I LES COULEURS DU SUCCES Le 16 grand prix de l'affichage couronne la campagne Benetton. Anatomie d'un triomphe p orticcio, Corse, le week-end dernier. Le gratin de la profession publicitaire rend son verdict à l'unanimité. La dernière campagne Benetton gagne le 1 lie grand prix de l'affichage. Réflezions' des jurés : « Je n'ai pas ressenti autant d'émotion depuis des années » (Philippe Michel, CLM), « c'est un événement et c'est une campagne intelligente qui allie la forme et le fond » (Jacques Hénocq, Bélier), « la pub américaine, c'est le business, la pub anglaise, c'est l'humour, i la pub française, c'est l'amour, les affiches Benetton représentent Taboulay, Ted magnifiquement la France » (Guy, ' Bates). Et encore, cette phrase de Marc Serrell (Quadrillage) qui résume tout le bien que l'on doit penser de toutes les couleurs de ces Noirs et Blancs : « Benetton était une superbe marque de fringues. C'est maintenant une marque de société. » Le vainqueur, lui, grommelle, un ours. Bruno Suter déteste intellectualiser. Il ne sait pas parler, il ne s'exprime que par ce qu'il fait (Hermès, Galeries Lafayette, Benetton...) et est bien incapable de commenter. Il fait son boulot. Un titre comme « l'affiche qui fait scandale » l'énerve terriblement. Il trouve ça idiot, une interprétation abusive. « Je ne cherche pas le scandale, je cherche des images fortes. » Bruno Suter refuse de s'attarder surie fait. divers : ces médias qui aux USA ont refusé la femme noire allaitant un bébé blanc, jugeant cette pub raciste, et ce commando des « lecteurs 90 /ROBS ÉCONOMIE chi "Figaro" en colère » qui a attaqué les vitrines de Benetton Faubourg Saint-Honoré en dénoncant cette Europe où il n'y en aurait plus que pour les nègres. Ça faisait pourtant longtemps qu'une campagne de publicité n'avait provoqué d'aussi vives réactions, preuve que la publicité est un média de masses, surtout quand elle affiche dans la rue des sentiments que tout le monde ne veut pas partager. La publicité ne rend pas fou. Les publicitaires rte croient pas changer le monde, même si les plus exubérants le disent parfois pour se faire remarquer. Mais ils savent qu'ils font de la publicité dans un monde qui change ; leur obsession : n'être ni en avance ni en retard, tout en étant toujours un petit peu en avance pour ne jamais être dépassé, et un petit peu à la traîne pour ne pas trop dépasser les retardataires. Il leur faut donc accompagner le travail de la société sur ellemême, comme des sages-femmes. Retour quelques années en arrière. Ils sont trois, deux femmes, Françoise Aron et Pacha Bensimon, et un homme, Bruno Suter. Leur agence, Eldorado, ils l'ont créée en 1976, dans la galaxie Eurocom. Bruno Suter est suisse, un vrai Suisse, de Stans. Père à la Shell, études à Zurich, une école d'art graphique. Suter ne sera i' pas le seul grand créatif helvète en France. Il y ales Claude Marti, les Wiesendanger... La tradition du graphisme suisse est très forte, et c'est là une constante dans les pubs de Bruno Suter : une écriture des couleurs et des lettres. « Je n'ai pas appris le beau, dit cet homme de 46 ans à l'accent prononcé ; en publicité, il n'y a pas de • recettes ;j'ai appris à faire. » Il fait : « le Jardin des modes », Publicis où l'a fait venir Pilhes (ce sera Dira), FCA où il reste cinq ans et laisse une superbe affiche pour la Woolmark, des moutons qui forment le logo de ce label. La plus grande chance qui puisse arriver à un publicitaire, c'est d'avoir un bon « client ». Luciano Benetton en est un et même mieux : il est à la fois fin et efficace. Ce n'est pas un bavard. Plutôt timide, Luciano.' Pas le genre à dire « c'est génial ». Non, il opine « c'est bien », sans s'étendre. C'est ce qu'il a dit au départ quand il a reçu au début des années 80 Bruno Sut& en son palais près de Trévise, siège du groupe familial. Eldorado a donc joué sur les couleurs de Benetton. Et puis, en 1984, l'événement. Il n'est pas concerté. Bruno Suter et le grand photographe Olivero Toscan i ont l'habitude de travailler ensemble. Leurs séances de travail, c'est en dînant, souvent' aux Gourmets, près de la place. des Ternes. Les idées fusent. Ils notent où ils peuvent, puis ils trient. Toscani suggère d'illustrer la gaieté et la variété des couleurs des pulls Benetton en faisant poser des enfants de toutes les couleurs. Aucune intention politique. La saga commence, et vaut en 1985 un grand prix. Les publicitaires saluent ainsi des images qui mettent en avant le produit Benetton (les couleurs) dans une campagne parfaitement adaptée à l'international. Printemps 1989. Bruno Suter et Olivero Toscani dînent de nouveau dans leur bistrot fa. vori. Objectif: la campagne Benetton de la rentrée. Elle sera mondiale, démarrage aux USA en août. Le problème : Benetton est devenu un livre d'images publiques, et chaque année, il s'agit d'inventer des visuels de plus en plus puissants puisque les images de la veille, celles des gamins de toutes races,-se sont banalisées. Tiens, pourquoi pas un Noir enchaîné à un Blanc, et une Noire qui allaite un nourrisson blanc, et un bouquet de fleurs, et des rameurs. Suter téléphone à Luciano et lui explique ; « OK », répond ce dernier. Tournage dans un studio à Paris (Pin Up) après un casting comme . toujours très soigné. « La publicité, raconte Suter, est un métier qui n'a pas de règles. On peut y faire ce qu'on veut, du moment que l'objectif est atteint, tout dépend des gens qui 'font». Fier, Suter, d'avoir contribué à la délivrance d'un message multiracial, généreux, magnifique ? Pas du tout. La vie continue : maison près de Poissy où l'on mange les légumes que l'on cultive (les Suter adorent. la nature), venir à Paris tous les jours sur sa . moto, une grosse cylindrée ; à .18 h 30, terminé, repos : « au-delà, on n'a plus d'idées »; les 35 personnes de l'agence avenue des ChampsElysées finissent tôt, week-ends libres aussi, c'est le style Eldorado. On peut faire une publicité qui assiste un monde qui change, et demander à ce monde de ne pas changer là où il fait bon y vivre. • PHILIPPE GAVE