LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 912 - octobre 2016 mémoire 13
par propagande orale, les gratti et tracts,
les actions individuelles classées dans les
actes répréhensibles, entraînaient une sur-
charge du Tribunal du Peuple. Un rapport
de février 1944 constatait un aux d’en-
viron 25 nouvelles aaires chaque jour,
expliquant la nécessité de faire de plus
en plus usage du droit de transfert vers
les Tribunaux de grande instance (OLG).
Et le responsable de ce rapport de souli-
gner que les tribunaux qui sont amenés à
traiter les cas ainsi transférés « ne doivent
pas partir de l’idée qu’il s’agit d’aaires
secondaires mais doivent viser la peine
maximale si l’information a semblé su-
sante au moment du transfert ». Quant au
« Kammergericht » de Berlin, qui était visé
par ces instructions au même titre que les
autres tribunaux désignés, il devait suivre
la pente. Son rapport du 2 décembre 1944
explique que, si au début de la guerre, il
disposait de deux chambres criminelles, il
en possédait alors cinq, qui allaient passer
à sept le 4 décembre.
Autres chires du même rapport : en
1943, il avait eu à connaître de 71 af-
faires de trahison et haute trahison, et à
la mi-novembre 1944 on avait déjà atteint
le chire de 505. En ce qui concerne les
« atteintes à la capacité de défense », le
Tribunal en avait jugé 241 en 1943, pour
se trouver devant un chire de 893 à la
mi-novembre 1944. Ceci montre bien,
accessoirement, que les cas transmis au
« Kammergericht » n’étaient nullement
« de moindre gravité », mais que les in-
culpés auraient été jugés par le Tribunal
du Peuple lui-même s’il en avait eu les
moyens. De toute façon, le ministre de
la Justice, ierack, avait bien précisé à
l’intention du président du Tribunal du
Peuple, Freisler, dès le mois d’avril 1944,
que « les présidents des Tribunaux de
grande instance (OLG) réunis au mois de
mai suivant devraient être mis au courant
de la jurisprudence du Tribunal du Peuple
en matière de haute trahison et recevoir
les instructions qui en découlaient ». On
n’est pas plus clair !
Nette évolution vers
l'arbitraire
L’évolution du « Kammergericht » ber-
linois n’est pas rapide, mais elle est nette.
Avant l’été 1943, il n’avait prononcé au-
cune condamnation à mort. La première
date du 2 juillet 1943, une seule autre sui-
vra la même année, mais on en comptera
12 pour le premier semestre 1944, 33 pour
le second semestre, et encore 22 dans les
quatre premiers mois de 1945. Les mo-
tifs principaux (plusieurs motifs étaient
souvent invoqués pour chaque inculpé)
étaient surtout la « haute trahison » avec
32 cas, 19 condamnés étaient accusés
d’« aide à l’ennemi », et 17 d’« atteinte à
la capacité de défense ». Une seule femme
gurait parmi ces victimes. L’examen dé-
taillé des jugements montre clairement,
selon Johannes Tuchel, que la dénition
des délits en fonction desquels les juge-
ments étaient prononcés, relevait fré-
quemment de l’arbitraire le plus total, que
d’ailleurs plusieurs d’entre eux pouvant
être invoqués pour le même cas, de toute
façon le jugement visait à obtenir la peine
maximale, donc la mort. Un paragraphe
du Code pénal le précisait clairement :
« Si une seule et même action tombe sous
le coup de plusieurs lois, c’est dans tous
les cas celle qui entraîne la peine la plus
sévère, et dans le cas de délits diérents,
celle qui exige la plus lourde punition, qui
doit être appliquée ».
La nationalité des personnes qui ont été
condamnées par le « Kammergericht » est
presque toujours connue. Il s’agit de 5 722
Allemands du Reich, 2 127 « Allemands
de l’étranger » (Volksdeutsche), 4 708
Tchèques, 969 Polonais, 428 Français,
325 Belges et 160 Néerlandais. Donc près
de la moitié des condamnés étaient des
étrangers. Quant aux condamnés à mort
que l’on a réussi à identier, il s’agit de
44 Allemands et de 25 étrangers. Parmi
ceux-ci, les Français (19) sont de loin les
plus nombreux, contre deux Polonais,
deux Tchèques, un Belge et un Hollandais.
Les victimes étrangères étaient surtout
des travailleurs forcés, donc d’une fa-
çon générale relativement jeunes. Le plus
jeune était le Français Roland Del, âgé
de 19 ans au moment de son exécution.
Quant aux motifs des condamnations, il
s’agissait pour les Allemands dans deux-
tiers des cas de « haute trahison », pour
plus de deux-tiers des étrangers, le motif
invoqué était l’« aide à l’ennemi ».
Formateur de juristes
parmi les SS
Un des personnages principaux dans
l’application des règles nouvelles impo-
sées par Hitler a été Kurt-Walter Hansen,
nommé procureur général auprès du
« Kammergericht » en mai 1943. Après
avoir entamé une carrière de juriste clas-
sique, il fut actif au sein de la SS pour la
formation de juristes. Il fut recruté en 1937
dans l’Etat-Major de Borman, l’« adjoint
du Führer », et revint en 1942 au sein des
cadres du ministère de la Justice avant
d’être choisi pour diriger l’accusation au
« Kammergericht ». Déjà quelques mois
après sa prise de fonctions, Hansen fut un
des acteurs principaux d’un meurtre de
masse : début septembre 1943, un bom-
bardement allié occasionna de graves dé-
gâts à la prison de Plötzensee, détruisant
un des bâtiments cellulaires et endom-
mageant gravement le lieu d’exécutions,
un des deux de Berlin. Quatre condam-
nés à mort s’étaient évadés. Membre de
la commission qui devait décider de la
marche à suivre, Hansen déclara que les
condamnés, au moindre soupçon de vou-
loir s’évader, devaient être abattus, et que
de toute façon les recours en grâce des
condamnés devraient être traités « dans
les plus brefs délais ». Dans les jours qui
suivirent, plus de 250 personnes furent
pendues, en partie aussi des condam-
nés dont le recours en grâce n’avait pas
encore été rejeté.
C’est également Hansen qui ordon-
na n janvier 1945 la remise aux mains
de la Gestapo des détenus du centre de
Sonnenburg dont, comme on sait, plus de
750 furent assassinés juste avant l’arrivée
de l’Armée Rouge (1). Hansen a été le signa-
taire de la plupart des actes d’accusation
du « Kammergericht » aujourd’hui connus.
Son adjoint eodor Potjan, seulement de
quelques-uns. Hansen fut arrêté par les
Soviétiques le 11 mai 1945, condamné à
mort par le Tribunal militaire de la 16
e
Armée aérienne le 17 juillet et mourut, ap-
paremment avant d’être exécuté, le 3 oc-
tobre 1945. En plus de Hansen et Potjan,
les recherches ont retrouvé les noms de
8 autres membres du corps des procu-
reurs. En ce qui concerne les juges ayant
prononcé des peines capitales, ces mêmes
recherches ont retrouvé les noms de 18
d’entre eux, qui d’ailleurs avaient siégé
également, pour certains, au Tribunal
du Peuple.
Les deux premiers condamnés à mort
du « Kammergericht » étaient des travail-
leurs polonais. Il me paraît nécessaire de
donner quelques détails sur ces cas, ty-
piques pour l’invraisemblable rage élimi-
natoire des nazis à cette époque : Stefan
Rydynski, ouvrier agricole, était coupable
d’avoir régulièrement collecté de l’argent,
envoyé à la Croix-Rouge polonaise, ac-
compagnant cette activité de commen-
taires patriotiques. Pour les nazis, c’était
là « haute trahison ». Condamné à mort
il fut exécuté le 6 août 1943. Le second,
Tadeus Piotrovski, électricien devenu de
force travailleur agricole en Allemagne,
avait bricolé un récepteur de radio pour
pouvoir écouter la radio anglaise en po-
lonais, en partie avec des collègues, et il
rapportait ces informations autour de lui.
Arrêté en avril 1943 avec quatre autres
« auditeurs », il fut condamné à mort le
19 novembre pour « haute trahison et aide
à l’ennemi », et exécuté le 17 janvier 1944.
Indispensable dénonciation
Il est évidemment impossible de conti-
nuer à exposer en détails chacun des
cas de condamnations à mort par le
« Kammergericht » de Berlin durant les
15 ou 16 mois de guerre restants. Pourtant,
même la seule énumération est éclairante.
La majorité des condamnations pronon-
cées le fut pour « préparation à la haute
trahison ». Dans presque tous les cas, il
s’agissait de militants communistes, ayant
parfois eu une certaine activité de résis-
tance. Ainsi, la Gestapo avait arrêté en
mai 1943 une trentaine de membres de
l’« Union combattante » (Kampund), un
groupe communiste ouvrier, qui avait eu
l’imprudence de tenir des listes et même de
distribuer des insignes. Neuf d’entre eux
furent jugés et cinq condamnés à mort,
et exécutés en mai 1944. Un autre groupe
de six membres de l’« Union combat-
tante » fut jugé le 31 mars, trois condam-
nés à mort et également exécutés en mai.
Le 24 août 1944, sept autres membres de
la même organisation, travailleurs pour
la rme Daimler-Benz, sont jugés, deux
condamnés à mort.
Les motifs d’accusation varient peu. Par-
fois un membre a prêté son appartement
pour une réunion, parfois un exemplaire
du journal clandestin Drapeau rouge a
été lu, souvent des cotisations versées.
Un groupe de travailleurs de la fabrique
de Turbines de la célèbre entreprise AEG,
comme des collègues d’un autre site AEG,
ont fourni un certain nombre de victimes,
14 condamnés à mort au total. Citons
encore un militant communiste, créateur
de ce parti dès 1919 dans sa ville, dénoncé
pour des paroles imprudentes en rapport
avec les bombardements alliés, ou bien
encore un groupe de communiste, dont
l’un avait mis sur pied un réseau de soli-
darité avec des prisonniers de guerre so-
viétiques et, recherché par la Gestapo,
vivait dans la clandestinité. Le système
de prétextes purs et simples à des assas-
sinats « légaux » fonctionnait implacable-
ment. Un dernier cas est moins banal : un
ingénieur, communiste précoce, émigré
en URSS en 1932, qui avait accepté une
mission en territoire nazi et été parachuté
en Slovénie à l’automne 1944. Dénoncé,
il fut guillotiné le 18 avril 1945.
Un paragraphe du code pénal (§ 91b),
traduit en français par « aide à l’ennemi »
(Feindbegünstigung), fut employé par le
« Kammergericht » pour justier 19 des
25 condamnations à mort connues à l’en-
contre de travailleurs forcés étrangers. La
majorité de ceux-ci étaient des Français
(19 au total), entre autres des cheminots,
qui avaient entrepris de détériorer volon-
tairement des wagons en cours de triage
en occasionnant des collisions. D’autres
avaient simplement tenu des propos dé-
faitistes et exprimé leur haine envers l’Al-
lemagne, certains avaient procédé à des
automutilations pour échapper au tra-
vail. Dans tous les cas, des dénonciations
étaient à l’origine des poursuites. Dans
quelques autres cas, les motifs de pour-
suites furent l’« atteinte à la capacité de
défense » (Wehrkrazersetzung) et dans
un seul cas « trahison » (Landesverrat),
cette fois bizarrement à l’encontre d’un
ouvrier français qui avait apparemment
soutenu de Gaulle et les Français libres.
En fait, on vérie bien que les juges ont,
dans tous les cas, fait appel de façon totale-
ment arbitraire aux paragraphes leur per-
mettant d’énoncer la peine capitale, quels
que soient en réalité les faits poursuivis.
Face à l’énormité des dizaines de millions
de morts civils et militaires de cette guerre,
face au génocide des juifs et des Tsiganes
et aux immenses ravages humains et ma-
tériels, on pourrait juger qu’une soixan-
taine de victimes supplémentaires n’ajoute
rien à l’horreur. Pourtant la dénonciation,
même très tardive, de l’obéissance sourde et
aveugle des juristes nazis à des ordres tyran-
niques et inhumains a une valeur propre.
Dénoncer la véritable attitude de ceux qui
se sont, depuis 1945, drapés dans une in-
nocence usurpée, est une mesure de santé
publique en matière de morale politique.
(1) Pour le massacre de Sonnenburg, voir le
PR d’octobre 2015.
■ Johannes TUCHEL, Die Todesurteile
des Kammergerichts 1943 bis 1945, eine
Dokumentation (Les condamnations à mort
par le Kammergericht de Berlin, 1943 à 1945,
Une documentation), 455 pages, éditions
Mémorial de la Résistance allemande et
éditions Lukas, Berlin, 2016. (Non traduit
– Il faut noter le fait, exceptionnel, que les
textes originaux de six actes d’accusation
et de 19 exposés de condamnations sont
reproduits intégralement.)