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De plus, les effets peuvent apparaître de façon différée dans le
temps, parfois même au-delà de la période de la vie professionnelle.
L’approche synchronique qui privilégie les données d’un poste de travail
n’est plus suffisante: les trajectoires professionnelles doivent être recons-
truites pour identifier a posteriori les facteurs de risque. Les études longi-
tudinales explorent les accumulations de risques dans le temps. Mais ce
temps de latence entre l’exposition et les manifestations cliniques, notam-
ment en matière de cancers professionnels, exige le suivi des travailleurs
exposés et le maintien dans la durée d’une surveillance médicale, ce qui
est bien sûr compliqué par le développement de la précarité et de la mobi-
lité professionnelles. L’étiologie est encore l’objet d’incertitudes, voire de
controverses, dès que sont reconnues les interactions avec la vie hors tra-
vail. On le voit, l’investigation est complexe et ce pour nombre de troubles
dont il s’agit de retracer la genèse (Thébaud-Mony, 2006). L’investigation
épidémiologique et la recherche de l’imputabilité du travail en matière de
troubles de santé sont sans doute aussi rendues plus difficiles aujourd’hui
par les conséquences de l’intensification des exigences productives et la
diversification des conditions d’emploi et des temps de travail (Askenazy
et al., 2006). L’individualisation des questions de santé est un des effets
des évolutions du travail. Les répercussions de l’intensification sont mar-
quées par une forte variabilité entre les individus : elle compromet les
modes opératoires construits par chacun en vu de la préservation de sa
santé et mobilise plus fortement les ressources physiques, mentales et psy-
chiques, mettant chacun en situation de vulnérabilité (Volkoff, 2008), ce
qui a aussi des incidences en termes de mise en évidence du caractère
pathogène de certaines situations de travail: le recours à l’explication cau-
sale par les vulnérabilités individuelles est favorisé par cette «dispersion»
des problèmes de santé au travail. L’éclairage du processus étiologique
nécessite la prise en compte de l’épaisseur des singularités individuelles,
des stratégies d’auto-préservation, des différentes sphères d’activités et
des histoires de vie. Encore convient-il de trouver les moyens de contrer
les biais dus à l’effet sélectif et normatif du travail. Les exigences pro-
ductives, la sélection à l’embauche et la rigueur du contrôle et de l’enca-
drement éliminent les sujets dont l’état de santé se manifeste par une
chute, une réduction des performances professionnelles. Les mécanismes
de sélection formelle ou informelle ne conservent à leurs postes de travail
que les salariés qui ne manifestent pas de troubles de santé (Molinié,
2005). De façon générale, «le malade» au travail apparaît comme une
anomalie (Dodier, 1986) et plus encore dans des contextes qui exigent
performance et efficience accrues. L’altération de la santé comporte tou-
jours un risque d’éviction du monde du travail, temporaire ou durable,
comme si santé et travail étaient pensés comme deux sphères exclusives
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