juste la notion : « incarner les soins » ? Suivant le glossaire des soins infirmiers, l’infirmière est déterminée comme : «… une personne qui, en fonction des diplômes qui l’y habilitent donne habituellement des soins infirmiers sur prescription ou conseil médical ou bien en application du rôle propre qui lui est dévolu [3]». Pour ma part, il me semblerait plus plausible de déterminer une infirmière davantage par ses compétences. En effet, la profession d’infirmier(e) diplômé(e) nécessite, avant des aptitudes, principalement des dispositions et des compétences, spécifiques et générales à la fois. Certes. Mais ces « ressorts » ne doivent pas être en disjonction avec la personne humaine qu’ils soignent et ses nécessités. Je fonde cette conviction à partir du simple constat des récents changements du référentiel de nos pratiques et qui ont impacté aujourd’hui et en profondeur, notre métier d’IDE. Ces changements élargissent désormais non seulement les technicités globales de notre savoir-faire mais transforment également notre manière de « penser le métier », [3] Terminologie des soins infirmiers Glossaire provisoire n°3, Février 1993 Bulletin Infirmier du Cancer 91 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page92 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Expériences infirmières C’est dire si pour la plupart des patients, être admis dans un service comme le mien représente toujours un profond facteur d’angoisse. Il en va de même pour leur propre entourage familial. Une inquiétude légitimement augmentée, par exemple, lors d’admissions faisant suite à une rechute et où les pronostics, pour ce type de pathologies exagérément agressives ci-dessus indiquées, sont ordinairement sombres, d’autant plus que, majoritairement, les lourds traitements administrés se trouvent, dans la plupart des cas, faiblement codifiés car fréquemment assujettis à des améliorations incertaines. Lorsque ces admissions surviennent et au détour des entretiens infirmiers qui s’en suivent, il m’arrive encore, hier comme aujourd’hui, de questionner les familles, sur ce qu’à leurs yeux représente le service dans lequel leurs proches sont admis. À une très grande majorité ces « publics » expriment que l’entrée de l’un de leurs êtres chers, dans le service oncologique de l’hôpital les expose, à la notion de : « gravité ». La menace pour la vie des patients s’agrège ainsi au besoin de vigilance, d’écoute et de protection de tous les instants pour les familles. L’hôpital en général et les services spécialisés comme nos unités d’oncologie en particulier, confrontent le patient au risque irrévocable de sa propre mort — que le risque soit réel ou non — et conjugue, par extension, leurs familles, à la douloureuse pensée, de la vie après la perte de l’être cher. À sa disparition… Au deuil… Dès l’admission, surtout si elle présage des soins thérapeutiques plus ou moins longs et lourds, un ineffable « réflexe » paraît alors se mettre en mouvement pour le patient, comme pour ses proches. C’est dans ces instants-là que, distinctement, l’environnement de l’hôpital se révèle alors à leurs yeux, comme un environnement fréquemment étrange. Hostile, toujours. Là où les blouses blanches s’affairent, là où les odeurs, les bruits ou encore les silences – tous « silences » — s’installent, cela concourt à la création d’une atmosphère anxiogène. Un univers composé de frayeurs, d’angoisses, d’inquiétudes car peuplé de « mauvais pressentiments » autant que de prémonitions funestes. Apeurés, patients et familles subissent ordinairement ce monde à part, sans pudeur, ou tout est mis à nu… au propre comme au figuré. Ils endurent avec passivité cet environnement périlleux Bulletin Infirmier du Cancer et ils le ressentent régulièrement comme extrêmement « inamical », inconnu, menaçant, complexe. À Gustave-Roussy, dans ce plus vaste centre européen de lutte contre le cancer, nombreux sont les « publics », qui perçoivent inlassablement ces lieux hantés par la menace. Une menace dont ils ne savent pas toujours décrire les pourtours. Bien étonnant paradoxe que la dilatation de ces sentiments de peur, d’inconfort et « d’effraction », qui se produisent là où en principe, l’on est admis à des fins thérapeutiques, afin d’être soigné et, lorsque cela est possible, guéri. Un ressenti qui n’est pas uniquement prodigué ici par la seule « atmosphère » ambiante des lieux. Lors de mes stages de 3e année, notamment dans des services « sensibles » tels que la chirurgie, les urgences, la réanimation ou encore en traumatologie, ou chez les grands brûlés, j’étais fréquemment l’impuissant témoin d’équipes soignantes ordinairement débordées, frénétiques car anormalement organisées, ou encore, faiblement disponibles car en sous-effectifs. Une mixité étonnante de facteurs improductifs qui contribuaient encore plus à l’efflorescence de cette perception négative de la « brutalité » des lieux. J’ai pu alors remarquer que pour la famille, la phase aiguë de la maladie de leur être cher est un temps ordinairement vécu dans l’incertitude par rapport au moment de latence de l’affection. Un moment où tout paraît suspendu dans l’attente que le diagnostic du patient soit posé. Ce temps, aussi furtif que menaçant, participe à la création « d’interstices temporels » dans lesquels viennent alors se greffer, pour les familles, l’angoisse d’être abandonnées, d’être laissées seules et en tête-à-tête avec leurs peurs, leurs ignorances, leurs craintes, leurs angoisses… Pour le soignant, prendre alors en ces instants précis plus efficacement en charge la famille, dans ces moments « où tout se joue », peut contribuer à apaiser les peurs. Cela peut concourir à mieux mettre en œuvre, par l’explication « de ce qui se passe », une représentation plus claire, plus distincte et plus humaine, du pronostic du malade et des traitements qui en découleront. Il s’agit ainsi pour le soignant de dispenser à la famille, en même temps que les soins qu’il prodigue au patient, une prise en charge spécifique et qui serait essentiellement composée d’écoute, d’éclaircissements et de sollicitude. Apaiser, soulager, mettre en confiance la famille cela 92 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page93 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Expériences infirmières consent de mieux relayer des repères essentiels favorisant l’éclosion d’une synergie productive basée principalement sur la confiance entre les soignants, le patient et sa famille. Cela demande du temps autant que de l’organisation. Or, l’un comme l’autre ordinairement manquent dans bon nombre d’unités de soins… Sans un redéploiement agissant et novateur de notre charge de travail qui consentirait une plus singulière approche des familles de chaque patient dont nous avons la charge, nous sommes condamnés à assister dans nos pratiques, à l’émergence d’un phénomène durable « d’accoutumance », de routine, voire d’insensibilisation à la vision du patient et des siens. Des situations qui peuvent engendrer, parfois, de « vives » réactions de la part des familles. Des « réponses » qui peuvent dans ce cas s’exprimer et pour cause, par des formes d’agressivité à l’encontre des soignants. C’est une manière pour les proches du patient, de communiquer leurs propres ressentis, leurs propres sentiments d’abandon, d’impuissance, de rébellion voire de « mésestime », dont ils conjecturent faire l’objet par le « système hospitalier ». Pas rare alors de surprendre ces familles en train de lutter plus « contre » les équipes de soins qu’à « faire bloc » avec elles afin de mieux parvenir à combattre conjointement la maladie de leur être cher. La famille alors n’est plus l’allié engagé que le soignant recherche en tant que relais bénéfique des soins qu’il prodigue au malade et lorsque cela survient, il n’est pas rare d’assister à la dislocation de certaines familles plus fragiles, plus chancelantes, plus précaires aussi. Comme au manque de motivation, à la démobilisation et au découragement des soignants, d’autre part. faisant partie d’une famille et, par conséquent, tenir compte des conséquences de la maladie sur les autres membres de sa famille… ». En deuxième année je distinguais déjà des préceptes théoriques fortement mobilisateurs pour mes valeurs éthiques de soignante mais, hier comme aujourd’hui, pas toujours aisés à mettre en œuvre dans le cadre quotidien de mon activité d’IDE. Je sais cependant que la famille devrait pleinement trouver sa juste place dans tout projet thérapeutique du patient. Certes, mais comment ? Un truisme, qui ne paraît cependant être encore complètement admis dans bon nombre d’unités de soins. Les différentes difficultés qui subsistent dans sa mise en œuvre doivent en être assurément pour quelque chose. Un manque de formation ou de préparation de notre part, peut-être. De détermination, assurément. Il me paraît ainsi regrettable qu’une équipe soignante puisse, aujourd’hui encore, faire l’impasse sur ces inestimables comportements humains que sont l’accompagnement et la prise en charge de la famille du patient. Les expériences de mes stages d’alors et de ma jeune action en tant qu’infirmière aujourd’hui, m’ont permis de comprendre à quel point il est vain, pour tout soignant, d’imaginer des thérapies efficaces sans replacer le patient dans son plein contexte de vie et de sa propre relation avec sa famille. Je suis aujourd’hui convaincue, que c’est précisément ce volet-là, qui constitue, pour nous infirmiers, l’un de nos axes décisifs de progression dans notre métier. Une prise de conscience qui mieux agréerait principalement notre future capacité à donner davantage de sens à notre prédisposition de prendre en charge le patient de manière plus globale. Cette conviction est fondée également sur notre propre expérience particulière d’individus. Car si nous n’avons pas tous été hospitalisés, nous faisons néanmoins tous partie d’une famille et, forcement, nous avons tous, tôt ou tard, été confrontés à l’hospitalisation de l’un de nos proches. Comment cela s’était passé pour nous alors ? Avons-nous été bien considérés, écoutés, informés par les professionnels chargés de prodiguer les soins nécessaires à nos proches malades ? En quoi cela a constitué une réussite ou un échec ? De quelle manière, en tant que « famille », nous avons été inclus ou écartés, dans le projet de soins de nos proches ? Avec quelles conséquences ? Avec quelles suites ? Avec quelles séquelles aussi ? Ces familles que parfois l’on rudoie Ces annotations, ces constats, ces mémorandums, ces initiatives que parfois si scrupuleusement j’ai eu l’occasion de consigner dans mes cahiers, m’ont permis de mieux me plonger dans la réflexion, sur ce que représente aujourd’hui une famille en milieu hospitalier. Dans l’une de mes notes prise durant une journée particulièrement « difficile » lors de mon stage de 2e année dans un service de Gériatrie oncologique, j’avais alors retranscrit, au débotté, l’énoncé suivant : « Il paraîtrait primordial, pour nous soignants, que l’approche globale des soins infirmiers puisse « dévisager » le patient comme Bulletin Infirmier du Cancer 93 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page94 Expériences infirmières Nous n’avons pas tous la même conception du mot famille. Plutôt que de parler de famille, il me semblerait plus pertinent parler ici « d’entourage familial ». Cette « mitoyenneté » de la sphère privée du patient est composée par la famille réelle : parents, épouse, époux, enfants. Mais aussi, parfois, par certaines personnes proches du patient. Des personnes que je qualifierais volontiers de personnes ressources, à savoir : ses amis, ses voisins, ses collègues. En somme, le mot générique « la famille » serait ici susceptible d’inclure une ou plusieurs personnes unies avec le patient par des liens de parentalité, de partage ou encore… d’intimité. Les profondes mutations sociétales, économiques et culturelles, qui impactent et modifient aujourd’hui en profondeur notre propre représentation de la sphère privée, confortent cette idée que je me fais de « la famille » car, de nos jours, cette dernière est, de plus en plus, « éclatée ». Mais à l’hôpital, quelle est la place réservée aux familles ? Accueille-t-on de la même manière la famille d’un patient dans un service de soins intensifs ou dans une unité d’oncologie que, par exemple, dans un service de médecine générale ? Tout porterait à croire que selon les spécialités des services l’on réserve aux familles des « accueils », tous aussi distinctifs que le service lui-même selon qu’il fasse l’objet, ou non, d’une « spécialité ». Par exemple, dans l’un de mes premiers stages de 1re année, j’avais été accueillie dans un service de médecine. J’avais pu constater alors que les familles entraient et sortaient librement dans le service. Il y a donc des services où, dans les locaux, ici ou là, les familles flânent ou errent librement dans les couloirs sans que le personnel soignant y prête une attention particulière. Ces situations m’avaient alors quelque peu ébahie. Était-il possible que dans les unités de soins l’on puisse se promener avec autant d’aisance, désintéressement, d’absence de contrôle, de vérification, aussi ouvertement que dans le hall d’une gare ? Dans mon service comme probablement dans bien d’autres services dits de « prise en charge lourde », le personnel soignant est généralement au courant du degré de proximité des proches du malade. Les familles demandent parfois l’autorisation au personnel soignant, avant de pouvoir avoir accès au chevet des patients. Et ce pour des évidentes raisons liées à la sécurité, aux multiples risques d’asepsie, de contamination, voire d’irradiation. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Les identités de la famille dans l’enceinte d’un hôpital Jadis, au début du XXe siècle, les malades étaient encore soignés chez eux par leur propre famille. À présent, dans bon nombre de circonstances, les familles sont mises à l’écart des décisions thérapeutiques qui concernent l’un d’eux. Nous soignants, nous sommes fréquemment dépassés par les taches qui nous incombent. Nous omettons parfois que les familles vivent, lors de l’hospitalisation d’un de leurs proches, une situation difficile. Une épreuve… Ordinairement ces conditions, où la famille se sent délaissée, peuvent déboucher sur des situations de violence, d’agressions, de courroux, d’emportement, de rage, voire d’exaspération ou de ressentiment. Cela peut alors se retourner contre nous, soignants. Des situations semblables peuvent être maintes fois observées, par exemple, dans des services d’urgences, où le flux continu des patients, la saturation du service, les difficultés à repérer des lits pour les hospitalisations et où l’on donne les priorités à certaines pathologies au détriment d’autres évaluées moins vitales, encouragent l’éclosion de toute une foultitude de situations funestes car mal maîtrisées et dans lesquelles toujours, nous soignants, nous nous acquittons des « pots cassés ». D’un côté la violence subie, de l’autre l’inhumanité ressentie. Il est aisé pour nous tous de percevoir, dans cette succession sans fin d’inadvertances, toutes les portées nuisibles de cet incommensurable gâchis. Famille ou entourage familial ? Guider le geste thérapeutique dans la complexité de l’enchevêtrement familial De quels « acteurs » ou partenaires parle-t-on ici lorsqu’on s’efforce de désigner l’ensemble des « supplétifs » dont dispose le soignant en matière de soutien et d’accompagnement d’un projet opérant de prise en charge globale du patient et de sa maladie ? La famille ou l’entourage familial du patient peuvent-ils ou doivent-ils, être pris en compte dans un projet de soins ? Bulletin Infirmier du Cancer 94 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page95 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Expériences infirmières Ici, les infirmières échangent continuellement entre elles au sujet de la famille d’un patient. Tout laisse croire ainsi que dans ces services spécialisés, la place de la famille, en matière de rôle actif dans le projet de soins du patient, soit importante. En ces lieux, médecins et infirmières informent assidûment la famille, ou la personne dite « de confiance », quant à la situation sanitaire du patient et de l’évolution de sa prise en charge en matière des soins prodigués. Cependant suffisamment informer n’est pas toujours synonyme de « bonne communication ». Une information systématiquement verticale et descendante n’autorise pas toujours l’émergence d’un bon relationnel entre équipe soignante et famille. En définitive, y compris dans ces unités de soins fortement spécialisées, connaît-on nécessairement les véritables besoins de la famille ? Si l’on sait aujourd’hui indubitablement concevoir et mettre en œuvre une bonne prise en charge à des patients présentant des pathologies « lourdes », cette capacité est rendue possible grâce à l’action coordonnée d’une équipe soignante qui connaît bien les besoins des patients ainsi que ses nécessités en matière de soins thérapeutiques. Mais se soucie-t-on vraiment tout autant des exigences des familles ? De leurs propres besoins ? Qu’est-ce c’est au juste, pour une famille, un besoin ? J. Watson [4] définit la notion de besoin comme : « une nécessité dont la satisfaction atténue, ou fait disparaître, la détresse ou tout au moins permet à la personne de ressentir un sentiment de mieux-être ». Pour chaque soignant cette définition induit la nécessité de répondre avec exactitude, contrôle et par la régularité, aux besoins fondamentaux du patient en matière de suivi thérapeutique. Quid cependant des « besoins » des familles ? Quels sont alors, pour la famille, les besoins les plus fréquents ? Les plus récurrents ? Les plus récursifs ? L. Daley [5] décrit avec beaucoup de précision une représentation assez précise de ce que l’on pourrait apparen- ter, à l’hôpital, aux besoins des familles. L’auteur regroupe dans une cartographie bien définie ces besoins en six catégories distinctes, sans pour autant hiérarchiser un item par rapport à un autre. • Besoin d’information Ce besoin est selon moi fondamental, puisque l’hôpital est un lieu étranger pour les familles. Celles-ci, sont fréquemment dépendantes du personnel hospitalier. À titre personnel, je pense que moins cette dépendance est présente, meilleure est la prise en charge de la famille. Par ailleurs, cette exigence des familles en matière d’information concerne à la fois aussi bien les médecins que les infirmières. • Besoin de diminuer son anxiété À L’hôpital, et tout particulièrement là où l’on prodigue aux patients des soins « lourds, les lieux sont des endroits extrêmement anxiogènes pour les familles. Ces dernières ont donc besoin de faire disparaître ou d’atténuer cette angoisse. • Besoin d’être utile au patient Ce besoin est d’autant plus présent que le séjour à l’hôpital se prolonge. • Besoin de proximité C’est dans ce cadre qu’interviennent les horaires de visites, mises en place dans le service. • Besoin de soutien de la part des soignants Ce besoin se fait ressentir essentiellement chez les personnes isolées, dont le réseau de soutien, en dehors de l’hôpital, est indigent. • Besoin de confort personnel Ce besoin impacte plus particulièrement la qualité de l’accueil dans les services de soins spécialisés ou « lourds ». Il indique également la qualité de l’attitude du personnel soignant à l’égard de la famille. À mon sens, soulager ce besoin paraît essentiel car, bien pris en compte, le besoin de confort personnel, permet une mise en confiance mutuelle et donc une relation de confiance entre l’infirmière et la famille. [4] Watson J. Nursing : The Philosophy and Science of Caring. (2nd Revised and Updated ed.). Boulder : University Press of Colorado, 2008. [5] Daley L. The perceived immediate needs of families with relatives in the intensive care setting. Heart Lung 1984 ; 13 : 231-7. Bulletin Infirmier du Cancer 95 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page96 Expériences infirmières Cet item exprime également, pour la famille, un besoin de « sécurité » au sens large. Une sécurité que le milieu hôpital menacerait et qui ferait peser, sur les proches hospitalisés, comme une sorte de menace. ses peurs, sa tristesse ou encore sa souffrance face à la maladie du proche ou de l’éventuelle perspective de la mort, la famille peut engendrer de l’agressivité comme vecteur unique de communication avec les soignants. Deux réactions certes opposées mais qui peuvent cependant se manifester dans toute une multitude de « nuances » et de degrés distincts. C’est ainsi que, bien prises en compte et traitées au même moment de chaque admission, ces « conduites » inaccoutumées peuvent être réduites en déjouant ainsi bon nombre de malentendus et d’incompréhensions avec le personnel soignant et écourtant de ce fait, les menaces de conflits et de heurts qui menaceraient l’efflorescence de synergies agissantes entre les partenaires. De l’enclume des besoins aux marteaux des demandes Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Lorsque l’on « percute » à l’hôpital Les soignants qui parviennent à interpréter l’ensemble de ces besoins et y apporter une réponse qualitative participent à l’atténuation du « heurt » qui impacte ordinairement les familles dans la plupart des hospitalisations d’un patient, notamment lorsque celui-ci subit une extrême détérioration de son état de santé. Si à la suite d’une hospitalisation difficile, la famille a le sentiment de faire l’objet d’indifférence ou de dédain par l’équipe soignante, elle peut alors, dans certains cas renoncer à exprimer ses propres requêtes et endosser, par cette privation, une attitude de fuite. Un environnement dégradé peut également participer à l’émergence de ce comportement de dispersion des familles. Un milieu est dégradé lorsque la structure produit une profusion de : bruits des machines, d’odeurs, d’une image abîmée – par l’absence d’autonomie — de l’état du patient dépendant physiquement et psychologiquement des soignants, ou encore par le déni de l’information concernant un accident ou erreur qui serait survenu lors d’un soin. Les mêmes circonstances peuvent également, dans un registre diamétralement opposé à la fuite, inciter la famille à exprimer, de manière discontinue et démesurée, « des demandes ». La famille sollicitera alors le soignant, en le harcelant, afin d’obtenir le plus possible d’informations, même les plus incongrues voire, parfois, les plus indues ou encore illicites. Cette sollicitation permanente de la famille peut s’illustrer de manière extrêmement explicite ou encore dissimulée. Dans le premier cas elle sera volontaire et faite par une personne consciente des problèmes rencontrés et désirant « y mettre un terme ». Dans le second cas, l’effet déclencheur pourra être la survenue d’un incident anodin. Ne trouvant pas les mots justes pour exprimer sa colère, Bulletin Infirmier du Cancer Écouter, exprimer, informer : des actes efficients pour éradiquer les blasts explosifs. Comment co-construire une relation efficace dans le binôme : famille–infirmière ? J’ai pu constater, au fil de ma jeune pratique de soignante, que lorsque l’infirmière a un contact ininterrompu avec le patient, elle entre inévitablement en relation qualitative avec la famille le plus souvent, d’ailleurs, présente dans la chambre du malade. L’infirmière bénéficie ainsi d’une position de proximité unique avec la famille. L’infirmière a de ce fait un rôle clé auprès des proches du patient. Cette proximité « communicante » s’est de plus en plus développée depuis que la fondation des soins infirmiers existe. Davantage de soignants s’intéressent aujourd’hui à la problématique relative aux considérables complexités que créé la maladie au sein d’une famille. Si ce phénomène paraît prioritaire pour une bonne prise en charge globale des soins, son application concrète reste encore, dans bon nombre d’unités de soins, un épiphénomène. Dans son propre et renouvelé rôle de soignante, l’infirmière expérimente aujourd’hui une certaine « faculté » inédite en matière d’autonomie et de latitude dans l’éventail des approches thérapeutiques possibles. Des potentialités maintenant plus variées car l’infirmière « connaît » davantage le patient et son environnement de vie dans les moindres spécificités. L’infirmière demeure aujourd’hui, à la faveur à sa nouvelle sphère d’intervention et grâce au dynamisme de 96 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page97 Expériences infirmières Au soignant de réaliser, autant que possible, une stratégie d’inclusion efficace et active de la famille dans le projet de soin du malade. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. ses propres compétences augmentées, un pivot central dans la prise en charge du patient et dans celle de sa famille. Elle joue aussi un rôle éminemment stratégique de « tampon » voire de « médiation » entre la famille et le médecin. D’un autre côté, la famille ambitionne de plus en plus aujourd’hui de s’appuyer, bien plus que par le passé, sur l’infirmière en matière de demande d’aide, d’informations, d’assistance et de suivi qui concernent les soins prodigués au malade. Freins psychologiques induits par la famille lorsque celle-ci est confrontée à la progressive détérioration de la santé du malade Le plus grand obstacle psychique rencontré par les proches d’un malade survient lorsque le mot « irréversibilité » est exprimé, par l’équipe médicale, à l’encontre d’un patient. Comment la famille peut-elle accepter que désormais la vie du proche ne soit plus qu’un progressif et inéluctable méandre vers les frontières de la mort ? Ses proches se demandent alors si sa disparition imminente sera assujettie à des souffrances. Si son agonie sera de brève durée ou, encore, étendue. La famille est-elle disposée pour l’accompagnement du malade en fin de vie ? En a-t-elle les ressources psychologiques et matérielles ? Comment se prépare-t-elle à l’après ? Au deuil ? Comment la famille appréhende-t-elle les temps futurs face aux mille incertitudes qui pèsent sur le présent ? Comment les proches peuvent-ils, seuls, faire face aux variabilités si précaires qui concernent l’existence et le décès de leur proche lorsque ces deux éléments : vie et mort paraissent désormais s’amalgamer ? Quelles solutions les équipes soignantes peuvent-elles apporter à la famille pour l’aider à franchir ces écueils psychologiques douloureux et qui présagent la survenue imminente du deuil ? Je suis toujours autant stupéfiée au constat qu’aujourd’hui encore rares sont les services hospitaliers qui possèdent cette capacité de mettre durablement en œuvre un accompagnement, par l’écoute des familles qui expérimentent l’imminente disparition d’un proche. Nous infirmières, de par notre propre rôle de proximité avec le malade, nous savons, proposer un « filtre » actif entre le malade et les médecins chargés de la thérapeutique. Cependant, nous possédons rarement la prédisposition appropriée pour aider convenablement la famille qui endure cette épreuve. L’approche de notre action primordiale est aujourd’hui essentiellement centrée sur la maîtrise de technicités distinctives. Les particularismes relatifs à une capacité holistique à Approche du rôle de la famille Indiscutablement l’infirmière peut occuper un rôle central dans la prise en charge de la famille des patients. De même que la famille, dans sa forte proximité avec le patient, joue un rôle tout aussi important dans la propriété — qualitative ou pas — des « soins » mis en œuvre par le soignant en direction du patient. Par ailleurs, selon que l’influence de la famille sur le malade, soit positive ou alors de nature préjudiciable, la relation entre le patient et l’équipe soignante ne sera pas tout à fait la même. La famille agit incontestablement, pour ou contre, sur le climat de confiance que le soignant essaie de produire avec le patient en préalable des portées thérapeutiques nécessaires. Qu’une relation dégradée vienne à s’installer entre les soignants et la famille du malade et tout le projet des soins pourrait se trouver compromis. Des plus en plus de publications récentes attestent aujourd’hui que, dans certains cas, des familles trop rivées émotionnellement au patient peuvent accélérer l’issue fatale pour ce dernier [6]. L’infirmière doit s’efforcer ainsi d’établir, au moment de l’admission du patient, la nature subtile des relations qui lient le malade avec ses proches. Afin d’apercevoir les « forces » et les « faiblesses » de ce relationnel celé pour pouvoir engendrer une conduite idoine fondée sur un dialogue efficace et qui puisse consentir l’essor d’une synergie partenariale opérante entre la triangulation : famille, patient, soignant. La famille joue donc un rôle névralgique dans le succès, ou l’échec, dans la prise en charge thérapeutique que le patient se verra offrir. [6] Leahey M., Wright L. Famille et maladie comportant un risque vital ; (Encyclopédie des soins infirmiers). Medsi/McGraw-Hill, Paris, 1991. Bulletin Infirmier du Cancer 97 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page98 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Expériences infirmières prendre en compte « les globalités » de la vie du patient, nous sont effroyablement étrangers. Nous nous efforçons, dans la compassion, d’avoir une approche empirique de la douleur de la famille. Mais nous manquons indiscutablement de prédispositions patentes à bien le faire. Et pour cause, la composante sociale et psychologique que constitue la famille dans la prise en charge globale du patient, ne fait malencontreusement pas encore partie de notre conception unitaire de soignants. Nous manquons en somme d’une capacité à appréhender une approche moins « morcelée » du patient. Une prédisposition à concevoir et à mobiliser efficacement tout phénomène actif qui résulterait et qui interagirait avec la « sphère privée », donc intime, du patient. Un patient que pourtant nous sommes amenés à si bien connaître de par notre intervention quotidienne de soignants à son chevet. C’est là, dans cette proximité très intime que très fréquemment, des larges aspects de la vie personnelle nous sont, par le patient lui-même, révélés. Nous côtoyons dans ces occurrences extraordinairement privilégiées également sa propre famille laquelle complète et améliore notre connaissance de l’individu que nous soignons. Il est alors surprenant qu’avec autant d’informations, de renseignements et indications personnelles diverses qui concernent le « sujet » que nous soignons et de son environnement de vie, nous possédions si peu de propensions à l’emploi de « leviers » thérapeutiques si précieux. Directement ou indirectement, nous jaugeons tant de choses sur le patient et sa famille : l’ensemble de leurs craintes, de leurs espoirs, de leurs incertitudes, de leurs forces, de leurs impuissances, de leurs épuisements aussi. Épuisements parfois, si comparables aux nôtres. Nous conversons avec les familles, nous les entendons dans tous leurs particularismes et dans tous leurs usages, coutumes, habitudes, rites, mœurs. Quelquefois aussi si dissemblables aux nôtres et qui, par endroits, peuvent même entrer en conflit avec notre propre éthique… Est-ce que pour autant nous nous interrompons de soigner ? Nous soignants, nous révélons encore dans ces occurrences, si peu de préparation. Ou alors nous paraissons particulièrement craintifs de nous impliquer davantage afin de lever ces clôtures psychologiques qui entravent et rendent parfois notre travail si laborieux car dépourvu de toute propension analytique de notre métier. Bulletin Infirmier du Cancer Des attitudes de « confort » et qui nous permettent, parfois, de ne pas examiner de près ce que les familles endurent dans l’épreuve de la maladie de leur proche. Prendre efficacement en charge l’une de ces composantes désigne d’être déjà bien engagés pour soigner l’autre. C’est un euphémisme que d’alléguer qu’aujourd’hui nos formations de soignants nous accoutument si peu encore à cheminer de façon féconde dans cette pratique qui viserait à traiter le patient de façon globale et non plus uniquement par une seule et élémentaire approche de la partie affectée par les symptômes médicaux apparents que nous soignons. Conclusions en guise de perspectives Une question me vient maintenant à l’esprit : la prise en charge, ou pas, des familles à l’hôpital, est-elle une seule question de moyens ou d’attitudes ? Pour ce qu’il en est des moyens déployés, il est indéniable que la question du « facteur temps » et des effectifs des équipes de soins si souvent érodés, impacte pour beaucoup notre charge de travail et notre représentation du travail lui-même. Ces facteurs forment inopportunément, hélas, les principales raisons de notre présupposée retenue face à l’accompagnement des familles. Ailleurs on arguera que d’autres professionnels de l’écoute, comme par exemple les psychologues, ou encore les professionnels du social spécialisés dans l’accompagnement et le suivi de la famille à chaque étape de la vie devraient, dans les unités de soins, être accrus ou y être introduits. D’autres encore militeront pour un plus harmonieux redéploiement des effectifs dans chaque unité de soins ou, probablement, opteront pour l’avènement de spécialisations distinctives relatives à la prise en charge et l’accompagnement des familles dans la formation initiale des IDE… Quoi qu’il en soit, il paraît manifeste aujourd’hui que la famille doit être davantage scrutée comme un élément clé indissociable du projet de soin de chaque patient. Cependant une fois ces quelques truismes assenés, comment réellement faire « bouger les lignes » si, sur le terrain, les « volontés » manquent ? Pour réussir ce pari « sociétal » il faudrait que chacun de nous puisse se sentir concerné. 98 Vol.14-n°3-4 2014 Bull-Inf_K-3-2014-experience:nouvelles AFIC n°1vol5 26/11/14 06:05 Page99 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 05/06/2017. Expériences infirmières Que les changements qui nous attendent demain puissent devancer un véritable et sincère désir de pluridisciplinarité des approches en matière de prise en charge globale du patient et que ceci soit enfin ressenti, par nos décideurs et par nos tutelles, comme une priorité. Nul doute que pour parvenir à cela il faille également réformer notre formation initiale d’IDE. Cela apparaît davantage logique alors que nous exprimons de plus en plus vigoureusement aujourd’hui d’approfondir, d’étendre, et de déployer de moyens croissants en direction de la prise en charge de la fin de vie. La famille et ses besoins, sa prise en charge cohérente et humaine dans une approche pluri-professionnelle globale par l’ensemble de l’équipe de soins : médecins, infirmières, aides-soignantes, ne saurait être exclue dans les transformations qui guettent aujourd’hui notre métier de soignants et nos propres lieux d’exercice. Pour ce faire, la pensée de la profession infirmière aura indubitablement et pleinement à occuper une place importante à l’intérieur de ce vaste chantier. Un rôle primordial à jouer dans cet ample « Think tank », qui se prépare et qui va bouleverser le périmètre de notre métier d’infirmière ainsi que la sphère de nos compétences. Nous devons mieux nous préparer à cette autonomie renforcée. C’est à ce prix, qu’à terme, nous devrons identiquement évaluer d’abord, pour amender ensuite, nos propres pratiques car notre rôle de soignants paraît, à ce jour, dépassé tant les changements éthiques, techniques et sociétaux en matière de santé publique, permutent aujourd’hui. Des inédits paysages de la pratique infirmière s’offriront à nous demain. Ils nous permettront durablement autant que différemment d’exercer notre profession dans un souci accru de la considération de la vie de la personne humaine, du respect de son intimité ainsi que la dignité du patient comme celle de sa propre famille. Ces perspectives nouvelles nous permettront d’agir encore plus et en toutes circonstances dans l’intérêt du patient et dans la prise en charge qualitative de sa sphère intime. Bulletin Infirmier du Cancer Certaines unités de soin semblent aujourd’hui avoir anticipé ces changements et posséder déjà cette approche qualitative vis-à-vis du patient et de sa famille. À leurs yeux, cela apparaît comme une évidence. Dans d’autres lieux d’hospitalisation, le devoir d’information à la famille, la prise en compte adaptée de l’ensemble de ses besoins est, pour l’instant encore, moindre… Parions qu’avec le temps ces situations sauront évoluer. L’avenir saura bientôt nous dire quels progrès, quelles protections, quelles perspectives et aussi quelles améliorations, les réformes de la profession d’infirmière nous réservent en la matière. Espérons toutefois, que l’intrépidité des uns, épaulée par des moyens adaptés mis en œuvre par des autres, saura accomplir avantageusement les transformations attendues de toute pratique et de toute habitude obsolètes, lesquelles, comme les vieilles lunes d’antan, ankylosent les imaginations et émoussent les initiatives. Liens d’intérêts : L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article. Bibliographie Angele-Halgand N, Garrot T. Réconcilier performance et valeurs à l’hôpital : une approche par les biens communs. Université de Nantes. Laboratoire d’Economie et de Management, Nantes Atlantique (LEMNA), Nantes, 2013. Belorgey N. L’hôpital sous pression : enquête sur le «nouveau management public». Textes à l’appui/Enquêtes de terrain. Editions de la Découverte. Paris, 2010. Clement JM. Histoire des réformes hospitalières sous la Ve République. Les Études Hospitalières. Bordeaux, 2010. Haas D, Lebrun D, Secher JE. Des restructurations hospitalières et des hommes. Rennes : Presses de l’EHESP, 2012. Kervasdoue (J. de). L’hôpital. Que sais-je ? (n° 795). Paris : Presse Universitaires de France (PUF), 2011. Kervasdoue (J. de). L’hôpital vu du lit. Paris : Editions du Seuil, 2004. Leonetti J. Respecter la vie, accepter la mort. 2 tomes. XIIe législature ; n° 1708. Assemblée Nationale. Paris, 2004. Pacte de confiance à l’hôpital : rapport de synthèse. Ministère chargé de la Santé, Paris, 2013. Peigne F, Fonteneau R. Porte ouverte sur l’hôpital. Paris : Editions Eska, 1995. Mission hôpital public. Ministère chargé de la santé (MSSPS), Paris, 2012. Thibault-Wanquet P. Les aidants naturels auprès de l’adulte à l’hôpital. Paris : Elsevier-Masson, 2011. 99 Vol.14-n°3-4 2014