Substitution : ENJEUX SANS FRONTIÈRE

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Substitution
ENJEUX
SANS
FRONTIÈRE
JOURNÉE D’ÉTUDE
Vendredi 24 novembre 2006
Maison de la Culture de Tournai
Esplanade George Grard,
Boulevard des Frères Rimbaut, 2 — 7500 Tournai
Publié par la LIAISON ANTIPROHIBITIONNISTE (Belgique), 2010.
Rue Van Artevelde, 130 — 1000 Bruxelles
T : 02 230 45 07
E : [email protected]
www.laliaison.org
Mise en page : Gilles Haesaerts
Sommaire
Préface........................................................................................................................................... 7
1re PARTIE
SUBSTITUTION ET PRATIQUE :
L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE..................................................... 9
Introduction..............................................................................................................................11
I. Les pratiques en centre de soins spécialisés..............................................................12
II. Les pratiques en cabinet privé.......................................................................................22
III. Liens entre médecine hospitalière et médecine privée.......................................30
2e PARTIE
CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION
EN FRANCE ET EN BELGIQUE...............................................................................................35
Introduction..............................................................................................................................37
I. Différences et enjeux transfrontaliers...........................................................................38
II. La norme «médico-légale» de la prescription de Subutex®
et de la méthadone en France.......................................................................................42
III. L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution
en Belgique..........................................................................................................................49
IV. Analyse comparative et critique de la prescription
des traitements de substitution en France et en Belgique.................................60
Préface
Sous réserve de modifications mineures et d’actualisation de certains propos,
le présent ouvrage retranscrit les interventions orales des orateurs de la journée d’étude intitulée «Substitution : Enjeux sans frontière.» Cette journée s’est
déroulée à Tournai le 24 novembre 2006. Il s’agissait d’une réalisation de la
Liaison Antiprohibitionniste en collaboration avec l’ASBL Citadelle et le Service
Prévention de la Ville de Mons.
Nous remercions vivement les personnes grâce auxquelles la réflexion sur les
enjeux liés aux traitements de substitution en région transfrontalière a été possible :
– La Région Wallonne, pour la confiance qu’elle accorde à nos actions de réflexion sur les politiques en matière de drogues ;
– L’A.S.B.L. Citadelle et le Service Prévention de la Ville de Mons, pour leur collaboration dans la réalisation de la journée d’étude ;
– Les orateurs, pour avoir accepté notre invitation et avoir partagé leurs expertises avec le public ;
– Le public, pour l’intérêt grandissant qu’il porte aux journées d’étude de la
Liaison Antiprohibitionniste.
1re PARTIE
Substitution et pratiques :
L’expérience de chaque côté
de la frontière
Sous la présidence d’Eléonore De Villers
(coordinatrice de l’asbl Citadelle)
Introduction
Eléonore De Villers
Cette première partie est consacrée aux enjeux liés au traitement de la dépendance aux opiacés en région transfrontalière. La proximité de la frontière entre
la France et la Belgique explique en partie le flux transfrontalier de personnes
en matière de traitement de substitution. Mais, d’autres facteurs contribuent
également à ce phénomène. L’objectif de cette journée est d’une part, de les
identifier et d’autres part, de mettre en évidence les pratiques curatives qui se
sont mises en place pour répondre à la demande des patients transfrontaliers.
Ce matin nous avons le plaisir d’accueillir des experts, des intervenants et des
praticiens des deux côtés de la frontière pour nous faire part des pratiques et
du vécu des professionnels de la santé. Le premier orateur de cette journée
est le docteur Jean Harbonnier, psychiatre et chef de service au Centre Boris
Vian à Lille. Jean Harbonnier est également l’ex-président de l’association des
services publics de soins en alcoologie et toxicomanie. A ce titre, il participe à
bon nombre de réflexions sur l’évolution du dispositif en addictologie français.
Il va nous entretenir sur la manière dont la substitution s’est mise en place en
France et sur les liens qui se sont établis entre la France transfrontalière et la
Belgique transfrontalière.
Chapitre Un
Les pratiques en centre de soins
spécialisés
1. Le Centre Boris Vian (France)
Docteur Jean Harbonnier (psychiatre au Centre Boris Vian à Lille)
Nos liens avec la Belgique sont nombreux. Lorsque nous avons démarré les traitements de substitution en France, au milieu des années 90, on s’est bien sûr tournés
vers nos collègues belges pour nous former. Nous avons beaucoup apprécié le travail en réseau. Fonctionnement que nous utilisons aujourd’hui de façon intensive
dans nos suivis. Par exemple, tous les mois nous avons, dans mon service, une réunion d’«Intervision» avec des médecins généralistes et d’autres structures.
Mon intervention va se décliner autours de trois axes :
– la problématique de la dépendance et la place qu’occupent les traitements
de substitution ;
– la «Conférence de consensus» française sur les substitutions qui acte un certains nombres de choses ;
– les perspectives nouvelles qui se mettent en place.
La dépendance et le traitement de substitution
La principale définition des addictions à retenir, est celle de Goodman. Elle
introduit plusieurs critères. Parmi ceux-ci on en retiendra deux, le critère de
«perte de maîtrise» et le critère basé sur «le fait que les gens continuent à
consommer malgré les méfaits». Deux grandes caractéristiques de toutes les
addictions qui rendent compte de l’importance d’introduire des outils auprès
des patients afin qu’ils puissent limiter les méfaits. La politique de «réduction
des dommages» répond à cette préoccupation.
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en centre de soins spécialisés
L’autre définition intéressante est celle de Claude Olievenstein, il considère
que la dépendance est conditionnée par la rencontre entre un produit, une
personnalité et un moment socioculturel donné. L’intérêt de cette définition
est qu’elle introduit la notion de soins psychosociaux. Avant l’utilisation de la
substitution, l’aspect somatique était seul pris en compte, le psychologique
étant complètement négligé. Aujourd’hui, on reconnaît l’importance de la dimension psychologique dans le rapport aux produits. C’est ce que l’on appelle
couramment le «craving», c’est-à-dire une dépendance psychologique à l’acte
de consommer. Tous les dépendants y sont confrontés, à commencer par les
fumeurs pour qui la gestuelle est importante. Cette notion est bien illustrée
dans les dépendances sans substance, comme les jeux d’argent, les jeux vidéo,
les achats compulsifs, etc.
Le problème de la dépendance est complexe, il comprend des aspects biologiques, psychologiques et sociaux. La prise en charge va devoir associer ces
différentes composantes de la dépendance. La prise en charge biologique
s’opère via la substitution (pour les opiacés). L’aspect psychologique, voire psychiatrique, s’opère au travers d’un suivi thérapeutique. Les professionnels qui
soignent des dépendants ont pu constater la forte fréquence d’une co-morbidité psychiatrique, parfois très lourde, que l’on a peu de chance de soigner efficacement si l’on ne soigne pas simultanément la problématique psychiatrique
et biologique. Enfin, l’accompagnement social est essentiel afin de permettre à
ces personnes d’avancer dans les trois registres.
La substitution c’est surtout affirmée, au niveau du traitement de la dépendance aux opiacés, comme la méthode la plus efficace par rapport au sevrage
notamment. Même si certaines personnes continuent à souhaiter faire un sevrage, nous les mettons en garde contre le côté inefficace voir dangereux 01 de
celui-ci, mais nous ne pouvons pas les obliger à prendre des substituts d’opiacés s’ils ne le désirent pas.
La France avait un énorme retard par rapport à ces méthodes de soins. On était
en grande difficulté par rapport à ces patients. Ils étaient très stigmatisés. Ils
le sont encore d’ailleurs. C’est une caractéristique de nos logiques sociales de
soins par rapport à ces problèmes puisqu’on est encore dans une dynamique
de pénalisation de l’usage en France alors qu’on est bien incapables de protéger les patients de l’offre illégale de produits. Il est très paradoxal de voir à
quel point la circulation des produits est facilitée sur le marché noir et à quel
point on utilise encore des pratiques prohibitives et de pénalisation de l’usages
comme c’est le cas en France.
01. La plupart des études montrent que le sevrage ne donne qu’entre 10 et 15 % de résultats positifs.
La méthode du sevrage augmente considérablement les risques d’overdose en cas de reprise de
la consommation.
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
Le gouvernement français de l’époque avait entamé une réflexion sur les molécules disponibles au traitement de substitution. Il existe plusieurs opiacés,
on peut les classer par ordre décroissant d’effets agonistes 02. Les opiacés ont
sur les récepteurs humains, un effet agoniste plus ou moins fort. Quand on
demande à un patient ce qu’il préfère comme traitement opiacé, il vous dira
en numéro un l’héroïne, l’effet le plus opiacé. Ensuite il y a la morphine, puis
le sulfate de morphine, la méthadone et enfin la buprénorphine 03 qui est un
agoniste partiel. Dans ce contexte de retard et en analysant ces effets agonistes
variables, la France a préconisé le recours, le plus accessible en médecine de
ville, à la buprénorphine (Subutex®). La raison évoquée à l’époque, mais néanmoins discutable, est qu’il n’y a pas de possibilités d’overdose par absorption
de la molécule seule. Par contre, l’inconvénient de cette molécule est son effet
agoniste partiel, il n’est pas évident de stabiliser des patients très dépendants
avec cette molécule. L’avantage qu’elle présente, est une moindre dangerosité,
en tout cas en apparence. Car il y a un risque de voir les patients compléter
leur traitement par des associations avec d’autres produits, ou de constater
la consommation du médicament par injection ou par snif, dans le but d'augmenter l’effet qui leur paraît insuffisant.
L’autre molécule disponible en France est la méthadone. Buprénorphine et méthadone ont toutes les deux une durée d’action plus ou moins similaire d’environs 24 heures. Les patients prennent généralement leur traitement au quotidien. La méthadone a un effet agoniste assez fort, d’où l’intérêt thérapeutique
non seulement de substitution mais aussi d’action anxiolytique. Par contre, la
méthadone présente un problème majeur : il s’agit d’une molécule présentant
une dose létale, 1/2 mg/kg, pour quelqu’un qui n’est pas dépendant. Il est donc
clair que ces traitements posent un danger au niveau de l’induction. C’est la
phase la plus dangereuse, période de 15 à 30 jours durant laquelle il faut que le
corps s’habitue. L’induction se fait progressivement, elle est limitée aux centres
spécialisés. Une fois le traitement stabilisé le relai est passé à la médecine de
ville. C’est comme ça que les choses se sont organisées en France. Le problème
d’accessibilité à la méthadone demeure : 90 % des patients sont pris en charge
à l’aide de la buprénorphine et 10 % sont sous méthadone.
La Conférence de consensus française sur la substitution
En juin 2006, a eu lieu la Conférence de consensus sur la substitution. Cette conférence consistait à comparer les pratiques et à dresser le bilan de la politique française.
02. Agoniste : ayant la même action que, se dit d’une substance qui stimule un récepteur. Par opposition Antagoniste se dit d’une substance qui bloque un récepteur et empêche sa stimulation par
d’autres substances.
03. La buprénorphine est commercialisée par les laboratoires Schering-Plough sous l’appelation
Subutex®.
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en centre de soins spécialisés
A ce moment là, en France, 100.000 patients en traitement de substitution ont été
comptabilisés sur 200.000 personnes dépendantes. Une prise en charge encourageante mais toujours insuffisante, pour l’améliorer il faudrait augmenter l’accessibilité aux soins, favoriser l’insertion des patients et soutenir la réduction des risques.
Des évolutions positives à souligner :
– les overdoses ont été diminuées par 5 ;
– il y a trois fois moins d’enfants prématurés ;
– six fois moins d’injecteurs ont été dénombrés entre 1995 et 2003 ;
– entre 1996 et 2003 on estime avoir sauvé 3.500 vies ;
– on estime une économie de 595 millions d’euros au niveau des coûts de soins santé.
Les limites :
– l’accès au traitement de substitution est très hétérogène, inégalitaire, il est
limité aux patients précarisés. Il y a là de gros progrès à faire ;
– le problème des mésusages est un autre facteur à améliorer, mais je pense
qu’il y a plus à faire du côté des propositions de soins, que de ces «soi-disant»
mésusages des patients. En effet, si l’on compare la fréquence de ces mésusages, de l’ordre de 5 à 10 %, à la fréquence des mésusages d’autres médicaments, notamment des antibiotiques, on verrait que les résultats sont comparables. La stigmatisation sur cette population augmente la tendance à mettre
une pression supplémentaire sur ce type de mésusage, alors qu’il s’agit d’un
problème de santé tout à fait banal et qu’il s’agirait plutôt d’améliorer l’accès
aux soins et l’accompagnement des patients ;
– la persistance de la stigmatisation des patients en traitement de substitution
freine l’évolution des soins en addictologie et particulièrement en toxicomanie.
Je pense que la dépendance aux opiacés est un problème de santé comme un
autre et qu’il peut être pris en charge par des moyens sanitaires adaptés et non
par une stigmatisation et une pénalisation comme c’est encore pratiqué.
Un des éléments positifs des traitements de substitution et de la politique de
réduction des dommages, est leurs résultats remarquables en terme de santé
publique. En matière de contamination du Sida notamment. A une époque, la
France a connu dans certaine régions du Sud une prévalence jusqu’a 50 % de
patients contaminés par le VIH, aujourd’hui le chiffre est proches de 0 au niveau
des néo-contaminations. Malheureusement, au niveau de l’hépatite C la contamination reste très présente. Mais, grâce à la substitution et à la politique de
réduction des dommages il y a une nette amélioration de l’accès des patients
au traitement et au bilan sérologique.
Les perspectives d’innovation
Pour conclure je pense qu’il faut avancer dans la perspective de la dé stigmatisation de la toxicomanie et de l’addictologie en général. A une époque,
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
c’était les alcooliques qui étaient stigmatisés, depuis les années 50-60 ce sont
les toxicomanes. Une des idées qui a émergé de la Conférence de consensus
est de développer l’addictologie comme discipline. Le projet en France est de
faire en sorte que toutes les structures de soins aux dépendants aient la même
appellation, «Centre de Soins en Addictologie», que ce soit en alcoologie, en
tabacologie, en toxicomanie ou en dépendance aux jeux. Ces structures resteraient spécialisées mais elles s’organiseraient pour collaborer et permettre
aux patients des passages entre les services dans le cas d’une poly-toxicomanie. Vous le savez, malheureusement, beaucoup de patients dépendants aux
opiacés peuvent passer à une dépendance à l’alcool, aux jeux. Il est également
intéressant d’avoir des structures pour jeunes usagers, avec des lieux différents
qui permettent de recevoir des patients qui ne se sentent ni «toxicos», ni dépendants et de recevoir leurs familles. Il est alors essentiel de rassembler, par
convention, des structures qui travaillent dans divers registres de dépendances
et de mettre les soins en réseau avec les généralistes en aval.
A Lille, dans mon service (Boris Vian) nous avons 5 médecins de l’association
GT 59 04, qui consultent dans le centre, et qui permettent de faire le travail de
liaison avec la médecine de ville. Il faut que ces réseaux soient financés, qu’ils
soient actifs et qu’ils assurent la coordination entre les centres spécialisés, la
médecine de ville, les services psychiatrique, les services de pédiatrie, l’obstétrique, l’hépatologie, etc. Tous ces services qui vont permettre de développer
l’addictologie comme une discipline à part entière, reconnue par les autres disciplines.
Je plaide pour une attitude volontariste de type généraliste : «Ici on accueille les
gens qui ont un problème». Je plaide pour une attitude qui permette un accès
massif, sans stigmatisation avec une écoute neutre et bienveillante. Je plaide
pour que les patients soient reçus parce qu’ils ont un problème de santé et non
pas parce qu’ils consomment un produit interdit. Il faut que ce problème de
santé soit reconnu comme tel. La stigmatisation est encore très présente, non
seulement dans la population, mais aussi chez beaucoup d’acteurs de santé. Il
faut faire reconnaître le traitement de la dépendance comme une discipline et
contribuer à la formation des médecins. S’il y a une discipline, il y a des agrégés,
des enseignements. Tous les acteurs de soins seraient ainsi formés dès le début
de leurs études au fait qu’il s’agit d’un problème de santé réel. Cela permettrait
d’avancer de façon plus globale dans le soin en alliant substitution, suivi biologique, psychologique et social.
Le mot de la présidente de séance : Merci docteur, vous avez plaidé pour une
attitude volontariste dans le soin accordé à la dépendance à l’héroïne en insis04. GT 59 est une association de médecins dans le nord de la France voir : http://asso.nordnet.fr/gtnord/index.shtml
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en centre de soins spécialisés
tant sur la nécessité de dé stigmatiser l’usager des soins de santé délivrés dans ce
domaine. De ce point de vue vous rencontrez certainement les préoccupations
de bons nombres d’intervenants spécialisés en Belgique, cela laisse présager
d’une évolution positive des soins de santé dédiés au traitement de la dépendance aux opiacés.
Avant de donner la parole au docteur Olivier Mariage, qui va nous expliquer le
travail en réseau de Citadelle, je tenais à souligner la pratique particulière de Citadelle. Cette fois nous sommes du côté belge de la frontière où la substitution
s’est développée sur deux pôles : d’une part la substitution par les généralistes en
médecine libérale, et d’autre part la substitution en centres spécialisés. Citadelle
est à cheval entre les deux. C’est une structure particulière et unique en Belgique
en terme de fonctionnement.
2. Citadelle (Belgique)
Docteur Olivier Mariage (médecin généraliste de la Maison Médicale le Gué,
membre du réseau Citadelle, Tournai)
L’ASBL Citadelle, est constituée de soignants, de médecins généralistes, de psychologues et de travailleurs sociaux qui sont issus au départ de trois services,
aujourd’hui quatre : deux maisons médicales et deux services de santé mentale. La manière de travailler est particulière à Citadelle. Les soins au sens large,
la substitution, l’accompagnement social et les soins psychologiques sont donnés dans des centres généralistes qui accueillent du tout venant. Au milieu de
tout cela il y a un lieu central qui assure la coordination, l’accueil et l’«Intervision» clinique. Cette structure originale découle de notre histoire.
Les traitements de substitution sont relativement nouveaux. En Belgique,
les premières expériences datent de la fin des années 80. En France, les traitements de substitution sont apparus vers 1995. Cela ne fait qu’une bonne
dizaine d’années. Qu’est-ce qui s’est passé en Belgique fin des années 80 ? La
consommation d’héroïne augmente. En tant que généralistes, nous recevons
des demandes de patients dont la problématique est parfois très avancée, mais
nous n’avons pas beaucoup de moyens pour les aider. La méthadone existe sur
le marché, nous avons la possibilité de la prescrire mais les traitements à long
terme sont interdits. Nous avons le droit de faire des cures dégressives d’un
mois, sans plus, les traitements tels que nous les envisageons aujourd’hui sont
interdits à l’époque par l’Ordre des médecins et poursuivis par les tribunaux.
Malgré cet interdit, vers la fin des années 80, au regard des expériences dont
on pouvait avoir écho des Etats-Unis notamment, certains soignants et médecins essaient de développer la substitution. Quelques expériences structurées
émergent. A Tournai une psychiatre se lance seule dans l’aventure mais rapide-
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
ment se retrouve devant les tribunaux. Son procès se terminera par un non lieu
mais bousculera la communauté scientifique et thérapeutique qui à l’époque
ne soutenait pas forcément la substitution. Nous n’étions pas convaincus de la
pertinence de cette méthode, mais vu la situation, vu le fait que nous n’avions
pas la possibilité d’apporter une réponse efficace par rapport à la demande, on
a décidé de suivre collectivement cette psychiatre dans la prise en charge des
patients dépendants aux opiacés. Collectivement parce que cela nous permettait d’être plus crédibles vis-à-vis du pouvoir public, du pouvoir judiciaire et de
l’Ordre des médecins.
Au départ, nous avons pensé qu’il était indispensable de créer un dispensaire
pour délivrer de la méthadone. Mais finalement cette idée a été abandonnée
pour deux raisons : il manquait les financements et on craignait la stigmatisation. Puisque nous disposions à Tournai de structures qui nous permettaient
d’accueillir des patients, nous avons considérés qu’elles pourraient également
accueillir les personnes dépendantes aux opiacés. C’était plus simple, moins
coûteux et cela permettait de ne pas sombrer dans la stigmatisation. Cela nous
semblait également plus pertinent sur le plan thérapeutique.
Rapidement nous obtenons des résultats positifs. Une ASBL est créée. Il s’agissait d’une fameuse expérience car à l’époque nous n’avions aucun repère, hormis l’expérience américaine. On a presque tout inventé. Dans les années 90,
l’ASBL grandit, une deuxième maison médicale s’ouvre à Tournai. L’association
commence à développer des activités de prévention et assez rapidement nous
obtenons un premier début de reconnaissance des pouvoirs publics. La Région
Wallonne nous accorde une subvention pour le travail de coordination et une
subvention pour l’«Intervision» clinique. Le travail social est réalisé par les maisons médicales avec une aide de la Région wallonne.
Comment fonctionne Citadelle ?
Au niveau institutionnel, Citadelle est une initiative de soignants, l’ASBL est cogérée par des soignants et non par des tiers, ce qui est important à souligner. Les
soins sont dispensés dans les centres, mais Citadelle gère la coordination, l’accueil et l’«Intervision» clinique. Toute prise en charge dans un traitement de substitution suppose trois entretiens : un avec le médecin, un autre avec un travailleur
social et un avec un psychologue. Suite à ces entretiens, le cas est traité lors de la
réunion hebdomadaire d’«Intervision» clinique et le traitement peut démarrer.
Il est rare que des traitements soient refusés, mais il est fondamental pour nous
d’avoir cette triple vision : bio, psycho et sociale. Cela suscite toujours des débats intéressants. Que cela se fasse avant la mise en place du traitement est
important pour le patient. Les patients apprécient que l’on s’attarde sur ces différents aspects de leurs difficultés.
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en centre de soins spécialisés
Je vais à présent dire un petit mot de la substitution transfrontalière telle que nous
l’avons vécue ici à Tournai. La substitution se généralise en Belgique au début des
années 90, elle est toujours illégale mais elle est reconnue par les pouvoirs publics
et l’Ordre des médecins. A ce moment-là nous assistons en Belgique, tout au long
de la frontière avec la France, à une forte affluence de patients français. A l’époque
la substitution n’existe pas encore en France. Dès l’apparition en 1994 des premiers
programmes de substitution l’affluence de patient français va s’estomper.
En 2000, il y a une nouvelle affluence de patients français, mais celle-ci était probablement due à un problème interne à la Belgique. En effet, à cette époque
certains médecins belges n’ayant pas suffisamment de patients ont accepté
de prescrire de la méthadone à de nombreux patients français de façon anarchique parfois. Certains médecins ont d’ailleurs été poursuivis pour pratique
non conforme à la Conférence de consensus de Gand. Au début des années
2000, il y avait un dépassement de patients chez ces médecins. Aujourd’hui
la situation semble plus sereine. Nous avons moins de demandes de français.
L’équipe de Citadelle est composée de huit médecins généralistes, de deux assistantes sociales, de trois psychologues et de deux personnes qui assurent la
coordination, l’administratif et la permanence. Il y a également une équipe de
prévention. Nous avons à charge plus de 200 patients. Ce qui nous inquiète ces
derniers temps c’est la forte augmentation de nouvelles demandes d’une nouvelle génération. Cela pose la question de la banalisation de la consommation
mais, par ailleurs, ces jeunes patients consultent très tôt, ils n’attendent pas
d’être dans le trouble pour venir chercher de l’aide.
Le mot de la présidente de séance : Après la présentation d’un service français
et d’un service belge, nous allons avoir un autre regard, celui du Phare, qui se
trouve à Mouscron. Pour nous en parler nous avons invité Vinciane Galloo psychologue au Phare.
3. Le Phare et la substitution
transfrontalière
Vinciane Galloo (psychologue au service de prévention le Phare à Mouscron)
Le Phare est un pouvoir public, subventionné par la Région wallonne, le Ministère de l’Intérieur et par l’administration communale de Mouscron. L’institution
dépend du Plan de Prévention Proximité (P.P.P.) Il est un intervenant pour tout
ce qui concerne la toxicomanie.
Le réseau a été mis en place en 1993. Cela a pris un an de contacts par rapport
aux services sociaux, l’ensemble des médecins généralistes de Mouscron et
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
l’ensemble des pharmaciens. En 1994, nous avons accueilli notre premier patient. 1995 a permis l’engagement de trois éducateurs. Entre 1995 et 1997 nous
avons été confrontés à un flux de demandes énormes par rapport aux patients
français, ce qui nous a emmenés à changer notre façon de travailler. Nous avons
mis en place la technique des trois entretiens. En 1997 nous avons constaté une
diminution des demandes françaises que nous lions à la délivrance généralisée
du Subutex® en France.
Nos objectifs sont généraux pour tenter d’apporter une réponse aux problèmes d’assuétude. On entend par là alcool, médicaments, cannabis, ecstasy
et aussi héroïne. On propose un lieu d’écoute d’information et de prévention
et on essaie de mener de front une prévention primaire, secondaire et tertiaire.
L’équipe «médico-sociale» est composée d’une psychologue ambulatoire et
coordinatrice du réseau, de trois éducateurs qui assurent la prise en charge au
niveau de l’accueil de l’encadrement, du suivi et tout ce qui concerne le préventif. On a un réseau de sept médecins généralistes et d’un médecin psychiatre.
Nous avons des réunions d’«Intervision» une fois par mois avec ces personnes. Il
y a un réseau de 22 pharmaciens de l’entité mouscronnoise que nous essayons
de rencontrer deux fois par an dans le cadre de journées à thème. Par rapport à
la population française, nous fixons une limite géographique, elle correspond
à tout ce qui tourne autour de 25 km de Mouscron, très proche de la frontière.
Les demandes françaises, leurs limites
Sur la population suivie au Phare en 2006 nous avons 36 % de personnes en
traitement méthadone. La population française se retrouve dans ces 36 %. Hors
méthadone, nous avons 53 % de prise en charge pour d’autres consommations
et dépendances et 11 % concerne le suivi des familles.
Pour les dossiers ouverts en 2006, 53 % de la population se situe entre 21 ans
et 35 ans tous produits confondus. Par rapport aux nationalités : Les Belges
concernent 76 % des demandes contre 24 % de demandes Françaises. Nous
avons essayé de cerner les motivations du public français. On se rend compte
que c’est un «tremplin» pour accéder plus rapidement aux réseaux français.
Une autre de leurs motivations est un anonymat assuré. Les Français nous
disent souvent que dans les centres en France, ils se sentent «étiquetés». Au
Phare nous travaillons avec d’autres services, nos salles d’attente accueillent
donc un public varié. Il y a des personnes âgées, des gens qui viennent demander un logement, ... Le patient français considère l’accès au traitement comme
plus aisé au niveau du temps, il n’y a pas ou peu de liste d’attente.
Nous rencontrons certaines limites avec le public français : Au niveau de la prise
en charge d’abord, elle est difficile par rapport à la limite frontalière et géogra-
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en centre de soins spécialisés
phique. C’est vrai surtout dans le cadre de la délivrance quotidienne. Même si
une distance de 25 km ne paraît pas importante, elle devient un frein s’il faut
le faire tous les jours. Par rapport à la différenciation du tissu social français et
belge ensuite, nous éprouvons des difficultés à la maîtriser même si nous avons
appris au fil du temps. Concernant les demandes également qui sont surtout
centrées sur la délivrance de méthadone avec peu de suivi psychosocial. Nous
nous sentons démunis, nous avons l’impression que les Français viennent demander uniquement de la méthadone, ce rapport est frustrant pour l’équipe
«psycho-médico-sociale». Le coût du traitement est une autre limite que
nous rencontrons, il n’est pas remboursé par la sécurité sociale belge lorsqu’il
concerne un patient français. Enfin, le contrôle de la double prescription est
difficile bien qu’il y ait contrat signé avec le patient.
Je finirai par ce qui est ressenti comme une limite par le patient français. Nous
délivrons un traitement méthadone adapté à la personne sur base de trois entretiens de motivation. Le premier fait par un éducateur, qui est plutôt un entretien d’anamnèse. Le deuxième qui est fait par la psychologue, il s’agit d’un
entretien d’avantage centré sur les motivations et sur la structure de personnalité. Le troisième entretien est médical, il est fait par le médecin du réseau
dans nos locaux. Ces trois entretiens prennent entre une semaine et dix jours,
ensuite ils sont discutés lors de réunions. Je pense que cette démarche peut à
certains moments freiner le public français qui souvent arrive dans l’urgence.
Le mot de la présidente de séance : A partir d’une présentation large sur la
thématique de la dépendance et sur les traitements de substitution on a progressivement resserré sur le sujet d’aujourd’hui, la question transfrontalière avec des
échos du côté de Citadelle et du Phare où effectivement ces structures accueillent
une proportion de patients français qui est non négligeable. Après un afflux massif, le mouvement se ralentit, notamment à Citadelle où en 2004 il y avait 1/3 des
demandes qui étaient le fait de patients français alors qu’en 2005, elles représentaient 15 %. Chaque année cela fluctue, on ne connaît pas encore les chiffres
pour 2006. On voit qu’au Phare les demandes restent importantes.
Tout l’intérêt de la journée d’aujourd’hui est de pouvoir en discuter et d’avoir les
échos de part et d’autre de la frontière pour envisager des perspectives de collaboration et poursuivre le travail de réflexion qui a été commencé il y a plusieurs
années. C’est dans ce mouvement-là que s’inscrit cette journée.
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Chapitre Deux
Les pratiques en cabinet privé
Le mot de la présidente : Nous commencerons par exposer les pratiques françaises avant d’aborder les pratiques belges. Je cède immédiatement la parole
au docteur Bertrand Riff coordinateur du réseau français des addictions pour le
nord de la France.
1. La médecine de ville en France
Docteur Bertrand Riff (coordinateur du réseau des addictions)
Bonjour et merci de m’inviter à échanger avec vous sur ces questions de substitution transfrontalière. Nos patients ne nous ont pas attendu pour passer les
frontières. Ils les ont passées bien avant nous.
En France, en 1970, une loi d’exception est votée, elle va interdire à l’individu la
liberté individuelle de mettre ce qu’il veut dans son cerveau. Au nom de cette
loi se concrétise le concept du toxicomane, à savoir l’individu qui consomme
les produits interdits. Il est désigné comme délinquant par une loi qui précise
que le délinquant peut éventuellement se soigner. Dans le contexte d’une pareille criminalisation de l’usager de drogues illicites nombreux sont les médecins et thérapeutes qui ont mis le délinquant dehors.
En 1975, c’est la grande époque Olievenstein, le modèle français se construit sur
la psychanalyse (Freud), sur la sociale (Marx) et oublie complètement l’aspect
biologique, le corps du sujet. Il est largement dominé par l’idée d’abstinence.
C’est ce modèle là que je vais rencontrer au début de ma pratique, c’est à partir
de là que je vais construire mon idée de l’accueil et de l’accompagnement des
patients dépendants aux opiacés. Je débute ma pratique sur la base du sevrage.
Le toxicomane et l’alcoolique n’avaient rien en commun. Les intervenant en toxicomanie était un corps d’élite pour un consommateur d’élite, l’usager d’opiacés.
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en cabinet privé
A partir de 1985, arrive le sida qui touche les patients usagers d’héroïne, cela
sème le doute chez nous médecins, parce que nous sommes amenés à les
rencontrer de façon obligatoire : que faire pour enrayer l’épidémie de sida ?
Comment éviter que les patients dépendants aux opiacés continuent à s’infecter ? L’idée que l’on puisse permettre aux usagers de s’injecter proprement se
concrétise en 1987 avec la mise à disposition de kits stériles. De même l’idée
que la substitution puisse réduire la contamination au virus du Sida voit le jour.
En 1990, arrive dans le Nord-Pas-de-Calais, une épidémie d’héroïne. Ce fut une
épidémie de grande ampleur dans un contexte socioéconomique désastreux
pour la Région. En 1994, enfin, la substitution est légalisée, mais avec des particularités françaises surprenantes. La France autorise deux molécules : La buprénorphine et la méthadone. La buprénorphine (Subutex®) à droite, la méthadone à gauche parce que ce n’est pas deux molécules que nous avons à
disposition mais bien deux choix de société.
Entre Subutex® et méthadone, un choix de société
Le Subutex à droite parce qu’il est délivré dans un cadre ultra libéral, sans aucune contrainte, suivant les lois du marché. Un laboratoire international avec
des visées d’exportation sur le marché mondial, des congrès payés, des cadeaux aux médecins, une visite médicale importante et une grande liberté de
prescription. Le système libéral complet. La France devient un champ d’évaluation et de recherche pour cette molécule, comme un grand laboratoire.
La méthadone à gauche, parce qu’elle représente l’image que nous avions des
pays communistes : de longues files d’attente, de longs délais pour en bénéficier,
un contrôle énorme, la gratuité, la pharmacie centrale des hôpitaux qui commercialise, peu d’envergure internationale, pas de congrès payés, pas de cadeaux aux
médecins. Elle ne peut être initialisé que dans des centres spécialisés.
En 1995, la substitution n’est pas encore admise. Pour rappel nous (médecins
généralistes) étions encore majoritairement contre la substitution peu avant
1994. Dans le nord, nous avons bougé en 1994 grâce aux médecins belges
des maisons médicales. Ils nous ont montré qu’une pratique éthique de la méthadone était possible. En 1995, tous les centres spécialisés qui étaient contre
la méthadone, déposent des dossiers d’ouverture de centres méthadone. Là
aussi s’expliquent une partie des problèmes de la méthadone en France. Près
de 80 % des centres méthadone étaient des centres qui auparavant étaient totalement contre l’idée substitutive.
En 2005, à la surprise générale, 110.000 patients sont substitués, 95.000 par
Subutex®, 25.000 par méthadone. Sur les 95.000 patients sous Subutex®, 30 à
50 % ne bénéficient pas du bon médicament parce qu’ils ne désirent pas aller
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
dans le système méthadone, malheureusement pour un nombre important de
ces patients, la buprénorphine n’est pas suffisante ou appropriée. De mon avis
de médecin je pense que la méthadone est plus appropriée au traitement de
la dépendance que la buprénorphine, qu’il est donc aberrant de limiter l’accès
à cette molécule. La méthadone doit absolument être considérée comme un
thérapeutique et non comme une drogue. Les opiacés sont des thérapeutiques
qui permettent à nos patients à un certain moment de leur histoire, de s’équilibrer, d’apaiser une série de tensions. En France on assimile trop souvent les
opiacés thérapeutiques prescrits à des «produits». Ce choix de vocabulaire est
étrange car c’est un mot de la rue, pour désigner des opiacés de rue. A l’heure
actuelle, les élus et une partie de la médecine sont encore dans l’idée de la drogue, ils n’ont pas encore intégré cette idée thérapeutique. Et le patient hésite
alors entre médocs et produits.
Pour moi accompagner le patient dans l’idée substitutive c’est le faire passer
de «je prends une drogue qui me drogue» à «je prends un médicament qui me
soigne.» Au début d’un traitement le patient hésite pendant un laps de temps
plus ou moins long. Il en va ainsi du désir d’arrêter le traitement jugé comme
objectif majeur.
Lorsque j’intègre l’idée que la substitution est une thérapie qui soigne des douleurs, je peux considérer le marché noir comme un «espace thérapeutique transitionnel.» Ça ne m’ennuie pas que mes patients trouvent sur le marché noir des
opiacés, car je pense que ce sont les substances psycho actives les moins nocives. Et qu’un nombre de jeunes en difficultés, en souffrance, rencontrent sur
le marché noir des opiacés qui vont les apaiser, rencontrent par le biais du dealer un médecin, cela m’intéresse. Ils expérimentent, sans s’en douter, les vertus
thérapeutiques des opiacés. Mais, il s’agit de soin sans parole qui les empêche
d’évoluer dans leurs histoires.
Sur les 95.000 patients suivis en médecine générale, un certain nombre
concerne des patients dysfonctionnant, c’est-à-dire des patients dans le mésusage de leurs médicaments. Ils ont sans doute rencontré un certain nombre de
médecins eux-mêmes en difficulté dans leurs pratiques : difficultés de donner
des cadres ou plutôt de laisser un cadre large. Mais, ces médecins offrent à ces
patients, à un certain moment donné de leur histoire, la possibilité de pouvoir
mettre une mise en médecine de celle-ci, une mise en thérapeutique. «Je vais
aller voir un médecin qui ne me demande rien». Je vois arriver des patients
qui ont quitté l’espace thérapeutique transitionnel du marché noir pour aller
voir un médecin sans paroles, mais un médecin. Et venir me voir parce qu’ «ici
on m’a dit que c’était un lieu avec parole et qu’ici on se posait des questions,
qu’on s’intéressait à l’histoire.» Ces médecins qu’on a à un moment pointé du
doigt, qui donnent à ces patients la possibilité de créer une histoire médicalisée
mais sans trop de paroles, m’intéressent, parce que les patients qui vont les
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en cabinet privé
voir ne sont pas dupes. Ils ont envie d’une histoire sans paroles à ce moment-là
parce qu’ils ne sont pas prêt à rencontrer un espace thérapeutique où la parole
émerge. Vouloir dire : «Je vais obliger tout patient d’avoir, quand je le désire,
une histoire avec parole» alors qu’eux ne sont pas encore dans le champ de
l’histoire avec paroles, est une idée totalitaire. Je suis ému et interloqué par des
patients qui après cinq ans d’accompagnement avec des outils substitutifs me
disent : «Docteur, il faudrait que j’aille parler.» Et à la fois je me dis : «Mais qu’estce qu’on fait depuis cinq ans ?» Et à la fois je pense que pour le patient aller
parler c’est aller dans une place où il est écrit : «Ici il y a du psy.» Probablement
que 80 % de mes patients n’ont pas recours à ces espaces spécifiquement dits
psy, mais cela ne me gêne pas. Ce n’est pas une obligation pour changer la vie.
Substitution : les perspectives en France
Les centres spécialisés en addictologie sont arc bouté sur le monopole de la
méthadone et de la bonne pratique de la substitution. Il n’y a pas un congrès
d’intervenants spécialisés en toxicomanie sans que les médecins généralistes
ne soient pointés du doigt. L’existence du marché noir, des patients injecteurs
et des primo dépendant au Subutex® étant la preuve de nos incompétences. Ce
discours leur permet d’empêcher la possibilité, comme partout en Europe, de
primo prescription de la méthadone en médecine de ville.
Du côté de l’industrie pharmaceutique, on pointe également du doigt la pratique en médecine de ville. Ce regain de critique intervient en plein débat
sur l’introduction d’un nouveau médicament de substitution, le Suboxone® 05
(Subutex® associé à la Naloxone présentant une faible valeur injectable), pour
remplacer le Subutex® dont le brevet est tombé dans le domaine public récemment. L’industrie pharmaceutique a clairement un intérêt commercial a faire
reconnaître le Suboxone® comme traitement premier de la dépendance aux
opiacés. Or, je pense qu’il ne va bénéficier de façon intéressante qu’à 10 % ou
15 % de mes patients.
La Caisse d’assurance maladie française est confrontée à un surcoût. Alors
qu’elle avait pronostiqué la prise en charge du traitement de 30.000 patients
sur une période de 5 ans, elle a été confrontée à une réalité de 80.000 patients
sur cinq ans. Le Subutex® est devenu le premier coût médicament de la Caisse
d’assurance maladie de Roubaix par exemple. De nombreuses études faites par
les caisses d’assurance maladie ont montré que 70 % des patients sous Subutex® étaient dans les rails.
Pour terminer, un hommage à la Belgique, plus particulièrement à Citadelle
puisque c’est là que j’ai appris fin 1993 qu’il y avait une pratique éthique de la
05. Le Suboxone® a depuis été commercialisé par la Société Schering-Plough en 2007.
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
substitution. C’est grâce à eux que nous avons amené l’«Intervision» en France.
C’est grâce à eux que nous avons bougé en France.
2. La médecine de ville en Belgique
Docteur Dominique Lamy (médecin généraliste, président du réseau Alto – SSMG)
Je ne vais pas pouvoir ajouter grand-chose à l'intervention de Bertrand parce que
j’ai entendu tout ce que j’avais préparé. Je vais quand même vous parler un peu
du champ de mon travail en Belgique et du réseau Alto. J’ai divisé mon intervention en quatre chapitres. Je commencerai par parler de moi, puis de l’histoire de
la substitution en Belgique, des réseaux Alto et de la place des patients français.
Je suis médecin généraliste à Mons, pas loin de la frontière du côté de Maubeuge, je pratique la médecine seul dans mon cabinet. En Belgique près de 80
% de la médecine générale se fait en cabinet privé. Il n’y a que 20 %, plus ou
moins, de pratique de groupe. Quand un patient se présente chez moi, il est
mêlé au reste de la «patientèle.» Il n’y a pas une consultation spéciale réservée
exclusivement aux patients avec assuétudes. Cette façon de travailler permet
d’éviter la stigmatisation du patient et du traitement.
Quand le patient arrive, je réalise toujours un test d’urine préalable à la recherche d’opiacés. Le traitement pourra se faire d’emblée puisque j’utilise des
bandelettes urinaires pour lesquelles j’ai un résultat suffisamment fiable pour
pouvoir démarrer un traitement. L’anamnèse va être importante, c’est une
consultation longue. On va essayer de créer du lien, on va essayer d’obtenir
l’histoire du patient, de faire connaissance. Savoir qui il est, qui je suis pour lui.
Beaucoup de patients connaissent bien toutes les structures et les offres de
soins existantes. Le «bouche-à-oreille» fonctionne bien. Ils n’arrivent pas forcément par hasard en médecine privée. Souvent ils ont entendu parler de la façon
dont travaillent les médecins généralistes et optent pour ce choix de thérapie
plutôt que l’assistance en centre de soins spécialisés. Je travaille parfois avec un
contrat, que je ne fais jamais signer lors d’une première consultation, sachant
que lors de cette consultation ils seraient prêts à signer tout et n’importe quoi.
Ce contrat lie le patient, le pharmacien et le médecin. A l’issue de la première
rencontre le patient repart avec quelques gélules de méthadone, je le revois
au troisième jour pour réévaluer la situation, voir les dosages et poursuivre
l’analyse de l’histoire, l’anamnèse, etc. Ensuite, les consultations se poursuivent
régulièrement. Les patients peuvent trouver chez nous un lieu de parole pour
lequel ils sont en demande. C’est notre premier rôle.
Dans la majorité des situations l'accompagnement en médecine générale suf-
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en cabinet privé
fira. Même si, après un an ou deux, le patient dit : «peut-être que maintenant
je devrais aller parler.» En tant que médecin, exerçant seul, je me suis fixé des
limites dans la façon de pratiquer, chacun est libre de fixer des limites par rapport à sa façon de pratiquer, par rapport à ses propres choix. J’ai limité ma file
active de patients à une proportion comprise entre dix et vingt usagers de drogues dépendants. Il s’agit de pathologies chroniques lourdes pour lesquelles
on va voir le patient une fois toutes les semaines, ou toutes les deux ou trois
semaines selon le moment d’accompagnement, selon la demande du patient,
ou selon ma demande. C’est une pratique lourde mêlée au reste de ma pratique de médecine générale, je ne peux pas assumer plus d’une vingtaine de
patients, c’est mon choix.
Les traitements de substitution en Belgique ou l’histoire d’un vécu
J’ai terminé ma formation de médecin en 1984, lors du discours de promotion à
l’Ordre des médecins de notre province la première chose qui nous a été dite c’est :
«Tout ce qui est assuétude, ce n’est pas pour vous, vous mettez dehors.» Pourtant,
entre 1984 et 1992, j’ai du faire face à des demandes de patients abusant de benzodiazépines. Ils arrivaient avec des histoires alambiquées, stéréotypées. J’avais des
difficultés à répondre à ces demandes et j’étais confronté à certains patients qui
abusaient. Au cours de l’année 1992, à l’initiative du Dr Luc Leclerc, une réflexion
est née à Mons sur comment sortir de cette situation et répondre au mieux à la
demande du patient. Le docteur Leclercq est arrivé en disant : «Des expériences de
substitution par la méthadone sont menées aux Etats-Unis, est-ce qu’on ne mettrait pas quelques chose en place ?» Il faut savoir que la méthadone en Belgique fait
partie de la loi 1921, elle est considérée comme un produit stupéfiant. Comme tout
autre produit stupéfiant prescrit de façon récurrente, la méthadone tombe sous le
coup de la loi, le médecin pouvant être poursuivi pour entretien de la toxicomanie
avec tout ce que cela veut dire au niveau ordinal et pénal. Il fallait essayer de trouver
un moyen d’obtenir une tolérance à cet effet. C’est ainsi qu’à l’automne 1992, une
formation a été mise en place à Mons dans laquelle nous avons demandé que le
Parquet, le Conseil de l’Ordre, les Commissions Médicales Provinciales soient présentes. Au bout de cette formation qui a compris une huitaine de soirées, qui a
vu une assistance de plus de 400 personnes, dont la moitié de médecins, l'autre
moitié étant surtout composée d'acteurs psycho sociaux, nous avons obtenus une
tolérance de la prescription de la méthadone pour autant que nous y mettions un
certain cadre. Il s’agissait de prévoir des entretiens avec des psychologues ou des
psychiatres, des assistants sociaux et qu’un contrat écrit soit établi entre les différents prestataires de soins. Voilà comment nous avons commencé cette prise en
charge dès la fin de l’année 1992.
Au fil des ans nous avons acquis un savoir faire dans le traitement de substitution. On a moins eu recours aux assistants sociaux et aux psychiatres. On s’est
rendu compte que beaucoup de nos patients pouvaient être pris en charge en
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
médecine générale. On s’en sortait bien, pour la majeure partie de nos patients,
en médecine générale. 70 à 80 % des patients suivis en consultation privée
avaient un suivi que nous estimions correct.
En 1994, il y a eu une première Conférence de consensus sur les traitements de
substitution en Belgique, une deuxième a eu lieu en 2000. Elles ont rassemblé
tous les grands acteurs des traitements d’assuétude. Ces conférences ont balisé
les prises en charge, au travers de chartes de bonne pratique.
En 2004, est paru le premier arrêté royal réglementant les traitements de substitution, il balisait de façon plus stricte la prescription des deux produits : méthadone et Subutex®, ce dernier était arrivé vers 2002 en Belgique. Le cadre
vise à ce que les médecins qui prennent en charge des patients, fassent partie
d’un réseau. On évite qu’ils soient des solitaires pour autant qu’ils aient plus
de deux patients (en dessous de deux patients ils peuvent prendre en charge
sans aucune contrainte). Ces médecins doivent être formés, suivre des «Intervisions», faire partie d’un réseau. Un nombre maximum de patients est fixé à
150 patients en file active. Cette semaine, a été publiée une modification de
cet arrêté royal qui détermine ce qu’est un centre, un réseau. Les réseaux sont
définis comme étant des «associations de médecins où il y a au moins deux
médecins qui font de l’Intervision». Les centres sont défini comme des «lieux
de prise en charge comportant au minimum : Un médecin, un psychiatre et des
assistants sociaux». La façon de prescrire et la façon dont le pharmacien doit
délivrer ces produits sont également prévues dans cet arrêté royal. Cet arrêté
royal publié au Moniteur n'est cependant toujours pas d'application, bien que
pénalement il soit opposable au médecin qui ne le respecterait pas.
Le réseau Alto
Alto est né en 1992 à l’issue de la formation, dont je vous ai parlé, qui s’était
mise en place à Mons. La Société Scientifique de Médecine Générale a accepté
de reprendre sous son aile ce réseau de médecins généralistes qui acceptaient
de prendre des patients dans leur pratique sur tout le réseau de la Région Wallonne et de Bruxelles. La Région Wallonne subsidie Alto pour ses missions qui
ont été définies par Décret. Les deux missions principales de Alto sont : La formation des médecins en continu et l’«Intervision».
Alto représente plus ou moins 400 médecins généralistes qui se rencontrent
dans une dizaine de sous régions.
La place du patient français
Je termine par la place qu’occupe le patient français dans ma «patientèle.» Il
est arrivé que je reçoive des dizaines de coups de téléphone par semaine de
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Les pratiques en cabinet privé
patients français me demandant de les accompagner. Cela m’a posé quelques
soucis, notamment parce que je limite l'accompagnement des personnes dépendantes aux opiacés à vingt usagers maximum . J’avais aussi des difficultés
pour le suivi de certains patients français parce que acceptant beaucoup de
contraintes au début de leur thérapie, il devenait rapidement difficile pour eux
de se déplacer, tous les jours ou toutes les semaines, à la pharmacie ou à mon
cabinet en Belgique. Actuellement, je ne reçois plus beaucoup de demandes
de patients français. C’est probablement dû à l’ouverture du centre de Maubeuge qui assure un suivi plus large. J’accepte encore les patients venant de
France, mais j’essaie d’obtenir un référent dans leur pays d’origine pouvant offrir un lieu de paroles dans des conditions de remboursement, la gratuité étant
impossible en Belgique. En cas de problème, il est difficile de référer chez un
psy belge vu les coûts que cela représente.
Le mot de la présidente de séance : Depuis le début de cette journée nous
avons pu voir comment la substitution s’est mise en place en France et en Belgique. Avec un décalage toutefois entre les deux pays puisque la substitution
s’est mise en place plus tardivement en France. Au-delà donc de la différence
entre le cadre normatif de la substitution française et celui de la Belgique il y a
un élément historique. En France pourtant certaines pratiques se sont développées à l’avant-garde, souvent sous l’impulsion de personnalité forte. C’est précisément de ces pratiques que nous allons parler maintenant au travers du récit de
Sylvie Dhoudain.
Sylvie Dhoudain est aujourd’hui infirmière au Centre Hospitalier de Sambre
Avesnois. Dans les années 80 elle était attachée à la Mairie de Jeumont à la frontière avec Erquelinnes (Belgique.) Le fait qu’elle ait occupé un poste d’infirmière
municipale dans ces années là a de l’importance dans la suite des événements
qu’elle va nous relater.
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Chapitre Trois
Liens entre médecine hospitalière
et médecine privée
1. centre hospitalier de Maubeuge
(Sambre Avesnois, France)
Sylvie Dhoudain (infirmière au Centre Hospitalier de Sambre Avesnois)
En 1988, le maire de Jeumont, particulièrement impliqué dans la prise en
charge du public défavorisé, s’est attaché à travailler sur les problèmes d’insertion liés à la santé, principalement autour des problèmes liés aux assuétudes. Les problèmes d’alcool et de toxicomanie étaient alors mis en avant. A
l’époque, le maire avait pour ambition de créer un lieu d’accueil et d’orientation
pour les jeunes consommateurs.
Dans les années 90, la ville de Maubeuge va être marquée par deux overdoses.
Il n'y a alors aucune prise en charge des problèmes d'addiction, aucune possibilité de traitement de substitution.
Face à ce manque, les jeunes usagers en difficultés m’ont emmenée en Belgique,
ils m’ont présenté à un médecin généraliste qui pouvait participer au traitement
de substitution. S’est créée ainsi une synergie d'individus (le maire, le médecin
généraliste belge, ...) déployant beaucoup d'énergies afin d'assurer une prise en
charge thérapeutique de ces personnes. Ce travail en réseau transfrontalier a été
tout d'abord très mal accueilli en France. Le médecin généraliste belge et moi
même avons subi des pressions terribles afin de stopper cette collaboration.
Dans le cadre de cette collaboration transfrontalière nous avons notamment
mis en place un stage baptisé «Insertion». Il avait pour objectif d'aider les
jeunes en traitement de substitution à accéder à un emploi ainsi qu'un cer-
SUBSTITUTION ET PRATIQUE : L’EXPÉRIENCE DE CHAQUE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
Liens entre médecine hospitalière et médecine privée
tain encadrement psychosocial. Le soutien psychologique se faisait en France,
le suivi du traitement de substitution à la méthadone en Belgique. Le réseau
autour du projet «Insertion» était complété par un centre d’accueil de toxicomanes en France, la mission locale et l’ANPE.
En 1996, est nommé un nouveau médecin coordinateur du réseau ville hôpital français, il s'oppose fortement à notre réseau transfrontalier. Mais la même
année, l’Etat, alloue un budget au centre hospitalier Sambre Avesnois pour
développer les activités liées aux traitements de substitution. Cette nouvelle
donne estompe les tensions et finalement est créé le réseau Sambre Avesnois
Toxicomanies qui fonctionnera sur le modèle que nous avions mis en place.
Ironie du sort, on me demande de collaborer au projet et j’accepte, ce qui a pu
nous opposer un moment est ce qui fait la qualité du travail mis en place in fine.
Le Réseau Sambre Avesnois, une pratique transfrontalière
particulièrement efficace
Le réseau Sambre Avesnois Toxicomanies est né en 1997 à l'initiative du Dr Paradis, médecin de santé publique, et du Dr Semet, chef de service de pédiatrie
et président de CME (Centre Médical Etape). Cette initiative trouva son relai extrahospitalier en la personne du Dr Bardoux, médecin généraliste et coordinateur du réseau. Le projet a donc été initié par des médecins de Santé publique
et non par des psychiatres. Il s’agit là d’une particularité dans le domaine de la
toxicomanie en France.
Le but du réseau était de développer une coopération autour de la prise en
charge des personnes toxicomanes entre les structures de soins de ville et la
médecine hospitalière. Rapidement, le projet thérapeutique de Maubeuge
évolue. La thématique «toxicomanie» s'est élargie vers une thématique de
santé globale.
Parallèlement au développement de ce réseau, une unité de prévention, d’éducation et de promotion de la santé est mise en place par le Docteur Paradis du
département de Santé publique. L’objectif conjoint de ces deux unités étant de
faire évoluer les représentations mutuelles des acteurs sociaux et des soignants
en milieu hospitalier.
Pour les acteurs sociaux, l’hôpital est un lieu fermé. Pour les équipes hospitalières, les acteurs sociaux ont difficilement leur place en milieu hospitalier. Le
réseau ville hôpital et l’UPES (Unité Privée d’Enseignement supérieur) ont en
charge de faire évoluer les mentalités à ce sujet.
Les collaborations professionnelles autour de la prise en charge des patients
usagers de drogues avec les médecins belges perdurent. Ce travail ne se dé-
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
ploie pas avec l’ensemble des médecins généralistes belges, mais il est bien
présent avec ceux qui se sont d’emblés inscrit dans cette relation de réseau. Il
s'agit d'une relation basée sur la complémentarité. En effet, les patients français
pour lesquels il est impossible d’assurer un suivi en Belgique sont intégrés dans
un programme méthadone français.
Deux exemples spécifiques de collaboration : le garde à vue et le
suivi des mères toxicomanes
La persistance de réseaux professionnels nous permet de prendre en charge,
d’une façon plus rapide, des difficultés techniques comme par exemple les
gardes a vue. En effet, pour pouvoir assurer le suivi du traitement de substitution d'un patient mis en garde à vue, il faut donner la preuve que le patient est
suivi par une institution. Cette situation pose le problème des patients suivis
par un médecin belge. Grâce à notre fonctionnement en réseau nous pouvons
toutefois fournir cette preuve et maintenir le traitement. Cependant, nous subissons quelques fois la pression des forces de l’ordre par rapport à ce type de
patients.
La prise en charge des femmes enceintes a connu une évolution intéressante au
sein du réseau. Certaines femmes, par choix, préfèrent le dispositif belge. Mais,
jusqu’il y a peu elles se heurtaient à une difficulté technique concernant le suivi
de leur traitement lorsqu’elles venaient accoucher en France. Aujourd’hui, la
pratique en réseau permet, là aussi, d’assurer le suivi du traitement. Le contact
se fait rapidement en ante natale ou pendant le séjour à la maternité en temps
réel. Le protocole de sevrage du nourrisson est présenté immédiatement et
nous n'avons vraiment plus aucune difficulté à suivre ces patientes. Les relais
transitoires sont rapides.
Etat de la prise en charge actuelle
Le centre à Maubeuge est très ouvert à toutes les sollicitations de relais rapides.
Pour les patients désirant intégrer le système français, après une prise en charge
en Belgique, le délais de réponse est très rapide (2 ou 3 jours maximum) et la
prise en charge ne pose pas de réelle difficulté. En effet, nous ne sommes pas
limité par un nombre de places maximal. Malgré cela, notre file active ne dépasse pas une quarantaine de patients. Nous n'en comprenons pas les raisons.
Par le passé, le haut seuil d'exigence demandé au patient, avant d'intégrer un
programme méthadone en France, pouvait expliquer ce manque de succès. Or,
cette contrainte-là n’existe plus. Sans doute s'agit il d'une question d'habitude
pour les patients déjà suivis en Belgique et qui sont satisfait de leur traitement :
pourquoi changer si l'on est satisfait ?
2e PARTIE
Cadre normatif des traitements
de substitution en France et en
Belgique
Sous la présidence de Jean-Paul Brohée
(pharmacien d'officine)
Introduction
Jean-Paul Brohée
Au cours de cette après-midi nous exposerons les deux cadres normatifs du
traitement de substitution, leurs divergences et leurs convergences. Nous envisagerons leurs évolutions et leurs implications dans l’organisation du réseau
des soins de santé. Je cède la parole à Caroline Jeanmart doctorante en sociologie à l’Université de Lille, ces propos mettront en perspective les deux cadres
normatifs de la substitution en France et en Belgique. Nous verrons quels enjeux, en terme de mobilité transfrontalière, ils génèrent.
Chapitre Un
Différences et enjeux
transfrontaliers
Caroline Jeanmart (doctorante en sociologie, CLERSE – CNRS, Université de Lille1)
Mon parcours fait écho au thème de cette journée d’étude, la frontière, car je
suis belge d’origine, j’ai émigré en France dans le cadre de mes activités professionnelles. C’est avec plaisir que je vais débuter cette deuxième partie de
journée portant sur les cadres normatifs des traitements de substitution en
France et en Belgique. Mon propos sera constitué de trois parties. Dans un
premier temps, je reviendrai très brièvement sur l’introduction des traitements
en Belgique en citant les moments-clé. Dans un deuxième temps, je traiterai
brièvement de cette question pour la France. Enfin, j’en viendrai à la question
de la frontière en disant quelques mots des jeux d’acteurs : Comment les uns
et les autres (usagers de drogues, familles, professionnels) jouent avec cette
frontière. En effet, dans le Nord et le Hainaut, l’enjeu de la substitution est justement la frontière.
Mes propos reprennent certains éléments évoqués ce matin. Ils seront donc
une sorte de synthèse de nos premières discussions. La substitution a connu
des premiers instants assez difficiles tant en France qu’en Belgique. Pour certains, il fallait «limiter la casse» et pour d’autres, il s’agissait de dénoncer les
«dealers en blouse blanche». A l’heure actuelle, de part et d’autre de la frontière, deux traitements (méthadone et buprénorphine) sont reconnus légalement. Toutefois, cela n’implique pas leur acceptation par l’ensemble des professionnels et encore moins une uniformité des pratiques de délivrance et de
prescription sur chacun des territoires.
CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE
Différences et enjeux transfrontaliers
La norme et le contexte belge
En Belgique, la première législation sur les stupéfiants remonte à 1921 06. Elle interdit à tout praticien de l’art de guérir de maintenir une dépendance existante et «réprime le fait de prescrire, d’administrer ou de délivrer des substances soporifiques,
stupéfiantes ou psychotropes pouvant entretenir ou aggraver une dépendance,
pourvu que ce fait ait été commis abusivement» (article 3, alinéa 3). La notion
d’abus qui apparaît dans cette législation n’est toutefois pas définie. L’ensemble des
législations établies par la suite dans les années 1970 07 s’inscrit dans une logique
répressive. Le phénomène «drogue» étant peu connu, le sevrage et l’abstinence
sont les seules réponses envisagées, toute forme de traitement soulevant de vives
polémiques. Toutefois, dans les années 1980, quelques médecins pionniers tentent
ce qu’on appelait à l’époque la «substitution sauvage» notamment pour contrer
la diffusion du sida, particulièrement auprès du public injecteur. A cette époque,
différentes circulaires émanant de l’Ordre des médecins vont être diffusées s’opposant aux traitements, le docteur Lamy l’a évoqué. Une véritable bataille juridique
et administrative va alors s’amorcer, aboutissant, en 1994, à une conférence de
consensus 08 ouvrant la voie à la substitution, sans avoir de valeur légale. Malgré
cette tolérance, la Belgique mettra du temps à légiférer en la matière.
En 2002 09 est promulguée la loi réglementant les traitements de substitution
en Belgique. Elle est suivie de la parution de l’arrêté royal de 2004 10 fixant les
critères d’application de la loi. Sur le terrain, cet arrêté royal est vivement critiqué. On demande aux médecins qu’ils soient inscrits dans un réseau, en centre
de soins. Or ces réseaux et centres de soins sont assez réticents à ce que le
médecin s’inscrive, d’une part, pour des raisons techniques et, d’autre part, car
ils ne veulent pas se porter garants déontologiquement des pratiques des médecins qui s’inscriraient dans leur réseau et qu’ils ne connaîtraient peut-être pas
par ailleurs. Ces critiques ont donné lieu à la parution d’une nouvelle mouture
de cet arrêté 11 (paru ce lundi 20 novembre 2006 au Moniteur belge). Toutefois,
la sécurité juridique du médecin n’est toujours pas assurée et la législation est
un peu teintée de moralisme : elle vise à «obtenir, si possible, le sevrage».
06. Loi du 24 février 1921 concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes,
désinfectantes ou antiseptiques et des substances pouvant servir à la fabrication illicite de substances stupéfiantes et psychotropes, M.B. 6 mars 1921.
07. Loi du 9 juillet 1975 modifiant la loi sur les stupéfiants du 24 février 1921.
08. CSH, 1994, Traitement de substitution à la méthadone. Conférence de consensus, Ministère de la
santé publique et de l’environnement, Bruxelles.
09. Loi visant à la reconnaissance légale des traitements de substitution du 22 août 2002, M.B., 1er
octobre 2002.
10. Arrêté royal réglementant les traitements de substitution du 19 mars 2004, M.B., 30 avril 2004.
11. Arrêté royal du 6 octobre 2006 modifiant l’arrêté royal du 19 mars 2004 réglementant les traitements de substitution, M.B. 21 novembre 2006.
39
40
SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
La norme et le contexte français
Pour la France, la loi de 1970 12 a déjà été évoquée précédemment. Elle vise
à l’éradication des drogues et à l’abstinence, consacrant la spécialisation du
dispositif de soins (programmes méthadone expérimentaux). Toutefois, dès
les années 1980, certains médecins tentent des traitements par le Temgésic®,
le Catapressan® ou les benzodiazépines. Au milieu des années 1990, la France
opère un virage au profit de la réduction des risques et légifère en la matière 13.
Par la suite, une première conférence de consensus est organisée en 1998 et
une seconde en 2004, le docteur Riff l’évoquait. Elles visent une harmonisation
entre les conditions de délivrance et de prescription de la méthadone et du
Subutex®. Prochainement, a été évoquée l’introduction du Suboxone®, et de la
méthadone en gélules.
Frontière et jeux d’acteurs
Avant l’autorisation de mise sur le marché des traitements de substitution pour
opiacés dépendants en France se sont développées des stratégies pour avoir
accès à la méthadone belge. Différents acteurs y ont participé. Les professionnels de santé notamment, ne souhaitant pas se mettre hors la loi, envoyaient
certains patients en Belgique. Des coopérations entre médecins belges et français se sont ainsi mises en place, Vinciane Galoo l’a notamment évoqué. Des
professionnels de la santé français ayant eu écho des traitements méthadone
en Belgique organisent des formations et des échanges de pratiques avec ces
médecins belges. Des collaborations voient ainsi le jour : un médecin français
envoyait son patient au médecin belge qui initiait le traitement méthadone.
Une fois le patient stabilisé, le médecin français demandait au médecin belge
de lui envoyer les gélules qu’il délivrait par la suite au patient en suivant les
conseils du confrère belge. De même, dès la fin des années 1980, des usagers
d’héroïne passaient la frontière pour se faire prescrire de la méthadone en Belgique, on évoque aussi des mères de famille qui contactaient des professionnels belges en vue de «sauver» leur enfant.
Depuis l’autorisation de mise sur le marché des traitements de substitution en
France, ces stratégies se sont modifiées. Certains patients français passent la
frontière et recherchent un cadre plus souple. Ils cherchent également, par le
recours belge, à s’éloigner des contextes de consommation. Ils fuient les listes
d’attente de certains centres. Ils fuient un dispositif spécialisé qui serait stigma12. Loi n°70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie
et la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses.
13. Circulaire DGS/SP3/95 n°29 du 31 mars 1995 relative au traitement de substitution pour toxicomanes dépendants des opiacés, qui précise que seuls ces deux médicaments auront une indication de traitement des pharmacodépendances majeures aux opiacés.
CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE
Différences et enjeux transfrontaliers
tisant aux yeux de certains. Ils recherchent parfois une forme adaptée de traitement. L’exemple le plus cité est celui des chauffeurs routiers qui connaissent
parfois des problèmes avec de la méthadone en sirop. Certains préfèrent dès
lors se faire prescrire des gélules, plus facilement transportables, non encore
commercialisées en France (depuis l’organisation de cette journée d’études,
des gélules de méthadone sont commercialisées en France, suivant un protocole strict). Les médecins français relaient leurs patients vers un médecin belge
lorsqu’ils ont besoin d’une prescription de plus de 14 jours dans le cas d’un
départ en vacance par exemple. En effet, le médecin français est autorisé à
prescrire le traitement pour une période maximale de 14 jours. En Belgique la
prescription peut couvrir 28 jours de traitements, voir plus.
Mobilités transfrontalières : quels enjeux ?
Les enjeux sous-jacents à ces mobilités sont multiples. Premièrement se pose
la question du remboursement des prestations de soins par la sécurité sociale.
Si vous êtes Français et que vous vous faites soigner en Belgique, vous n’êtes ni
remboursé des frais résultant de la consultation, de la délivrance du traitement
et des déplacements parfois longs. Deuxièmement se posent des problèmes
d’orientation et de relais. Le médecin belge ne connaît pas forcément les relais
en France pour orienter son patient souhaitant rentrer au pays. Et enfin, les passages de frontière de traitements de substitution sans autorisation préalable
sont assimilés à du trafic de stupéfiants. Quelques rares patients français ont
déjà été inquiétés par la justice pour ces raisons.
Pour des contraintes de temps, je n’ai évoqué que les mobilités de la France
vers la Belgique. N’oublions pas que les passages de frontière se font dans les
deux sens et suivent des logiques souvent similaires.
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Chapitre Deux
La norme «médico-légale»
de la prescription de Subutex®
et de la méthadone en France
1. Histoire et perspectives
Thierry Kin (laboratoires Bouchara-Recordati, Assistance Public des Hôpitaux de Paris)
On l’a évoqué ce matin, la méthadone en France a un statut particulier, différent de la Belgique. En France, sa commercialisation est le fruit de la collaboration entre le public et le privé. Côté public, c’est l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris qui est titulaire de l’autorisation de mise sur le marché (AMM).
Côté privé, ce sont les Laboratoires Bouchara-Recordati, mon employeur, qui
est une entreprise pharmaceutique comme il en existe beaucoup d’autres, qui
est exploitant des AMM. Elle fabrique la méthadone depuis fin 1999 sous forme
de sirop et en assure la commercialisation.
De la résistance aux traitements de substitution, en France,
à la délivrance de la méthadone et du Subutex®
Le secteur spécialisé a été extrêmement réticent en France à l’égard des traitements de substitution. Dès les années 70 et ce jusqu’en 95, soit pendant 25 ans,
ils étaient carrément contre ! En pleine épidémie d’héroïne en France, au cœur
des années 80, il y avait seulement 40 places pour un traitement méthadone
et uniquement sur Paris. Il fallait habiter à Paris, avoir de préférence le VIH, et si
on était une femme enceinte, on avait alors une chance supplémentaire d’avoir
de la méthadone. Sinon pas de recours, sauf une substitution non médicalisée.
Pendant plus de vingt ans le secteur spécialisé s’est armé contre les traitements
de substitution en préconisant comme seule voie celle de l’abstinence. Ils ont
CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE
Prescription de Subutex® et de la méthadone en France
pu le faire d’autant plus facilement qu’il était possible pour tout usager de
drogue d’aller dans une pharmacie se procurer une boîte de Neocodion 14, de
ressortir, d’avaler la boîte, d’aller dans une seconde pharmacie et d’en faire de
même et ainsi de suite. Les pharmaciens ne pouvaient délivrer qu’une boîte de
Neocodion, mais il suffisait de faire trois ou quatre pharmacies dans la journée
pour obtenir plusieurs doses d’opiacés. Evidemment, en terme de qualité, rien
à voir avec la morphine, la méthadone, la buprénorphine ou l’héroïne, mais ce
médicament permettait de tenir le coup, de ne pas être trop en manque.
En France, pendant 20 ans, en toute hypocrisie, la substitution opiacée a été
réalisée par des pharmaciens d’officine à l’insu de beaucoup de monde. Plus
d’un million de boites de Néocodion était écoulé chaque mois, au début des
années 90. Cela a permis à ceux qui étaient contre les traitements de substitution de camper sur leurs positions. En 1995, pour des raisons qui tiennent plus à
l’adoption du concept de réduction des risques qu’au désir d’améliorer la situation des usagers, les pouvoirs publics accordent un autorisation de mise sur le
marché à la méthadone (AMM) et en février 1996 accompagnent le lancement
de Subutex®. Le libellé de l’AMM est le même pour les deux médicaments, mais
le cadre diffère.
Schématiquement, on confie aux médecins généralistes la prescription de
Subutex®, sans restriction d’usage, et on confie dans le même temps la prescription de la méthadone à un secteur spécialisé, qui est plutôt contre la mise
en œuvre des traitements de substitution, comme on a pu le voir précédemment. Le hic de départ se situe là. Le résultat est qu’en 2000 il y a 8.000 patients
traités par la méthadone en France et 80.000 par Subutex®. Ce ratio a été évoqué ce matin, il était alors de 1 pour 10.
Aujourd’hui les choses ont sensiblement évolué. En 2006, il y 25.000 patients
traités par la méthadone (30.000 en 2008) et 90.000 par Subutex®. Ce qui a permis, entre autres facteurs, cette évolution de 8.000 à 25.000, c’est l’élargissement de la primo prescription à la méthadone aux médecins hospitaliers et aux
médecins exerçant en milieu pénitentiaire, en 2002. Cela a brisé le monopole
des Centres de Soins Spécialisés aux Toxicomanes (CSST). En effet, avant 2002,
seul un médecin de CSST pouvait initier un traitement.
A partir de 2002, tout médecin hospitalier peut alors le faire. Cela n’a pas provoqué de ruée. Certains services de psychiatrie, de médecine, d’alcoologie se
sont emparés de ce nouveau cadre de prescription pour créer des lieux de prescription de méthadone dans certains hôpitaux. Aujourd’hui, concrètement il y
14. Le Néocodion®, destiné à l’origine à calmer la toux, a toujours représenté une soupape de sécurité
et un dépannage d’urgence pour les usagers d’héroïne du fait de la présence de codéine, alcaloïde de l’opium.
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
a une petite centaine de structures hospitalières dont des services d’addictologie, crées par décrets dans les années 2000, qui utilisent ce cadre et initient
des traitements par la méthadone. Pour la plupart, il s’agit de patients initiés en
ambulatoire et rapidement relayés en médecine de ville.
Mais surtout, ce qui a changé, ce sont les pratiques dites de «seuil» dans les
CSST. Les CSST étaient majoritairement contre les traitements de substitution
au début des années 90. Quand ils ont commencé à prescrire de la méthadone,
les prescriptions étaient assorties d’un tas de conditions : il fallait voir les psychologues, l’éducateur, l’assistante sociale, raconter son histoire, revoir l’éducateur, le psychologue et puis il y avait une réunion de synthèse. Tout ça prenait 15 jours à trois semaines, voire parfois beaucoup plus. La demande était
analysée, décortiquée, et parfois le patient débouté, car jugé insuffisamment
motivé ! Nombreux sont ceux qui se sont eux-mêmes exclus de ces dispositifs,
découragés par des procédures d’admission très lourdes. Ils sont allés en ville,
se faire prescrire du Subutex®, puisque une seule consultation médicale suffisait. Ils avaient leur prescription et leur délivrance dans la journée. C’est ce
qui explique surtout le déséquilibre dans l’accès aux deux médicaments. Aujourd’hui cela s’est assoupli dans les CSST. En moyenne, les patients au bout
d’une semaine sont mis sous méthadone, alors qu’il y a quelques temps il fallait
parfois quatre, six ou huit semaines avant d’avoir la première «dose».
Les pratiques de relais vers la médecine de ville se sont considérablement assouplies. Maintenant, les centres sont plus fréquemment dans des pratiques
qui consistent à initier des traitements. Dès que les patients sont stabilisés, ils
les ré adressent aux médecins de ville à qui ils relaient la prescription, le pharmacien d’officine délivrant les flacons de méthadone.
En 1990, pourquoi les pouvoirs publics ont-ils fait le choix du
Subutex en ville et de la méthadone en centre ?
C’est un choix inédit ! Dans le monde entier, le médicament principal c’est la
méthadone. Le choix s’est opéré en terme de dangerosité des molécules. Il fallait aller vite, pour rattraper le retard accumulé en France. Avec le Subutex®,
ça va aller très vite. Ce sont des médecins généralistes qui vont faire le travail
et mettre 80.000 usagers de drogues sous traitement de substitution dès les
premiers mois. Le secteur spécialisé n’aurait pas pu faire mieux, en raison de
ses réticences idéologiques et des moyens dont il dispose alors. Le Subutex®
aux médecins généralistes, parce que ce n’est pas dangereux, parce qu’il n’y
a pas de risques d’overdoses en monothérapie, a été le moyen de substituer
rapidement un maximum de patients pharmaco-dépendants aux opiacés. Ce
modèle a donné finalement de bons résultas, même si la logique de départ est
discutable. Sur les 90.000 patients sous buprénorphine, 2/3 vont probablement
mieux.
CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE
Prescription de Subutex® et de la méthadone en France
La méthadone est un stupéfiant. Lorsqu’un médecin en prescrit, il est naturellement plus crispé (ainsi que le pharmacien qui délivre) que quand il prescrit
du Subutex®, parce qu’il prescrit un stupéfiant. La durée de prescription est différente entre les deux molécules : 14 jours pour la méthadone, 28 jours pour la
buprénorphine délivrés par période de 7 jours. Avec dans les deux cas, la possibilité d’exclure ce fractionnement. En fait, un patient peut avoir en une fois à la
pharmacie 14 jours de méthadone et 28 jours de Subutex®. Le renouvellement
est interdit mais le chevauchement est possible si le médecin le précise sur l’ordonnance. Voilà les différences de cadre.
Le système mis en place en France a contribué à installer (définitivement ?) la
buprénorphine comme traitement de première intention, pour le plus grand
nombre, et la méthadone comme traitement de seconde intention, quand il y
a des échecs sous buprénorphine, voire des mésusages (injection notamment).
En 2006, la commission nationale des stupéfiants et psychotropes a proposé le
classement de Subutex® sur la liste des ‘stupéfiants’. L’idée venait de la MIDT, la
Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie. La MIDT
avait comme principal souci de diminuer le trafic de Subutex. Elle s’est dit qu’en
classant le Subutex® comme stupéfiant, les forces de police allaient pouvoir arrêter et inculper (pour trafic de stupéfiants) ceux qui alimentent ces trafics, ce
qui n’est pas le cas actuellement. Je ne sais pas si la raison est bonne ou mauvaise. En tous cas, il y a eu un lobbying international, notamment de la part de
l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Les ex-pays de l’Union Soviétique
connaissent un vrai problème de toxicomanie. L’OMS a donc fait pression sur le
Ministère de la Santé français pour que le Subutex® ne soit pas ‘stupéfiant’ en
France et que cela ne complique pas sa mise à disposition future dans des pays
où les traitements ne sont pas disponibles. L’épidémie d’héroïne s’est déplacée des Etats-Unis à l’Europe Occidentale, à l’Europe Orientale, voire à certains
pays du Moyen-Orient. C’est le ministre de la Santé qui en septembre 2006 a
annoncé renoncer au classement Subutex® sur la liste des produits prohibés.
C’est le genre de mesure qui peut revenir dans quelques années chez vous,
chez nous ou ailleurs.
On a parlé du trafic tout à l’heure. La Caisse Nationale d’Assurance Maladie
(CNAM) a élaboré un plan de surveillance et de répression par rapport à ce
qu’on appelle les multi prescriptions. Je pense qu’il ne faut pas faire preuve de
trop d’angélisme par rapport au marché noir. Il y a un marché noir qui est utile :
c’est celui qui permet une étape transitoire avant le soin. Il y a aussi le marché
noir de fourmi : le patient sous méthadone à 100 mg qui cède une partie de
son traitement, alors qu’il diminue de lui-même sa posologie. Mais, il y a aussi
dans les grandes villes, des gens qui ne sont pas des toxicomanes, dont le métier consiste à faire la tournée des médecins et des pharmaciens complaisants
afin d’accumuler des stocks de Subutex® et de les revendre sur le marché noir.
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
Parfois, ces boites de Subutex® arrivent dans des pays où il n’est pas disponible,
comme en Georgie par exemple. Il faut savoir ce qu’on défend : les usagers, futurs patients ou ceux qui trafiquent sans être eux-mêmes usagers ou patients.
Le plan de la CNAM est fait pour lutter contre le trafic phénomène et il semble
donner des résultats, puisque la CNAM déclare avoir réduit de 30 % la part de
Subutex® qui alimentait le marché noir par le biais des multi prescriptions.
Entre Subutex®, Suboxone®, méthadone et médicaments
génériques
En 2006, le Subutex est tombé dans le domaine public en France. Il y a en France
aujourd’hui deux génériques de Subutex® qui sont relativement peu vendus. Ils
ont pris un tiers seulement des parts du marché de la buprénorphine alors que
classiquement, pour d’autres classes thérapeutiques, c’est deux tiers dès la première année. Le succès est mitigé parce qu’il y a une forte réticence des usagers.
Ils ne veulent pas du générique, ils préfèrent l’original, avec souvent un soupçon
d’a-priori sur l’efficacité du générique. En France, les pharmaciens ont un objectif
générique. Les syndicats de pharmaciens avaient négocié afin que la buprénorphine sorte de cet objectif générique pour ne pas mettre en difficultés les pharmaciens. Mais les choses ont changé (fin 2007). Maintenant, dans beaucoup de
départements français, c’est «Tiers payant contre générique». Si le patient ne veut
pas de générique, il n’est plus dispensé de l’avance du paiement de l’ordonnance,
et doit régler le tout. Il y a quelques exceptions, mais cette nouvelle disposition a
entraîné une nouvelle dynamique pour les génériques de buprénorphine.
La gélule de méthadone. C’est strictement confidentiel (à ce moment, en 2006).
Les autorités n’aiment pas qu’on parle de médicaments qui n’ont pas encore
l’AMM. Depuis deux ans, nous travaillons au lancement d’une extension de
gamme. La méthadone sirop reste le médicament principal et, en seconde intention, les patients pourront avoir une gélule de méthadone dosée de 1 à 40
mg. Les conditions de prescription sont en négociation. Il y a une forte réticence à cette gélule de méthadone. Il y a une crainte des Pouvoirs Publics de
voir ces gélules alimenter le marché parallèle, avec comme conséquence une
augmentation des overdoses. Nous partageons cette crainte, et la méthadone
gélule sera prescrite à des usagers déjà sous méthadone sirop au moins depuis
un an, stabilisés sur le plan des conduites addictives 15.
L’argument en faveur de la gélule méthadone est clairement l’amélioration du
médicament lui-même afin d’améliorer l’accès à la méthadone. Il y a des usa15. La commercialisation est effective depuis avril 2008. En raison d’un cadre strict d’accès, notamment obligation pour les patients en médecine de ville de retourner dans un CSST , et protocole
de soins avec les caisses d’assurance maladie, elle est réservée à un petit millier de patients en mai
et juin 2008, sur les 30.000 actuellement sous méthadone sirop.
CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE
Prescription de Subutex® et de la méthadone en France
gers aujourd’hui qui ne vont pas à la méthadone parce qu’ils savent qu’ils vont
être captifs d’un système dans lequel ils vont devoir absorber un sirop relativement ‘dégueulasse’ pendant 5 à 10 ans. Je suis persuadé qu’un nombre non négligeable de français viennent en Belgique parce que sont délivrées des gélules
de méthadone. Il y a également des patients, sous Subutex®, qui ne vont pas à
la méthadone uniquement parce que c’est un sirop et ce, même si leur situation
nécessiterait de la méthadone. Je pense notamment aux injecteurs de Subutex®. Bouchara-Recordati a reproduit le modèle de la gélule belge. Les gélules
contiennent un agent gélifiant, le Carboxyle Méthyle Cellulose. Toute tentative
de rendre soluble le contenu de cette gélule se traduit par la formation d’un gel
plus ou moins difficile à injecter.
Suboxone® a obtenu une AMM européenne. Les arguments en faveur de Suboxone® sont clairement la réduction du potentiel de mésusage intraveineux
et la lutte contre le marché noir. Les usagers rapportent un effet moins satisfaisant en cas d’injection. Du coup, il a une valeur moindre au marché noir. Suboxone® fait l’objet d’une vraie promotion par certains responsables des autorités sanitaires et leaders d’opinion qui voient dans le Suboxone® le moyen de
combattre les injections de Subutex®. D’autres sont plus sceptiques.
Pour terminer je tenais à signaler qu’il y a, actuellement en France, des discussions sur l’élargissement de la primo prescription de méthadone aux médecins
généralistes. Une fois de plus ce sont des mauvais arguments qui motivent le
débat. En matière de substitution on considère en France que tout va bien, sauf
qu’il y encore des usagers sous substitution qui se séro-convertissent à l’hépatite C. Que c’est peut-être du au fait qu’il n’y a pas assez de gens sous méthadone et trop sous buprénorphine. Il faut donc rééquilibrer l’accès aux deux
médicaments en donnant les moyens au médecin généraliste de prescrire de
la méthadone. Une étude de faisabilité menée par l’Agence National de Recherche Scientifique (ANRS) démarre fin 2008. Elle statuera sur l’élargissement
de la primo prescription de méthadone aux médecins généralistes, probablement en 2010. Je pense que d’ici là il y aura plus de 40.000 personnes traitées
par la méthadone et que cet élargissement ne servira qu’à peu de patients.
Le mot du président de séance : Il nous reste à remercier Monsieur Kin de nous
avoir retracé la problématique du point de vue de l’industrie pharmaceutique..
Je vais faire une petite remarque à partir du moment où il a parlé de la situation
en France et en Belgique par rapport aux médicaments génériques. En France,
les pharmaciens sont tenus de promouvoir les médicaments génériques, en
Belgique les pharmaciens ne peuvent pas substituer. Je m’explique : Il y a une
demande de la part du ministère français de la santé publique pour que les
pharmaciens imposent à leurs patients le produit le moins cher. Ils peuvent donc
substituer au produit le plus coûteux un médicament moins coûteux, quelle que
soit la prescription du médecin. En Belgique, ce n’est pas le cas. Le jour où un gé-
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
nérique Subutex® apparaîtra, ce sera à la discrétion du médecin de choisir ce qu’il
doit prescrire. Je pense aussi que Monsieur Kin n’a pas évoqué tous les problèmes
de mésusage du Subutex® en France. Quand on entend les intervenants en toxicomanie français, il y a un pourcentage important d’injection de Subutex. Est-ce
que cela va être résolu par le Suboxone® ? Ce sont des questions intéressantes, le
Subutex® a de magnifiques indications, mais il peut faire des dégâts par sa mauvaise utilisation dans certains cas.
Chapitre Trois
L’arrêté royal réglementant
le traitement de substitution
en Belgique
1. Principe et cadre légal
Jean Bernard Cambier (Premier Substitut du Procureur du Roi à Tournai)
Je laisserai à Monsieur Ledoux le soin de parler du nouvel arrêté royal réglementant le traitement de substitution. Cet arrêté royal du 6 octobre 2006 a été
publié ce 21 octobre : on surfe donc avec l’actualité. Pour ma part, je vais vous
entretenir du cheminement qui nous a amenés justement à cet arrêté royal du
6 octobre 2006. C’est évidemment un point de vue de pénaliste, de juriste que
je vais vous donner. L’histoire serait racontée différemment, j’imagine, par un
pharmacien, un praticien de l’art de guérir ou un homme politique.
Pourquoi réglementer la prescription de méthadone ?
La semaine dernière, j’assistais à un autre colloque avec des médecins et l’une
d’entre elles nous a interpellés en disant : «Mais pourquoi nous ennuie-t-on à
vouloir réglementer la prescription de méthadone ?» Chez nous, comme en
France, la méthadone est considérée par la loi comme un produit stupéfiant. Le
mot «méthadone» se trouve dans une des deux listes énumérant les produits
stupéfiants, listes à la Prévert telles que je les qualifie. En l’espèce, l’arrêté royal
de 1930 pris en application de la loi de 1921 relative au trafic des produits stupéfiants et psychotropes. Dans cette loi, il y a un article 3 qui incrimine les praticiens de l’art de guérir En substance il dit ceci : «Sera condamné de trois mois
jusqu’à cinq ans d’emprisonnement le praticien qui aura abusivement prescrit,
délivré des produits stupéfiants de nature à créer, à entretenir, voire à aggraver
50
SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
une dépendance.» Retenez que ce qu’une loi interdit, une autre peut y déroger.
Par exemple : vous savez que l’homicide est réprimé par le code pénal mais une
loi particulière réglemente les conditions de l’euthanasie.
Dans l’incrimination que je viens d’évoquer, vous avez compris que le terme
sensible qui va être discuté, c’est bien sûr l’adverbe «abusivement.» Qu’estce que l’abus ? Je fais court, je vais directement à la réponse donnée au fil du
temps par la jurisprudence belge qui dit qu’il ne s’agit pas tant de juguler la
liberté thérapeutique que de vérifier si les modalités concrètes correspondent
aux règles de l’art de guérir. Quelles sont les références qui s’offrent aux magistrats du parquet, de l’instruction puis du siège, pour essayer d’évaluer l’abus ?
Il y en a plusieurs : Les publications scientifiques, la folia pharmaceutica, les circulaires des commissions médicales provinciales, celles du conseil national de
l’ordre des médecins, les constations de l’inspection de la pharmacie au cours
de l’enquête, les expertises qui auraient été demandées par le Parquet ou par
le Juge d’Instruction. On va aussi se référer à la jurisprudence, c’est-à-dire à l’ensemble des décisions qui ont été rendues au préalable par d’autres juridictions
correctionnelles. Au rang de celles-ci, j’en épingle une qui a toute son importance : le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Bruxelles le 1er février
1984 dans «l’affaire Baudour» qui a largement défrayé la chronique.
Comme autre élément de référence, il y a aussi l’article 37 du Code de déontologie médicale qui définit dans ses grandes lignes les balises à suivre pour
appliquer un traitement de substitution. Cet article a été modifié à plusieurs
reprises. Il a fait l’objet de recours devant le Conseil d’Etat en 1993 et en 1994.
Recours qui ont été initiés notamment par le docteur Reisinger qui va me suivre
à cette tribune et qui avaient pour objectif, entre autres choses, de modifier le
caractère obligatoire qu’on avait par maladresse imprimé à cet article 37. Le
Code de déontologie n’a pas de force obligatoire. A l’inverse de l’arrêté royal
dont Monsieur Ledoux va vous entretenir. Or, le libellé de l’époque comportait
ces termes-ci : Le médecin s’oblige à... Le Conseil d’Etat a dit qu’il ne fallait pas
procéder de la sorte et cette expression a été remplacée par : «Le médecin examinera la nécessité de» faire ceci ou faire cela. La dernière modification de cet
article 37 date de décembre 2005, il s’agissait d’ y intégrer l’arrêté royal de 2004
sur les traitements de substitution.
Par rapport au traitement de substitution vous savez qu’on peut utiliser la méthadone de deux façons. Plus exactement trois façons. Il s’agit d’un antidouleur,
utilisé notamment dans les soins palliatifs pour essayer de rencontrer des douleurs rebelles à la morphine par exemple. C’est la première propriété. Dans la
problématique qui nous occupe, il y a deux façons d’utiliser la méthadone et
je me situe ici dans les années 80. Première méthode, c’est une méthode d’accompagnement d’un sevrage. Un traitement de deux à quatre semaines. Cette
méthode était acceptée par les autorités et également par les procureurs. Mais,
CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE
L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique
elle est quasi inefficace. L’autre méthode s’est développée en Belgique progressivement dans les années 80, méthode apparue en 1963 aux Etats-Unis :
la substitution à la méthadone. Dans les années 80, les commissions étaient
réservées et le monde judiciaire s’interrogeait sur la pertinence, sur la légalité
de cette méthode car, de prime abord, la substitution s’apparente fort à un entretien de toxicomanie tel qu’expressément interdit par l’article 3 de la loi de
1921. Sauf, si ce traitement s’inscrit dans un objectif thérapeutique et une perspective de sevrage d’abord, du moins, une tentative de stabilisation.
Dès 1984, le tribunal correctionnel de Bruxelles, dans l’affaire Baudour, écrivait
que le monde scientifique et médical ayant admis le bien fondé de ce traitement de substitution, hormis quelques réserves, il ne lui appartenait que de
vérifier si cette méthode avait été correctement exécutée, en l’espèce en dégageant quelques critères d’abus. Quels sont ces critères qui sont toujours
d’actualité, dégagés il y 22 ans ? Un examen préalable du patient. Pas de prescription injectable, l’utilisation d’un médicament que le patient ne pouvait
pas transformer, des prescriptions strictement limitées aux besoins du patient,
une réévaluation constante de la prescription et enfin une médication accordée dans le cadre d’un traitement d’ensemble «médico-psycho-social.» Pour le
cheminement chronologique, je citerai encore les conférences de consensus
d’octobre 1994 et de 2000 qui grosso modo ont repris les critères que je viens
d’évoquer ici.
L’évolution juridique des traitements de substitution en Belgique
de 1980 à nos jours
Entre 1980 et 1990, quelle est la situation ? Il n’y a pas de réglementation. Il n’y
avait donc qu’une jurisprudence qui s’est affinée au fil du temps et qui s’est
stabilisée depuis 1984. Cette situation, laissait toute souplesse aux praticiens
de l’art de guérir, sous réserve de respecter les indicateurs que je viens de citer. Toutefois, les quelques condamnations de médecins ont inquiété le monde
médical. Des quelques dossiers que j’ai connus, je puis vous affirmer qu’il y a eu
de réels abus, par méconnaissance ou négligence. Ce contrôle judiciaire se faisant à posteriori, c’est évidemment inconfortable et quand il intervient, il peut
être sévère, voire infamant. Bref, ce contrôle peut aussi s’avérer inconfortable.
Ce qui fait que des voix vont s’élever, notamment celle du sénateur Lallemand,
pour souhaiter une législation en la matière. L’avantage, c’est d’assurer une sécurité juridique, d’écrire noir sur blanc quelles sont les conditions et de savoir
à l’avance dans quel «jeu» on va jouer. L’inconvénient sera de figer la situation.
Nous arrivons alors à la loi d’octobre 2002 qui va insérer un ajout dans celle de
1921 relative au trafic de stupéfiants, qui va compléter le fameux article 3. Il
sera ajouté une définition du traitement de substitution, mais également une
ébauche de ce que devrait être ce traitement de substitution, laissant le soin
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
évidemment au ministre de la santé publique de détailler, de rédiger un arrêté
royal d’exécution de cette article 3.
Cette modification de 2002 n’a pas ému grand monde. Et pourtant, je trouve
à l’analyse que c’est une fameuse évolution, même une révolution. Parce que
dans cette définition le législateur va écrire ceci : Le traitement de substitution
vise à obtenir «si possible» le sevrage du patient. Si possible ! Pour la première
fois, le législateur va admettre que le sevrage ne peut pas toujours être obtenu
pour quelqu’un et que, peut-être, cette béquille chimique sera indispensable
au patient pour vivre normalement. Quel paradoxe ! Quelle incohérence diraisje, moi, pénaliste en relevant qu’à l’article précédent, on trouve la possibilité
d’emprisonner un individu qui vend quelques grammes de cannabis ou qui
détient une pilule d’ecstasy...
Ce texte qui normalement devient obligatoire 10 jours après sa publication,
ne l’a pas été dans la mesure où il attendait un arrêté royal d’exécution. Cette
modification légale, exprimée en termes lapidaires, exige en effet un texte explicatif. S’agissant d’une législation fédérale, ce sera un arrêté royal. Cela n’a
pas été simple de se mettre d’accord sur cet arrêté royal. Beaucoup de polémiques et de tensions sont apparues. Il faudra attendre le mois de mars 2004
pour que sorte cet arrêté d’exécution. Il suscita également des polémiques. Au
fil du temps, la résistance s’organisant, on est arrivé à la nécessité de corriger
ce texte, c’est le but de l’arrêté royal du 6 octobre 2006. A noter que cet arrêté
royal comporte un article qui a trait au traitement de substitution destiné au
patient étranger. Je laisserai Monsieur Ledoux s’exprimer sur le sujet.
Le mot du président de séance : Monsieur Ledoux est chef de projet à l’Association Pharmaceutique Belge (APB) et à l’institut pharmaco épidémiologique de
Belgique qui sont deux organismes frères situés dans les mêmes bâtiments. Il est
le chef de projet de l’enregistrement national des traitements de substitution à la
méthadone. Il va vous expliquer quels sont les tenants et les aboutissants du nouvel arrêté royal qui vient de sortir et quelles sont les techniques mises au point pour
éviter des cas de double prescription de méthadone et un marché noir sauvage.
2. Le contrôle de la double prescription
Yves Ledoux (chef de projets à l’Association Pharmaceutique Belge)
Mesdames, Messieurs, j’ai un peu l’impression de me retrouver 12 ans en arrière
quand j’ai dû m’adresser à un auditoire d’un millier de personnes après avoir
écouté Monsieur Lallemand qui était le plus brillant orateur belge à l’époque.
Après Monsieur Cambier, ce sera difficile d’être au même niveau. Il a bien voulu
me laisser la parole pour ce qui concerne le nouvel arrêté royal.
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L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique
Comme le signalait Monsieur Cambier, il y a dans la loi de 2002 réglementant
les traitements de substitution une phrase qui dit : le traitement de substitution vise à obtenir «si possible» le sevrage du patient. Cet élément «si possible»
tient compte du nouveau paradigme avec lequel tout le monde est forcé de
travailler, c’est-à-dire le paradigme d’un traitement d’une maladie chronique
liée à la consommation d’opiacés. Il s’agit de laisser aux médecins le choix de
revoir, avec son patient, la possibilité d’un arrêt du traitement de substitution.
Nous avons réalisé une enquête sur l’arrêt du traitement de substitution. Nous
avons procédé au suivi sur 18 mois de 700-800 patients pour observer plus ou
moins 7 % de sevrage de méthadone sur cette période. Ces résultats montrent
d’abord que la dépendance aux opiacés s’inscrit dans la durée. Deux facteurs
importants étaient liés à ce sevrage de la méthadone, le fait d’avoir été traité
par la méthadone entre 3 et 4 ans et le fait de ne pas avoir eu de co-prescription
de benzodiazépines. Autrement dit, il y aurait une «fenêtre d’opportunité» de
sevrage après une durée de substitution relativement courte. Ceci ne concernerait toutefois qu’un très petit nombre de patients.
Le cadre du traitement de substitution, toujours dans la loi du 22 août 2002,
a ouvert la porte à un arrêté d’application qui, notamment, aura encore à régler le nombre de patients pouvant être pris en charge et la nécessité pour le
médecin de suivre une formation continue dans le domaine. D’autre part, la
nécessité, pour le médecin, d’avoir une relation avec un centre spécialisé ou un
réseau de soins a aussi été établie dans l’arrêté royal en 2004. La rédaction de
cet arrêté royal a été précipitée par un événement tragique. Au début de l’année 2003, des accidents ont ému et agité le politique. Notamment sept décès
suspects par méthadone à Tongres. Son bourgmestre, à l’époque Ministre de
l’Intérieur, a été sensibilisé au traitement de substitution suite à cette tragédie.
Ainsi, parfois, des overdoses ont un impact au niveau législatif.
Les objectifs de l’arrêté royal du 19 mars 2004
L’objectif premier de l’arrêté royal du 19 mars 2004 est la légalisation des traitements de substitution. Ceci est maintenant acquis. Il faut préciser que cela n’inclut
que la méthadone et la buprénorphine. Pour cette dernière, cela ne concerne pas
seulement le Subutex ®. Il existe en effet d’autres formes de spécialités contenant de la buprénorphine : le Temgesic® comprimés ou ampoules et le Transtec®
(patches), ils sont utilisés dans le traitement de la douleur chronique. Une nouvelle spécialité à base de buprénorphine associée à un antagoniste est prévue :
le Suboxone®.La méthadone est prescrite en préparation magistrale mais existe
également en spécialité : le Méphénon ®. Il s’agit cependant d’une forme marginale dont l’arrêt du remboursement est prévu prochainement.
L’arrêté royal vise le maintien de l’accessibilité du traitement. C’est autour de
ce point-là qu’une certaine insatisfaction a été manifestée vis-à-vis du texte
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
de l’arrêté royal, étant donné les éléments épidémiologiques qu’on pouvait
mettre en évidence sur le type de patientèle qu’avaient les médecins.
L’arrêté royal prévoit l’enregistrement du médecin. Je signale qu’accompagnant le nouvel arrêté royal, une circulaire a été préparée par la DG1 des services de santé publique. Elle est en ce moment discutée au niveau du cabinet
du ministre de la santé et va être envoyée à tous les praticiens concernant des
précisions par rapport au nouvel arrêté royal qui vient de paraître.
Il vise à éviter les poly-prescriptions et l’inflation de patients chez un seul médecin. Attention, dans la toute dernière mouture de l’arrêté royal la limitation de
150 patients par médecin a été simplement ramenée à 120 patients. Grâce aux
résultats récents de notre monitoring, nous constatons que le dépassement de
120 patients par médecin est quasi inexistant en médecine générale, en tout
cas pour ce qui concerne les patients mutualisés. Il ne concerne qu’une demi
douzaine de médecins exerçant en centre spécialisé. Pour le moment nos données ne concernent pas les patients non mutualisés et donc les patients français. En effet, nous ne disposons actuellement pas des circuits d’information
concernant les patients non mutualisés, mais nous sommes en train de les élaborer. Dans le courant de l’année prochaine on devrait pouvoir vous préciser le
nombre de patients français qui viennent en Belgique et on se rendra compte
qu’il y a en effet des dépassements de cette limite de 120 patients puisqu’il y a
une forte concentration de patients français chez quelques médecins qui ont
des «patientèles» de plus de 300 patients. Mais on ne peut que l’évoquer maintenant sans avoir de données à mettre en évidence.
Globalement, le but de l’arrêté royal est de protéger le modèle belge. La substitution en Belgique y est la plus libérale. Tout médecin a le droit de prescrire de
la méthadone. Il s’agit de préserver cette spécificité contre tout débordement.
L’arrêté royal a été rédigé pour répondre à la première inquiétude qu’on trouvait dans les textes des années ’80, à savoir cette possibilité en Belgique pour
tout patient d’aller chez plusieurs médecins se faire prescrire la méthadone.
Il fallait trouver un moyen d’éviter la multi prescription et éviter que l’inexpérience d’un médecin dans le domaine du traitement de la dépendance ne l’entraîne vers certaines dérives.
La «médecine foraine» a été évoquée par la présence d’un confrère ce matin.
Elle consiste, par exemple à aller prescrire de la méthadone à la buvette d’une
gare pour des centaines de patients qui défileraient. Si ce genre de situation
existe, c’est plutôt l’arbre qui cache la forêt des bonnes pratiques dans le domaine. On a évoqué les décès en 2003 liés à une mauvaise concentration de
méthadone en solution suite à l’inexpérience du praticien. De même, lorsqu’un
médecin prescrit à tous ses patients des dosages de 250 à 500 mg, il y a un problème de pratique médicale. L’arrêté royal de 2004 définit un cadre pour éviter
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L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique
les dérives qui pourraient mettre à mal notre modèle libéral des traitements de
substitution.
L’arrêté royal de 2006 modifiant l’AR de 2004 réglementant les
traitements de substitution
Le texte de l’arrêté royal de 2004, présentait quelques imperfections, notamment au niveau d’un certain nombre de termes, qui ont nécessité une modification. Le texte modifiant l'arrêté royal du 19 mars 2004 réglementant le traitement de substitution vient d’être publié au Moniteur belge le 06 octobre 2006.
Dans l’arrêté royal de 2004 on indiquait, par exemple, que les réseaux et les
centres seraient amenés à juger du niveau d’expertise de leurs membres ou des
médecins exerçant dans leur voisinage. Evidemment cela a suscité des réactions de la part des réseaux et des centres en question. Tout ceci nécessitait des
modifications : il s’agissait d’indiquer que seul sont habilitées les commissions
médicales pour émettre un avis normatif sur la pratique d’un médecin.
L’arrêté royal de 2004 indiquait que les médecins impliqués dans le traitement
de substitution à la méthadone devaient suivre des formations continues dans
le domaine des assuétudes. Cela a suscité de vives réactions compte tenu de
la réalité sur le terrain médical. En Belgique, la moitié des médecins généralistes qui prescrivent de la méthadone ont un nombre de patients extrêmement réduit, entre 1 ou 2 patients. Vous imaginez la charge que peut engendrer
l’obligation de participer à des formations, en soirée, le samedi, etc. C’est lourd
pour un médecin qui n’aurait qu’un seul patient en traitement de substitution.
Dans la nouvelle mouture de l’arrêté royal nous voulions éviter une situation où
les 780 médecins qui n’ont qu’un seul patient ne le lâche sous prétexte d’une
charge de travail trop importante. Nous avons donc opté pour accorder à ces
médecins une dérogation les dispensant de la nécessité de suivre une formation continue sur le traitement des dépendances aux opiacés.
Donc, en juin 2006, un nouveau texte a été finalisé qui a été envoyé au Conseil
d’Etat pour avis. Ce nouveau texte indique en effet qu’un médecin qui prescrit
des traitements de substitution à plus de deux patients simultanément doit
alors suivre une formation, mais pas lorsqu’il a deux patients ou moins. L’enregistrement des médecins qui ont plus de deux patients, c’est moins de 40
% de l’ensemble des médecins qui prescrivent. Ce qui est extraordinaire c’est
que toutes les bonnes intentions qu’on avait eu, par rapport à cette dérogation,
sont battues en brèche par le Conseil d’Etat, qui, de son point de vue, estime
qu’il s’agit d’une discrimination vis-à-vis des patients ! Au nom de quoi, en effet,
un patient qui par «malchance» recevrait son traitement de substitution chez
un médecin qui n’a qu’un ou deux patients serait-il pris en charge par un praticien ayant la capacité d’être moins formé que les autres ? C’est donc une dis-
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
crimination pour le patient. Personne n’avait imaginé qu’il pourrait y avoir une
objection de cet ordre-là. L’avis du Conseil d’Etat a été négatif mais on est passé
outre. En fait, le Conseil d’Etat ne peut émettre qu’un avis ce qui n’empêche pas
l’autorité publique de décider de maintenir sa position. Donc, tout ceci se passe
avec des négociations dans les coulisses entre différents protagonistes et là, je
dirais que le «lobbying» du corps médical a été efficace puisque la dérogation
a été maintenue.
L’article 13 de l’arrêté royal prévoit que les médecins qui prennent en charge un
patient étranger (français) doivent pouvoir apporter la preuve que ce patient
a été vu par une équipe de son pays (française). L’application de cet article 13
va susciter des concertations entre médecins belges et équipes françaises pour
voir de quelle manière on peut répondre à cet article 13. Parce qu’appliqué
tel quel, les autorités belges ont tout loisir de considérer qu’un médecin belge
enfreint la réglementation si le patient n’a pas apporté la preuve qu’il était aussi
suivi par une équipe française. On a donc ajouté une clause qui permet dans
certains cas une échappatoire : «sauf cas d’urgence». Encore faudra-t-il qu’on
arrive à définir cette notion.
Le monitoring des prescriptions médicales
Le monitoring des prescriptions médicales est d’une complexité dont je ne
peux ici évoquer que l’écume parce qu’elle nécessite une collecte d’informations dans toute la Belgique au travers des 5.150 officines belges. Celles-ci, heureusement, adressent leurs prescriptions à des «offices de tarification» agréées
pour la tarification des ordonnances des patients mutualisés. Ces offices de tarification sont 38 dans tout le pays, ce qui limite notre nombre d’interlocuteurs.
Au travers de ces offices de tarification nous recueillons les données de toutes
les prescriptions de méthadone et des dérivés de la buprénorphine mois après
mois. Tous les 20 du mois nous recevons des données en provenance de tous
ces offices de tarification. Tout ceci doit se réaliser avec la garantie absolue de la
protection de la vie privée, ce qui entraîne une série de conditions particulières
dans l’exercice de ce travail et ne facilite pas le travail de l’épidémiologiste que
je suis. On a donc mis au point une série de moyens pour respecter l’anonymat du patient et celui des médecins. Cet anonymat des médecins n’est levé
que lorsque des alertes sont réalisées par rapport aux prescriptions multiples.
L’anonymat des patients, à notre niveau, est permanent.
On doit aussi limiter les champs à traiter sur l’ordonnance. On ne peut pas analyser toutes les informations de l’ordonnance. Les données personnelles du
patient sont d’abord codées par une instance indépendante de l’organisme où
je travaille. A cet effet, une clé d’encryptage unique a dû être envoyée, par notaire, aux 38 responsables des offices de tarification. Nous avons ainsi la garantie que les données qui proviennent de toute la Belgique, codent de la même
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L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique
manière le même patient. C’est une procédure qui a pris 6 à 7 mois. A l’intérieur
même de l’organisme où je travaille, on fonctionne de manière totalement schizophrénique, en ayant d’une part, ceux qui réceptionnent les fichiers et d’autre
part, ceux qui les analysent. Ceux qui réceptionnent les fichiers les codent de
telle sorte que ceux qui les analysent ne peuvent remonter ni au praticien, ni
à l’officine, ni au patient. On a établi une série de barrières pour faire les choses
de telle sorte que si jamais il y a changement politique, ce genre de fichiers ne
sera pas utilisable. Notre difficulté est d’être le plus exhaustif possible en terme
de nombre de patients, de prescriptions. Nous reprenons tout ce qui est enregistré : les préparations magistrales de méthadone, le Méphénon®, le Subutex®,
le Temgesic® et le Transtec®. Il est évident que le Transtec®, que l’on doit enregistrer parce que c’est de la buprénorphine, n’est pas utilisé dans le traitement de
substitution. De même qu’en ce qui concerne le Temgesic® et le Méphénon®. Une
partie de nos enregistrements ne concernent pas le traitement de patients en
substitution, mais le traitement de la douleur chronique. Comment faire la part
des choses ? Difficilement sauf si on constate que x % des patients qui reçoivent
du Temgesic® ont plus de 70 ans. Etant donné les connaissances que l’on a du terrain de la toxicomanie, il n’y a encore aucun patient en traitement de substitution
qui ait plus de 70 ans. Mais ces connaissances sont relativement imparfaites car
obtenues sur base uniquement de données provenant des ordonnances.
Voilà donc le circuit de la transmission des données. Les prescriptions émanent
des médecins, les patients les amènent à l’officine, les officines transmettent
leurs données aux offices de tarification qui les transmettent là où je travaille.
Les fichiers de base arrivent chez nos informaticiens, ils les codent et suppriment les données superflues avant des les transmettre à ceux qui les traitent.
En Belgique entre 1.670 et 1.900 médecins sont concernés par la prescription
de traitement aux opiacés, ce qui représente 5 à 6 % de la totalité des médecins
belges en activité. Pour travailler correctement sur une base de données des
médecins il nous a fallu sonder le corps médical belge tout entier. Cette base de
données a nécessité un travail de plusieurs personnes pour collecter, mettre à
jour tout ce qui concerne le corps médical belge, avec les adresses professionnelles pour pouvoir écrire aux médecins concernés par un (ou des) patient(s)
qui iraient chez plusieurs médecins. Après un an de fonctionnement, on arrive
à quelque chose de correct qui nous permet de citer des chiffres. Au niveau des
pharmaciens, on n’est pas encore à 1 pharmacien sur 2 qui a au moins un patient en traitement de substitution, mais on s’en rapproche. Et pourtant, on sait
que dans certaines communes du Hainaut il n’y a pas encore assez d’officines
qui délivrent la méthadone. Certains pharmaciens restent encore frileux par
rapport à l’accueil de patients en traitement de substitution.
Parmi les 1.800 médecins comptabilisés, on a pris en compte ceux qui prescrivaient de la méthadone durant l’année de notre inventaire et ceux qui en
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
prescrivaient l’année précédente. Si on répartit les médecins par province, on
constate que la province de Liège se taille la part du lion, c’est elle qui est en
pointe. La prévalence élevée à Liège explique le fait qu’à Liège on s’intéresse
aussi à d’autres formes de substitution et à la délivrance contrôlée d’héroïne.
31 % des médecins qui prescrivent la méthadone sont à Liège. Un peu plus de
16,5 % dans le Hainaut et 21 % à Bruxelles. Dans toutes les autres provinces
c’est assez régulier.
J’évoquais la méthadone «soluble en médecine générale». Elle l’est de manière
spectaculaire puisque près de 79 % des médecins qui prennent en charge un
traitement de substitution sont des généralistes alors que sur l’ensemble de la
Belgique seulement 42 % des médecins sont généralistes. Dans les catégories
utilisées au niveau de l’INAMI, environ 4 % des médecins sont toujours généralistes mais suivent une formation de spécialiste. Il reste donc moins de 18 % de
spécialistes, dont la moitié sont des psychiatres.
Le monitoring des patients non mutualisés
Pour les patients non mutualisés, nous avons dû créer une nouvelle instance
intermédiaire : «l’office de centralisation». Celui-ci, qui bénéficie du statut d’office de tarification agréé, va encoder puis rendre anonyme des ordonnances
papier. Il faut prendre des précautions puisque les noms figurent sur les ordonnances papier. Cette instance va être nommée ces jours-ci par le ministre
compétent. Elle procèdera à l’encodage de ce qui est patient non mutualisé
en traitement de substitution. Cette office de centralisation va recevoir toutes
les ordonnances des patients qui viennent de France notamment. Sur plus ou
moins 9200 patients en Belgique entre 200 et 400 ne sont pas mutualisés. Ces
patients paient le prix plein de leur méthadone qui de toute façon est bon marché en Belgique. Le traitement coûte plus ou moins 6,00 €/mois pour un patient mutualisé, une vingtaine d’euros par mois sans remboursement mutuelle.
En ce qui concerne les patients français, on estime entre 1.000 et 1.500 leur
nombre. Pour connaître ce nombre nous avons réalisé un test sur une vingtaine
d’officines du Hainaut. Ces officines ont été choisies parce qu’on avait des informations sur l’existence de patients français.
Le contrôle des prescriptions multiples
En ce qui concerne le contrôle des prescriptions multiples, des essais sur une
base locale ont déjà été réalisés en grandeur nature. Le principe de notre information est le suivant : après avoir vérifié qu’un patient se rend dans le mois chez
deux médecins ou plus pour une prescription de méthadone et après avoir vérifié que ces médecins ne travaillent pas ensemble dans la même instance de
soins, un courrier est envoyé à chaque médecin qui lui fournit un numéro de
code destiné à être communiqué au pharmacien qui a délivré la méthadone.
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L’arrêté royal réglementant le traitement de substitution en Belgique
Ce dernier précise alors au médecin de quel patient il s’agit. Nous estimons que,
chaque mois, le nombre de patients concernés au niveau belge est d’environ
550 (soit 5-6 % des patients en traitement de substitution), avec un nombre de
médecins équivalent (soit près du tiers des médecins avec au moins un traitement de substitution). Le problème, qui est donc loin d’être négligeable, est
sensé se résorber par contact entre le médecin et son patient. Nous avons en
tout cas constaté que les médecins avertis de cette situation réagissaient très
positivement. Nous espérons pouvoir réaliser ce type d’alerte sur base régulière (tous les 3 ou 4 mois).
Une bonne communication avec les médecins concernés permettra de corriger
les inévitables «faux positifs» lorsque, par exemple, deux médecins ne consultant pas au même endroit, se partagent pourtant le même patient ou encore
dans les situations de remplacement par un nouveau médecin lors de congés.
Les discussions avec la Commission de Protection de la vie privée, nous laissent croire que si notre système fonctionne de cette façon, sans transmission
de données aux Commissions médicales provinciales, il ne devrait pas y avoir
d’obstacles juridiques.
Grâce à cette procédure unique au plan international, nous devrions contribuer
à renforcer la légitimité du modèle belge du traitement de substitution.
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Chapitre Quatre
Analyse comparative et critique
de la prescription des traitements
de substitution en France et en
Belgique
1. Deux cadres, deux histoires
et une substitution transfrontalière
Docteur Marc Reisinger (psychiatre)
En matière de traitements de substitution il y a, nous l’avons vu, une différence
entre la France et la Belgique. En France, il y a 90 % de traitements à la buprénorphine et 10 % de traitements à la méthadone. En Belgique c’est l’inverse :
90 % de méthadone, 10 % de buprénorphine. Comment s’explique cette différence ? Pour comprendre, il est indispensable de revenir en arrière. En France,
avant 1996 seuls 52 patients étaient traités à l’aide de méthadone. En 1996,
le Subutex® est enregistré et 50.000 patients entrent en traitement au cours
de la première année. Aujourd’hui, on arrive à 90.000 patients pour la buprénorphine (Subutex®) et à 10.000 patients pour la méthadone. Cette différence
s’explique par une sorte de «goulet d’étranglement» de la méthadone, dont
la prescription ne peut être initiée que dans des centres spécialisés et, depuis
peu, par tous les médecins hospitaliers.
L’histoire belge est plus complexe. Elle commence par une première période,
de 1980 à 1985, caractérisée par la condamnation des médecins prescrivant
de la méthadone. Le procès très médiatisé du docteur Baudour en est l’illustration parfaite. La couverture d’un hebdomadaire à succès de l’époque intitulé
le «Pourquoi Pas ?» donnait le ton sur la manière dont la méthadone était vue :
CADRE NORMATIF DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE ET EN BELGIQUE
Analyse comparative et critique
«Morts sur ordonnance» Deuxième point important pour la Belgique en 1983,
au moment où la méthadone est diabolisée, la buprénorphine commence à
être utilisée (sous forme de Temgesic). En 1994, la conférence de Consensus
établit le bon usage de la méthadone et consacre l’utilisation de la méthadone
en médecine de ville, qui s’est fortement développée à Bruxelles et en Wallonie
mais peu en Flandre. Cette progression ne commence pas après la Conférence
de consensus. Cette conférence entérine une évolution qui a déjà commencée
entre 1991 et 1992, au moment précis où les directives de l’ordre des médecins,
qui empêchaient la prescription de la méthadone, ont été contestées devant
le Conseil d’Etat. Le message est passé chez les médecins qui ont commencé
à prescrire plus librement de la méthadone. La buprénorphine a entre temps
été délaissée, car elle n’était disponible que sous une forme trop peu dosée
(Temgesic 0,2 mg par comprimé). Le Subutex® (2 ou 8 mg par comprimé) n’a
été commercialisé en Belgique qu’en 2003. C’est pour cela qu’il n’y a actuellement, en Belgique, que 350 patients sous Subutex®.
Les lacunes de la situation belge actuelle c’est d’avoir oublié la buprénorphine
d’une part et un certain «conservatisme» de la méthadone d’autre part. Le traitement méthadone étant entré dans la pratique, de nombreux médecins qui le
pratiquent s’y accrochent et ne s’intéressent pas à la buprénorphine. Un autre
point faible est ce que j’appelle la rigidité flamande. La loi sur la prescription de
méthadone n’était pas une nécessité législative mais une simple complaisance
à l’égard de la Flandre, qui a des difficultés à assimiler le concept de traitement
de substitution. Il n’est pas étonnant que l’élément déclencheur de cette loi
soit sept overdoses à Tongres, une des régions où la substitution était le moins
développée. C’est donc la région la plus arriérée en matière de substitution qui
a réussi à imposer sa loi, par un véritable coup de force.
Les interactions franco-belges
Les interactions franco-belges ont commencées au début des années ’80 où
on parlait à Bruxelles d’autocars de Français amenant des héroïnomanes pour
voir un médecin, le docteur Nyström, qui prescrivait du Burgodin. Il n’y a jamais eu d’autocars. Ces patients français prenaient tout simplement le train. Ce
pseudo-scandal a été lancé par le docteur Olivenstein, psychiatre très influent
et farouche adversaire des traitements de substitution, qui a envoyé un de ses
assistants à Bruxelles en se faisant passer pour un toxicomane pour recevoir du
Burgodin. Une semaine plus tard, un article du Monde dénonçait cette pratique
scandaleuse. C’est un des éléments qui a déclenché la chasse aux sorcières
contre les médecins prescrivant des traitements de substitution en Belgique.
Mais, dans le même temps, le traitement à la buprénorphine (Temgesic) a commencé et pas mal de patients français sont revenus en Belgique pour le Temgesic. Il existait un contraste important entre la prévalence du sida en France et en
Belgique : on constatait dix fois plus d’infections chez les toxicomanes français
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SUBSTITUTION : ENJEUX SANS FRONTIÈRE
que chez les belges. Les autorités sanitaires françaises ont pris conscience du
rôle préventif des traitements de substitution dans la lutte contre le SIDA. Elle
s’est accompagné d’une mise en cause des experts français, comme le docteur
Olivenstein, dans des livres écrits en Belgique, comme mon ouvrage «Arrêtez
l’héroïne» et «Le défi hollandais» d’Isabelle Stengers.
Bernard Kouchner, ministre de la santé, a commencé à réclamer l’extension
de la méthadone sur base de l’expérience étrangère. Son successeur Douste
Blazy, médecin également, a poursuivi cette politique d’extension. Par la suite,
Kouchner a également témoigné en faveur d’un patient français arrêté à la
frontière parce qu’il ramenait de la méthadone, impossible à obtenir en France
à l’époque. Enfin, les autorités françaises ont poussé un laboratoire pharmaceutique à mettre rapidement sur le marché le Subutex®, pour des motifs de
santé publique.
Finalement, la buprénorphine redémarre en Belgique sous forme de Subutex®.
Pour la méthadone, il existe une demande de patients français autour de la
frontière franco-belge. Moi-même je vois encore quelques patients français qui
préfèrent venir chercher de la méthadone à Bruxelles plutôt qu’à Paris, où ils
sont obligés de passer par des centres spécialisés.
Qu’en est-il du «tourisme de la méthadone» ? Est-ce un véritable problème ? Je
pense qu’il s’agit plutôt d’une solution, solution individuelle qui est le symptôme d’un problème collectif. Ce n’est pas en éliminant les symptômes que l’on
résout les problèmes. La solution idéale est d’assurer un traitement adéquat
des deux côtés de la frontière. A ce moment là le tourisme se réduira au minimum ou à rien.
Comment en arriver là ? L’objectif est de fournir ce que j’appellerais un traitement «efficace et humain», avec comme premier objectif une adéquation de
l’offre et de la demande (les «listes d’attente» sont inadmissibles). Assurer la
liberté de choix du cadre et du médecin : centre pluridisciplinaire, ou médecine
de ville. Garantir la liberté thérapeutique, c’est-à-dire le libre choix du traitement (accompagné de responsabilités sanctionnées par la loi). Autre objectif
important : des doses adéquates. La prescription de doses insuffisantes entraîne les irrégularités dans le traitement. Il faut aussi assurer une durée adéquate du traitement. Cette durée n’est pas infinie, mais elle est indéfinie. Il faut
donner le traitement aussi longtemps que nécessaire. Et enfin dernier point, il
faut conserver un esprit de recherche, pour observer ce qui fonctionne. Il faut
garder l’esprit ouvert, car il est toujours possible d’améliorer les traitements
existants.
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