Les dédales d`Héphaïstos*: ces foyers que la souffrance calcine

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Expériences infirmières
Les dédales d’Héphaïstos*:
ces foyers que
la souffrance calcine
Préserver, informer et soutenir qualitativement
la famille lors de la prise en charge
de la maladie du patient
Carol Jacques
Institut Gustave Roussy, Service d’Hématologie-endocrinologie, 114, rue Édouard Vaillant, 94805 Villejuif, France.
[email protected]
« La pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne ».
André Malraux.
La condition humaine. Gallimard, 1933.
Résumé
Un projet de soin complet lequel posséderait la capacité d’inclure pareillement les attentes de la famille.
Or, de nos jours encore, la famille n’est pas toujours perçue par les soignants en tant que « ressource » en matière
de prise en charge du patient.
Sa douleur, ses angoisses, ses attentes ainsi que ses besoins
ne sont pas toujours entendus par les professionnels du
soin lesquels semblent, si fréquemment, dépassés par une
charge de travail démesurée et par une trop faible, voire
nécessiteuse, préparation/formation à la prise en charge
des proches du patient.
La prise en charge des familles par l’écoute, le relationnel, la proximité, le soutien et le dévouement paraissent
cependant proposer, dans les mutations qui nous attendent, les améliorations novatrices ainsi que des nouvelles solutions éthiques pour notre métier de soignants.
Des voies innovantes qui peuvent favoriser demain l’essor d’un hôpital davantage plus « humain » et, principalement encore, plus « citoyen » et pour nous, soignantes,
une prédisposition à des soins plus altruistes, plus généreux et plus bienveillants.
L’expérience et la matérialité de la maladie, comme l’ensemble des autres réalités que les individus rencontrent
dans la vie est pour chacun un défi.
C’est tout particulièrement dans l’épreuve de la maladie
que le patient recherche, au sein de sa propre famille,
les bienfaits de la proximité, de l’amour, du soutien, de
la solidarité, du réconfort.
La famille présente alors des ressources primordiales
insoupçonnables sur lesquelles les soignants peuvent
s’appuyer afin de produire auprès des patients, des soins
thérapeutiques agissants.
Dans cette démarche il s’agirait en somme de mieux parvenir à co-construire, dans une triangulation active formée par le patient/famille/soignant, une dynamique
éducative, sanitaire et sociale qualitative de prise en
charge globale du projet.
* Fils de Zeus et d'Héra, Héphaïstos est, dans la mythologie
grecque, le dieu infirme du feu. maître de la forge, les volcans
sont ses ateliers (source Encyclopaedia Universalis).
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angoisses d’une maladie éprouvante. Pour le malade
alors, sa famille renferme les indispensables prérogatives et les protections essentielles avec lesquelles,
en appoint aux soins qu’il reçoit, il entreprend de
construire sa propre prédisposition holistique aux
combats contre les crises et les « troubles » qui l’affectent. La famille participe à la construction de ce
rempart affectif qui aide le malade à mieux faire face
à la maladie.
Nous avons tous une famille. Prodiguée par la voie
de la lignée naturelle ou choisie.
En son sein, nous savons mieux résister aux épreuves
que la vie et la maladie nous occasionnent. Nous désirons tous être entourés de nos proches. De ceux que
nous aimons, que nous apprécions, de ceux à qui
nous faisons confiance lorsqu’une détérioration physique ou psychologique de notre être, passagère ou
durable, nous éreinte. Dans la proximité de nos êtres
chers, nous puisons nos forces, nos résistances. Des
endurances ou encore des ténacités qui agréent, dans
nos luttes, des vigueurs sans cesse renouvelées, des
robustesses, des résistances, des déterminations indispensables à notre combat. Des énergies aussi.
Bien étrange paradoxe donc que notre société aujourd’hui sache exalter autant les individualismes qui ne
peuvent rien lorsque la maladie nous harasse.
Quelle invraisemblance donc que le monde dans
lequel nous évoluons actuellement puisse exhorter
autant les comportements insensibles voire indifférents à autrui.
Y a-t-il donc manière de vivre aujourd’hui notre
propre unicité tout en se sentant solidaires et responsables de la diversité du monde qui nous entoure ?
Consentir actuellement au caractère unique de nos existences tout en éprouvant une nécessité interdépendance avec une « famille » — de lignée ou choisie —
est-il vraiment si insensé ?
Mais qu’est-ce donc vraiment une famille ?
Voilà une interrogation bien ardue car peu sont les
penseurs qui ont eu l’occasion de cogiter sur ce sujet.
La famille est avant tout un « espace » privé de vie qui
nous scinde de la sphère publique. Parce qu’elle se
situe justement à la frontière entre l’individu et le collectif, elle paraît aujourd’hui de plus en plus en proie
à des sévères tiraillements existentiels, politiques, économiques, éthiques et moraux, elle peine à nous
apporter des réponses audibles en matière de solidarité et de secours. Freud attirait jadis notre attention
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Capables précisément de produire des « chemins circulaires » et transversaux du parcours de soin et dans lesquels il serait possible de fonder durablement et solidairement, entre l’ensemble des acteurs concernés, une
relation de confiance et de respect aux indiscutables
synergies agissantes.
Des alliances inédites autant qu’indispensables à notre
métier d’infirmière pour la conception et la mise en
œuvre d’une prise en charge plus qualitative, plus efficace, plus distinctive et principalement plus humaine
du patient et de ses proches.
Exorde
En cette première année dans laquelle mon activité
d’infirmière bachelière méandre manifestement dans
un progressif et dense apprentissage du métier composé de techniques complexes, de particularismes
étendus de la fonction, d’altérités des approches aux
soins, d’une meilleure compréhension des règles en
matière de santé et crises relatives aux infinis questionnements régissant ma propre éthique d’infirmière,
j’ai pu également acquérir — si soudainement et si
pleinement — l’impression d’appartenir à un « corpus » communautaire. À une confrérie de destinée.
Une sorte de « foyer » aussi lequel, différent de mon
propre lignage de sang, concourt à cette perception
d’union à une communauté augmentée.
Une confrérie à la fois témoin pointilleux autant que
repère exigeant de mes pratiques nouvelles et de mes
inédites responsabilités en tant que soignante diplômée.
Dans la continuité de mes trois précédentes années
d’études, cette première année de pratiques professionnelles a, si besoin en était, pleinement confirmé,
l’importance d’appartenir, à un groupe, à un rassemblement, à une organisation.
Certains, avec malice, pourront dire : à un « clan » même
si mot « équipe » paraît cependant plus congruent.
Car c’est bien davantage dans une équipe en mouvement, plutôt que dans l’enfermement immobile d’une
coterie que, tout comme dans une famille, la soignante
que je suis, n’évolue plus séparée de la complexité
du monde qui l’entoure.
Puisque lorsqu’on soigne, rien n’est plus nuisible que
d’être et agir seuls.
Pour le patient aussi ne pas être isolé est primordial.
Notamment lorsqu’il est confronté aux indicibles souffrances, aux épreuves démesurées et aux violentes
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aux deux pôles qui s’opposent en nous : l’être soi et
l’être social [1]. Or l’être. Ou
plus précisément, selon Heidegger [2], l’individu :
« est jeté dans le monde
comme dans un combat ».
Pour le philosophe, il doit se
débrouiller avec sa solitude
monadique : naître, vivre,
souffrir et mourir seul…
Notre société occidentale
n’est pourtant pas dénuée
de traditions familiales aspirant à la solidarité. Mais ces
dernières, aujourd’hui, ont
muté. Identiquement, dans
la même impulsion, notre
métier d’infirmière aussi a
muté. D’où la question qui
nous interpelle aujourd’hui
et qui concerne la nature du projet commun dans lequel la
famille, le patient et le soignant ambitionnent leur éventuelle coopération. Une interrogation qui en appelle d’autres.
Quelle éthique et quelles pratiques nouvelles nous, soignants, pouvons faire éclore afin de permettre un
meilleur dialogue, une meilleure solidarité, un secours
plus vigoureux ainsi que le maintien de l’empathie et de
l’écoute du malade et de sa famille ?
Tout au long de mes trois années d’études comme durant
cette première année de pratique professionnelle, j’ai
pu distinguer l’encore trop faible place réservée, à l’hôpital, à la prise en compte du rôle de la famille dans la
conception et la mise en œuvre partagée du « projet de
soins » pour le patient.
Si les lieux de prise en charge de la maladie, où les
patients sont associés dans la co-construction avec les
soignants de leur propre projet thérapeutique de soins
paraissent accroître, rares encore sont les endroits où
l’on associe, à ces projets, la famille.
Un constat alarmant qui devrait encore plus nous inciter, à conjoindre l’ensemble des ressources disponibles
afin de mieux renforcer notre activité de soignants
laquelle ne saurait plus être uniquement circonscrite
à la seule mise en œuvre de gestes techniques.
Un appétit de transversalité, de collégialité et
d’interdisciplinarité qui
m’exhorte aujourd’hui à
mieux enraciner mes pratiques infirmières dans
une représentation plus
globale du métier.
Un goût de voir ainsi la
famille davantage incluse et
non plus écartée, dans les
choix thérapeutiques qui
impactent les êtres chers.
Car dans les hôpitaux, les
soignants font quotidiennement l’expérience de la
douleur, des tourments et
des épreuves qu’endurent
les malades.
Nous apercevons cependant si peu ou si mal la
souffrance des familles dont la peine embrase et
consume également leurs vies.
Une discrimination celle-ci, qui contribue à reproduire
tant de séparations, tant d’incompréhensions, tant de
défaites, tant de désolations et d’amertumes.
Une situation qui constitue, pour nous les soignants,
également une menace et dont la principale résiderait
dans l’accoutumance, l’indifférence, l’insensibilité et le
renoncement.
Ces expériences
que le terrain déverse
Considérer les « peurs »
de la famille
Face au cancer, il est tout à fait normal d’avoir peur.
Pour le patient, cette peur est fondée dans la crainte
d’avoir mal, dans la peur des traitements, par les changements physiques et irréversibles qui parfois s’ensuivent.
Peur pareillement que la maladie puisse modifier ses
rapports avec les autres notamment ceux qui constituent
sa sphère familiale, sociale ou professionnelle. Peur singulièrement aussi de la mort.
Nous appréhendons chaque fois un peu plus ces multiples facteurs qui provoquent, chez le patient, bon
[1] S. Freud : « Totem et Tabou »
[2] S. Heidegger : « Etre et Temps »
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nombre de frayeurs, mais nous ne savons pas toujours
y apporter un apaisement. Mais au fait, sommes-nous,
soignant(e) s, suffisamment armé(e) s pour savoir efficacement y faire face ? Cet effroi n’affecte pas uniquement le patient, il s’insinue pernicieusement et de
manière latente aussi dans les familles des malades. Il
s’exprime principalement sous la forme d’un malaise
diffus, à la fois psychique et physique et qui a rarement été décrit ou encore enseigné dans nos formations. Le ressenti de cette menace concourt à la production d’effets tout aussi invisibles que dévastateurs
chez les membres de la famille du patient principalement lorsque ceux-ci sentent peser sur eux-mêmes,
l’approche d’une insécable menace, qu’elle soit réelle
ou imaginaire. Face à ces crises, face à ces « maux »,
comment nous, mandatés pour soigner, devons agir
ou réagir ?
notre éthique et notre nouvelle approche déontologique
de soignants.
Ce sont ces mêmes mutations qui m’ont incité, il y a
quatre ans, à entreprendre cette formation.
Car ces transformations permettent aujourd’hui à l’infirmière que je suis d’agir en tant que chaînon central
d’un ample réseau du parcours de soins, avec une autonomie et un degré de responsabilité inédits.
Mon action de soignante interagit présentement non
seulement avec le seul contexte technique réservé aux
soins, mais également en incitant mon action de soignante à développer une proximité plus vigoureuse avec
les patients et, bien sûr, leur famille.
L’infirmière régente sa pratique de soignante en concordance avec les principes techniques qui lui incombent,
des connaissances thérapeutiques qu’elle possède et des
fondements éthiques et déontologiques qui l’animent.
C’est la maîtrise et l’application qualitative quotidienne
de cette accumulation de « savoir-faire » et de « savoir
être » qui nous permettent aujourd’hui de travailler plus
efficacement car en étroite synergie avec l’ensemble des
acteurs présents dans l’hôpital.
Sur notre lieu de travail, à l’hôpital, comme dans la
société, cela nous donne finalement autant de responsabilités que d’obligations.
Or, l’hôpital… est une société à part…
Dans le service d’Hématologie-endocrinologie de « Gustave-Roussy » dans lequel j’exerce, je vois quotidiennement converger des patients gravement atteints de pathologies hématologiques de type leucémies, lymphomes,
myélomes… Ou encore atteints par des tumeurs endocrines relatives à la thyroïde, par des tumeurs neuroendocrines de type carcinoïdes d’origine ORL, pulmonaires ou digestives, ou encore par des tumeurs affectant
les glandes surrénales comme le cortico-surrénalome,
le phéochromocytome et autres paragangliomes.
Si la disparité des chances de survie des patients atteints
par ce type de cancer et les variations des pratiques
observées dans le service soulignent l’importance de
parvenir à définir avec précision des interventions diagnostiques et des thérapeutiques appropriées, cela
requiert également pour le soignant, d’instaurer un dialogue bienveillant et « éducatif » non seulement avec le
patient mais aussi avec sa famille afin de fournir à chacun et de manière adaptée, les éléments clés indispensables à la compréhension des situations distinctives et
des moyens mis en œuvre en matière de soin et d’accompagnement.
Être infirmière pourquoi ?
Pour quelles priorités ?
Pour quels « publics » ?
Avec quels soins ?
Que signifie être soignant(e) ?
Que désigne au juste la notion : « incarner les soins » ?
Suivant le glossaire des soins infirmiers, l’infirmière est
déterminée comme : «… une personne qui, en fonction
des diplômes qui l’y habilitent donne habituellement des
soins infirmiers sur prescription ou conseil médical ou
bien en application du rôle propre qui lui est dévolu [3]».
Pour ma part, il me semblerait plus plausible de déterminer une infirmière davantage par ses compétences.
En effet, la profession d’infirmier(e) diplômé(e) nécessite, avant des aptitudes, principalement des dispositions
et des compétences, spécifiques et générales à la fois.
Certes. Mais ces « ressorts » ne doivent pas être en disjonction avec la personne humaine qu’ils soignent et ses
nécessités.
Je fonde cette conviction à partir du simple constat des
récents changements du référentiel de nos pratiques et
qui ont impacté aujourd’hui et en profondeur, notre
métier d’IDE.
Ces changements élargissent désormais non seulement
les technicités globales de notre savoir-faire mais transforment également notre manière de « penser le métier »,
[3] Terminologie des soins infirmiers Glossaire provisoire n°3,
Février 1993
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C’est dire si pour la plupart des patients, être admis dans
un service comme le mien représente toujours un profond facteur d’angoisse.
Il en va de même pour leur propre entourage familial.
Une inquiétude légitimement augmentée, par exemple,
lors d’admissions faisant suite à une rechute et où les
pronostics, pour ce type de pathologies exagérément
agressives ci-dessus indiquées, sont ordinairement
sombres, d’autant plus que, majoritairement, les lourds
traitements administrés se trouvent, dans la plupart des
cas, faiblement codifiés car fréquemment assujettis à des
améliorations incertaines.
Lorsque ces admissions surviennent et au détour des
entretiens infirmiers qui s’en suivent, il m’arrive encore,
hier comme aujourd’hui, de questionner les familles, sur
ce qu’à leurs yeux représente le service dans lequel leurs
proches sont admis.
À une très grande majorité ces « publics » expriment que
l’entrée de l’un de leurs êtres chers, dans le service oncologique de l’hôpital les expose, à la notion de : « gravité ». La menace pour la vie des patients s’agrège ainsi
au besoin de vigilance, d’écoute et de protection de tous
les instants pour les familles.
L’hôpital en général et les services spécialisés comme
nos unités d’oncologie en particulier, confrontent le
patient au risque irrévocable de sa propre mort — que
le risque soit réel ou non — et conjugue, par extension,
leurs familles, à la douloureuse pensée, de la vie après
la perte de l’être cher. À sa disparition… Au deuil…
Dès l’admission, surtout si elle présage des soins thérapeutiques plus ou moins longs et lourds, un ineffable
« réflexe » paraît alors se mettre en mouvement pour le
patient, comme pour ses proches.
C’est dans ces instants-là que, distinctement, l’environnement de l’hôpital se révèle alors à leurs yeux, comme
un environnement fréquemment étrange. Hostile, toujours.
Là où les blouses blanches s’affairent, là où les odeurs,
les bruits ou encore les silences – tous « silences » —
s’installent, cela concourt à la création d’une atmosphère
anxiogène.
Un univers composé de frayeurs, d’angoisses, d’inquiétudes car peuplé de « mauvais pressentiments » autant
que de prémonitions funestes.
Apeurés, patients et familles subissent ordinairement ce
monde à part, sans pudeur, ou tout est mis à nu… au
propre comme au figuré.
Ils endurent avec passivité cet environnement périlleux
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et ils le ressentent régulièrement comme extrêmement
« inamical », inconnu, menaçant, complexe.
À Gustave-Roussy, dans ce plus vaste centre européen
de lutte contre le cancer, nombreux sont les « publics »,
qui perçoivent inlassablement ces lieux hantés par la
menace. Une menace dont ils ne savent pas toujours
décrire les pourtours.
Bien étonnant paradoxe que la dilatation de ces sentiments de peur, d’inconfort et « d’effraction », qui se produisent là où en principe, l’on est admis à des fins thérapeutiques, afin d’être soigné et, lorsque cela est
possible, guéri.
Un ressenti qui n’est pas uniquement prodigué ici par
la seule « atmosphère » ambiante des lieux.
Lors de mes stages de 3e année, notamment dans des
services « sensibles » tels que la chirurgie, les urgences,
la réanimation ou encore en traumatologie, ou chez les
grands brûlés, j’étais fréquemment l’impuissant témoin
d’équipes soignantes ordinairement débordées, frénétiques car anormalement organisées, ou encore, faiblement disponibles car en sous-effectifs.
Une mixité étonnante de facteurs improductifs qui contribuaient encore plus à l’efflorescence de cette perception négative de la « brutalité » des lieux.
J’ai pu alors remarquer que pour la famille, la phase
aiguë de la maladie de leur être cher est un temps ordinairement vécu dans l’incertitude par rapport au moment
de latence de l’affection. Un moment où tout paraît suspendu dans l’attente que le diagnostic du patient soit
posé.
Ce temps, aussi furtif que menaçant, participe à la création « d’interstices temporels » dans lesquels viennent
alors se greffer, pour les familles, l’angoisse d’être abandonnées, d’être laissées seules et en tête-à-tête avec leurs
peurs, leurs ignorances, leurs craintes, leurs angoisses…
Pour le soignant, prendre alors en ces instants précis
plus efficacement en charge la famille, dans ces moments
« où tout se joue », peut contribuer à apaiser les peurs.
Cela peut concourir à mieux mettre en œuvre, par l’explication « de ce qui se passe », une représentation plus
claire, plus distincte et plus humaine, du pronostic du
malade et des traitements qui en découleront.
Il s’agit ainsi pour le soignant de dispenser à la famille,
en même temps que les soins qu’il prodigue au patient,
une prise en charge spécifique et qui serait essentiellement composée d’écoute, d’éclaircissements et de sollicitude.
Apaiser, soulager, mettre en confiance la famille cela
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consent de mieux relayer des repères essentiels favorisant l’éclosion d’une synergie productive basée principalement sur la confiance entre les soignants, le patient
et sa famille.
Cela demande du temps autant que de l’organisation.
Or, l’un comme l’autre ordinairement manquent dans
bon nombre d’unités de soins…
Sans un redéploiement agissant et novateur de notre
charge de travail qui consentirait une plus singulière
approche des familles de chaque patient dont nous
avons la charge, nous sommes condamnés à assister
dans nos pratiques, à l’émergence d’un phénomène
durable « d’accoutumance », de routine, voire d’insensibilisation à la vision du patient et des siens.
Des situations qui peuvent engendrer, parfois, de « vives »
réactions de la part des familles. Des « réponses » qui
peuvent dans ce cas s’exprimer et pour cause, par des
formes d’agressivité à l’encontre des soignants.
C’est une manière pour les proches du patient, de communiquer leurs propres ressentis, leurs propres sentiments d’abandon, d’impuissance, de rébellion voire de
« mésestime », dont ils conjecturent faire l’objet par le
« système hospitalier ».
Pas rare alors de surprendre ces familles en train de lutter plus « contre » les équipes de soins qu’à « faire bloc »
avec elles afin de mieux parvenir à combattre conjointement la maladie de leur être cher.
La famille alors n’est plus l’allié engagé que le soignant
recherche en tant que relais bénéfique des soins qu’il
prodigue au malade et lorsque cela survient, il n’est pas
rare d’assister à la dislocation de certaines familles plus
fragiles, plus chancelantes, plus précaires aussi.
Comme au manque de motivation, à la démobilisation
et au découragement des soignants, d’autre part.
faisant partie d’une famille et, par conséquent, tenir
compte des conséquences de la maladie sur les autres
membres de sa famille… ».
En deuxième année je distinguais déjà des préceptes
théoriques fortement mobilisateurs pour mes valeurs
éthiques de soignante mais, hier comme aujourd’hui,
pas toujours aisés à mettre en œuvre dans le cadre quotidien de mon activité d’IDE.
Je sais cependant que la famille devrait pleinement trouver sa juste place dans tout projet thérapeutique du
patient. Certes, mais comment ?
Un truisme, qui ne paraît cependant être encore complètement admis dans bon nombre d’unités de soins.
Les différentes difficultés qui subsistent dans sa mise en
œuvre doivent en être assurément pour quelque chose.
Un manque de formation ou de préparation de notre
part, peut-être. De détermination, assurément.
Il me paraît ainsi regrettable qu’une équipe soignante
puisse, aujourd’hui encore, faire l’impasse sur ces inestimables comportements humains que sont l’accompagnement et la prise en charge de la famille du patient.
Les expériences de mes stages d’alors et de ma jeune
action en tant qu’infirmière aujourd’hui, m’ont permis
de comprendre à quel point il est vain, pour tout soignant, d’imaginer des thérapies efficaces sans replacer
le patient dans son plein contexte de vie et de sa propre
relation avec sa famille.
Je suis aujourd’hui convaincue, que c’est précisément
ce volet-là, qui constitue, pour nous infirmiers, l’un de
nos axes décisifs de progression dans notre métier.
Une prise de conscience qui mieux agréerait principalement notre future capacité à donner davantage de sens
à notre prédisposition de prendre en charge le patient
de manière plus globale.
Cette conviction est fondée également sur notre propre
expérience particulière d’individus. Car si nous n’avons
pas tous été hospitalisés, nous faisons néanmoins tous
partie d’une famille et, forcement, nous avons tous, tôt
ou tard, été confrontés à l’hospitalisation de l’un de nos
proches. Comment cela s’était passé pour nous alors ?
Avons-nous été bien considérés, écoutés, informés par
les professionnels chargés de prodiguer les soins nécessaires à nos proches malades ? En quoi cela a constitué
une réussite ou un échec ? De quelle manière, en tant
que « famille », nous avons été inclus ou écartés, dans le
projet de soins de nos proches ? Avec quelles conséquences ? Avec quelles suites ? Avec quelles séquelles
aussi ?
Ces familles que parfois l’on rudoie
Ces annotations, ces constats, ces mémorandums, ces
initiatives que parfois si scrupuleusement j’ai eu l’occasion de consigner dans mes cahiers, m’ont permis de
mieux me plonger dans la réflexion, sur ce que représente aujourd’hui une famille en milieu hospitalier.
Dans l’une de mes notes prise durant une journée particulièrement « difficile » lors de mon stage de 2e année
dans un service de Gériatrie oncologique, j’avais alors
retranscrit, au débotté, l’énoncé suivant : « Il paraîtrait
primordial, pour nous soignants, que l’approche globale
des soins infirmiers puisse « dévisager » le patient comme
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Nous n’avons pas tous la même conception du mot
famille. Plutôt que de parler de famille, il me semblerait
plus pertinent parler ici « d’entourage familial ».
Cette « mitoyenneté » de la sphère privée du patient est
composée par la famille réelle : parents, épouse, époux,
enfants. Mais aussi, parfois, par certaines personnes
proches du patient. Des personnes que je qualifierais
volontiers de personnes ressources, à savoir : ses amis,
ses voisins, ses collègues.
En somme, le mot générique « la famille » serait ici susceptible d’inclure une ou plusieurs personnes unies avec
le patient par des liens de parentalité, de partage ou
encore… d’intimité.
Les profondes mutations sociétales, économiques et culturelles, qui impactent et modifient aujourd’hui en profondeur notre propre représentation de la sphère privée,
confortent cette idée que je me fais de « la famille » car, de
nos jours, cette dernière est, de plus en plus, « éclatée ».
Mais à l’hôpital, quelle est la place réservée aux familles ?
Accueille-t-on de la même manière la famille d’un patient
dans un service de soins intensifs ou dans une unité
d’oncologie que, par exemple, dans un service de médecine générale ?
Tout porterait à croire que selon les spécialités des services l’on réserve aux familles des « accueils », tous aussi
distinctifs que le service lui-même selon qu’il fasse l’objet, ou non, d’une « spécialité ».
Par exemple, dans l’un de mes premiers stages de 1re
année, j’avais été accueillie dans un service de médecine.
J’avais pu constater alors que les familles entraient et
sortaient librement dans le service. Il y a donc des services où, dans les locaux, ici ou là, les familles flânent
ou errent librement dans les couloirs sans que le personnel soignant y prête une attention particulière. Ces
situations m’avaient alors quelque peu ébahie.
Était-il possible que dans les unités de soins l’on puisse
se promener avec autant d’aisance, désintéressement,
d’absence de contrôle, de vérification, aussi ouvertement que dans le hall d’une gare ?
Dans mon service comme probablement dans bien
d’autres services dits de « prise en charge lourde », le personnel soignant est généralement au courant du degré
de proximité des proches du malade. Les familles
demandent parfois l’autorisation au personnel soignant,
avant de pouvoir avoir accès au chevet des patients.
Et ce pour des évidentes raisons liées à la sécurité,
aux multiples risques d’asepsie, de contamination, voire
d’irradiation.
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Les identités de la famille
dans l’enceinte d’un hôpital
Jadis, au début du XXe siècle, les malades étaient encore
soignés chez eux par leur propre famille.
À présent, dans bon nombre de circonstances, les
familles sont mises à l’écart des décisions thérapeutiques
qui concernent l’un d’eux.
Nous soignants, nous sommes fréquemment dépassés
par les taches qui nous incombent. Nous omettons parfois que les familles vivent, lors de l’hospitalisation d’un
de leurs proches, une situation difficile. Une épreuve…
Ordinairement ces conditions, où la famille se sent délaissée, peuvent déboucher sur des situations de violence,
d’agressions, de courroux, d’emportement, de rage, voire
d’exaspération ou de ressentiment. Cela peut alors se
retourner contre nous, soignants.
Des situations semblables peuvent être maintes fois
observées, par exemple, dans des services d’urgences,
où le flux continu des patients, la saturation du service,
les difficultés à repérer des lits pour les hospitalisations
et où l’on donne les priorités à certaines pathologies au
détriment d’autres évaluées moins vitales, encouragent
l’éclosion de toute une foultitude de situations funestes
car mal maîtrisées et dans lesquelles toujours, nous soignants, nous nous acquittons des « pots cassés ».
D’un côté la violence subie, de l’autre l’inhumanité
ressentie.
Il est aisé pour nous tous de percevoir, dans cette succession sans fin d’inadvertances, toutes les portées nuisibles de cet incommensurable gâchis.
Famille ou entourage
familial ?
Guider le geste thérapeutique
dans la complexité
de l’enchevêtrement familial
De quels « acteurs » ou partenaires parle-t-on ici lorsqu’on s’efforce de désigner l’ensemble des « supplétifs »
dont dispose le soignant en matière de soutien et d’accompagnement d’un projet opérant de prise en charge
globale du patient et de sa maladie ?
La famille ou l’entourage familial du patient peuvent-ils
ou doivent-ils, être pris en compte dans un projet de
soins ?
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Expériences infirmières
Ici, les infirmières échangent continuellement entre elles
au sujet de la famille d’un patient. Tout laisse croire ainsi
que dans ces services spécialisés, la place de la famille, en
matière de rôle actif dans le projet de soins du patient, soit
importante.
En ces lieux, médecins et infirmières informent assidûment la famille, ou la personne dite « de confiance », quant
à la situation sanitaire du patient et de l’évolution de sa
prise en charge en matière
des soins prodigués.
Cependant suffisamment
informer n’est pas toujours
synonyme de « bonne
communication ».
Une information systématiquement verticale et descendante n’autorise pas toujours
l’émergence d’un bon relationnel entre équipe soignante
et famille.
En définitive, y compris dans ces unités de soins fortement
spécialisées, connaît-on nécessairement les véritables
besoins de la famille ?
Si l’on sait aujourd’hui indubitablement concevoir et mettre
en œuvre une bonne prise en charge à des patients présentant des pathologies « lourdes », cette capacité est rendue possible grâce à l’action coordonnée d’une équipe
soignante qui connaît bien les besoins des patients ainsi
que ses nécessités en matière de soins thérapeutiques.
Mais se soucie-t-on vraiment tout autant des exigences des
familles ? De leurs propres besoins ?
Qu’est-ce c’est au juste, pour une famille, un besoin ?
J. Watson [4] définit la notion de besoin comme : « une
nécessité dont la satisfaction atténue, ou fait disparaître,
la détresse ou tout au moins permet à la personne de ressentir un sentiment de mieux-être ».
Pour chaque soignant cette définition induit la nécessité
de répondre avec exactitude, contrôle et par la régularité,
aux besoins fondamentaux du patient en matière de suivi
thérapeutique. Quid cependant des « besoins » des familles ?
Quels sont alors, pour la famille, les besoins les plus fréquents ? Les plus récurrents ? Les plus récursifs ?
L. Daley [5] décrit avec beaucoup de précision une représentation assez précise de ce que l’on pourrait apparen-
ter, à l’hôpital, aux besoins des familles.
L’auteur regroupe dans une cartographie bien définie ces
besoins en six catégories distinctes, sans pour autant hiérarchiser un item par rapport à un autre.
• Besoin d’information
Ce besoin est selon moi fondamental, puisque l’hôpital
est un lieu étranger pour les familles. Celles-ci, sont fréquemment dépendantes
du personnel hospitalier.
À titre personnel, je
pense que moins cette
dépendance est présente, meilleure est la
prise en charge de la
famille. Par ailleurs, cette exigence des familles en
matière d’information concerne à la fois aussi bien les
médecins que les infirmières.
• Besoin de diminuer son anxiété
À L’hôpital, et tout particulièrement là où l’on prodigue
aux patients des soins « lourds, les lieux sont des endroits
extrêmement anxiogènes pour les familles. Ces dernières
ont donc besoin de faire disparaître ou d’atténuer cette
angoisse.
• Besoin d’être utile au patient
Ce besoin est d’autant plus présent que le séjour à l’hôpital se prolonge.
• Besoin de proximité
C’est dans ce cadre qu’interviennent les horaires de
visites, mises en place dans le service.
• Besoin de soutien de la part des soignants
Ce besoin se fait ressentir essentiellement chez les personnes isolées, dont le réseau de soutien, en dehors de
l’hôpital, est indigent.
• Besoin de confort personnel
Ce besoin impacte plus particulièrement la qualité de
l’accueil dans les services de soins spécialisés ou
« lourds ». Il indique également la qualité de l’attitude du
personnel soignant à l’égard de la famille. À mon sens,
soulager ce besoin paraît essentiel car, bien pris en
compte, le besoin de confort personnel, permet une
mise en confiance mutuelle et donc une relation de
confiance entre l’infirmière et la famille.
[4] Watson J. Nursing : The Philosophy and Science of Caring.
(2nd Revised and Updated ed.). Boulder : University Press of
Colorado, 2008.
[5] Daley L. The perceived immediate needs of families with relatives
in the intensive care setting. Heart Lung 1984 ; 13 : 231-7.
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Expériences infirmières
Cet item exprime également, pour la famille, un besoin
de « sécurité » au sens large. Une sécurité que le milieu
hôpital menacerait et qui ferait peser, sur les proches
hospitalisés, comme une sorte de menace.
ses peurs, sa tristesse ou encore sa souffrance face à la
maladie du proche ou de l’éventuelle perspective de la
mort, la famille peut engendrer de l’agressivité comme
vecteur unique de communication avec les soignants.
Deux réactions certes opposées mais qui peuvent cependant se manifester dans toute une multitude de
« nuances » et de degrés distincts.
C’est ainsi que, bien prises en compte et traitées au
même moment de chaque admission, ces « conduites »
inaccoutumées peuvent être réduites en déjouant ainsi
bon nombre de malentendus et d’incompréhensions
avec le personnel soignant et écourtant de ce fait, les
menaces de conflits et de heurts qui menaceraient l’efflorescence de synergies agissantes entre les partenaires.
De l’enclume des besoins
aux marteaux des demandes
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Lorsque l’on « percute » à l’hôpital
Les soignants qui parviennent à interpréter l’ensemble
de ces besoins et y apporter une réponse qualitative participent à l’atténuation du « heurt » qui impacte ordinairement les familles dans la plupart des hospitalisations
d’un patient, notamment lorsque celui-ci subit une
extrême détérioration de son état de santé.
Si à la suite d’une hospitalisation difficile, la famille a le
sentiment de faire l’objet d’indifférence ou de dédain
par l’équipe soignante, elle peut alors, dans certains cas
renoncer à exprimer ses propres requêtes et endosser,
par cette privation, une attitude de fuite.
Un environnement dégradé peut également participer
à l’émergence de ce comportement de dispersion des
familles.
Un milieu est dégradé lorsque la structure produit une
profusion de : bruits des machines, d’odeurs, d’une
image abîmée – par l’absence d’autonomie — de l’état
du patient dépendant physiquement et psychologiquement des soignants, ou encore par le déni de l’information concernant un accident ou erreur qui serait survenu
lors d’un soin.
Les mêmes circonstances peuvent également, dans un
registre diamétralement opposé à la fuite, inciter la
famille à exprimer, de manière discontinue et démesurée, « des demandes ».
La famille sollicitera alors le soignant, en le harcelant,
afin d’obtenir le plus possible d’informations, même les
plus incongrues voire, parfois, les plus indues ou encore
illicites.
Cette sollicitation permanente de la famille peut s’illustrer de manière extrêmement explicite ou encore dissimulée.
Dans le premier cas elle sera volontaire et faite par une
personne consciente des problèmes rencontrés et désirant « y mettre un terme ».
Dans le second cas, l’effet déclencheur pourra être la
survenue d’un incident anodin.
Ne trouvant pas les mots justes pour exprimer sa colère,
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Écouter, exprimer, informer :
des actes efficients pour éradiquer
les blasts explosifs. Comment
co-construire une relation efficace
dans le binôme : famille–infirmière ?
J’ai pu constater, au fil de ma jeune pratique de soignante, que lorsque l’infirmière a un contact ininterrompu avec le patient, elle entre inévitablement en relation qualitative avec la famille le plus souvent, d’ailleurs,
présente dans la chambre du malade. L’infirmière bénéficie ainsi d’une position de proximité unique avec la
famille. L’infirmière a de ce fait un rôle clé auprès des
proches du patient.
Cette proximité « communicante » s’est de plus en plus
développée depuis que la fondation des soins infirmiers
existe.
Davantage de soignants s’intéressent aujourd’hui à la
problématique relative aux considérables complexités
que créé la maladie au sein d’une famille.
Si ce phénomène paraît prioritaire pour une bonne prise
en charge globale des soins, son application concrète
reste encore, dans bon nombre d’unités de soins, un épiphénomène.
Dans son propre et renouvelé rôle de soignante, l’infirmière expérimente aujourd’hui une certaine « faculté »
inédite en matière d’autonomie et de latitude dans l’éventail des approches thérapeutiques possibles.
Des potentialités maintenant plus variées car l’infirmière
« connaît » davantage le patient et son environnement
de vie dans les moindres spécificités.
L’infirmière demeure aujourd’hui, à la faveur à sa nouvelle sphère d’intervention et grâce au dynamisme de
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Au soignant de réaliser, autant que possible, une stratégie d’inclusion efficace et active de la famille dans le
projet de soin du malade.
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ses propres compétences augmentées, un pivot central
dans la prise en charge du patient et dans celle de sa
famille.
Elle joue aussi un rôle éminemment stratégique de « tampon » voire de « médiation » entre la famille et le médecin.
D’un autre côté, la famille ambitionne de plus en plus
aujourd’hui de s’appuyer, bien plus que par le passé,
sur l’infirmière en matière de demande d’aide, d’informations, d’assistance et de suivi qui concernent les soins
prodigués au malade.
Freins psychologiques induits
par la famille lorsque celle-ci est
confrontée à la progressive
détérioration de la santé du malade
Le plus grand obstacle psychique rencontré par les
proches d’un malade survient lorsque le mot « irréversibilité » est exprimé, par l’équipe médicale, à l’encontre
d’un patient.
Comment la famille peut-elle accepter que désormais la
vie du proche ne soit plus qu’un progressif et inéluctable méandre vers les frontières de la mort ?
Ses proches se demandent alors si sa disparition imminente sera assujettie à des souffrances. Si son agonie
sera de brève durée ou, encore, étendue.
La famille est-elle disposée pour l’accompagnement du
malade en fin de vie ?
En a-t-elle les ressources psychologiques et matérielles ?
Comment se prépare-t-elle à l’après ? Au deuil ?
Comment la famille appréhende-t-elle les temps futurs
face aux mille incertitudes qui pèsent sur le présent ?
Comment les proches peuvent-ils, seuls, faire face aux
variabilités si précaires qui concernent l’existence et le
décès de leur proche lorsque ces deux éléments : vie et
mort paraissent désormais s’amalgamer ?
Quelles solutions les équipes soignantes peuvent-elles
apporter à la famille pour l’aider à franchir ces écueils
psychologiques douloureux et qui présagent la survenue
imminente du deuil ?
Je suis toujours autant stupéfiée au constat qu’aujourd’hui encore rares sont les services hospitaliers qui possèdent cette capacité de mettre durablement en œuvre
un accompagnement, par l’écoute des familles qui expérimentent l’imminente disparition d’un proche.
Nous infirmières, de par notre propre rôle de proximité
avec le malade, nous savons, proposer un « filtre » actif
entre le malade et les médecins chargés de la thérapeutique. Cependant, nous possédons rarement la prédisposition appropriée pour aider convenablement la
famille qui endure cette épreuve.
L’approche de notre action primordiale est aujourd’hui
essentiellement centrée sur la maîtrise de technicités
distinctives.
Les particularismes relatifs à une capacité holistique à
Approche du rôle de la famille
Indiscutablement l’infirmière peut occuper un rôle central dans la prise en charge de la famille des patients. De
même que la famille, dans sa forte proximité avec le
patient, joue un rôle tout aussi important dans la propriété — qualitative ou pas — des « soins » mis en œuvre
par le soignant en direction du patient.
Par ailleurs, selon que l’influence de la famille sur le
malade, soit positive ou alors de nature préjudiciable,
la relation entre le patient et l’équipe soignante ne sera
pas tout à fait la même.
La famille agit incontestablement, pour ou contre, sur le
climat de confiance que le soignant essaie de produire
avec le patient en préalable des portées thérapeutiques
nécessaires.
Qu’une relation dégradée vienne à s’installer entre les
soignants et la famille du malade et tout le projet des
soins pourrait se trouver compromis.
Des plus en plus de publications récentes attestent
aujourd’hui que, dans certains cas, des familles trop
rivées émotionnellement au patient peuvent accélérer
l’issue fatale pour ce dernier [6].
L’infirmière doit s’efforcer ainsi d’établir, au moment de
l’admission du patient, la nature subtile des relations qui
lient le malade avec ses proches. Afin d’apercevoir les
« forces » et les « faiblesses » de ce relationnel celé pour
pouvoir engendrer une conduite idoine fondée sur un
dialogue efficace et qui puisse consentir l’essor d’une
synergie partenariale opérante entre la triangulation :
famille, patient, soignant.
La famille joue donc un rôle névralgique dans le succès,
ou l’échec, dans la prise en charge thérapeutique que
le patient se verra offrir.
[6] Leahey M., Wright L. Famille et maladie comportant un risque vital ;
(Encyclopédie des soins infirmiers). Medsi/McGraw-Hill, Paris, 1991.
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Expériences infirmières
prendre en compte « les globalités » de la vie du patient,
nous sont effroyablement étrangers.
Nous nous efforçons, dans la compassion, d’avoir une
approche empirique de la douleur de la famille. Mais
nous manquons indiscutablement de prédispositions
patentes à bien le faire.
Et pour cause, la composante sociale et psychologique
que constitue la famille dans la prise en charge globale
du patient, ne fait malencontreusement pas encore partie de notre conception unitaire de soignants.
Nous manquons en somme d’une capacité à appréhender une approche moins « morcelée » du patient. Une
prédisposition à concevoir et à mobiliser efficacement
tout phénomène actif qui résulterait et qui interagirait
avec la « sphère privée », donc intime, du patient. Un
patient que pourtant nous sommes amenés à si bien
connaître de par notre intervention quotidienne de soignants à son chevet.
C’est là, dans cette proximité très intime que très fréquemment, des larges aspects de la vie personnelle nous
sont, par le patient lui-même, révélés.
Nous côtoyons dans ces occurrences extraordinairement
privilégiées également sa propre famille laquelle complète et améliore notre connaissance de l’individu que
nous soignons. Il est alors surprenant qu’avec autant
d’informations, de renseignements et indications personnelles diverses qui concernent le « sujet » que nous
soignons et de son environnement de vie, nous possédions si peu de propensions à l’emploi de « leviers » thérapeutiques si précieux.
Directement ou indirectement, nous jaugeons tant de
choses sur le patient et sa famille : l’ensemble de leurs
craintes, de leurs espoirs, de leurs incertitudes, de leurs
forces, de leurs impuissances, de leurs épuisements aussi.
Épuisements parfois, si comparables aux nôtres.
Nous conversons avec les familles, nous les entendons
dans tous leurs particularismes et dans tous leurs usages,
coutumes, habitudes, rites, mœurs.
Quelquefois aussi si dissemblables aux nôtres et qui, par
endroits, peuvent même entrer en conflit avec notre
propre éthique… Est-ce que pour autant nous nous interrompons de soigner ? Nous soignants, nous révélons
encore dans ces occurrences, si peu de préparation. Ou
alors nous paraissons particulièrement craintifs de nous
impliquer davantage afin de lever ces clôtures psychologiques qui entravent et rendent parfois notre travail si
laborieux car dépourvu de toute propension analytique
de notre métier.
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Des attitudes de « confort » et qui nous permettent, parfois, de ne pas examiner de près ce que les familles
endurent dans l’épreuve de la maladie de leur proche.
Prendre efficacement en charge l’une de ces composantes désigne d’être déjà bien engagés pour soigner
l’autre.
C’est un euphémisme que d’alléguer qu’aujourd’hui nos
formations de soignants nous accoutument si peu encore
à cheminer de façon féconde dans cette pratique qui
viserait à traiter le patient de façon globale et non plus
uniquement par une seule et élémentaire approche de
la partie affectée par les symptômes médicaux apparents
que nous soignons.
Conclusions en guise
de perspectives
Une question me vient maintenant à l’esprit : la prise en
charge, ou pas, des familles à l’hôpital, est-elle une seule
question de moyens ou d’attitudes ?
Pour ce qu’il en est des moyens déployés, il est indéniable que la question du « facteur temps » et des effectifs des équipes de soins si souvent érodés, impacte pour
beaucoup notre charge de travail et notre représentation du travail lui-même.
Ces facteurs forment inopportunément, hélas, les principales raisons de notre présupposée retenue face à l’accompagnement des familles.
Ailleurs on arguera que d’autres professionnels de
l’écoute, comme par exemple les psychologues, ou
encore les professionnels du social spécialisés dans l’accompagnement et le suivi de la famille à chaque étape
de la vie devraient, dans les unités de soins, être accrus
ou y être introduits.
D’autres encore militeront pour un plus harmonieux
redéploiement des effectifs dans chaque unité de soins
ou, probablement, opteront pour l’avènement de spécialisations distinctives relatives à la prise en charge et
l’accompagnement des familles dans la formation initiale des IDE…
Quoi qu’il en soit, il paraît manifeste aujourd’hui que la
famille doit être davantage scrutée comme un élément
clé indissociable du projet de soin de chaque patient.
Cependant une fois ces quelques truismes assenés, comment réellement faire « bouger les lignes » si, sur le terrain, les « volontés » manquent ?
Pour réussir ce pari « sociétal » il faudrait que chacun de
nous puisse se sentir concerné.
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Expériences infirmières
Que les changements qui nous attendent demain puissent devancer un véritable et sincère désir de pluridisciplinarité des approches en matière de prise en charge
globale du patient et que ceci soit enfin ressenti, par nos
décideurs et par nos tutelles, comme une priorité.
Nul doute que pour parvenir à cela il faille également
réformer notre formation initiale d’IDE. Cela apparaît
davantage logique alors que nous exprimons de plus en
plus vigoureusement aujourd’hui d’approfondir,
d’étendre, et de déployer de moyens croissants en direction de la prise en charge de la fin de vie.
La famille et ses besoins, sa prise en charge cohérente
et humaine dans une approche pluri-professionnelle
globale par l’ensemble de l’équipe de soins : médecins,
infirmières, aides-soignantes, ne saurait être exclue dans
les transformations qui guettent aujourd’hui notre métier
de soignants et nos propres lieux d’exercice.
Pour ce faire, la pensée de la profession infirmière aura
indubitablement et pleinement à occuper une place
importante à l’intérieur de ce vaste chantier.
Un rôle primordial à jouer dans cet ample « Think tank »,
qui se prépare et qui va bouleverser le périmètre de
notre métier d’infirmière ainsi que la sphère de nos compétences. Nous devons mieux nous préparer à cette
autonomie renforcée.
C’est à ce prix, qu’à terme, nous devrons identiquement
évaluer d’abord, pour amender ensuite, nos propres pratiques car notre rôle de soignants paraît, à ce jour,
dépassé tant les changements éthiques, techniques et
sociétaux en matière de santé publique, permutent
aujourd’hui.
Des inédits paysages de la pratique infirmière s’offriront
à nous demain.
Ils nous permettront durablement autant que différemment d’exercer notre profession dans un souci accru de
la considération de la vie de la personne humaine, du
respect de son intimité ainsi que la dignité du patient
comme celle de sa propre famille.
Ces perspectives nouvelles nous permettront d’agir
encore plus et en toutes circonstances dans l’intérêt du
patient et dans la prise en charge qualitative de sa sphère
intime.
Bulletin Infirmier du Cancer
Certaines unités de soin semblent aujourd’hui avoir anticipé ces changements et posséder déjà cette approche
qualitative vis-à-vis du patient et de sa famille. À leurs
yeux, cela apparaît comme une évidence.
Dans d’autres lieux d’hospitalisation, le devoir d’information à la famille, la prise en compte adaptée de l’ensemble de ses besoins est, pour l’instant encore,
moindre… Parions qu’avec le temps ces situations sauront évoluer.
L’avenir saura bientôt nous dire quels progrès, quelles
protections, quelles perspectives et aussi quelles améliorations, les réformes de la profession d’infirmière nous
réservent en la matière.
Espérons toutefois, que l’intrépidité des uns, épaulée
par des moyens adaptés mis en œuvre par des autres,
saura accomplir avantageusement les transformations
attendues de toute pratique et de toute habitude obsolètes, lesquelles, comme les vieilles lunes d’antan, ankylosent les imaginations et émoussent les initiatives.
Liens d’intérêts : L’auteur déclare ne pas avoir de liens
d’intérêts en relation avec cet article.
Bibliographie
Angele-Halgand N, Garrot T. Réconcilier performance et valeurs à
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Laboratoire d’Economie et de Management, Nantes Atlantique
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Thibault-Wanquet P. Les aidants naturels auprès de l’adulte à l’hôpital. Paris : Elsevier-Masson, 2011.
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