Substitution ENJEUX SANS FRONTIÈRE JOURNÉE D’ÉTUDE Vendredi 24 novembre 2006 Maison de la Culture de Tournai Esplanade George Grard, Boulevard des Frères Rimbaut, 2 — 7500 Tournai Publié par la LIAISON ANTIPROHIBITIONNISTE (Belgique), 2010. Rue Van Artevelde, 130 — 1000 Bruxelles T : 02 230 45 07 E : [email protected] www.laliaison.org Mise en page : Gilles Haesaerts Sommaire Préface........................................................................................................................................... 7 1re PARTIE SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE..................................................... 9 Introduction..............................................................................................................................11 I. Les pratiques en centre de soins spécialisés..............................................................12 II. Les pratiques en cabinet privé.......................................................................................22 III. Liens entre médecine hospitalière et médecine privée.......................................30 2e PARTIE CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE...............................................................................................35 Introduction..............................................................................................................................37 I. Différences et enjeux transfrontaliers...........................................................................38 II. La norme «médico-légale» de la prescription de Subutex® et de la méthadone en France.......................................................................................42 III. L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique..........................................................................................................................49 IV. Analyse comparative et critique de la prescription des traitements de substitution en France et en Belgique.................................60 Préface Sous réserve de modifications mineures et d’actualisation de certains propos, le présent ouvrage retranscrit les interventions orales des orateurs de la journée d’étude intitulée «Substitution : Enjeux sans frontière.» Cette journée s’est déroulée à Tournai le 24 novembre 2006. Il s’agissait d’une réalisation de la Liaison Antiprohibitionniste en collaboration avec l’ASBL Citadelle et le Service Prévention de la Ville de Mons. Nous remercions vivement les personnes grâce auxquelles la réflexion sur les enjeux liés aux traitements de substitution en région transfrontalière a été possible : – La Région Wallonne, pour la confiance qu’elle accorde à nos actions de réflexion sur les politiques en matière de drogues ; – L’A.S.B.L. Citadelle et le Service Prévention de la Ville de Mons, pour leur collaboration dans la réalisation de la journée d’étude ; – Les orateurs, pour avoir accepté notre invitation et avoir partagé leurs expertises avec le public ; – Le public, pour l’intérêt grandissant qu’il porte aux journées d’étude de la Liaison Antiprohibitionniste. 1re PARTIE Substitution et pratiques : L’expérience de chaque côté de la frontière Sous la présidence d’Eléonore De Villers (coordinatrice de l’asbl Citadelle) Introduction Eléonore De Villers Cette première partie est consacrée aux enjeux liés au traitement de la dépendance aux opiacés en région transfrontalière. La proximité de la frontière entre la France et la Belgique explique en partie le flux transfrontalier de personnes en matière de traitement de substitution. Mais, d’autres facteurs contribuent également à ce phénomène. L’objectif de cette journée est d’une part, de les identifier et d’autres part, de mettre en évidence les pratiques curatives qui se sont mises en place pour répondre à la demande des patients transfrontaliers. Ce matin nous avons le plaisir d’accueillir des experts, des intervenants et des praticiens des deux côtés de la frontière pour nous faire part des pratiques et du vécu des professionnels de la santé. Le premier orateur de cette journée est le docteur Jean Harbonnier, psychiatre et chef de service au Centre Boris Vian à Lille. Jean Harbonnier est également l’ex-président de l’association des services publics de soins en alcoologie et toxicomanie. A ce titre, il participe à bon nombre de réflexions sur l’évolution du dispositif en addictologie français. Il va nous entretenir sur la manière dont la substitution s’est mise en place en France et sur les liens qui se sont établis entre la France transfrontalière et la Belgique transfrontalière. Chapitre Un Les pratiques en centre de soins spécialisés 1. Le Centre Boris Vian (France) Docteur Jean Harbonnier (psychiatre au Centre Boris Vian à Lille) Nos liens avec la Belgique sont nombreux. Lorsque nous avons démarré les traitements de substitution en France, au milieu des années 90, on s’est bien sûr tournés vers nos collègues belges pour nous former. Nous avons beaucoup apprécié le travail en réseau. Fonctionnement que nous utilisons aujourd’hui de façon intensive dans nos suivis. Par exemple, tous les mois nous avons, dans mon service, une réunion d’«Intervision» avec des médecins généralistes et d’autres structures. Mon intervention va se décliner autours de trois axes : – la problématique de la dépendance et la place qu’occupent les traitements de substitution ; – la «Conférence de consensus» française sur les substitutions qui acte un certains nombres de choses ; – les perspectives nouvelles qui se mettent en place. La dépendance et le traitement de substitution La principale définition des addictions à retenir, est celle de Goodman. Elle introduit plusieurs critères. Parmi ceux-ci on en retiendra deux, le critère de «perte de maîtrise» et le critère basé sur «le fait que les gens continuent à consommer malgré les méfaits». Deux grandes caractéristiques de toutes les addictions qui rendent compte de l’importance d’introduire des outils auprès des patients afin qu’ils puissent limiter les méfaits. La politique de «réduction des dommages» répond à cette préoccupation. SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en centre de soins spécialisés L’autre définition intéressante est celle de Claude Olievenstein, il considère que la dépendance est conditionnée par la rencontre entre un produit, une personnalité et un moment socioculturel donné. L’intérêt de cette définition est qu’elle introduit la notion de soins psychosociaux. Avant l’utilisation de la substitution, l’aspect somatique était seul pris en compte, le psychologique étant complètement négligé. Aujourd’hui, on reconnaît l’importance de la dimension psychologique dans le rapport aux produits. C’est ce que l’on appelle couramment le «craving», c’est-à-dire une dépendance psychologique à l’acte de consommer. Tous les dépendants y sont confrontés, à commencer par les fumeurs pour qui la gestuelle est importante. Cette notion est bien illustrée dans les dépendances sans substance, comme les jeux d’argent, les jeux vidéo, les achats compulsifs, etc. Le problème de la dépendance est complexe, il comprend des aspects biologiques, psychologiques et sociaux. La prise en charge va devoir associer ces différentes composantes de la dépendance. La prise en charge biologique s’opère via la substitution (pour les opiacés). L’aspect psychologique, voire psychiatrique, s’opère au travers d’un suivi thérapeutique. Les professionnels qui soignent des dépendants ont pu constater la forte fréquence d’une co-morbidité psychiatrique, parfois très lourde, que l’on a peu de chance de soigner efficacement si l’on ne soigne pas simultanément la problématique psychiatrique et biologique. Enfin, l’accompagnement social est essentiel afin de permettre à ces personnes d’avancer dans les trois registres. La substitution c’est surtout affirmée, au niveau du traitement de la dépendance aux opiacés, comme la méthode la plus efficace par rapport au sevrage notamment. Même si certaines personnes continuent à souhaiter faire un sevrage, nous les mettons en garde contre le côté inefficace voir dangereux 01 de celui-ci, mais nous ne pouvons pas les obliger à prendre des substituts d’opiacés s’ils ne le désirent pas. La France avait un énorme retard par rapport à ces méthodes de soins. On était en grande difficulté par rapport à ces patients. Ils étaient très stigmatisés. Ils le sont encore d’ailleurs. C’est une caractéristique de nos logiques sociales de soins par rapport à ces problèmes puisqu’on est encore dans une dynamique de pénalisation de l’usage en France alors qu’on est bien incapables de protéger les patients de l’offre illégale de produits. Il est très paradoxal de voir à quel point la circulation des produits est facilitée sur le marché noir et à quel point on utilise encore des pratiques prohibitives et de pénalisation de l’usages comme c’est le cas en France. 01. La plupart des études montrent que le sevrage ne donne qu’entre 10 et 15 % de résultats positifs. La méthode du sevrage augmente considérablement les risques d’overdose en cas de reprise de la consommation. 13 14 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE Le gouvernement français de l’époque avait entamé une réflexion sur les molécules disponibles au traitement de substitution. Il existe plusieurs opiacés, on peut les classer par ordre décroissant d’effets agonistes 02. Les opiacés ont sur les récepteurs humains, un effet agoniste plus ou moins fort. Quand on demande à un patient ce qu’il préfère comme traitement opiacé, il vous dira en numéro un l’héroïne, l’effet le plus opiacé. Ensuite il y a la morphine, puis le sulfate de morphine, la méthadone et enfin la buprénorphine 03 qui est un agoniste partiel. Dans ce contexte de retard et en analysant ces effets agonistes variables, la France a préconisé le recours, le plus accessible en médecine de ville, à la buprénorphine (Subutex®). La raison évoquée à l’époque, mais néanmoins discutable, est qu’il n’y a pas de possibilités d’overdose par absorption de la molécule seule. Par contre, l’inconvénient de cette molécule est son effet agoniste partiel, il n’est pas évident de stabiliser des patients très dépendants avec cette molécule. L’avantage qu’elle présente, est une moindre dangerosité, en tout cas en apparence. Car il y a un risque de voir les patients compléter leur traitement par des associations avec d’autres produits, ou de constater la consommation du médicament par injection ou par snif, dans le but d'augmenter l’effet qui leur paraît insuffisant. L’autre molécule disponible en France est la méthadone. Buprénorphine et méthadone ont toutes les deux une durée d’action plus ou moins similaire d’environs 24 heures. Les patients prennent généralement leur traitement au quotidien. La méthadone a un effet agoniste assez fort, d’où l’intérêt thérapeutique non seulement de substitution mais aussi d’action anxiolytique. Par contre, la méthadone présente un problème majeur : il s’agit d’une molécule présentant une dose létale, 1/2 mg/kg, pour quelqu’un qui n’est pas dépendant. Il est donc clair que ces traitements posent un danger au niveau de l’induction. C’est la phase la plus dangereuse, période de 15 à 30 jours durant laquelle il faut que le corps s’habitue. L’induction se fait progressivement, elle est limitée aux centres spécialisés. Une fois le traitement stabilisé le relai est passé à la médecine de ville. C’est comme ça que les choses se sont organisées en France. Le problème d’accessibilité à la méthadone demeure : 90 % des patients sont pris en charge à l’aide de la buprénorphine et 10 % sont sous méthadone. La Conférence de consensus française sur la substitution En juin 2006, a eu lieu la Conférence de consensus sur la substitution. Cette conférence consistait à comparer les pratiques et à dresser le bilan de la politique française. 02. Agoniste : ayant la même action que, se dit d’une substance qui stimule un récepteur. Par opposition Antagoniste se dit d’une substance qui bloque un récepteur et empêche sa stimulation par d’autres substances. 03. La buprénorphine est commercialisée par les laboratoires Schering-Plough sous l’appelation Subutex®. SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en centre de soins spécialisés A ce moment là, en France, 100.000 patients en traitement de substitution ont été comptabilisés sur 200.000 personnes dépendantes. Une prise en charge encourageante mais toujours insuffisante, pour l’améliorer il faudrait augmenter l’accessibilité aux soins, favoriser l’insertion des patients et soutenir la réduction des risques. Des évolutions positives à souligner : – les overdoses ont été diminuées par 5 ; – il y a trois fois moins d’enfants prématurés ; – six fois moins d’injecteurs ont été dénombrés entre 1995 et 2003 ; – entre 1996 et 2003 on estime avoir sauvé 3.500 vies ; – on estime une économie de 595 millions d’euros au niveau des coûts de soins santé. Les limites : – l’accès au traitement de substitution est très hétérogène, inégalitaire, il est limité aux patients précarisés. Il y a là de gros progrès à faire ; – le problème des mésusages est un autre facteur à améliorer, mais je pense qu’il y a plus à faire du côté des propositions de soins, que de ces «soi-disant» mésusages des patients. En effet, si l’on compare la fréquence de ces mésusages, de l’ordre de 5 à 10 %, à la fréquence des mésusages d’autres médicaments, notamment des antibiotiques, on verrait que les résultats sont comparables. La stigmatisation sur cette population augmente la tendance à mettre une pression supplémentaire sur ce type de mésusage, alors qu’il s’agit d’un problème de santé tout à fait banal et qu’il s’agirait plutôt d’améliorer l’accès aux soins et l’accompagnement des patients ; – la persistance de la stigmatisation des patients en traitement de substitution freine l’évolution des soins en addictologie et particulièrement en toxicomanie. Je pense que la dépendance aux opiacés est un problème de santé comme un autre et qu’il peut être pris en charge par des moyens sanitaires adaptés et non par une stigmatisation et une pénalisation comme c’est encore pratiqué. Un des éléments positifs des traitements de substitution et de la politique de réduction des dommages, est leurs résultats remarquables en terme de santé publique. En matière de contamination du Sida notamment. A une époque, la France a connu dans certaine régions du Sud une prévalence jusqu’a 50 % de patients contaminés par le VIH, aujourd’hui le chiffre est proches de 0 au niveau des néo-contaminations. Malheureusement, au niveau de l’hépatite C la contamination reste très présente. Mais, grâce à la substitution et à la politique de réduction des dommages il y a une nette amélioration de l’accès des patients au traitement et au bilan sérologique. Les perspectives d’innovation Pour conclure je pense qu’il faut avancer dans la perspective de la dé stigmatisation de la toxicomanie et de l’addictologie en général. A une époque, 15 16 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE c’était les alcooliques qui étaient stigmatisés, depuis les années 50-60 ce sont les toxicomanes. Une des idées qui a émergé de la Conférence de consensus est de développer l’addictologie comme discipline. Le projet en France est de faire en sorte que toutes les structures de soins aux dépendants aient la même appellation, «Centre de Soins en Addictologie», que ce soit en alcoologie, en tabacologie, en toxicomanie ou en dépendance aux jeux. Ces structures resteraient spécialisées mais elles s’organiseraient pour collaborer et permettre aux patients des passages entre les services dans le cas d’une poly-toxicomanie. Vous le savez, malheureusement, beaucoup de patients dépendants aux opiacés peuvent passer à une dépendance à l’alcool, aux jeux. Il est également intéressant d’avoir des structures pour jeunes usagers, avec des lieux différents qui permettent de recevoir des patients qui ne se sentent ni «toxicos», ni dépendants et de recevoir leurs familles. Il est alors essentiel de rassembler, par convention, des structures qui travaillent dans divers registres de dépendances et de mettre les soins en réseau avec les généralistes en aval. A Lille, dans mon service (Boris Vian) nous avons 5 médecins de l’association GT 59 04, qui consultent dans le centre, et qui permettent de faire le travail de liaison avec la médecine de ville. Il faut que ces réseaux soient financés, qu’ils soient actifs et qu’ils assurent la coordination entre les centres spécialisés, la médecine de ville, les services psychiatrique, les services de pédiatrie, l’obstétrique, l’hépatologie, etc. Tous ces services qui vont permettre de développer l’addictologie comme une discipline à part entière, reconnue par les autres disciplines. Je plaide pour une attitude volontariste de type généraliste : «Ici on accueille les gens qui ont un problème». Je plaide pour une attitude qui permette un accès massif, sans stigmatisation avec une écoute neutre et bienveillante. Je plaide pour que les patients soient reçus parce qu’ils ont un problème de santé et non pas parce qu’ils consomment un produit interdit. Il faut que ce problème de santé soit reconnu comme tel. La stigmatisation est encore très présente, non seulement dans la population, mais aussi chez beaucoup d’acteurs de santé. Il faut faire reconnaître le traitement de la dépendance comme une discipline et contribuer à la formation des médecins. S’il y a une discipline, il y a des agrégés, des enseignements. Tous les acteurs de soins seraient ainsi formés dès le début de leurs études au fait qu’il s’agit d’un problème de santé réel. Cela permettrait d’avancer de façon plus globale dans le soin en alliant substitution, suivi biologique, psychologique et social. Le mot de la présidente de séance : Merci docteur, vous avez plaidé pour une attitude volontariste dans le soin accordé à la dépendance à l’héroïne en insis04. GT 59 est une association de médecins dans le nord de la France voir : http://asso.nordnet.fr/gtnord/index.shtml SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en centre de soins spécialisés tant sur la nécessité de dé stigmatiser l’usager des soins de santé délivrés dans ce domaine. De ce point de vue vous rencontrez certainement les préoccupations de bons nombres d’intervenants spécialisés en Belgique, cela laisse présager d’une évolution positive des soins de santé dédiés au traitement de la dépendance aux opiacés. Avant de donner la parole au docteur Olivier Mariage, qui va nous expliquer le travail en réseau de Citadelle, je tenais à souligner la pratique particulière de Citadelle. Cette fois nous sommes du côté belge de la frontière où la substitution s’est développée sur deux pôles : d’une part la substitution par les généralistes en médecine libérale, et d’autre part la substitution en centres spécialisés. Citadelle est à cheval entre les deux. C’est une structure particulière et unique en Belgique en terme de fonctionnement. 2. Citadelle (Belgique) Docteur Olivier Mariage (médecin généraliste de la Maison Médicale le Gué, membre du réseau Citadelle, Tournai) L’ASBL Citadelle, est constituée de soignants, de médecins généralistes, de psychologues et de travailleurs sociaux qui sont issus au départ de trois services, aujourd’hui quatre : deux maisons médicales et deux services de santé mentale. La manière de travailler est particulière à Citadelle. Les soins au sens large, la substitution, l’accompagnement social et les soins psychologiques sont donnés dans des centres généralistes qui accueillent du tout venant. Au milieu de tout cela il y a un lieu central qui assure la coordination, l’accueil et l’«Intervision» clinique. Cette structure originale découle de notre histoire. Les traitements de substitution sont relativement nouveaux. En Belgique, les premières expériences datent de la fin des années 80. En France, les traitements de substitution sont apparus vers 1995. Cela ne fait qu’une bonne dizaine d’années. Qu’est-ce qui s’est passé en Belgique fin des années 80 ? La consommation d’héroïne augmente. En tant que généralistes, nous recevons des demandes de patients dont la problématique est parfois très avancée, mais nous n’avons pas beaucoup de moyens pour les aider. La méthadone existe sur le marché, nous avons la possibilité de la prescrire mais les traitements à long terme sont interdits. Nous avons le droit de faire des cures dégressives d’un mois, sans plus, les traitements tels que nous les envisageons aujourd’hui sont interdits à l’époque par l’Ordre des médecins et poursuivis par les tribunaux. Malgré cet interdit, vers la fin des années 80, au regard des expériences dont on pouvait avoir écho des Etats-Unis notamment, certains soignants et médecins essaient de développer la substitution. Quelques expériences structurées émergent. A Tournai une psychiatre se lance seule dans l’aventure mais rapide- 17 18 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE ment se retrouve devant les tribunaux. Son procès se terminera par un non lieu mais bousculera la communauté scientifique et thérapeutique qui à l’époque ne soutenait pas forcément la substitution. Nous n’étions pas convaincus de la pertinence de cette méthode, mais vu la situation, vu le fait que nous n’avions pas la possibilité d’apporter une réponse efficace par rapport à la demande, on a décidé de suivre collectivement cette psychiatre dans la prise en charge des patients dépendants aux opiacés. Collectivement parce que cela nous permettait d’être plus crédibles vis-à-vis du pouvoir public, du pouvoir judiciaire et de l’Ordre des médecins. Au départ, nous avons pensé qu’il était indispensable de créer un dispensaire pour délivrer de la méthadone. Mais finalement cette idée a été abandonnée pour deux raisons : il manquait les financements et on craignait la stigmatisation. Puisque nous disposions à Tournai de structures qui nous permettaient d’accueillir des patients, nous avons considérés qu’elles pourraient également accueillir les personnes dépendantes aux opiacés. C’était plus simple, moins coûteux et cela permettait de ne pas sombrer dans la stigmatisation. Cela nous semblait également plus pertinent sur le plan thérapeutique. Rapidement nous obtenons des résultats positifs. Une ASBL est créée. Il s’agissait d’une fameuse expérience car à l’époque nous n’avions aucun repère, hormis l’expérience américaine. On a presque tout inventé. Dans les années 90, l’ASBL grandit, une deuxième maison médicale s’ouvre à Tournai. L’association commence à développer des activités de prévention et assez rapidement nous obtenons un premier début de reconnaissance des pouvoirs publics. La Région Wallonne nous accorde une subvention pour le travail de coordination et une subvention pour l’«Intervision» clinique. Le travail social est réalisé par les maisons médicales avec une aide de la Région wallonne. Comment fonctionne Citadelle ? Au niveau institutionnel, Citadelle est une initiative de soignants, l’ASBL est cogérée par des soignants et non par des tiers, ce qui est important à souligner. Les soins sont dispensés dans les centres, mais Citadelle gère la coordination, l’accueil et l’«Intervision» clinique. Toute prise en charge dans un traitement de substitution suppose trois entretiens : un avec le médecin, un autre avec un travailleur social et un avec un psychologue. Suite à ces entretiens, le cas est traité lors de la réunion hebdomadaire d’«Intervision» clinique et le traitement peut démarrer. Il est rare que des traitements soient refusés, mais il est fondamental pour nous d’avoir cette triple vision : bio, psycho et sociale. Cela suscite toujours des débats intéressants. Que cela se fasse avant la mise en place du traitement est important pour le patient. Les patients apprécient que l’on s’attarde sur ces différents aspects de leurs difficultés. SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en centre de soins spécialisés Je vais à présent dire un petit mot de la substitution transfrontalière telle que nous l’avons vécue ici à Tournai. La substitution se généralise en Belgique au début des années 90, elle est toujours illégale mais elle est reconnue par les pouvoirs publics et l’Ordre des médecins. A ce moment-là nous assistons en Belgique, tout au long de la frontière avec la France, à une forte affluence de patients français. A l’époque la substitution n’existe pas encore en France. Dès l’apparition en 1994 des premiers programmes de substitution l’affluence de patient français va s’estomper. En 2000, il y a une nouvelle affluence de patients français, mais celle-ci était probablement due à un problème interne à la Belgique. En effet, à cette époque certains médecins belges n’ayant pas suffisamment de patients ont accepté de prescrire de la méthadone à de nombreux patients français de façon anarchique parfois. Certains médecins ont d’ailleurs été poursuivis pour pratique non conforme à la Conférence de consensus de Gand. Au début des années 2000, il y avait un dépassement de patients chez ces médecins. Aujourd’hui la situation semble plus sereine. Nous avons moins de demandes de français. L’équipe de Citadelle est composée de huit médecins généralistes, de deux assistantes sociales, de trois psychologues et de deux personnes qui assurent la coordination, l’administratif et la permanence. Il y a également une équipe de prévention. Nous avons à charge plus de 200 patients. Ce qui nous inquiète ces derniers temps c’est la forte augmentation de nouvelles demandes d’une nouvelle génération. Cela pose la question de la banalisation de la consommation mais, par ailleurs, ces jeunes patients consultent très tôt, ils n’attendent pas d’être dans le trouble pour venir chercher de l’aide. Le mot de la présidente de séance : Après la présentation d’un service français et d’un service belge, nous allons avoir un autre regard, celui du Phare, qui se trouve à Mouscron. Pour nous en parler nous avons invité Vinciane Galloo psychologue au Phare. 3. Le Phare et la substitution transfrontalière Vinciane Galloo (psychologue au service de prévention le Phare à Mouscron) Le Phare est un pouvoir public, subventionné par la Région wallonne, le Ministère de l’Intérieur et par l’administration communale de Mouscron. L’institution dépend du Plan de Prévention Proximité (P.P.P.) Il est un intervenant pour tout ce qui concerne la toxicomanie. Le réseau a été mis en place en 1993. Cela a pris un an de contacts par rapport aux services sociaux, l’ensemble des médecins généralistes de Mouscron et 19 20 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE l’ensemble des pharmaciens. En 1994, nous avons accueilli notre premier patient. 1995 a permis l’engagement de trois éducateurs. Entre 1995 et 1997 nous avons été confrontés à un flux de demandes énormes par rapport aux patients français, ce qui nous a emmenés à changer notre façon de travailler. Nous avons mis en place la technique des trois entretiens. En 1997 nous avons constaté une diminution des demandes françaises que nous lions à la délivrance généralisée du Subutex® en France. Nos objectifs sont généraux pour tenter d’apporter une réponse aux problèmes d’assuétude. On entend par là alcool, médicaments, cannabis, ecstasy et aussi héroïne. On propose un lieu d’écoute d’information et de prévention et on essaie de mener de front une prévention primaire, secondaire et tertiaire. L’équipe «médico-sociale» est composée d’une psychologue ambulatoire et coordinatrice du réseau, de trois éducateurs qui assurent la prise en charge au niveau de l’accueil de l’encadrement, du suivi et tout ce qui concerne le préventif. On a un réseau de sept médecins généralistes et d’un médecin psychiatre. Nous avons des réunions d’«Intervision» une fois par mois avec ces personnes. Il y a un réseau de 22 pharmaciens de l’entité mouscronnoise que nous essayons de rencontrer deux fois par an dans le cadre de journées à thème. Par rapport à la population française, nous fixons une limite géographique, elle correspond à tout ce qui tourne autour de 25 km de Mouscron, très proche de la frontière. Les demandes françaises, leurs limites Sur la population suivie au Phare en 2006 nous avons 36 % de personnes en traitement méthadone. La population française se retrouve dans ces 36 %. Hors méthadone, nous avons 53 % de prise en charge pour d’autres consommations et dépendances et 11 % concerne le suivi des familles. Pour les dossiers ouverts en 2006, 53 % de la population se situe entre 21 ans et 35 ans tous produits confondus. Par rapport aux nationalités : Les Belges concernent 76 % des demandes contre 24 % de demandes Françaises. Nous avons essayé de cerner les motivations du public français. On se rend compte que c’est un «tremplin» pour accéder plus rapidement aux réseaux français. Une autre de leurs motivations est un anonymat assuré. Les Français nous disent souvent que dans les centres en France, ils se sentent «étiquetés». Au Phare nous travaillons avec d’autres services, nos salles d’attente accueillent donc un public varié. Il y a des personnes âgées, des gens qui viennent demander un logement, ... Le patient français considère l’accès au traitement comme plus aisé au niveau du temps, il n’y a pas ou peu de liste d’attente. Nous rencontrons certaines limites avec le public français : Au niveau de la prise en charge d’abord, elle est difficile par rapport à la limite frontalière et géogra- SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en centre de soins spécialisés phique. C’est vrai surtout dans le cadre de la délivrance quotidienne. Même si une distance de 25 km ne paraît pas importante, elle devient un frein s’il faut le faire tous les jours. Par rapport à la différenciation du tissu social français et belge ensuite, nous éprouvons des difficultés à la maîtriser même si nous avons appris au fil du temps. Concernant les demandes également qui sont surtout centrées sur la délivrance de méthadone avec peu de suivi psychosocial. Nous nous sentons démunis, nous avons l’impression que les Français viennent demander uniquement de la méthadone, ce rapport est frustrant pour l’équipe «psycho-médico-sociale». Le coût du traitement est une autre limite que nous rencontrons, il n’est pas remboursé par la sécurité sociale belge lorsqu’il concerne un patient français. Enfin, le contrôle de la double prescription est difficile bien qu’il y ait contrat signé avec le patient. Je finirai par ce qui est ressenti comme une limite par le patient français. Nous délivrons un traitement méthadone adapté à la personne sur base de trois entretiens de motivation. Le premier fait par un éducateur, qui est plutôt un entretien d’anamnèse. Le deuxième qui est fait par la psychologue, il s’agit d’un entretien d’avantage centré sur les motivations et sur la structure de personnalité. Le troisième entretien est médical, il est fait par le médecin du réseau dans nos locaux. Ces trois entretiens prennent entre une semaine et dix jours, ensuite ils sont discutés lors de réunions. Je pense que cette démarche peut à certains moments freiner le public français qui souvent arrive dans l’urgence. Le mot de la présidente de séance : A partir d’une présentation large sur la thématique de la dépendance et sur les traitements de substitution on a progressivement resserré sur le sujet d’aujourd’hui, la question transfrontalière avec des échos du côté de Citadelle et du Phare où effectivement ces structures accueillent une proportion de patients français qui est non négligeable. Après un afflux massif, le mouvement se ralentit, notamment à Citadelle où en 2004 il y avait 1/3 des demandes qui étaient le fait de patients français alors qu’en 2005, elles représentaient 15 %. Chaque année cela fluctue, on ne connaît pas encore les chiffres pour 2006. On voit qu’au Phare les demandes restent importantes. Tout l’intérêt de la journée d’aujourd’hui est de pouvoir en discuter et d’avoir les échos de part et d’autre de la frontière pour envisager des perspectives de collaboration et poursuivre le travail de réflexion qui a été commencé il y a plusieurs années. C’est dans ce mouvement-là que s’inscrit cette journée. 21 Chapitre Deux Les pratiques en cabinet privé Le mot de la présidente : Nous commencerons par exposer les pratiques françaises avant d’aborder les pratiques belges. Je cède immédiatement la parole au docteur Bertrand Riff coordinateur du réseau français des addictions pour le nord de la France. 1. La médecine de ville en France Docteur Bertrand Riff (coordinateur du réseau des addictions) Bonjour et merci de m’inviter à échanger avec vous sur ces questions de substitution transfrontalière. Nos patients ne nous ont pas attendu pour passer les frontières. Ils les ont passées bien avant nous. En France, en 1970, une loi d’exception est votée, elle va interdire à l’individu la liberté individuelle de mettre ce qu’il veut dans son cerveau. Au nom de cette loi se concrétise le concept du toxicomane, à savoir l’individu qui consomme les produits interdits. Il est désigné comme délinquant par une loi qui précise que le délinquant peut éventuellement se soigner. Dans le contexte d’une pareille criminalisation de l’usager de drogues illicites nombreux sont les médecins et thérapeutes qui ont mis le délinquant dehors. En 1975, c’est la grande époque Olievenstein, le modèle français se construit sur la psychanalyse (Freud), sur la sociale (Marx) et oublie complètement l’aspect biologique, le corps du sujet. Il est largement dominé par l’idée d’abstinence. C’est ce modèle là que je vais rencontrer au début de ma pratique, c’est à partir de là que je vais construire mon idée de l’accueil et de l’accompagnement des patients dépendants aux opiacés. Je débute ma pratique sur la base du sevrage. Le toxicomane et l’alcoolique n’avaient rien en commun. Les intervenant en toxicomanie était un corps d’élite pour un consommateur d’élite, l’usager d’opiacés. SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en cabinet privé A partir de 1985, arrive le sida qui touche les patients usagers d’héroïne, cela sème le doute chez nous médecins, parce que nous sommes amenés à les rencontrer de façon obligatoire : que faire pour enrayer l’épidémie de sida ? Comment éviter que les patients dépendants aux opiacés continuent à s’infecter ? L’idée que l’on puisse permettre aux usagers de s’injecter proprement se concrétise en 1987 avec la mise à disposition de kits stériles. De même l’idée que la substitution puisse réduire la contamination au virus du Sida voit le jour. En 1990, arrive dans le Nord-Pas-de-Calais, une épidémie d’héroïne. Ce fut une épidémie de grande ampleur dans un contexte socioéconomique désastreux pour la Région. En 1994, enfin, la substitution est légalisée, mais avec des particularités françaises surprenantes. La France autorise deux molécules : La buprénorphine et la méthadone. La buprénorphine (Subutex®) à droite, la méthadone à gauche parce que ce n’est pas deux molécules que nous avons à disposition mais bien deux choix de société. Entre Subutex® et méthadone, un choix de société Le Subutex à droite parce qu’il est délivré dans un cadre ultra libéral, sans aucune contrainte, suivant les lois du marché. Un laboratoire international avec des visées d’exportation sur le marché mondial, des congrès payés, des cadeaux aux médecins, une visite médicale importante et une grande liberté de prescription. Le système libéral complet. La France devient un champ d’évaluation et de recherche pour cette molécule, comme un grand laboratoire. La méthadone à gauche, parce qu’elle représente l’image que nous avions des pays communistes : de longues files d’attente, de longs délais pour en bénéficier, un contrôle énorme, la gratuité, la pharmacie centrale des hôpitaux qui commercialise, peu d’envergure internationale, pas de congrès payés, pas de cadeaux aux médecins. Elle ne peut être initialisé que dans des centres spécialisés. En 1995, la substitution n’est pas encore admise. Pour rappel nous (médecins généralistes) étions encore majoritairement contre la substitution peu avant 1994. Dans le nord, nous avons bougé en 1994 grâce aux médecins belges des maisons médicales. Ils nous ont montré qu’une pratique éthique de la méthadone était possible. En 1995, tous les centres spécialisés qui étaient contre la méthadone, déposent des dossiers d’ouverture de centres méthadone. Là aussi s’expliquent une partie des problèmes de la méthadone en France. Près de 80 % des centres méthadone étaient des centres qui auparavant étaient totalement contre l’idée substitutive. En 2005, à la surprise générale, 110.000 patients sont substitués, 95.000 par Subutex®, 25.000 par méthadone. Sur les 95.000 patients sous Subutex®, 30 à 50 % ne bénéficient pas du bon médicament parce qu’ils ne désirent pas aller 23 24 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE dans le système méthadone, malheureusement pour un nombre important de ces patients, la buprénorphine n’est pas suffisante ou appropriée. De mon avis de médecin je pense que la méthadone est plus appropriée au traitement de la dépendance que la buprénorphine, qu’il est donc aberrant de limiter l’accès à cette molécule. La méthadone doit absolument être considérée comme un thérapeutique et non comme une drogue. Les opiacés sont des thérapeutiques qui permettent à nos patients à un certain moment de leur histoire, de s’équilibrer, d’apaiser une série de tensions. En France on assimile trop souvent les opiacés thérapeutiques prescrits à des «produits». Ce choix de vocabulaire est étrange car c’est un mot de la rue, pour désigner des opiacés de rue. A l’heure actuelle, les élus et une partie de la médecine sont encore dans l’idée de la drogue, ils n’ont pas encore intégré cette idée thérapeutique. Et le patient hésite alors entre médocs et produits. Pour moi accompagner le patient dans l’idée substitutive c’est le faire passer de «je prends une drogue qui me drogue» à «je prends un médicament qui me soigne.» Au début d’un traitement le patient hésite pendant un laps de temps plus ou moins long. Il en va ainsi du désir d’arrêter le traitement jugé comme objectif majeur. Lorsque j’intègre l’idée que la substitution est une thérapie qui soigne des douleurs, je peux considérer le marché noir comme un «espace thérapeutique transitionnel.» Ça ne m’ennuie pas que mes patients trouvent sur le marché noir des opiacés, car je pense que ce sont les substances psycho actives les moins nocives. Et qu’un nombre de jeunes en difficultés, en souffrance, rencontrent sur le marché noir des opiacés qui vont les apaiser, rencontrent par le biais du dealer un médecin, cela m’intéresse. Ils expérimentent, sans s’en douter, les vertus thérapeutiques des opiacés. Mais, il s’agit de soin sans parole qui les empêche d’évoluer dans leurs histoires. Sur les 95.000 patients suivis en médecine générale, un certain nombre concerne des patients dysfonctionnant, c’est-à-dire des patients dans le mésusage de leurs médicaments. Ils ont sans doute rencontré un certain nombre de médecins eux-mêmes en difficulté dans leurs pratiques : difficultés de donner des cadres ou plutôt de laisser un cadre large. Mais, ces médecins offrent à ces patients, à un certain moment donné de leur histoire, la possibilité de pouvoir mettre une mise en médecine de celle-ci, une mise en thérapeutique. «Je vais aller voir un médecin qui ne me demande rien». Je vois arriver des patients qui ont quitté l’espace thérapeutique transitionnel du marché noir pour aller voir un médecin sans paroles, mais un médecin. Et venir me voir parce qu’ «ici on m’a dit que c’était un lieu avec parole et qu’ici on se posait des questions, qu’on s’intéressait à l’histoire.» Ces médecins qu’on a à un moment pointé du doigt, qui donnent à ces patients la possibilité de créer une histoire médicalisée mais sans trop de paroles, m’intéressent, parce que les patients qui vont les SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en cabinet privé voir ne sont pas dupes. Ils ont envie d’une histoire sans paroles à ce moment-là parce qu’ils ne sont pas prêt à rencontrer un espace thérapeutique où la parole émerge. Vouloir dire : «Je vais obliger tout patient d’avoir, quand je le désire, une histoire avec parole» alors qu’eux ne sont pas encore dans le champ de l’histoire avec paroles, est une idée totalitaire. Je suis ému et interloqué par des patients qui après cinq ans d’accompagnement avec des outils substitutifs me disent : «Docteur, il faudrait que j’aille parler.» Et à la fois je me dis : «Mais qu’estce qu’on fait depuis cinq ans ?» Et à la fois je pense que pour le patient aller parler c’est aller dans une place où il est écrit : «Ici il y a du psy.» Probablement que 80 % de mes patients n’ont pas recours à ces espaces spécifiquement dits psy, mais cela ne me gêne pas. Ce n’est pas une obligation pour changer la vie. Substitution : les perspectives en France Les centres spécialisés en addictologie sont arc bouté sur le monopole de la méthadone et de la bonne pratique de la substitution. Il n’y a pas un congrès d’intervenants spécialisés en toxicomanie sans que les médecins généralistes ne soient pointés du doigt. L’existence du marché noir, des patients injecteurs et des primo dépendant au Subutex® étant la preuve de nos incompétences. Ce discours leur permet d’empêcher la possibilité, comme partout en Europe, de primo prescription de la méthadone en médecine de ville. Du côté de l’industrie pharmaceutique, on pointe également du doigt la pratique en médecine de ville. Ce regain de critique intervient en plein débat sur l’introduction d’un nouveau médicament de substitution, le Suboxone® 05 (Subutex® associé à la Naloxone présentant une faible valeur injectable), pour remplacer le Subutex® dont le brevet est tombé dans le domaine public récemment. L’industrie pharmaceutique a clairement un intérêt commercial a faire reconnaître le Suboxone® comme traitement premier de la dépendance aux opiacés. Or, je pense qu’il ne va bénéficier de façon intéressante qu’à 10 % ou 15 % de mes patients. La Caisse d’assurance maladie française est confrontée à un surcoût. Alors qu’elle avait pronostiqué la prise en charge du traitement de 30.000 patients sur une période de 5 ans, elle a été confrontée à une réalité de 80.000 patients sur cinq ans. Le Subutex® est devenu le premier coût médicament de la Caisse d’assurance maladie de Roubaix par exemple. De nombreuses études faites par les caisses d’assurance maladie ont montré que 70 % des patients sous Subutex® étaient dans les rails. Pour terminer, un hommage à la Belgique, plus particulièrement à Citadelle puisque c’est là que j’ai appris fin 1993 qu’il y avait une pratique éthique de la 05. Le Suboxone® a depuis été commercialisé par la Société Schering-Plough en 2007. 25 26 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE substitution. C’est grâce à eux que nous avons amené l’«Intervision» en France. C’est grâce à eux que nous avons bougé en France. 2. La médecine de ville en Belgique Docteur Dominique Lamy (médecin généraliste, président du réseau Alto – SSMG) Je ne vais pas pouvoir ajouter grand-chose à l'intervention de Bertrand parce que j’ai entendu tout ce que j’avais préparé. Je vais quand même vous parler un peu du champ de mon travail en Belgique et du réseau Alto. J’ai divisé mon intervention en quatre chapitres. Je commencerai par parler de moi, puis de l’histoire de la substitution en Belgique, des réseaux Alto et de la place des patients français. Je suis médecin généraliste à Mons, pas loin de la frontière du côté de Maubeuge, je pratique la médecine seul dans mon cabinet. En Belgique près de 80 % de la médecine générale se fait en cabinet privé. Il n’y a que 20 %, plus ou moins, de pratique de groupe. Quand un patient se présente chez moi, il est mêlé au reste de la «patientèle.» Il n’y a pas une consultation spéciale réservée exclusivement aux patients avec assuétudes. Cette façon de travailler permet d’éviter la stigmatisation du patient et du traitement. Quand le patient arrive, je réalise toujours un test d’urine préalable à la recherche d’opiacés. Le traitement pourra se faire d’emblée puisque j’utilise des bandelettes urinaires pour lesquelles j’ai un résultat suffisamment fiable pour pouvoir démarrer un traitement. L’anamnèse va être importante, c’est une consultation longue. On va essayer de créer du lien, on va essayer d’obtenir l’histoire du patient, de faire connaissance. Savoir qui il est, qui je suis pour lui. Beaucoup de patients connaissent bien toutes les structures et les offres de soins existantes. Le «bouche-à-oreille» fonctionne bien. Ils n’arrivent pas forcément par hasard en médecine privée. Souvent ils ont entendu parler de la façon dont travaillent les médecins généralistes et optent pour ce choix de thérapie plutôt que l’assistance en centre de soins spécialisés. Je travaille parfois avec un contrat, que je ne fais jamais signer lors d’une première consultation, sachant que lors de cette consultation ils seraient prêts à signer tout et n’importe quoi. Ce contrat lie le patient, le pharmacien et le médecin. A l’issue de la première rencontre le patient repart avec quelques gélules de méthadone, je le revois au troisième jour pour réévaluer la situation, voir les dosages et poursuivre l’analyse de l’histoire, l’anamnèse, etc. Ensuite, les consultations se poursuivent régulièrement. Les patients peuvent trouver chez nous un lieu de parole pour lequel ils sont en demande. C’est notre premier rôle. Dans la majorité des situations l'accompagnement en médecine générale suf- SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en cabinet privé fira. Même si, après un an ou deux, le patient dit : «peut-être que maintenant je devrais aller parler.» En tant que médecin, exerçant seul, je me suis fixé des limites dans la façon de pratiquer, chacun est libre de fixer des limites par rapport à sa façon de pratiquer, par rapport à ses propres choix. J’ai limité ma file active de patients à une proportion comprise entre dix et vingt usagers de drogues dépendants. Il s’agit de pathologies chroniques lourdes pour lesquelles on va voir le patient une fois toutes les semaines, ou toutes les deux ou trois semaines selon le moment d’accompagnement, selon la demande du patient, ou selon ma demande. C’est une pratique lourde mêlée au reste de ma pratique de médecine générale, je ne peux pas assumer plus d’une vingtaine de patients, c’est mon choix. Les traitements de substitution en Belgique ou l’histoire d’un vécu J’ai terminé ma formation de médecin en 1984, lors du discours de promotion à l’Ordre des médecins de notre province la première chose qui nous a été dite c’est : «Tout ce qui est assuétude, ce n’est pas pour vous, vous mettez dehors.» Pourtant, entre 1984 et 1992, j’ai du faire face à des demandes de patients abusant de benzodiazépines. Ils arrivaient avec des histoires alambiquées, stéréotypées. J’avais des difficultés à répondre à ces demandes et j’étais confronté à certains patients qui abusaient. Au cours de l’année 1992, à l’initiative du Dr Luc Leclerc, une réflexion est née à Mons sur comment sortir de cette situation et répondre au mieux à la demande du patient. Le docteur Leclercq est arrivé en disant : «Des expériences de substitution par la méthadone sont menées aux Etats-Unis, est-ce qu’on ne mettrait pas quelques chose en place ?» Il faut savoir que la méthadone en Belgique fait partie de la loi 1921, elle est considérée comme un produit stupéfiant. Comme tout autre produit stupéfiant prescrit de façon récurrente, la méthadone tombe sous le coup de la loi, le médecin pouvant être poursuivi pour entretien de la toxicomanie avec tout ce que cela veut dire au niveau ordinal et pénal. Il fallait essayer de trouver un moyen d’obtenir une tolérance à cet effet. C’est ainsi qu’à l’automne 1992, une formation a été mise en place à Mons dans laquelle nous avons demandé que le Parquet, le Conseil de l’Ordre, les Commissions Médicales Provinciales soient présentes. Au bout de cette formation qui a compris une huitaine de soirées, qui a vu une assistance de plus de 400 personnes, dont la moitié de médecins, l'autre moitié étant surtout composée d'acteurs psycho sociaux, nous avons obtenus une tolérance de la prescription de la méthadone pour autant que nous y mettions un certain cadre. Il s’agissait de prévoir des entretiens avec des psychologues ou des psychiatres, des assistants sociaux et qu’un contrat écrit soit établi entre les différents prestataires de soins. Voilà comment nous avons commencé cette prise en charge dès la fin de l’année 1992. Au fil des ans nous avons acquis un savoir faire dans le traitement de substitution. On a moins eu recours aux assistants sociaux et aux psychiatres. On s’est rendu compte que beaucoup de nos patients pouvaient être pris en charge en 27 28 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE médecine générale. On s’en sortait bien, pour la majeure partie de nos patients, en médecine générale. 70 à 80 % des patients suivis en consultation privée avaient un suivi que nous estimions correct. En 1994, il y a eu une première Conférence de consensus sur les traitements de substitution en Belgique, une deuxième a eu lieu en 2000. Elles ont rassemblé tous les grands acteurs des traitements d’assuétude. Ces conférences ont balisé les prises en charge, au travers de chartes de bonne pratique. En 2004, est paru le premier arrêté royal réglementant les traitements de substitution, il balisait de façon plus stricte la prescription des deux produits : méthadone et Subutex®, ce dernier était arrivé vers 2002 en Belgique. Le cadre vise à ce que les médecins qui prennent en charge des patients, fassent partie d’un réseau. On évite qu’ils soient des solitaires pour autant qu’ils aient plus de deux patients (en dessous de deux patients ils peuvent prendre en charge sans aucune contrainte). Ces médecins doivent être formés, suivre des «Intervisions», faire partie d’un réseau. Un nombre maximum de patients est fixé à 150 patients en file active. Cette semaine, a été publiée une modification de cet arrêté royal qui détermine ce qu’est un centre, un réseau. Les réseaux sont définis comme étant des «associations de médecins où il y a au moins deux médecins qui font de l’Intervision». Les centres sont défini comme des «lieux de prise en charge comportant au minimum : Un médecin, un psychiatre et des assistants sociaux». La façon de prescrire et la façon dont le pharmacien doit délivrer ces produits sont également prévues dans cet arrêté royal. Cet arrêté royal publié au Moniteur n'est cependant toujours pas d'application, bien que pénalement il soit opposable au médecin qui ne le respecterait pas. Le réseau Alto Alto est né en 1992 à l’issue de la formation, dont je vous ai parlé, qui s’était mise en place à Mons. La Société Scientifique de Médecine Générale a accepté de reprendre sous son aile ce réseau de médecins généralistes qui acceptaient de prendre des patients dans leur pratique sur tout le réseau de la Région Wallonne et de Bruxelles. La Région Wallonne subsidie Alto pour ses missions qui ont été définies par Décret. Les deux missions principales de Alto sont : La formation des médecins en continu et l’«Intervision». Alto représente plus ou moins 400 médecins généralistes qui se rencontrent dans une dizaine de sous régions. La place du patient français Je termine par la place qu’occupe le patient français dans ma «patientèle.» Il est arrivé que je reçoive des dizaines de coups de téléphone par semaine de SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Les pratiques en cabinet privé patients français me demandant de les accompagner. Cela m’a posé quelques soucis, notamment parce que je limite l'accompagnement des personnes dépendantes aux opiacés à vingt usagers maximum . J’avais aussi des difficultés pour le suivi de certains patients français parce que acceptant beaucoup de contraintes au début de leur thérapie, il devenait rapidement difficile pour eux de se déplacer, tous les jours ou toutes les semaines, à la pharmacie ou à mon cabinet en Belgique. Actuellement, je ne reçois plus beaucoup de demandes de patients français. C’est probablement dû à l’ouverture du centre de Maubeuge qui assure un suivi plus large. J’accepte encore les patients venant de France, mais j’essaie d’obtenir un référent dans leur pays d’origine pouvant offrir un lieu de paroles dans des conditions de remboursement, la gratuité étant impossible en Belgique. En cas de problème, il est difficile de référer chez un psy belge vu les coûts que cela représente. Le mot de la présidente de séance : Depuis le début de cette journée nous avons pu voir comment la substitution s’est mise en place en France et en Belgique. Avec un décalage toutefois entre les deux pays puisque la substitution s’est mise en place plus tardivement en France. Au-delà donc de la différence entre le cadre normatif de la substitution française et celui de la Belgique il y a un élément historique. En France pourtant certaines pratiques se sont développées à l’avant-garde, souvent sous l’impulsion de personnalité forte. C’est précisément de ces pratiques que nous allons parler maintenant au travers du récit de Sylvie Dhoudain. Sylvie Dhoudain est aujourd’hui infirmière au Centre Hospitalier de Sambre Avesnois. Dans les années 80 elle était attachée à la Mairie de Jeumont à la frontière avec Erquelinnes (Belgique.) Le fait qu’elle ait occupé un poste d’infirmière municipale dans ces années là a de l’importance dans la suite des événements qu’elle va nous relater. 29 Chapitre Trois Liens entre médecine hospitalière et médecine privée 1. centre hospitalier de Maubeuge (Sambre Avesnois, France) Sylvie Dhoudain (infirmière au Centre Hospitalier de Sambre Avesnois) En 1988, le maire de Jeumont, particulièrement impliqué dans la prise en charge du public défavorisé, s’est attaché à travailler sur les problèmes d’insertion liés à la santé, principalement autour des problèmes liés aux assuétudes. Les problèmes d’alcool et de toxicomanie étaient alors mis en avant. A l’époque, le maire avait pour ambition de créer un lieu d’accueil et d’orientation pour les jeunes consommateurs. Dans les années 90, la ville de Maubeuge va être marquée par deux overdoses. Il n'y a alors aucune prise en charge des problèmes d'addiction, aucune possibilité de traitement de substitution. Face à ce manque, les jeunes usagers en difficultés m’ont emmenée en Belgique, ils m’ont présenté à un médecin généraliste qui pouvait participer au traitement de substitution. S’est créée ainsi une synergie d'individus (le maire, le médecin généraliste belge, ...) déployant beaucoup d'énergies afin d'assurer une prise en charge thérapeutique de ces personnes. Ce travail en réseau transfrontalier a été tout d'abord très mal accueilli en France. Le médecin généraliste belge et moi même avons subi des pressions terribles afin de stopper cette collaboration. Dans le cadre de cette collaboration transfrontalière nous avons notamment mis en place un stage baptisé «Insertion». Il avait pour objectif d'aider les jeunes en traitement de substitution à accéder à un emploi ainsi qu'un cer- SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE Liens entre médecine hospitalière et médecine privée tain encadrement psychosocial. Le soutien psychologique se faisait en France, le suivi du traitement de substitution à la méthadone en Belgique. Le réseau autour du projet «Insertion» était complété par un centre d’accueil de toxicomanes en France, la mission locale et l’ANPE. En 1996, est nommé un nouveau médecin coordinateur du réseau ville hôpital français, il s'oppose fortement à notre réseau transfrontalier. Mais la même année, l’Etat, alloue un budget au centre hospitalier Sambre Avesnois pour développer les activités liées aux traitements de substitution. Cette nouvelle donne estompe les tensions et finalement est créé le réseau Sambre Avesnois Toxicomanies qui fonctionnera sur le modèle que nous avions mis en place. Ironie du sort, on me demande de collaborer au projet et j’accepte, ce qui a pu nous opposer un moment est ce qui fait la qualité du travail mis en place in fine. Le Réseau Sambre Avesnois, une pratique transfrontalière particulièrement efficace Le réseau Sambre Avesnois Toxicomanies est né en 1997 à l'initiative du Dr Paradis, médecin de santé publique, et du Dr Semet, chef de service de pédiatrie et président de CME (Centre Médical Etape). Cette initiative trouva son relai extrahospitalier en la personne du Dr Bardoux, médecin généraliste et coordinateur du réseau. Le projet a donc été initié par des médecins de Santé publique et non par des psychiatres. Il s’agit là d’une particularité dans le domaine de la toxicomanie en France. Le but du réseau était de développer une coopération autour de la prise en charge des personnes toxicomanes entre les structures de soins de ville et la médecine hospitalière. Rapidement, le projet thérapeutique de Maubeuge évolue. La thématique «toxicomanie» s'est élargie vers une thématique de santé globale. Parallèlement au développement de ce réseau, une unité de prévention, d’éducation et de promotion de la santé est mise en place par le Docteur Paradis du département de Santé publique. L’objectif conjoint de ces deux unités étant de faire évoluer les représentations mutuelles des acteurs sociaux et des soignants en milieu hospitalier. Pour les acteurs sociaux, l’hôpital est un lieu fermé. Pour les équipes hospitalières, les acteurs sociaux ont difficilement leur place en milieu hospitalier. Le réseau ville hôpital et l’UPES (Unité Privée d’Enseignement supérieur) ont en charge de faire évoluer les mentalités à ce sujet. Les collaborations professionnelles autour de la prise en charge des patients usagers de drogues avec les médecins belges perdurent. Ce travail ne se dé- 31 32 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE ploie pas avec l’ensemble des médecins généralistes belges, mais il est bien présent avec ceux qui se sont d’emblés inscrit dans cette relation de réseau. Il s'agit d'une relation basée sur la complémentarité. En effet, les patients français pour lesquels il est impossible d’assurer un suivi en Belgique sont intégrés dans un programme méthadone français. Deux exemples spécifiques de collaboration : le garde à vue et le suivi des mères toxicomanes La persistance de réseaux professionnels nous permet de prendre en charge, d’une façon plus rapide, des difficultés techniques comme par exemple les gardes a vue. En effet, pour pouvoir assurer le suivi du traitement de substitution d'un patient mis en garde à vue, il faut donner la preuve que le patient est suivi par une institution. Cette situation pose le problème des patients suivis par un médecin belge. Grâce à notre fonctionnement en réseau nous pouvons toutefois fournir cette preuve et maintenir le traitement. Cependant, nous subissons quelques fois la pression des forces de l’ordre par rapport à ce type de patients. La prise en charge des femmes enceintes a connu une évolution intéressante au sein du réseau. Certaines femmes, par choix, préfèrent le dispositif belge. Mais, jusqu’il y a peu elles se heurtaient à une difficulté technique concernant le suivi de leur traitement lorsqu’elles venaient accoucher en France. Aujourd’hui, la pratique en réseau permet, là aussi, d’assurer le suivi du traitement. Le contact se fait rapidement en ante natale ou pendant le séjour à la maternité en temps réel. Le protocole de sevrage du nourrisson est présenté immédiatement et nous n'avons vraiment plus aucune difficulté à suivre ces patientes. Les relais transitoires sont rapides. Etat de la prise en charge actuelle Le centre à Maubeuge est très ouvert à toutes les sollicitations de relais rapides. Pour les patients désirant intégrer le système français, après une prise en charge en Belgique, le délais de réponse est très rapide (2 ou 3 jours maximum) et la prise en charge ne pose pas de réelle difficulté. En effet, nous ne sommes pas limité par un nombre de places maximal. Malgré cela, notre file active ne dépasse pas une quarantaine de patients. Nous n'en comprenons pas les raisons. Par le passé, le haut seuil d'exigence demandé au patient, avant d'intégrer un programme méthadone en France, pouvait expliquer ce manque de succès. Or, cette contrainte-là n’existe plus. Sans doute s'agit il d'une question d'habitude pour les patients déjà suivis en Belgique et qui sont satisfait de leur traitement : pourquoi changer si l'on est satisfait ? 2e PARTIE Cadre normatif des traitements de substitution en France et en Belgique Sous la présidence de Jean-Paul Brohée (pharmacien d'officine) Introduction Jean-Paul Brohée Au cours de cette après-midi nous exposerons les deux cadres normatifs du traitement de substitution, leurs divergences et leurs convergences. Nous envisagerons leurs évolutions et leurs implications dans l’organisation du réseau des soins de santé. Je cède la parole à Caroline Jeanmart doctorante en sociologie à l’Université de Lille, ces propos mettront en perspective les deux cadres normatifs de la substitution en France et en Belgique. Nous verrons quels enjeux, en terme de mobilité transfrontalière, ils génèrent. Chapitre Un Différences et enjeux transfrontaliers Caroline Jeanmart (doctorante en sociologie, CLERSE – CNRS, Université de Lille1) Mon parcours fait écho au thème de cette journée d’étude, la frontière, car je suis belge d’origine, j’ai émigré en France dans le cadre de mes activités professionnelles. C’est avec plaisir que je vais débuter cette deuxième partie de journée portant sur les cadres normatifs des traitements de substitution en France et en Belgique. Mon propos sera constitué de trois parties. Dans un premier temps, je reviendrai très brièvement sur l’introduction des traitements en Belgique en citant les moments-clé. Dans un deuxième temps, je traiterai brièvement de cette question pour la France. Enfin, j’en viendrai à la question de la frontière en disant quelques mots des jeux d’acteurs : Comment les uns et les autres (usagers de drogues, familles, professionnels) jouent avec cette frontière. En effet, dans le Nord et le Hainaut, l’enjeu de la substitution est justement la frontière. Mes propos reprennent certains éléments évoqués ce matin. Ils seront donc une sorte de synthèse de nos premières discussions. La substitution a connu des premiers instants assez difficiles tant en France qu’en Belgique. Pour certains, il fallait «limiter la casse» et pour d’autres, il s’agissait de dénoncer les «dealers en blouse blanche». A l’heure actuelle, de part et d’autre de la frontière, deux traitements (méthadone et buprénorphine) sont reconnus légalement. Toutefois, cela n’implique pas leur acceptation par l’ensemble des professionnels et encore moins une uniformité des pratiques de délivrance et de prescription sur chacun des territoires. CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE Différences et enjeux transfrontaliers La norme et le contexte belge En Belgique, la première législation sur les stupéfiants remonte à 1921 06. Elle interdit à tout praticien de l’art de guérir de maintenir une dépendance existante et «réprime le fait de prescrire, d’administrer ou de délivrer des substances soporifiques, stupéfiantes ou psychotropes pouvant entretenir ou aggraver une dépendance, pourvu que ce fait ait été commis abusivement» (article 3, alinéa 3). La notion d’abus qui apparaît dans cette législation n’est toutefois pas définie. L’ensemble des législations établies par la suite dans les années 1970 07 s’inscrit dans une logique répressive. Le phénomène «drogue» étant peu connu, le sevrage et l’abstinence sont les seules réponses envisagées, toute forme de traitement soulevant de vives polémiques. Toutefois, dans les années 1980, quelques médecins pionniers tentent ce qu’on appelait à l’époque la «substitution sauvage» notamment pour contrer la diffusion du sida, particulièrement auprès du public injecteur. A cette époque, différentes circulaires émanant de l’Ordre des médecins vont être diffusées s’opposant aux traitements, le docteur Lamy l’a évoqué. Une véritable bataille juridique et administrative va alors s’amorcer, aboutissant, en 1994, à une conférence de consensus 08 ouvrant la voie à la substitution, sans avoir de valeur légale. Malgré cette tolérance, la Belgique mettra du temps à légiférer en la matière. En 2002 09 est promulguée la loi réglementant les traitements de substitution en Belgique. Elle est suivie de la parution de l’arrêté royal de 2004 10 fixant les critères d’application de la loi. Sur le terrain, cet arrêté royal est vivement critiqué. On demande aux médecins qu’ils soient inscrits dans un réseau, en centre de soins. Or ces réseaux et centres de soins sont assez réticents à ce que le médecin s’inscrive, d’une part, pour des raisons techniques et, d’autre part, car ils ne veulent pas se porter garants déontologiquement des pratiques des médecins qui s’inscriraient dans leur réseau et qu’ils ne connaîtraient peut-être pas par ailleurs. Ces critiques ont donné lieu à la parution d’une nouvelle mouture de cet arrêté 11 (paru ce lundi 20 novembre 2006 au Moniteur belge). Toutefois, la sécurité juridique du médecin n’est toujours pas assurée et la législation est un peu teintée de moralisme : elle vise à «obtenir, si possible, le sevrage». 06. Loi du 24 février 1921 concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, désinfectantes ou antiseptiques et des substances pouvant servir à la fabrication illicite de substances stupéfiantes et psychotropes, M.B. 6 mars 1921. 07. Loi du 9 juillet 1975 modifiant la loi sur les stupéfiants du 24 février 1921. 08. CSH, 1994, Traitement de substitution à la méthadone. Conférence de consensus, Ministère de la santé publique et de l’environnement, Bruxelles. 09. Loi visant à la reconnaissance légale des traitements de substitution du 22 août 2002, M.B., 1er octobre 2002. 10. Arrêté royal réglementant les traitements de substitution du 19 mars 2004, M.B., 30 avril 2004. 11. Arrêté royal du 6 octobre 2006 modifiant l’arrêté royal du 19 mars 2004 réglementant les traitements de substitution, M.B. 21 novembre 2006. 39 40 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE La norme et le contexte français Pour la France, la loi de 1970 12 a déjà été évoquée précédemment. Elle vise à l’éradication des drogues et à l’abstinence, consacrant la spécialisation du dispositif de soins (programmes méthadone expérimentaux). Toutefois, dès les années 1980, certains médecins tentent des traitements par le Temgésic®, le Catapressan® ou les benzodiazépines. Au milieu des années 1990, la France opère un virage au profit de la réduction des risques et légifère en la matière 13. Par la suite, une première conférence de consensus est organisée en 1998 et une seconde en 2004, le docteur Riff l’évoquait. Elles visent une harmonisation entre les conditions de délivrance et de prescription de la méthadone et du Subutex®. Prochainement, a été évoquée l’introduction du Suboxone®, et de la méthadone en gélules. Frontière et jeux d’acteurs Avant l’autorisation de mise sur le marché des traitements de substitution pour opiacés dépendants en France se sont développées des stratégies pour avoir accès à la méthadone belge. Différents acteurs y ont participé. Les professionnels de santé notamment, ne souhaitant pas se mettre hors la loi, envoyaient certains patients en Belgique. Des coopérations entre médecins belges et français se sont ainsi mises en place, Vinciane Galoo l’a notamment évoqué. Des professionnels de la santé français ayant eu écho des traitements méthadone en Belgique organisent des formations et des échanges de pratiques avec ces médecins belges. Des collaborations voient ainsi le jour : un médecin français envoyait son patient au médecin belge qui initiait le traitement méthadone. Une fois le patient stabilisé, le médecin français demandait au médecin belge de lui envoyer les gélules qu’il délivrait par la suite au patient en suivant les conseils du confrère belge. De même, dès la fin des années 1980, des usagers d’héroïne passaient la frontière pour se faire prescrire de la méthadone en Belgique, on évoque aussi des mères de famille qui contactaient des professionnels belges en vue de «sauver» leur enfant. Depuis l’autorisation de mise sur le marché des traitements de substitution en France, ces stratégies se sont modifiées. Certains patients français passent la frontière et recherchent un cadre plus souple. Ils cherchent également, par le recours belge, à s’éloigner des contextes de consommation. Ils fuient les listes d’attente de certains centres. Ils fuient un dispositif spécialisé qui serait stigma12. Loi n°70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses. 13. Circulaire DGS/SP3/95 n°29 du 31 mars 1995 relative au traitement de substitution pour toxicomanes dépendants des opiacés, qui précise que seuls ces deux médicaments auront une indication de traitement des pharmacodépendances majeures aux opiacés. CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE Différences et enjeux transfrontaliers tisant aux yeux de certains. Ils recherchent parfois une forme adaptée de traitement. L’exemple le plus cité est celui des chauffeurs routiers qui connaissent parfois des problèmes avec de la méthadone en sirop. Certains préfèrent dès lors se faire prescrire des gélules, plus facilement transportables, non encore commercialisées en France (depuis l’organisation de cette journée d’études, des gélules de méthadone sont commercialisées en France, suivant un protocole strict). Les médecins français relaient leurs patients vers un médecin belge lorsqu’ils ont besoin d’une prescription de plus de 14 jours dans le cas d’un départ en vacance par exemple. En effet, le médecin français est autorisé à prescrire le traitement pour une période maximale de 14 jours. En Belgique la prescription peut couvrir 28 jours de traitements, voir plus. Mobilités transfrontalières : quels enjeux ? Les enjeux sous-jacents à ces mobilités sont multiples. Premièrement se pose la question du remboursement des prestations de soins par la sécurité sociale. Si vous êtes Français et que vous vous faites soigner en Belgique, vous n’êtes ni remboursé des frais résultant de la consultation, de la délivrance du traitement et des déplacements parfois longs. Deuxièmement se posent des problèmes d’orientation et de relais. Le médecin belge ne connaît pas forcément les relais en France pour orienter son patient souhaitant rentrer au pays. Et enfin, les passages de frontière de traitements de substitution sans autorisation préalable sont assimilés à du trafic de stupéfiants. Quelques rares patients français ont déjà été inquiétés par la justice pour ces raisons. Pour des contraintes de temps, je n’ai évoqué que les mobilités de la France vers la Belgique. N’oublions pas que les passages de frontière se font dans les deux sens et suivent des logiques souvent similaires. 41 Chapitre Deux La norme «médico-légale» de la prescription de Subutex® et de la méthadone en France 1. Histoire et perspectives Thierry Kin (laboratoires Bouchara-Recordati, Assistance Public des Hôpitaux de Paris) On l’a évoqué ce matin, la méthadone en France a un statut particulier, différent de la Belgique. En France, sa commercialisation est le fruit de la collaboration entre le public et le privé. Côté public, c’est l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris qui est titulaire de l’autorisation de mise sur le marché (AMM). Côté privé, ce sont les Laboratoires Bouchara-Recordati, mon employeur, qui est une entreprise pharmaceutique comme il en existe beaucoup d’autres, qui est exploitant des AMM. Elle fabrique la méthadone depuis fin 1999 sous forme de sirop et en assure la commercialisation. De la résistance aux traitements de substitution, en France, à la délivrance de la méthadone et du Subutex® Le secteur spécialisé a été extrêmement réticent en France à l’égard des traitements de substitution. Dès les années 70 et ce jusqu’en 95, soit pendant 25 ans, ils étaient carrément contre ! En pleine épidémie d’héroïne en France, au cœur des années 80, il y avait seulement 40 places pour un traitement méthadone et uniquement sur Paris. Il fallait habiter à Paris, avoir de préférence le VIH, et si on était une femme enceinte, on avait alors une chance supplémentaire d’avoir de la méthadone. Sinon pas de recours, sauf une substitution non médicalisée. Pendant plus de vingt ans le secteur spécialisé s’est armé contre les traitements de substitution en préconisant comme seule voie celle de l’abstinence. Ils ont CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE Prescription de Subutex® et de la méthadone en France pu le faire d’autant plus facilement qu’il était possible pour tout usager de drogue d’aller dans une pharmacie se procurer une boîte de Neocodion 14, de ressortir, d’avaler la boîte, d’aller dans une seconde pharmacie et d’en faire de même et ainsi de suite. Les pharmaciens ne pouvaient délivrer qu’une boîte de Neocodion, mais il suffisait de faire trois ou quatre pharmacies dans la journée pour obtenir plusieurs doses d’opiacés. Evidemment, en terme de qualité, rien à voir avec la morphine, la méthadone, la buprénorphine ou l’héroïne, mais ce médicament permettait de tenir le coup, de ne pas être trop en manque. En France, pendant 20 ans, en toute hypocrisie, la substitution opiacée a été réalisée par des pharmaciens d’officine à l’insu de beaucoup de monde. Plus d’un million de boites de Néocodion était écoulé chaque mois, au début des années 90. Cela a permis à ceux qui étaient contre les traitements de substitution de camper sur leurs positions. En 1995, pour des raisons qui tiennent plus à l’adoption du concept de réduction des risques qu’au désir d’améliorer la situation des usagers, les pouvoirs publics accordent un autorisation de mise sur le marché à la méthadone (AMM) et en février 1996 accompagnent le lancement de Subutex®. Le libellé de l’AMM est le même pour les deux médicaments, mais le cadre diffère. Schématiquement, on confie aux médecins généralistes la prescription de Subutex®, sans restriction d’usage, et on confie dans le même temps la prescription de la méthadone à un secteur spécialisé, qui est plutôt contre la mise en œuvre des traitements de substitution, comme on a pu le voir précédemment. Le hic de départ se situe là. Le résultat est qu’en 2000 il y a 8.000 patients traités par la méthadone en France et 80.000 par Subutex®. Ce ratio a été évoqué ce matin, il était alors de 1 pour 10. Aujourd’hui les choses ont sensiblement évolué. En 2006, il y 25.000 patients traités par la méthadone (30.000 en 2008) et 90.000 par Subutex®. Ce qui a permis, entre autres facteurs, cette évolution de 8.000 à 25.000, c’est l’élargissement de la primo prescription à la méthadone aux médecins hospitaliers et aux médecins exerçant en milieu pénitentiaire, en 2002. Cela a brisé le monopole des Centres de Soins Spécialisés aux Toxicomanes (CSST). En effet, avant 2002, seul un médecin de CSST pouvait initier un traitement. A partir de 2002, tout médecin hospitalier peut alors le faire. Cela n’a pas provoqué de ruée. Certains services de psychiatrie, de médecine, d’alcoologie se sont emparés de ce nouveau cadre de prescription pour créer des lieux de prescription de méthadone dans certains hôpitaux. Aujourd’hui, concrètement il y 14. Le Néocodion®, destiné à l’origine à calmer la toux, a toujours représenté une soupape de sécurité et un dépannage d’urgence pour les usagers d’héroïne du fait de la présence de codéine, alcaloïde de l’opium. 43 44 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE a une petite centaine de structures hospitalières dont des services d’addictologie, crées par décrets dans les années 2000, qui utilisent ce cadre et initient des traitements par la méthadone. Pour la plupart, il s’agit de patients initiés en ambulatoire et rapidement relayés en médecine de ville. Mais surtout, ce qui a changé, ce sont les pratiques dites de «seuil» dans les CSST. Les CSST étaient majoritairement contre les traitements de substitution au début des années 90. Quand ils ont commencé à prescrire de la méthadone, les prescriptions étaient assorties d’un tas de conditions : il fallait voir les psychologues, l’éducateur, l’assistante sociale, raconter son histoire, revoir l’éducateur, le psychologue et puis il y avait une réunion de synthèse. Tout ça prenait 15 jours à trois semaines, voire parfois beaucoup plus. La demande était analysée, décortiquée, et parfois le patient débouté, car jugé insuffisamment motivé ! Nombreux sont ceux qui se sont eux-mêmes exclus de ces dispositifs, découragés par des procédures d’admission très lourdes. Ils sont allés en ville, se faire prescrire du Subutex®, puisque une seule consultation médicale suffisait. Ils avaient leur prescription et leur délivrance dans la journée. C’est ce qui explique surtout le déséquilibre dans l’accès aux deux médicaments. Aujourd’hui cela s’est assoupli dans les CSST. En moyenne, les patients au bout d’une semaine sont mis sous méthadone, alors qu’il y a quelques temps il fallait parfois quatre, six ou huit semaines avant d’avoir la première «dose». Les pratiques de relais vers la médecine de ville se sont considérablement assouplies. Maintenant, les centres sont plus fréquemment dans des pratiques qui consistent à initier des traitements. Dès que les patients sont stabilisés, ils les ré adressent aux médecins de ville à qui ils relaient la prescription, le pharmacien d’officine délivrant les flacons de méthadone. En 1990, pourquoi les pouvoirs publics ont-ils fait le choix du Subutex en ville et de la méthadone en centre ? C’est un choix inédit ! Dans le monde entier, le médicament principal c’est la méthadone. Le choix s’est opéré en terme de dangerosité des molécules. Il fallait aller vite, pour rattraper le retard accumulé en France. Avec le Subutex®, ça va aller très vite. Ce sont des médecins généralistes qui vont faire le travail et mettre 80.000 usagers de drogues sous traitement de substitution dès les premiers mois. Le secteur spécialisé n’aurait pas pu faire mieux, en raison de ses réticences idéologiques et des moyens dont il dispose alors. Le Subutex® aux médecins généralistes, parce que ce n’est pas dangereux, parce qu’il n’y a pas de risques d’overdoses en monothérapie, a été le moyen de substituer rapidement un maximum de patients pharmaco-dépendants aux opiacés. Ce modèle a donné finalement de bons résultas, même si la logique de départ est discutable. Sur les 90.000 patients sous buprénorphine, 2/3 vont probablement mieux. CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE Prescription de Subutex® et de la méthadone en France La méthadone est un stupéfiant. Lorsqu’un médecin en prescrit, il est naturellement plus crispé (ainsi que le pharmacien qui délivre) que quand il prescrit du Subutex®, parce qu’il prescrit un stupéfiant. La durée de prescription est différente entre les deux molécules : 14 jours pour la méthadone, 28 jours pour la buprénorphine délivrés par période de 7 jours. Avec dans les deux cas, la possibilité d’exclure ce fractionnement. En fait, un patient peut avoir en une fois à la pharmacie 14 jours de méthadone et 28 jours de Subutex®. Le renouvellement est interdit mais le chevauchement est possible si le médecin le précise sur l’ordonnance. Voilà les différences de cadre. Le système mis en place en France a contribué à installer (définitivement ?) la buprénorphine comme traitement de première intention, pour le plus grand nombre, et la méthadone comme traitement de seconde intention, quand il y a des échecs sous buprénorphine, voire des mésusages (injection notamment). En 2006, la commission nationale des stupéfiants et psychotropes a proposé le classement de Subutex® sur la liste des ‘stupéfiants’. L’idée venait de la MIDT, la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie. La MIDT avait comme principal souci de diminuer le trafic de Subutex. Elle s’est dit qu’en classant le Subutex® comme stupéfiant, les forces de police allaient pouvoir arrêter et inculper (pour trafic de stupéfiants) ceux qui alimentent ces trafics, ce qui n’est pas le cas actuellement. Je ne sais pas si la raison est bonne ou mauvaise. En tous cas, il y a eu un lobbying international, notamment de la part de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Les ex-pays de l’Union Soviétique connaissent un vrai problème de toxicomanie. L’OMS a donc fait pression sur le Ministère de la Santé français pour que le Subutex® ne soit pas ‘stupéfiant’ en France et que cela ne complique pas sa mise à disposition future dans des pays où les traitements ne sont pas disponibles. L’épidémie d’héroïne s’est déplacée des Etats-Unis à l’Europe Occidentale, à l’Europe Orientale, voire à certains pays du Moyen-Orient. C’est le ministre de la Santé qui en septembre 2006 a annoncé renoncer au classement Subutex® sur la liste des produits prohibés. C’est le genre de mesure qui peut revenir dans quelques années chez vous, chez nous ou ailleurs. On a parlé du trafic tout à l’heure. La Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) a élaboré un plan de surveillance et de répression par rapport à ce qu’on appelle les multi prescriptions. Je pense qu’il ne faut pas faire preuve de trop d’angélisme par rapport au marché noir. Il y a un marché noir qui est utile : c’est celui qui permet une étape transitoire avant le soin. Il y a aussi le marché noir de fourmi : le patient sous méthadone à 100 mg qui cède une partie de son traitement, alors qu’il diminue de lui-même sa posologie. Mais, il y a aussi dans les grandes villes, des gens qui ne sont pas des toxicomanes, dont le métier consiste à faire la tournée des médecins et des pharmaciens complaisants afin d’accumuler des stocks de Subutex® et de les revendre sur le marché noir. 45 46 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE Parfois, ces boites de Subutex® arrivent dans des pays où il n’est pas disponible, comme en Georgie par exemple. Il faut savoir ce qu’on défend : les usagers, futurs patients ou ceux qui trafiquent sans être eux-mêmes usagers ou patients. Le plan de la CNAM est fait pour lutter contre le trafic phénomène et il semble donner des résultats, puisque la CNAM déclare avoir réduit de 30 % la part de Subutex® qui alimentait le marché noir par le biais des multi prescriptions. Entre Subutex®, Suboxone®, méthadone et médicaments génériques En 2006, le Subutex est tombé dans le domaine public en France. Il y a en France aujourd’hui deux génériques de Subutex® qui sont relativement peu vendus. Ils ont pris un tiers seulement des parts du marché de la buprénorphine alors que classiquement, pour d’autres classes thérapeutiques, c’est deux tiers dès la première année. Le succès est mitigé parce qu’il y a une forte réticence des usagers. Ils ne veulent pas du générique, ils préfèrent l’original, avec souvent un soupçon d’a-priori sur l’efficacité du générique. En France, les pharmaciens ont un objectif générique. Les syndicats de pharmaciens avaient négocié afin que la buprénorphine sorte de cet objectif générique pour ne pas mettre en difficultés les pharmaciens. Mais les choses ont changé (fin 2007). Maintenant, dans beaucoup de départements français, c’est «Tiers payant contre générique». Si le patient ne veut pas de générique, il n’est plus dispensé de l’avance du paiement de l’ordonnance, et doit régler le tout. Il y a quelques exceptions, mais cette nouvelle disposition a entraîné une nouvelle dynamique pour les génériques de buprénorphine. La gélule de méthadone. C’est strictement confidentiel (à ce moment, en 2006). Les autorités n’aiment pas qu’on parle de médicaments qui n’ont pas encore l’AMM. Depuis deux ans, nous travaillons au lancement d’une extension de gamme. La méthadone sirop reste le médicament principal et, en seconde intention, les patients pourront avoir une gélule de méthadone dosée de 1 à 40 mg. Les conditions de prescription sont en négociation. Il y a une forte réticence à cette gélule de méthadone. Il y a une crainte des Pouvoirs Publics de voir ces gélules alimenter le marché parallèle, avec comme conséquence une augmentation des overdoses. Nous partageons cette crainte, et la méthadone gélule sera prescrite à des usagers déjà sous méthadone sirop au moins depuis un an, stabilisés sur le plan des conduites addictives 15. L’argument en faveur de la gélule méthadone est clairement l’amélioration du médicament lui-même afin d’améliorer l’accès à la méthadone. Il y a des usa15. La commercialisation est effective depuis avril 2008. En raison d’un cadre strict d’accès, notamment obligation pour les patients en médecine de ville de retourner dans un CSST , et protocole de soins avec les caisses d’assurance maladie, elle est réservée à un petit millier de patients en mai et juin 2008, sur les 30.000 actuellement sous méthadone sirop. CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE Prescription de Subutex® et de la méthadone en France gers aujourd’hui qui ne vont pas à la méthadone parce qu’ils savent qu’ils vont être captifs d’un système dans lequel ils vont devoir absorber un sirop relativement ‘dégueulasse’ pendant 5 à 10 ans. Je suis persuadé qu’un nombre non négligeable de français viennent en Belgique parce que sont délivrées des gélules de méthadone. Il y a également des patients, sous Subutex®, qui ne vont pas à la méthadone uniquement parce que c’est un sirop et ce, même si leur situation nécessiterait de la méthadone. Je pense notamment aux injecteurs de Subutex®. Bouchara-Recordati a reproduit le modèle de la gélule belge. Les gélules contiennent un agent gélifiant, le Carboxyle Méthyle Cellulose. Toute tentative de rendre soluble le contenu de cette gélule se traduit par la formation d’un gel plus ou moins difficile à injecter. Suboxone® a obtenu une AMM européenne. Les arguments en faveur de Suboxone® sont clairement la réduction du potentiel de mésusage intraveineux et la lutte contre le marché noir. Les usagers rapportent un effet moins satisfaisant en cas d’injection. Du coup, il a une valeur moindre au marché noir. Suboxone® fait l’objet d’une vraie promotion par certains responsables des autorités sanitaires et leaders d’opinion qui voient dans le Suboxone® le moyen de combattre les injections de Subutex®. D’autres sont plus sceptiques. Pour terminer je tenais à signaler qu’il y a, actuellement en France, des discussions sur l’élargissement de la primo prescription de méthadone aux médecins généralistes. Une fois de plus ce sont des mauvais arguments qui motivent le débat. En matière de substitution on considère en France que tout va bien, sauf qu’il y encore des usagers sous substitution qui se séro-convertissent à l’hépatite C. Que c’est peut-être du au fait qu’il n’y a pas assez de gens sous méthadone et trop sous buprénorphine. Il faut donc rééquilibrer l’accès aux deux médicaments en donnant les moyens au médecin généraliste de prescrire de la méthadone. Une étude de faisabilité menée par l’Agence National de Recherche Scientifique (ANRS) démarre fin 2008. Elle statuera sur l’élargissement de la primo prescription de méthadone aux médecins généralistes, probablement en 2010. Je pense que d’ici là il y aura plus de 40.000 personnes traitées par la méthadone et que cet élargissement ne servira qu’à peu de patients. Le mot du président de séance : Il nous reste à remercier Monsieur Kin de nous avoir retracé la problématique du point de vue de l’industrie pharmaceutique.. Je vais faire une petite remarque à partir du moment où il a parlé de la situation en France et en Belgique par rapport aux médicaments génériques. En France, les pharmaciens sont tenus de promouvoir les médicaments génériques, en Belgique les pharmaciens ne peuvent pas substituer. Je m’explique : Il y a une demande de la part du ministère français de la santé publique pour que les pharmaciens imposent à leurs patients le produit le moins cher. Ils peuvent donc substituer au produit le plus coûteux un médicament moins coûteux, quelle que soit la prescription du médecin. En Belgique, ce n’est pas le cas. Le jour où un gé- 47 48 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE nérique Subutex® apparaîtra, ce sera à la discrétion du médecin de choisir ce qu’il doit prescrire. Je pense aussi que Monsieur Kin n’a pas évoqué tous les problèmes de mésusage du Subutex® en France. Quand on entend les intervenants en toxicomanie français, il y a un pourcentage important d’injection de Subutex. Est-ce que cela va être résolu par le Suboxone® ? Ce sont des questions intéressantes, le Subutex® a de magnifiques indications, mais il peut faire des dégâts par sa mauvaise utilisation dans certains cas. Chapitre Trois L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique 1. Principe et cadre légal Jean Bernard Cambier (Premier Substitut du Procureur du Roi à Tournai) Je laisserai à Monsieur Ledoux le soin de parler du nouvel arrêté royal réglementant le traitement de substitution. Cet arrêté royal du 6 octobre 2006 a été publié ce 21 octobre : on surfe donc avec l’actualité. Pour ma part, je vais vous entretenir du cheminement qui nous a amenés justement à cet arrêté royal du 6 octobre 2006. C’est évidemment un point de vue de pénaliste, de juriste que je vais vous donner. L’histoire serait racontée différemment, j’imagine, par un pharmacien, un praticien de l’art de guérir ou un homme politique. Pourquoi réglementer la prescription de méthadone ? La semaine dernière, j’assistais à un autre colloque avec des médecins et l’une d’entre elles nous a interpellés en disant : «Mais pourquoi nous ennuie-t-on à vouloir réglementer la prescription de méthadone ?» Chez nous, comme en France, la méthadone est considérée par la loi comme un produit stupéfiant. Le mot «méthadone» se trouve dans une des deux listes énumérant les produits stupéfiants, listes à la Prévert telles que je les qualifie. En l’espèce, l’arrêté royal de 1930 pris en application de la loi de 1921 relative au trafic des produits stupéfiants et psychotropes. Dans cette loi, il y a un article 3 qui incrimine les praticiens de l’art de guérir En substance il dit ceci : «Sera condamné de trois mois jusqu’à cinq ans d’emprisonnement le praticien qui aura abusivement prescrit, délivré des produits stupéfiants de nature à créer, à entretenir, voire à aggraver 50 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE une dépendance.» Retenez que ce qu’une loi interdit, une autre peut y déroger. Par exemple : vous savez que l’homicide est réprimé par le code pénal mais une loi particulière réglemente les conditions de l’euthanasie. Dans l’incrimination que je viens d’évoquer, vous avez compris que le terme sensible qui va être discuté, c’est bien sûr l’adverbe «abusivement.» Qu’estce que l’abus ? Je fais court, je vais directement à la réponse donnée au fil du temps par la jurisprudence belge qui dit qu’il ne s’agit pas tant de juguler la liberté thérapeutique que de vérifier si les modalités concrètes correspondent aux règles de l’art de guérir. Quelles sont les références qui s’offrent aux magistrats du parquet, de l’instruction puis du siège, pour essayer d’évaluer l’abus ? Il y en a plusieurs : Les publications scientifiques, la folia pharmaceutica, les circulaires des commissions médicales provinciales, celles du conseil national de l’ordre des médecins, les constations de l’inspection de la pharmacie au cours de l’enquête, les expertises qui auraient été demandées par le Parquet ou par le Juge d’Instruction. On va aussi se référer à la jurisprudence, c’est-à-dire à l’ensemble des décisions qui ont été rendues au préalable par d’autres juridictions correctionnelles. Au rang de celles-ci, j’en épingle une qui a toute son importance : le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Bruxelles le 1er février 1984 dans «l’affaire Baudour» qui a largement défrayé la chronique. Comme autre élément de référence, il y a aussi l’article 37 du Code de déontologie médicale qui définit dans ses grandes lignes les balises à suivre pour appliquer un traitement de substitution. Cet article a été modifié à plusieurs reprises. Il a fait l’objet de recours devant le Conseil d’Etat en 1993 et en 1994. Recours qui ont été initiés notamment par le docteur Reisinger qui va me suivre à cette tribune et qui avaient pour objectif, entre autres choses, de modifier le caractère obligatoire qu’on avait par maladresse imprimé à cet article 37. Le Code de déontologie n’a pas de force obligatoire. A l’inverse de l’arrêté royal dont Monsieur Ledoux va vous entretenir. Or, le libellé de l’époque comportait ces termes-ci : Le médecin s’oblige à... Le Conseil d’Etat a dit qu’il ne fallait pas procéder de la sorte et cette expression a été remplacée par : «Le médecin examinera la nécessité de» faire ceci ou faire cela. La dernière modification de cet article 37 date de décembre 2005, il s’agissait d’ y intégrer l’arrêté royal de 2004 sur les traitements de substitution. Par rapport au traitement de substitution vous savez qu’on peut utiliser la méthadone de deux façons. Plus exactement trois façons. Il s’agit d’un antidouleur, utilisé notamment dans les soins palliatifs pour essayer de rencontrer des douleurs rebelles à la morphine par exemple. C’est la première propriété. Dans la problématique qui nous occupe, il y a deux façons d’utiliser la méthadone et je me situe ici dans les années 80. Première méthode, c’est une méthode d’accompagnement d’un sevrage. Un traitement de deux à quatre semaines. Cette méthode était acceptée par les autorités et également par les procureurs. Mais, CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique elle est quasi inefficace. L’autre méthode s’est développée en Belgique progressivement dans les années 80, méthode apparue en 1963 aux Etats-Unis : la substitution à la méthadone. Dans les années 80, les commissions étaient réservées et le monde judiciaire s’interrogeait sur la pertinence, sur la légalité de cette méthode car, de prime abord, la substitution s’apparente fort à un entretien de toxicomanie tel qu’expressément interdit par l’article 3 de la loi de 1921. Sauf, si ce traitement s’inscrit dans un objectif thérapeutique et une perspective de sevrage d’abord, du moins, une tentative de stabilisation. Dès 1984, le tribunal correctionnel de Bruxelles, dans l’affaire Baudour, écrivait que le monde scientifique et médical ayant admis le bien fondé de ce traitement de substitution, hormis quelques réserves, il ne lui appartenait que de vérifier si cette méthode avait été correctement exécutée, en l’espèce en dégageant quelques critères d’abus. Quels sont ces critères qui sont toujours d’actualité, dégagés il y 22 ans ? Un examen préalable du patient. Pas de prescription injectable, l’utilisation d’un médicament que le patient ne pouvait pas transformer, des prescriptions strictement limitées aux besoins du patient, une réévaluation constante de la prescription et enfin une médication accordée dans le cadre d’un traitement d’ensemble «médico-psycho-social.» Pour le cheminement chronologique, je citerai encore les conférences de consensus d’octobre 1994 et de 2000 qui grosso modo ont repris les critères que je viens d’évoquer ici. L’évolution juridique des traitements de substitution en Belgique de 1980 à nos jours Entre 1980 et 1990, quelle est la situation ? Il n’y a pas de réglementation. Il n’y avait donc qu’une jurisprudence qui s’est affinée au fil du temps et qui s’est stabilisée depuis 1984. Cette situation, laissait toute souplesse aux praticiens de l’art de guérir, sous réserve de respecter les indicateurs que je viens de citer. Toutefois, les quelques condamnations de médecins ont inquiété le monde médical. Des quelques dossiers que j’ai connus, je puis vous affirmer qu’il y a eu de réels abus, par méconnaissance ou négligence. Ce contrôle judiciaire se faisant à posteriori, c’est évidemment inconfortable et quand il intervient, il peut être sévère, voire infamant. Bref, ce contrôle peut aussi s’avérer inconfortable. Ce qui fait que des voix vont s’élever, notamment celle du sénateur Lallemand, pour souhaiter une législation en la matière. L’avantage, c’est d’assurer une sécurité juridique, d’écrire noir sur blanc quelles sont les conditions et de savoir à l’avance dans quel «jeu» on va jouer. L’inconvénient sera de figer la situation. Nous arrivons alors à la loi d’octobre 2002 qui va insérer un ajout dans celle de 1921 relative au trafic de stupéfiants, qui va compléter le fameux article 3. Il sera ajouté une définition du traitement de substitution, mais également une ébauche de ce que devrait être ce traitement de substitution, laissant le soin 51 52 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE évidemment au ministre de la santé publique de détailler, de rédiger un arrêté royal d’exécution de cette article 3. Cette modification de 2002 n’a pas ému grand monde. Et pourtant, je trouve à l’analyse que c’est une fameuse évolution, même une révolution. Parce que dans cette définition le législateur va écrire ceci : Le traitement de substitution vise à obtenir «si possible» le sevrage du patient. Si possible ! Pour la première fois, le législateur va admettre que le sevrage ne peut pas toujours être obtenu pour quelqu’un et que, peut-être, cette béquille chimique sera indispensable au patient pour vivre normalement. Quel paradoxe ! Quelle incohérence diraisje, moi, pénaliste en relevant qu’à l’article précédent, on trouve la possibilité d’emprisonner un individu qui vend quelques grammes de cannabis ou qui détient une pilule d’ecstasy... Ce texte qui normalement devient obligatoire 10 jours après sa publication, ne l’a pas été dans la mesure où il attendait un arrêté royal d’exécution. Cette modification légale, exprimée en termes lapidaires, exige en effet un texte explicatif. S’agissant d’une législation fédérale, ce sera un arrêté royal. Cela n’a pas été simple de se mettre d’accord sur cet arrêté royal. Beaucoup de polémiques et de tensions sont apparues. Il faudra attendre le mois de mars 2004 pour que sorte cet arrêté d’exécution. Il suscita également des polémiques. Au fil du temps, la résistance s’organisant, on est arrivé à la nécessité de corriger ce texte, c’est le but de l’arrêté royal du 6 octobre 2006. A noter que cet arrêté royal comporte un article qui a trait au traitement de substitution destiné au patient étranger. Je laisserai Monsieur Ledoux s’exprimer sur le sujet. Le mot du président de séance : Monsieur Ledoux est chef de projet à l’Association Pharmaceutique Belge (APB) et à l’institut pharmaco épidémiologique de Belgique qui sont deux organismes frères situés dans les mêmes bâtiments. Il est le chef de projet de l’enregistrement national des traitements de substitution à la méthadone. Il va vous expliquer quels sont les tenants et les aboutissants du nouvel arrêté royal qui vient de sortir et quelles sont les techniques mises au point pour éviter des cas de double prescription de méthadone et un marché noir sauvage. 2. Le contrôle de la double prescription Yves Ledoux (chef de projets à l’Association Pharmaceutique Belge) Mesdames, Messieurs, j’ai un peu l’impression de me retrouver 12 ans en arrière quand j’ai dû m’adresser à un auditoire d’un millier de personnes après avoir écouté Monsieur Lallemand qui était le plus brillant orateur belge à l’époque. Après Monsieur Cambier, ce sera difficile d’être au même niveau. Il a bien voulu me laisser la parole pour ce qui concerne le nouvel arrêté royal. CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique Comme le signalait Monsieur Cambier, il y a dans la loi de 2002 réglementant les traitements de substitution une phrase qui dit : le traitement de substitution vise à obtenir «si possible» le sevrage du patient. Cet élément «si possible» tient compte du nouveau paradigme avec lequel tout le monde est forcé de travailler, c’est-à-dire le paradigme d’un traitement d’une maladie chronique liée à la consommation d’opiacés. Il s’agit de laisser aux médecins le choix de revoir, avec son patient, la possibilité d’un arrêt du traitement de substitution. Nous avons réalisé une enquête sur l’arrêt du traitement de substitution. Nous avons procédé au suivi sur 18 mois de 700-800 patients pour observer plus ou moins 7 % de sevrage de méthadone sur cette période. Ces résultats montrent d’abord que la dépendance aux opiacés s’inscrit dans la durée. Deux facteurs importants étaient liés à ce sevrage de la méthadone, le fait d’avoir été traité par la méthadone entre 3 et 4 ans et le fait de ne pas avoir eu de co-prescription de benzodiazépines. Autrement dit, il y aurait une «fenêtre d’opportunité» de sevrage après une durée de substitution relativement courte. Ceci ne concernerait toutefois qu’un très petit nombre de patients. Le cadre du traitement de substitution, toujours dans la loi du 22 août 2002, a ouvert la porte à un arrêté d’application qui, notamment, aura encore à régler le nombre de patients pouvant être pris en charge et la nécessité pour le médecin de suivre une formation continue dans le domaine. D’autre part, la nécessité, pour le médecin, d’avoir une relation avec un centre spécialisé ou un réseau de soins a aussi été établie dans l’arrêté royal en 2004. La rédaction de cet arrêté royal a été précipitée par un événement tragique. Au début de l’année 2003, des accidents ont ému et agité le politique. Notamment sept décès suspects par méthadone à Tongres. Son bourgmestre, à l’époque Ministre de l’Intérieur, a été sensibilisé au traitement de substitution suite à cette tragédie. Ainsi, parfois, des overdoses ont un impact au niveau législatif. Les objectifs de l’arrêté royal du 19 mars 2004 L’objectif premier de l’arrêté royal du 19 mars 2004 est la légalisation des traitements de substitution. Ceci est maintenant acquis. Il faut préciser que cela n’inclut que la méthadone et la buprénorphine. Pour cette dernière, cela ne concerne pas seulement le Subutex ®. Il existe en effet d’autres formes de spécialités contenant de la buprénorphine : le Temgesic® comprimés ou ampoules et le Transtec® (patches), ils sont utilisés dans le traitement de la douleur chronique. Une nouvelle spécialité à base de buprénorphine associée à un antagoniste est prévue : le Suboxone®.La méthadone est prescrite en préparation magistrale mais existe également en spécialité : le Méphénon ®. Il s’agit cependant d’une forme marginale dont l’arrêt du remboursement est prévu prochainement. L’arrêté royal vise le maintien de l’accessibilité du traitement. C’est autour de ce point-là qu’une certaine insatisfaction a été manifestée vis-à-vis du texte 53 54 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE de l’arrêté royal, étant donné les éléments épidémiologiques qu’on pouvait mettre en évidence sur le type de patientèle qu’avaient les médecins. L’arrêté royal prévoit l’enregistrement du médecin. Je signale qu’accompagnant le nouvel arrêté royal, une circulaire a été préparée par la DG1 des services de santé publique. Elle est en ce moment discutée au niveau du cabinet du ministre de la santé et va être envoyée à tous les praticiens concernant des précisions par rapport au nouvel arrêté royal qui vient de paraître. Il vise à éviter les poly-prescriptions et l’inflation de patients chez un seul médecin. Attention, dans la toute dernière mouture de l’arrêté royal la limitation de 150 patients par médecin a été simplement ramenée à 120 patients. Grâce aux résultats récents de notre monitoring, nous constatons que le dépassement de 120 patients par médecin est quasi inexistant en médecine générale, en tout cas pour ce qui concerne les patients mutualisés. Il ne concerne qu’une demi douzaine de médecins exerçant en centre spécialisé. Pour le moment nos données ne concernent pas les patients non mutualisés et donc les patients français. En effet, nous ne disposons actuellement pas des circuits d’information concernant les patients non mutualisés, mais nous sommes en train de les élaborer. Dans le courant de l’année prochaine on devrait pouvoir vous préciser le nombre de patients français qui viennent en Belgique et on se rendra compte qu’il y a en effet des dépassements de cette limite de 120 patients puisqu’il y a une forte concentration de patients français chez quelques médecins qui ont des «patientèles» de plus de 300 patients. Mais on ne peut que l’évoquer maintenant sans avoir de données à mettre en évidence. Globalement, le but de l’arrêté royal est de protéger le modèle belge. La substitution en Belgique y est la plus libérale. Tout médecin a le droit de prescrire de la méthadone. Il s’agit de préserver cette spécificité contre tout débordement. L’arrêté royal a été rédigé pour répondre à la première inquiétude qu’on trouvait dans les textes des années ’80, à savoir cette possibilité en Belgique pour tout patient d’aller chez plusieurs médecins se faire prescrire la méthadone. Il fallait trouver un moyen d’éviter la multi prescription et éviter que l’inexpérience d’un médecin dans le domaine du traitement de la dépendance ne l’entraîne vers certaines dérives. La «médecine foraine» a été évoquée par la présence d’un confrère ce matin. Elle consiste, par exemple à aller prescrire de la méthadone à la buvette d’une gare pour des centaines de patients qui défileraient. Si ce genre de situation existe, c’est plutôt l’arbre qui cache la forêt des bonnes pratiques dans le domaine. On a évoqué les décès en 2003 liés à une mauvaise concentration de méthadone en solution suite à l’inexpérience du praticien. De même, lorsqu’un médecin prescrit à tous ses patients des dosages de 250 à 500 mg, il y a un problème de pratique médicale. L’arrêté royal de 2004 définit un cadre pour éviter CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique les dérives qui pourraient mettre à mal notre modèle libéral des traitements de substitution. L’arrêté royal de 2006 modifiant l’AR de 2004 réglementant les traitements de substitution Le texte de l’arrêté royal de 2004, présentait quelques imperfections, notamment au niveau d’un certain nombre de termes, qui ont nécessité une modification. Le texte modifiant l'arrêté royal du 19 mars 2004 réglementant le traitement de substitution vient d’être publié au Moniteur belge le 06 octobre 2006. Dans l’arrêté royal de 2004 on indiquait, par exemple, que les réseaux et les centres seraient amenés à juger du niveau d’expertise de leurs membres ou des médecins exerçant dans leur voisinage. Evidemment cela a suscité des réactions de la part des réseaux et des centres en question. Tout ceci nécessitait des modifications : il s’agissait d’indiquer que seul sont habilitées les commissions médicales pour émettre un avis normatif sur la pratique d’un médecin. L’arrêté royal de 2004 indiquait que les médecins impliqués dans le traitement de substitution à la méthadone devaient suivre des formations continues dans le domaine des assuétudes. Cela a suscité de vives réactions compte tenu de la réalité sur le terrain médical. En Belgique, la moitié des médecins généralistes qui prescrivent de la méthadone ont un nombre de patients extrêmement réduit, entre 1 ou 2 patients. Vous imaginez la charge que peut engendrer l’obligation de participer à des formations, en soirée, le samedi, etc. C’est lourd pour un médecin qui n’aurait qu’un seul patient en traitement de substitution. Dans la nouvelle mouture de l’arrêté royal nous voulions éviter une situation où les 780 médecins qui n’ont qu’un seul patient ne le lâche sous prétexte d’une charge de travail trop importante. Nous avons donc opté pour accorder à ces médecins une dérogation les dispensant de la nécessité de suivre une formation continue sur le traitement des dépendances aux opiacés. Donc, en juin 2006, un nouveau texte a été finalisé qui a été envoyé au Conseil d’Etat pour avis. Ce nouveau texte indique en effet qu’un médecin qui prescrit des traitements de substitution à plus de deux patients simultanément doit alors suivre une formation, mais pas lorsqu’il a deux patients ou moins. L’enregistrement des médecins qui ont plus de deux patients, c’est moins de 40 % de l’ensemble des médecins qui prescrivent. Ce qui est extraordinaire c’est que toutes les bonnes intentions qu’on avait eu, par rapport à cette dérogation, sont battues en brèche par le Conseil d’Etat, qui, de son point de vue, estime qu’il s’agit d’une discrimination vis-à-vis des patients ! Au nom de quoi, en effet, un patient qui par «malchance» recevrait son traitement de substitution chez un médecin qui n’a qu’un ou deux patients serait-il pris en charge par un praticien ayant la capacité d’être moins formé que les autres ? C’est donc une dis- 55 56 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE crimination pour le patient. Personne n’avait imaginé qu’il pourrait y avoir une objection de cet ordre-là. L’avis du Conseil d’Etat a été négatif mais on est passé outre. En fait, le Conseil d’Etat ne peut émettre qu’un avis ce qui n’empêche pas l’autorité publique de décider de maintenir sa position. Donc, tout ceci se passe avec des négociations dans les coulisses entre différents protagonistes et là, je dirais que le «lobbying» du corps médical a été efficace puisque la dérogation a été maintenue. L’article 13 de l’arrêté royal prévoit que les médecins qui prennent en charge un patient étranger (français) doivent pouvoir apporter la preuve que ce patient a été vu par une équipe de son pays (française). L’application de cet article 13 va susciter des concertations entre médecins belges et équipes françaises pour voir de quelle manière on peut répondre à cet article 13. Parce qu’appliqué tel quel, les autorités belges ont tout loisir de considérer qu’un médecin belge enfreint la réglementation si le patient n’a pas apporté la preuve qu’il était aussi suivi par une équipe française. On a donc ajouté une clause qui permet dans certains cas une échappatoire : «sauf cas d’urgence». Encore faudra-t-il qu’on arrive à définir cette notion. Le monitoring des prescriptions médicales Le monitoring des prescriptions médicales est d’une complexité dont je ne peux ici évoquer que l’écume parce qu’elle nécessite une collecte d’informations dans toute la Belgique au travers des 5.150 officines belges. Celles-ci, heureusement, adressent leurs prescriptions à des «offices de tarification» agréées pour la tarification des ordonnances des patients mutualisés. Ces offices de tarification sont 38 dans tout le pays, ce qui limite notre nombre d’interlocuteurs. Au travers de ces offices de tarification nous recueillons les données de toutes les prescriptions de méthadone et des dérivés de la buprénorphine mois après mois. Tous les 20 du mois nous recevons des données en provenance de tous ces offices de tarification. Tout ceci doit se réaliser avec la garantie absolue de la protection de la vie privée, ce qui entraîne une série de conditions particulières dans l’exercice de ce travail et ne facilite pas le travail de l’épidémiologiste que je suis. On a donc mis au point une série de moyens pour respecter l’anonymat du patient et celui des médecins. Cet anonymat des médecins n’est levé que lorsque des alertes sont réalisées par rapport aux prescriptions multiples. L’anonymat des patients, à notre niveau, est permanent. On doit aussi limiter les champs à traiter sur l’ordonnance. On ne peut pas analyser toutes les informations de l’ordonnance. Les données personnelles du patient sont d’abord codées par une instance indépendante de l’organisme où je travaille. A cet effet, une clé d’encryptage unique a dû être envoyée, par notaire, aux 38 responsables des offices de tarification. Nous avons ainsi la garantie que les données qui proviennent de toute la Belgique, codent de la même CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique manière le même patient. C’est une procédure qui a pris 6 à 7 mois. A l’intérieur même de l’organisme où je travaille, on fonctionne de manière totalement schizophrénique, en ayant d’une part, ceux qui réceptionnent les fichiers et d’autre part, ceux qui les analysent. Ceux qui réceptionnent les fichiers les codent de telle sorte que ceux qui les analysent ne peuvent remonter ni au praticien, ni à l’officine, ni au patient. On a établi une série de barrières pour faire les choses de telle sorte que si jamais il y a changement politique, ce genre de fichiers ne sera pas utilisable. Notre difficulté est d’être le plus exhaustif possible en terme de nombre de patients, de prescriptions. Nous reprenons tout ce qui est enregistré : les préparations magistrales de méthadone, le Méphénon®, le Subutex®, le Temgesic® et le Transtec®. Il est évident que le Transtec®, que l’on doit enregistrer parce que c’est de la buprénorphine, n’est pas utilisé dans le traitement de substitution. De même qu’en ce qui concerne le Temgesic® et le Méphénon®. Une partie de nos enregistrements ne concernent pas le traitement de patients en substitution, mais le traitement de la douleur chronique. Comment faire la part des choses ? Difficilement sauf si on constate que x % des patients qui reçoivent du Temgesic® ont plus de 70 ans. Etant donné les connaissances que l’on a du terrain de la toxicomanie, il n’y a encore aucun patient en traitement de substitution qui ait plus de 70 ans. Mais ces connaissances sont relativement imparfaites car obtenues sur base uniquement de données provenant des ordonnances. Voilà donc le circuit de la transmission des données. Les prescriptions émanent des médecins, les patients les amènent à l’officine, les officines transmettent leurs données aux offices de tarification qui les transmettent là où je travaille. Les fichiers de base arrivent chez nos informaticiens, ils les codent et suppriment les données superflues avant des les transmettre à ceux qui les traitent. En Belgique entre 1.670 et 1.900 médecins sont concernés par la prescription de traitement aux opiacés, ce qui représente 5 à 6 % de la totalité des médecins belges en activité. Pour travailler correctement sur une base de données des médecins il nous a fallu sonder le corps médical belge tout entier. Cette base de données a nécessité un travail de plusieurs personnes pour collecter, mettre à jour tout ce qui concerne le corps médical belge, avec les adresses professionnelles pour pouvoir écrire aux médecins concernés par un (ou des) patient(s) qui iraient chez plusieurs médecins. Après un an de fonctionnement, on arrive à quelque chose de correct qui nous permet de citer des chiffres. Au niveau des pharmaciens, on n’est pas encore à 1 pharmacien sur 2 qui a au moins un patient en traitement de substitution, mais on s’en rapproche. Et pourtant, on sait que dans certaines communes du Hainaut il n’y a pas encore assez d’officines qui délivrent la méthadone. Certains pharmaciens restent encore frileux par rapport à l’accueil de patients en traitement de substitution. Parmi les 1.800 médecins comptabilisés, on a pris en compte ceux qui prescrivaient de la méthadone durant l’année de notre inventaire et ceux qui en 57 58 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE prescrivaient l’année précédente. Si on répartit les médecins par province, on constate que la province de Liège se taille la part du lion, c’est elle qui est en pointe. La prévalence élevée à Liège explique le fait qu’à Liège on s’intéresse aussi à d’autres formes de substitution et à la délivrance contrôlée d’héroïne. 31 % des médecins qui prescrivent la méthadone sont à Liège. Un peu plus de 16,5 % dans le Hainaut et 21 % à Bruxelles. Dans toutes les autres provinces c’est assez régulier. J’évoquais la méthadone «soluble en médecine générale». Elle l’est de manière spectaculaire puisque près de 79 % des médecins qui prennent en charge un traitement de substitution sont des généralistes alors que sur l’ensemble de la Belgique seulement 42 % des médecins sont généralistes. Dans les catégories utilisées au niveau de l’INAMI, environ 4 % des médecins sont toujours généralistes mais suivent une formation de spécialiste. Il reste donc moins de 18 % de spécialistes, dont la moitié sont des psychiatres. Le monitoring des patients non mutualisés Pour les patients non mutualisés, nous avons dû créer une nouvelle instance intermédiaire : «l’office de centralisation». Celui-ci, qui bénéficie du statut d’office de tarification agréé, va encoder puis rendre anonyme des ordonnances papier. Il faut prendre des précautions puisque les noms figurent sur les ordonnances papier. Cette instance va être nommée ces jours-ci par le ministre compétent. Elle procèdera à l’encodage de ce qui est patient non mutualisé en traitement de substitution. Cette office de centralisation va recevoir toutes les ordonnances des patients qui viennent de France notamment. Sur plus ou moins 9200 patients en Belgique entre 200 et 400 ne sont pas mutualisés. Ces patients paient le prix plein de leur méthadone qui de toute façon est bon marché en Belgique. Le traitement coûte plus ou moins 6,00 €/mois pour un patient mutualisé, une vingtaine d’euros par mois sans remboursement mutuelle. En ce qui concerne les patients français, on estime entre 1.000 et 1.500 leur nombre. Pour connaître ce nombre nous avons réalisé un test sur une vingtaine d’officines du Hainaut. Ces officines ont été choisies parce qu’on avait des informations sur l’existence de patients français. Le contrôle des prescriptions multiples En ce qui concerne le contrôle des prescriptions multiples, des essais sur une base locale ont déjà été réalisés en grandeur nature. Le principe de notre information est le suivant : après avoir vérifié qu’un patient se rend dans le mois chez deux médecins ou plus pour une prescription de méthadone et après avoir vérifié que ces médecins ne travaillent pas ensemble dans la même instance de soins, un courrier est envoyé à chaque médecin qui lui fournit un numéro de code destiné à être communiqué au pharmacien qui a délivré la méthadone. CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique Ce dernier précise alors au médecin de quel patient il s’agit. Nous estimons que, chaque mois, le nombre de patients concernés au niveau belge est d’environ 550 (soit 5-6 % des patients en traitement de substitution), avec un nombre de médecins équivalent (soit près du tiers des médecins avec au moins un traitement de substitution). Le problème, qui est donc loin d’être négligeable, est sensé se résorber par contact entre le médecin et son patient. Nous avons en tout cas constaté que les médecins avertis de cette situation réagissaient très positivement. Nous espérons pouvoir réaliser ce type d’alerte sur base régulière (tous les 3 ou 4 mois). Une bonne communication avec les médecins concernés permettra de corriger les inévitables «faux positifs» lorsque, par exemple, deux médecins ne consultant pas au même endroit, se partagent pourtant le même patient ou encore dans les situations de remplacement par un nouveau médecin lors de congés. Les discussions avec la Commission de Protection de la vie privée, nous laissent croire que si notre système fonctionne de cette façon, sans transmission de données aux Commissions médicales provinciales, il ne devrait pas y avoir d’obstacles juridiques. Grâce à cette procédure unique au plan international, nous devrions contribuer à renforcer la légitimité du modèle belge du traitement de substitution. 59 Chapitre Quatre Analyse comparative et critique de la prescription des traitements de substitution en France et en Belgique 1. Deux cadres, deux histoires et une substitution transfrontalière Docteur Marc Reisinger (psychiatre) En matière de traitements de substitution il y a, nous l’avons vu, une différence entre la France et la Belgique. En France, il y a 90 % de traitements à la buprénorphine et 10 % de traitements à la méthadone. En Belgique c’est l’inverse : 90 % de méthadone, 10 % de buprénorphine. Comment s’explique cette différence ? Pour comprendre, il est indispensable de revenir en arrière. En France, avant 1996 seuls 52 patients étaient traités à l’aide de méthadone. En 1996, le Subutex® est enregistré et 50.000 patients entrent en traitement au cours de la première année. Aujourd’hui, on arrive à 90.000 patients pour la buprénorphine (Subutex®) et à 10.000 patients pour la méthadone. Cette différence s’explique par une sorte de «goulet d’étranglement» de la méthadone, dont la prescription ne peut être initiée que dans des centres spécialisés et, depuis peu, par tous les médecins hospitaliers. L’histoire belge est plus complexe. Elle commence par une première période, de 1980 à 1985, caractérisée par la condamnation des médecins prescrivant de la méthadone. Le procès très médiatisé du docteur Baudour en est l’illustration parfaite. La couverture d’un hebdomadaire à succès de l’époque intitulé le «Pourquoi Pas ?» donnait le ton sur la manière dont la méthadone était vue : CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE Analyse comparative et critique «Morts sur ordonnance» Deuxième point important pour la Belgique en 1983, au moment où la méthadone est diabolisée, la buprénorphine commence à être utilisée (sous forme de Temgesic). En 1994, la conférence de Consensus établit le bon usage de la méthadone et consacre l’utilisation de la méthadone en médecine de ville, qui s’est fortement développée à Bruxelles et en Wallonie mais peu en Flandre. Cette progression ne commence pas après la Conférence de consensus. Cette conférence entérine une évolution qui a déjà commencée entre 1991 et 1992, au moment précis où les directives de l’ordre des médecins, qui empêchaient la prescription de la méthadone, ont été contestées devant le Conseil d’Etat. Le message est passé chez les médecins qui ont commencé à prescrire plus librement de la méthadone. La buprénorphine a entre temps été délaissée, car elle n’était disponible que sous une forme trop peu dosée (Temgesic 0,2 mg par comprimé). Le Subutex® (2 ou 8 mg par comprimé) n’a été commercialisé en Belgique qu’en 2003. C’est pour cela qu’il n’y a actuellement, en Belgique, que 350 patients sous Subutex®. Les lacunes de la situation belge actuelle c’est d’avoir oublié la buprénorphine d’une part et un certain «conservatisme» de la méthadone d’autre part. Le traitement méthadone étant entré dans la pratique, de nombreux médecins qui le pratiquent s’y accrochent et ne s’intéressent pas à la buprénorphine. Un autre point faible est ce que j’appelle la rigidité flamande. La loi sur la prescription de méthadone n’était pas une nécessité législative mais une simple complaisance à l’égard de la Flandre, qui a des difficultés à assimiler le concept de traitement de substitution. Il n’est pas étonnant que l’élément déclencheur de cette loi soit sept overdoses à Tongres, une des régions où la substitution était le moins développée. C’est donc la région la plus arriérée en matière de substitution qui a réussi à imposer sa loi, par un véritable coup de force. Les interactions franco-belges Les interactions franco-belges ont commencées au début des années ’80 où on parlait à Bruxelles d’autocars de Français amenant des héroïnomanes pour voir un médecin, le docteur Nyström, qui prescrivait du Burgodin. Il n’y a jamais eu d’autocars. Ces patients français prenaient tout simplement le train. Ce pseudo-scandal a été lancé par le docteur Olivenstein, psychiatre très influent et farouche adversaire des traitements de substitution, qui a envoyé un de ses assistants à Bruxelles en se faisant passer pour un toxicomane pour recevoir du Burgodin. Une semaine plus tard, un article du Monde dénonçait cette pratique scandaleuse. C’est un des éléments qui a déclenché la chasse aux sorcières contre les médecins prescrivant des traitements de substitution en Belgique. Mais, dans le même temps, le traitement à la buprénorphine (Temgesic) a commencé et pas mal de patients français sont revenus en Belgique pour le Temgesic. Il existait un contraste important entre la prévalence du sida en France et en Belgique : on constatait dix fois plus d’infections chez les toxicomanes français 61 62 SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE que chez les belges. Les autorités sanitaires françaises ont pris conscience du rôle préventif des traitements de substitution dans la lutte contre le SIDA. Elle s’est accompagné d’une mise en cause des experts français, comme le docteur Olivenstein, dans des livres écrits en Belgique, comme mon ouvrage «Arrêtez l’héroïne» et «Le défi hollandais» d’Isabelle Stengers. Bernard Kouchner, ministre de la santé, a commencé à réclamer l’extension de la méthadone sur base de l’expérience étrangère. Son successeur Douste Blazy, médecin également, a poursuivi cette politique d’extension. Par la suite, Kouchner a également témoigné en faveur d’un patient français arrêté à la frontière parce qu’il ramenait de la méthadone, impossible à obtenir en France à l’époque. Enfin, les autorités françaises ont poussé un laboratoire pharmaceutique à mettre rapidement sur le marché le Subutex®, pour des motifs de santé publique. Finalement, la buprénorphine redémarre en Belgique sous forme de Subutex®. Pour la méthadone, il existe une demande de patients français autour de la frontière franco-belge. Moi-même je vois encore quelques patients français qui préfèrent venir chercher de la méthadone à Bruxelles plutôt qu’à Paris, où ils sont obligés de passer par des centres spécialisés. Qu’en est-il du «tourisme de la méthadone» ? Est-ce un véritable problème ? Je pense qu’il s’agit plutôt d’une solution, solution individuelle qui est le symptôme d’un problème collectif. Ce n’est pas en éliminant les symptômes que l’on résout les problèmes. La solution idéale est d’assurer un traitement adéquat des deux côtés de la frontière. A ce moment là le tourisme se réduira au minimum ou à rien. Comment en arriver là ? L’objectif est de fournir ce que j’appellerais un traitement «efficace et humain», avec comme premier objectif une adéquation de l’offre et de la demande (les «listes d’attente» sont inadmissibles). Assurer la liberté de choix du cadre et du médecin : centre pluridisciplinaire, ou médecine de ville. Garantir la liberté thérapeutique, c’est-à-dire le libre choix du traitement (accompagné de responsabilités sanctionnées par la loi). Autre objectif important : des doses adéquates. La prescription de doses insuffisantes entraîne les irrégularités dans le traitement. Il faut aussi assurer une durée adéquate du traitement. Cette durée n’est pas infinie, mais elle est indéfinie. Il faut donner le traitement aussi longtemps que nécessaire. Et enfin dernier point, il faut conserver un esprit de recherche, pour observer ce qui fonctionne. Il faut garder l’esprit ouvert, car il est toujours possible d’améliorer les traitements existants.