Iatrogénie et iatrogénicité Fabrice Lakdja* D’ abord ne pas nuire... tel est le précepte primordial de la médecine, l’article premier du serment d’Hippocrate... et pourtant, l’institut de médecine des États-Unis a révélé, dans un rapport intitulé To err is human, les problèmes de sécurité des patients recevant des soins (1) : 3 % environ des patients admis à l’hôpital subissent un événement indésirable consécutif à une prise en charge médicale. La moitié des événements “consécutifs à une erreur” sont évitables. Pis, les décès dus à une erreur médicale aux États-Unis seraient plus nombreux (44 000) que les décès imputables aux accidents de la route (43 000) ou secondaires aux cancers (42 000) ! Primum non nocere signifiait d’abord ne pas occire car la forme nok de la racine qui a fourni au latin le verbe nocere signifie “faire mourir” puis “faire du mal”, “nuire” (2). Même pour le marquis de Sade, la nuisance n’est pas l’objectif, car le bonheur du plaisir de soi devient la douleur de l’autre : “... c’est au milieu des voluptés que l’on se délecte par le supplice” (3). Lorsque le médecin, le soignant, le médicament entraînent ou laissent s’installer des effets secondaires néfastes, indésirables, nocifs, délétères, on emploie souvent l’adjectif “iatrogénique” ou “iatrogène”.“Iatrogénique”, “iatrogène” sont des adjectifs issus du grec iatros, c’est-à-dire médecin, et de génos, “cause”, “origine”, leur sens est donc : qui est provoqué par le médecin ou ses thérapeutiques” (4). “Iatrogénie” est de création récente (1950) et représente une pathogénie d’origine médicale ou médicamenteuse. Mais, en fait, “iatrogénique” reste neutre. Être iatrogénique ne signifie pas étymologiquement être nuisible. Les deux termes signifient en effet : “qui est occasionné par l’intervention du praticien”. La définition tirée du contexte et des dictionnaires est, en outre, contradictoire avec celle que suggère la composition du terme et qui serait plutôt “engendrant un médecin”. Il est assez courant que l’élément de composition “gène” soit utilisé à rebours du sens “engendré par”. L’Office de la langue française, en 1990, propose de définir “iatrogénie” ainsi : “Se dit d’un trouble ou d’une affection survenant à la suite d’un acte médical quelconque, le plus souvent après administration plus ou moins prolongée d’un médicament”. Le suffixe grec “génos” (naissance, origine, descendance) confère aux mots qu’il modifie le sens de “qui engendre”. Il serait préférable de ne pas l’adopter dans un sens contraire, et de remplacer “iatrogène” par une périphrase : “d’origine médicale ou thérapeutique”. Dans le cadre sensible de la prise en charge de la douleur, si chère à notre ancien ministre, B. Kouchner a proposé des recommandations précises en soulignant la fréquence par trop élevée des douleurs provoquées par les soins. On pourrait parler de “iatrodynogénie” ou “iatrogénodynie”, soit une “douleur provoquée par le médecin ou le traitement”. On pourrait, par souci de précision, parler de “iatrogénicité placébique” ou “nocébique”, iatropéjogénie (iatrogénie péjorative), intentionnelle ou non, et de “iatroméliogénie” (“méliorative”) ou “iatrolaudogénie” soulignant que les intentions médicales sont en général louables. La science médicale serait la “iatrologie”. La “iatreusie” représenterait le traitement médical et la “iatreusologie” la science thérapeutique. Le “iatrologiste” ou le “iatrologue” serait le médecin (terme qui quant à lui vient de l’adjectif medicinus). Dans ce contexte d’un art médical bénéfique, nous avons, pour beaucoup d’entre nous, choisi ce métier dans un souci bienveillant d’autrui. L’algologie nous apporte parfois des satisfactions. Mais, si l’on sombre dans l’excès, le médecin ordinaire peut se sentir héros spirituel et bientôt “sauveur” souffrant alors du complexe de Dieu (5). Et les risques iatrogéniques ne manqueront pas de venir obérer la relation avec son patient en nuisant à ce dernier et en lui nuisant en retour à lui-même, répondant alors qu’“un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir ensemble” ! (6). “Il y a une mesure en tout : dès qu’on en sort on la dépasse”, disait Jules Renard. On en trépasse parfois aussi. Gardonsnous des docteurs de la loi médicale, de ces “iatrologistes” qui défendent une stricte orthodoxie et imposent toujours leurs opinions avec opiniâtreté (opiniâtre, adjectif dérivé de “opiniastre” (1431) du latin “opinio,-onis”, d’après “acariâtre”, signifie littéralement “attaché à ses opinions”, “qui ne cède pas, irréductible”). On parle aisément d’une toux opiniâtre, on ne parle plus, malheureusement, d’un médecin opiniâtre (l’opiniâtreté c’est la perséverance tenace, l’acharnement) mais, désormais, nous y remédierons... ■ * Département d’anesthésie-réanimation-algologie, institut Bergonié, Centre régional de lutte contre contre le cancer, Bordeaux. 6. Eugène Ionesco. La cantatrice chauve, 1954, cité par Jacques Frexinos. In : Le petit dictionnaire de l’humour médical. Paris : Le cherche midi éditeur, 2001. Vocabulaire Vocabulaire Références bibliographiques 1. Kohn LT, Donaldson MS. To err is human. Building a safer health system. Washington DC : Insitute of medicine, 1999. 2. Garrus R. Les étymologies surprise. Collection “le français retrouvé”. Paris : éditions Belin, 1988. 3. Sade (marquis de). Les cent vingt journées de Sodome. Paris : éditions 10/18, 1975, vol. II. 4. Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française (janvier 2000), sous la direction d’Alain Rey (3e édition). 5. Jung CG. Analytic psychology : Its theory and practice. New York, 1968. Le Courrier de l’algologie (2), no 2, avril/mai/juin 2003 59