Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud - UvA-DARE

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Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud, Lyotard)
Doude van Troostwijk, C.H.
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Doude van Troostwijk, C. H. (2003). Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud, Lyotard) Straatsburg: in
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Download date: 03 Jun 2017
POINTT DE DEPART
LaLa trouvaille de ce quifait chercher
Lee déclin de la métaphysique occidentale a mis en evidence la problématique de
laa 'trouvaille' comme Tun des problèmes les plus distinctifs de la philosophie.
Dèss que Platon a concu la philosophie comme étant anamnese, la philosophie
estt recherche et son résultat une trouvaille pouvant prendre le nom d'oeuvre, de
système,, de vision, d'opinion ou de critique (HWPh, 1 :263-266). Cette
trouvaillee est présentée, dans la métaphysique dogmatique, comme la
découvertee de la vérité, et parfois aussi, moins fréquemment, comme une
creationn ou une invention de la raison. Le terme de 'découverte' est alors
employéé pour Papodictique, pour ce qui ne peut être critique, pour ce qui se
présentee avec evidence immediate et n'est pas soumis aux 'conditions d'usure'.
Découvrirr la vérité équivaudrait a Fouverture de la vue philosophique sur la
puretéé et la permanence. Cependant, a-t-on constate, comment penser une telle
véritéé découverte, sinon dans le cadre d'une theorie ou d'une vision prédéfinie?? La découverte presuppose en effet un paradigme, une invention
préalable,, qui rend possible son articulation et sa reconnaissance, la vision exige
unn cadre, et c'est par le cadre - le concept, le raisonnement, le schema - que
cettee vérité dont il est question et qui s'est mise a la lumière, se recouvre
précisément.. La découverte de la vérité va de pair avec sa perte, en raison de la
nécessitéé de son encadrement et de son articulation.
Laa philosophie est au fond 'recherche', mais recherche de quoi?
L'idéalismee platonicien, préfigurant la dogmatique métaphysique, suggère que
laa philosophie cherche le point absolu, le point zéro, d'oü pourrait se déplier
d'unee maniere consistante la connaissance de tout. Cette ambition impÜque
néanmoinss Paporie d'auto-référence. Achevée la connaissance ne peut être que
sii elle indut le trajet de sa propre constitution dans son résultat. Ainsi le sachant
s'invaginee dans le su, le su devenant son 'enveloppe', ce qui revient a dire que
lee savoir absolu suppose P invagination du désir de ce savoir dans le savoir
même,, il suppose la trouvaille du commencement de la recherche.
Alorss la philosophie est au fond recherche de ce qui fait rechercher,
puisquee la trouvaille de 1'incitation a la recherche équivaudrait au
commencementt de la recherche. Dans la trouvaille inchoative, la fin et le
commencementt de la philosophie riment Pune a Pautre. La 'trouvaille' dans le
11
Cf. la problématique du cadre et du supplément {parergon) dans : Jacques Derrida La vérité en
peinture.peinture. Paris : Flammarion, 1978.
13 3
senss que nous proposons d'entendre est comme 1'expérience de Fange de
Benjaminn qui est expulsé du paradis par un vent irresistible au moment oü il le
trouvee devant lui. On la retrouve chez Augustin, qui cherchait Dieu, comme
sourcee de vie et source de 1'inquietude qui ne peut trouver son repos que dans
cettee source d'oü émane sa vivacité. Or, c'est ainsi que Fanamnèse idéaliste
perdd son 'innocence*, devient recherche aporétique qui ne peut trouver qu'en
perdant,, comme si elle était mouvementée de maniere tire-bouchonnante, en
visantt Fabsolu essentiel, elle ne sait qu'y tourner autour. L'anamnèse perd sa
pretentionn métaphysique-ontologique en la remplacant par ce que nous appelons
unee désirologie.
Cettee anamnese désirologique, on la trouve élaborée par Freud, comme
laa recherche de Fintrouvable, qui néanmoins occasionne des trouvailles dans le
senss ordinaire du terme : des inventions s'il s'agit des constructions nouvelles,
dess découvertes, si le trouvé était déja toujours présent. Il s'agit d'une
réflexivitéé qui, anamnésique, ne doit pas être comprise comme le mouvement de
retourr sur elle-même de la pensee, elle diffère en effet de ce qu'on appelle
courammentt 'reflexion' : connaissance ou prise de conscience. L'anamnèse est
unee perlaboration sans fin, ou mieux une perlaboration qui est sa propre fin.
AnamneseAnamnese de la trouvaille, trouvaille de la critique, anamnese de la critique
Danss Fétude suivante, nous allons entreprendre des reflexions anamnésiques,
c'est-a-diree que nous allons chercher ce que nous voulons appeler simplement
'laa trouvaille'. La trouvaille, selon notre conception, sera ce point atopique,
pointt virtuel et point de fuite, oü la recherche philosophique trouverait sa fin.
Ellee est 'Fobjet impossible' de la philosophic qui s'adapte a cette sorte de
22
Nous empruntons le neologisme de « désirologie » a Jean Urban. Dans son livre
L'épithymologieL'épithymologie (La désirologie), d'épithumia (désir) et logos (raison), il développe u
programmee pour la recherche du róle du désir dans le comportement individuel et social, ainsi que
danss les raisonnements et dans les reflexions de lliomme. « Nous pouvons définir l^pithymologie
:: la branche des sciences psycho-sociales qui a pour objet la recherche des lois statiques et
dynamiquess qui régissent les rapports des désirs entre eux, de ceux-ci avec le milieu ambiant
internee et externe et les phénomènes auxquels ils donnent lieu et qui, au point de yue pratique,
cherchee a appliquer ces lois pour acquérir la volonté et la liberté » (Jean Urban L 'épitymologie
(La(La désirologie). Paris : Alcan, 1939, p. 12). Bien que la perspective d'Urban ne soit pas
philosophique,, nous voulons introduire le terme pour défendre la these que la philosophic ne
devientt radicalement auto-réflexive qu'è condition qu'elle se pose la question concemant son
propree caractère désirant. A la suite de Ia Symposion platonicien (voir ici la conclusion), nous
considéronss la philosophic moins comme une science thétique que comme 1'expression du désir
dee savoir, dont l'accomplissement, sa fin, équivaudrait a sa mort. Au fond, la philosophie est
désirologique.. (Un usage philosophique du terme a été introduit encore par Rudi Laermans
'Désirologiee of het mislukte afscheid', in : Krisis (2-4). Amsterdam, november 1982, pp. 5-16.)
14 4
réflexivitéé anamnésique, telle que la psychanalyse Ta con9ue. La philosophie de
Jean-Francoiss Lyotard est de ce genre.
Danss Ia première partie, Anamnese de la trouvaille, nous élaborons Ie
pointt de vue de Fanamnèse pour montrer que, selon notre interpretation, c'est la
problématiquee de la trouvaille qui Panime partout dans son oeuvre. L'anamnèse
dee Ia trouvaille va de pair avec la déconstruction de Pordre discursif et figuratif,
constituéé sur la base de la logique conventionnelle de négativité. Elle s'apprend
dee cette attitude recommandée par Freud comme technique du transfert, attitude
d'attentionn librement flottante et d'association libre; elle se reconnaïtra ainsi,
soit-üü pour Lyotard avec hesitation, dans la psycho-ontologie lacanienne. Que Ie
discourss soit libidinal (deleuzien) ou plutöt analytique (lacanien), désignant Ie désir
parr Ia surabondance ou par Ie manque, peu importe, il n'y a pas de stricte
categorisationn a opérer pour approcher Ie cheminement de pensee de Lyotard, mais
bienn plutöt une succession de déplacements. Travaillant la convention pour
qu'ellee s'ouvre pour Pinvention, c'est par Panamnèse que la philosophie se
découvree comme étant écriture, socur de Part avec lequel elle partage la passion
pourr Poriginaire. L'anamnèse poussera enfin la reflexion philosophique a
adapterr un autre rapport a la presence actuelle (de Pexistence) que celui de
bannissementt ou de reduction. L'extériorité de Pexistence se va faire sentir a
PP intérieur de la reflexion.
Souss Ie titre Trouvaille de la critique, nous allons entreprendre une
recherchee anamnésique concernant Pinvention historique de la critique
transcendantalee de Kant. La trouvaille sur laquelle s'est érigé Pédifice
transcendantall est celle de Pinaccessibilité immediate de Pêtre, rencontrée dans
Pinvaliditéé de la preuve ontologique de Dieu, qui avait pour consequence la
rupture,, dans son intérieur, de Pintuition intellectuelle. La problématique de
l'extérioritéé de Pêtre, est ainsi, selon nous, la trouvaille fondamentale dans
Poeuvree pré-critique de Kant et qui lui a inspire a inventer, étape par étape, sa
nouvellee métaphysique transcendantale. Elle lui a dévoilé la difference entre
Poppositionn logique et réelle, difference occultée par Pusage dogmatique de la
négativité.. La logique d'exclusion est ainsi supplémentée par la logique des
forces,, tous deux restant néanmoins fldèles a Pexigence de consistance. En
dépitt de son extériorité, pour Kant, Pêtre n'est pas chaos, comme Ie prouve
1'expériencee corporelle concrete d'orientation qui se base sur Ie phénomène
d'incongruencee de Pespace. Or après la tournure copernicienne, faite par Kant
souss la protection de Phistoire des sciences, Ia trouvaille de la critique résulte en
Iaa critique et Ie refoulement de tout ce qui est trouvaille impromptue.
L'incongruencee s'est déplacée a Pintérieure de la raison elle-même.
Cependantt on ne peut se débarrasser de la trouvaille. Aucun système ne
peutt se dégager de ce trou a travers duquel emerge ce qui ne se définit dans ses
termes.. La critique, reaction defensive a l'extériorité de Pêtre, renferme la
trouvaillee en elle-même comme menace permanente de déconstruction. La
15 5
partiee Anamnese de la critique exposera que, dans ses reflexions critiques, Kant
faitt appel a une pré-heuristique, concernant 1'invention des idees heuristiques,
quii déborde des limites transcendantales en ce qu'elle s'appuie sur
TimaginationTimagination et sur 1'analogie speculative. C'est dans la tension entre sensibilité
ett idéé régulatrice, tension entre la restriction induite par 1'intuition sensible et Ie
désirr (Drang) d'élargir la sphere de la raison, qu'a pu s'ériger la critique. Avec
1'imaginaire,, Pinstabilité s'introduit au milieu de la critique, une instabilité due
aa la problématique de la difference sensorielle - hétérogénéité entre des sensoria
humainess et tout de même interference synesthétique de 1'heterogene -, qui
traversee toute Phistoire de la philosophic occidentale. Le schema, passage
kantienn sur Pécart entre intuition empirique et entendement pur, se rouvrira sous
laa pression de cette difference, développé par Lyotard dans Discours, figure et
quee nous avons mise a jour comme la retentissement de la trouvaille.
Corrélativementt a la déschématisation, nous allons dégager le clivage dans le
sujett par Paffect, inconscient et 'primal', clivage ainsi dans Pidée du sensus
communiscommunis dont le sentiment du beau serait Ie signe, selon la lecture utopique de
Kant. .
LaLa trouvaille precede recherche, invention et découverte
Découvertee et invention, ces termes conventionnels de la philosophie
heuristiquee ou de Yars inveniendi, ne sufïlsent pas a rendre compte de la
complexitéé de la recherche métaphysique. Notre recherche approchera le
problèmee de la trouvaille comme enjeu primaire de la métaphysique et
s'intéresseraa moins a Pheuristique comme enjeu rhétorique.3 Découvrir la vérité
presupposee qu'on la reconnaït et reconnaïtre implique 'connaïtre déja'. La
découvertee rendrait alors la recherche superflue. L'invention, en revanche,
rendraitt justice a la nécessité et au sens de la recherche, mais transformerait la
véritéé en une sorte de construction humaine qu'elle ne peut pas être par
33
Les décennies passées ont donné a voir une croissance d'intérêt portant sur la question de
1'inventivitéé dans la philosophie kantienne, questionnement qui se concentre souvent sur le textuel
commee condition 'matéïielle' de la pensee. Par exemple: Jean-Louis Galay Philosophie et
inventioninvention textuelle. Essai sur la poétique d'un texte kantien. Paris: Klincksieck, 1977 ; James
Engelll The creative Imagination. Enlightenment to Romanticism. London, Cambridge (Mass.) :
Harvardd University Press, 1981 ; Claudia J. Brodsky The Imposition of Form. Studies in narrative
RepresentationRepresentation and Knowledge. Princeton: Princeton University Press, 1987 ; Herman Parret
rhétoriquee : heuristique et methode chez Kant' in : Meyer, Michel; Lempereur, Alain Figures et
conjlitsconjlits rhétoriques. Bruxelles : Editions de 1'Université de Bruxelles, 1990, pp. 103-113 ; Tobia
Bezzolaa Die Rhetorik bei Kant, Fichte und Hegel: ein Beitrag zur Philosophiegeschichte der
Rhetorik.Rhetorik. Tubingen: Niemeyer, 1993 ; Willi Goetschel Constituting critique. Kant's Writing as
CriticalCritical Praxis. Durham and London: Duke University Press, 1994; C.A. van Peursen Ars
inveniendi.inveniendi. Filosofie van de inventiviteit van Francis Bacon tot Immanuel Kant. Kampen: K
Agora,, 1993, pp. 181-213.
16 6
definition.44 Et leur articulation Tune avec Pautre, dans la visée de saisir la
vérité,, ne peut se faire, puisqu'elles déterminent des directions opposées. La
véritéé n'est done affaire ni de découverte, ni d'invention, elle se rencontre d'une
manieree fugitive et ambigue peut-être, Entbergend-Verbergend, comme un effet
ouu un evenement (Ereignis), comme ce qui n'est pas susceptible de
thématisation.. Ainsi sont vaines par principe Pinventivité ou la (pretention a la)
découverte,, efforts secondaires de mettre en cadre, de figer ce qui n'est présent
quee comme absence. Et pourtant, la 'rencontre' se produit, ce 'moment'
indeterminablee de confrontation existe, moment que nous préférons appeler
simplement,, pour des raisons qui restent a expliquer, la 'trouvaille'.
Laa trouvaille precede tout système et toute methode en philosophic Elle
estt rencontre avec 'quelque chose' (qui n'est pas une chose dans Ie sens de
'objet'),, qui fait chercher et incite a la recherche. Elle est ce que Deleuze
appelaitt « creation ». Et Lyotard, en discutant 1'oeuvre de Newmann, a son
inn star explique que cette creation implique 1'antinomie du commencement,
impliquee 'rencontrer' le chaos (L'Inh, 93, cf. MP, 17, 25, 177.) « La pensee
n'estt rien sans quelque chose qui force a penser, qui fait violence a la pensee.
[...]] La creation, e'est la genese de 1'acte de penser dans la pensee elle-même.
Cettee genese implique quelque chose qui fait violence a la pensee [...] ».5
Jean-Francoiss Lyotard et Emmanuel Kant, les deux 'protagonistes' de notre
étude,, appellent la source de cette creation par d'autres noms. Chez Lyotard
figuree toute une panoplie de termes différents dans laquelle « chose » - echo de
«« La Chose » lacanienne - prend une place eminente. Chez Kant, e'est sans
doutee de ce qui se pense sous le titre du 'nouménal' qu'il s'agit, d'une 'chose'
aussi:: Ding an sicK Quel que soit le nom qu'on donne a son objet, la trouvaille
see distingue de la découverte et de 1*invention par la resistance. Elle est la
rencontree de ce qui résiste, qui résiste notamment a 1'inventivité et a Pesprit de
découverte.. Elle est la rencontre d'une resistance qui insiste et persiste, qui est
toujourss 'présente'- sans qu'on puisse localiser cette 'presence' - et qui ne
cessee pas d'exercer sa pression sur la pensee philosophique. Cette pression, le
discourss philosophique la désigne par le terme 'reflexion'.6 C'est ce qui lie les
deuxx acteurs sur la scène de notre recherche de ce qui fait chercher.
44
On suit ici les definitions données par Kant dans son Anthropologic (Antr.§57, 145 ff.). La
distinctionn est d'ailleurs moins évidente qu'il n'y parait: invention est un mot ancien pour
'découverte'' (VOCTC, 544 ;NotPhil, 1:1374).
55
Gilles Deleuze Proust et les signes. Paris : PUF, 1976 (1964), pp. 117-119.
66
Dans les premiers écrits et encore plus tard Lyotard utilise le terme de 'déconstmetion' pour
éviter,, semble-t-il, celui de 'critique', appartenant è la « métaphysique nihiliste », dans le sens que
laa critique depart d'un point archimédique et prétendument 'zéro', répète ainsi le geste de Ia
penseee critiquée (EL, 11, 14,117,126 ; RP, 29, 45, 77,115, 118, 245 ; DMF, 19, 23). L'usage de
'déconstruction'' n'est pas systématique. Le terme indique pour lui les effets de la singularité et de
rincommensurabilitéé dans le discours. Ces effets sont approchés dans des paradigmes différentes
ett selon le paradigme le terme 'déconstruction* est utilise d'une maniere positive ou negative.
17 7
Laa réflexivité de Kant et de Lyotard relève de 1''anamnese, dans la mesure oü
eïlee répond a la finitude de 1'intelligence humaine et qu'elle témoigne de ce
qu'ill y a d'énigmatique dans la raison. Chez eux, Ie mot 'réflexivité* désigne
ainsii une certaine autocritique de la raison, autocritique se rapportant aux
conditionss de sa propre possibilité et impossibilité. Rien n'est moins surprenant
alorss que Ie fait que la 'réflexivité' et la 'philosophic transcendantale' ail lent de
pair.77 Cependant, la réflexivité ne s'épuise pas dans Ie transcendantalisme. La
philosophicc transcendantale est une invention historique dont la pretention surtoutt dans sa forme speculative - est de fixer Ie cadre a la découverte des
connaissancess véritables. Or la raison reflexive, qui a donné lieu a 1'invention et
aa la découverte du transcendantal, peut toujours encore se demander comment
cess résultats ont été possibles. Dès lors, la reflexion devient anamnésique,
devientt recherche de la condition de sa propre naissance et cela dans le savoir
qu'unee telle 'condition' soit introuvable par principe. La reflexion
s'approfondie,, se radicalise, cherche cette autre trouvaille qui precede les
'trouvailles'' qui sont 1'invention et Ia découverte. Le jugement réfléchissant
cherchee le moment de naissance, cherche a toucher a la 'chose' (Per., 61) qui
faitt naïtre, cherche la 'rencontre' et la 'trouvaille'.
Ainsii on lit dans 1'index de Discours,figureque 'déconstruction' équivaut a 'recessus', c'est-adiree le retrait vers 1'innommable. Dans Economie libidinaie par contre la pensee libidinaie est
misee en opposition a la déconstruction : « Nous ne pouvons pas croire que la déconstruction soit
unee meilleure assurance sur les intensités que la construction » (EL, 305). Dans les textes traitant
dee Kant, Lyotard prend la reflexion surtout du cóté de 1'inventivité et il cite souvent la definition
kantiennee selon laquelle le jugement est réflexif quant il s'agit de trouver le general, la regie, è
partirr du singulier (KdU XXV1, 15). C'est une maniere de synthétiser des données sans se servir
dee regies prédéterminées (Pér., 45-46).
77
Sur la philosophic reflexive et ses apories, cf. Rodolphe Gasché The Tain of the Mirror. Derrida
andand the Philosophy of Reflection. Cambridge (Mass.) and London: Harvard University Press., pp.
13-105.. Gasché considère 1'hétérologie comme la critique de la philosophic reflexive. (Pour une
critiquee sur la réflexivité lyotardienne, voir Rodolphe Gasché, Inventions of Difference,
Cambridgee / London : Harvard University Press, 1994, pp. 34-35). Ainsi une confusion sur le
termee réflexivité pourrait se constituer : selon Hilary Lawson , c'est le postmoderne - et done la
penseee de 1'hétérogène - qui se distingue par la priorité de la réflexivité (Reflexivity. The
postmodernpostmodern Predicament. London: Hutchinson, 1987). Dans le sillage de Lyotard, nous voulons
affirmerr cette these et en même temps la Her a la vision de Gasché. La modernité, elle aussi, dans
laa forme de la critique de la métaphysique, est reflexive. Mais cette réflexivité est d'abord
'hétérologue'' avant d'etre 'homologisante'. « If déconstruction has been developed by Derrida
(andd Lyotard, as well) to account for the contradictions inherent in the conversion of reflection, it
iss precisely because déconstruction and self-reflection are not identical. The ideas of selfreflection,, specularity, self-referentiality [...] are essentially metaphysical and belong to
logocentrismm » (Rodolphe Gasché, o.c, 1994, p. 55). La reflexion, chez Kant, n'est pas
premièrementt auto-évaluation de la raison, dédoublement de la pensee, mais elle est réponse a ce
qui,, dans la pensee, ne se pense pas mais se fait sentir (LE, 125; LAS, 19-21; 25).
18 8
Para-chronologiePara-chronologie du postmoderne
Danss cette interpretation du rapport entre Kant et Lyotard, nous prenons au
sérieux,, dans son usage philosophique, ce que ce dernier entend par
'postmoderne',, terme dont il est 1'auteur en philosophic Selon Lyotard dans Le
postmodernepostmoderne expliqué aux enfants, « le postmoderne fait assurément partie du
modernee » (PEE, 23). « Le postmoderne est encore moderne » écrit-il d'une
manieree provocatrice dans la Chambre soitrde (CS, 33). Ces provocations
paradoxalss ont besoin d' explication.
Danss son livre La condition postmoderne, Lyotard traite de Pétat du savoir
aa la fin du vingtième siècle. Il le nomme 'post-moderne' a la suite de Fusage qu'en
fontt les sociologues et les historiens de 1'art.8 Pour ces derniers, le 'post' prend une
connotationn temporelle. Postmoderne est la legitimation d'un savoir qui ne
s'appuiee plus sur les grandes narrations. Postmoderne est ce savoir sans 'histoire
d'esprit',, sans 'grand récit' - notion d'ailleurs reprise a Valéry (CP, 51) - pour le
légitimer.. Le savoir postmoderne produit sa propre legitimation : par son
effectivité,, quand il fait evenement dans un ordre de savoir déja existant. C'est le
'coup'' de 1'inattendu qui caractérise ainsi le postmoderne, coup paralogique, plutót
quee logique, puisqu'il arrive comme par surprise et sans qu'aucun système logique
n'aitt pu le prévoir.
Cependantt La condition postmoderne, malgré sa popularité, n'est pas un
livree philosophique. C'est dans des textes comme Le postmoderne expliqué aux
enfantsenfants et Le différend qu'il faudrait chercher le fondement philosophique du
proposs sociologique et historique qui est la Condition postmoderne. Ce fondement
88
Nous ne voulons pas nous impliquer dans la discussion brouillée qui s'est faite autour de la
questionn modernisme ou postmodernisme, discussion que nous considérons dépassée aujourd'hui.
Déjaa Koyré a montré que l'application de Pétiquette 'moderne' comme titre de périodisation
dépendd du point de vue de 1'applicateur et varie dans le temps. Moderne n'était pas seulement
Franciss Bacon, mais également, selon certains commentateurs, son homonyme du Xlle siècle. Il
remarquee une 'chose curieuse*: « è chaque renouveau de la pensee, c'est toujours saint Augustin
quee 1'on rencontre «.(Alexandre Koyré 'La pensee moderne', in : idem Etudes d'histoire de la
penseepensee scientifique. Paris: Gallimard, 1973 (1966), pp. 16-23). En effet, Lyotard n'hésite pas a
appelerr Augustin un auteur moderne (D., p. 76; TI, 77; MP, 90). Également, le terme du
'postmoderne'' dans la reflexion philosophique n'a pu créer que confusion. Renvoyant a une
périodisationn de Phistoire, il témoigne d'une contradiction performative: comment périodiser
I'histoiree autrement qu'au moyen d'un critère universellement valable, ce qui est précisément
défenduu par la definition du postmoderne ? Une discussion de Ia problématique du 'post', on
trouvee chez Richard Beardsworth 'On the critical post: Lyotard's agitated judgement', in:
Andreww Benjamin (éd.) Judging Lyotard. London, New York : Routledge, 1992, pp. 43-80.
Mêmee s'il est vrai que la confusion autour des termes est detectable chez Lyotard, qui tantot les
oppose,, tantót les mélange, nous n'adapterons pas la simplification oppositionnelle de Manfred
Frank.. « Lyotard definiert 'Postmodernitat' als ein Nicht-mehr-Greifen aus der Neuzeit» , écrit-il,
ett dans la même perspective : « [Das postmoderne Denken] schaut auf das abgeschlossene (oder
vorgeblichh abgeschlossene) Haus der Metaphysik gleichsam von auBen ». Plus péjoratif, le
postmodernee est déformé dans le livre oü Frank defend la position du sujet et de 1'individu (qu'il
confond).. « Der Pradiktor 'postmodern' scheint fur ein dumpfes, wenn auch verbreitetes Gefiihl
zuu stehen, wonach die Deutungspotentiale und Sinnstiftungsreserven des letzten Auslaüfers
19 9
estt réflexif-anamnésique. Pour Lyotard, puisqu'il n'y a de philosophic que celle
quii s'étonne de la possibilité de sa propre existence (et de 1'existence en general),
Iee questionnement postmoderne n'est rien d'autre que 1'enjeu classique de toute
philosophicc qui mérite son nom. « L'enjeu du discours philosophique est une regie
(ouu des regies) a rechercher sans qu'on puisse conformer ce discours a cette regie
avantt de Pavoir trouvée » (D, 145). Ainsi, transféré dans Ie discours
philosophique,, Ie terme de postmoderne perd son aspect chronologique.
Désormais,, 'postmoderne' est qui se caractérise par des coups événementiels qui
dérangentt un ordre préexistant, ordre dit 'moderne', et qui témoignent ainsi de la
possibilitéé de commencer. Ainsi, Ie postmoderne fait toujours encore partie du
modernee : c'est Ie moderne qui naït dans Ie postmoderne.
Encore,, il nous faut déconstruire la notion de chronologie. Tout système
modernee a été 'inventé', a été une innovation dans un monde significatif déja
existant,, oü Pévénement de sa naissance a trouvé son lieu. Ainsi, Ie terme de
'postmoderne'' peut designer eet evenement qui precede Ie moderne en étant Ie
chocc de son invention.11 « Une oeuvre ne peut devenir moderne que si elle est
abendlSndischerr Kultur, eben der Neuzeit, sich erschöpft haben ». (Les trois citations empruntées
respectivementt a Manfred Frank Die Grenzen der Verstandigung. Frankfurt am Main, Suhrkamp,
1988,, p. 11 ; Was ist Neostrukturalismus ? Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1984, p. 104 ; - Die
VnhintergehbarkeitVnhintergehbarkeit von Individualiteit. Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1986, p. 7.)
parlonss du 'postmoderne', nous nous appuyons sur les reparations de sa definition, que Lyotard
s'estt forcées de fabriquer : 'postmoderne' comme Tétat de naissance du moderne' et comme 'Ia
réécrituree infinie de la modernité'. Le postmoderne fait done partie du moderne, disons comme
sonn inconscient. Pour une evaluation, voir Niels Brügger 'What about the Postmodern ? The
Conceptt of the Postmodern in the Work of Lyotard', in : Robert Harvey; Lawrence R. Schehr
Jean-FrancoisJean-Francois Lyotard: Time and Judgment (Yale French Studies). New Haven/ London: Y
Universityy Press, 2001, pp. 77-92.
Pourr 1'histoire du terme et du malentendu qui 1'entoure, nous renvoyons au grand nombre de
commentaires,, parmi lesquels nous avons consulté : Steven Best et Douglas Kellner Postmodern
Theory.Theory. Critical Interrogations. London, 1991; Use Bulhof; J.M.M. de Valk (red.)
PostmodernismePostmodernisme als uitdaging. Baarn: Ambo, 1990 Jos de Mul Het romantische verlan
(postmoderne(postmoderne kunst en filosqfie\99l (1990); Mike Featherstone 'In Pursuit of the Postmodern:
Ann Introduction', in: Theory, Culture & Society (Vol 5, no 2-3). Sage Publication: London, June
1988,, pp. 195-216 ; Hans Friesen Die philosophische Asthetik der postmodernen Kunst.
Würzburg:: Königshausen und Neumann, 1995 ; David Harvey The Condition of Postmodernity.
AnAn Enquiry into the Origins of Cultural Change. Oxford: Basil Blackwell, 1989 ; Ihab Hasan 'De
kwestiee van het postmodernisme', in : Jeroen Boomgaard; Sebastiaan Lopez Van het
postmodernisme.postmodernisme. Amsterdam: SUA, 1985, pp. 12-21; Dick Veerman, Christel van Boheem
Postmodernisme.Postmodernisme. Politiek zonder vuilnisvat. Kampen: Kok Agora, 1988.
99
Jean-Francois Lyotard 'An interview with Jean-Francois Lyotard' (Willem van Reijen ; Dick
Veerman),, in : Theory, Culture & Society (Vol 5, no 2-3). London : Sage Publication, June 1988,
pp.. 277-278.
'"Giannii Vattimo parle, a Ia maniere heideggerienne, du 'postmoderne' comme la Verwindung du
moderne.. (La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne.
Pariss : Seuil, 1987, pp. 176-181).
111
L'esthétique du 'choc', développé par Benjamin par enchaïnement a Freud, a été récupéré par
Lyotardd dans sa theorie de ranamnèse, par exemple dans Heidegger et 'juifs', voir ici, chapitre 1
(Walterr Benjamin 'Über einige Motive bei Baudelaire', in ; idem Illuminationen. Frankfurt am
Main:: Suhrkamp, 1977, pp. 185-129).
20 0
d'abordd postmoderne. Le postmodernisme ainsi entendu n'est pas Ie modernisme a
saa fin, mais a 1'état naissant, et eet état est constant » (PEE, 24). Le terme
'postmoderne'' indique ainsi un état précédant la mise en scène et 1'organisation de
laa nouveauté, un état dont les pensees modernes sont engendrées comme par
1'inventionn de nouvelles regies du jeu. Postmoderne est la philosophie qui se
penchee sur la genese paralogique, et qui recherche la trouvaille qui precede
1'invention.. Elle fait 1'anamnèse de sa condition de naissance.
Cettee naissance ne se fait pas ex nihilo. Aucune 'invention' ne s'installe
sanss une quelconque 'convention'.12 Le coup qui se sign ale par des changements creationss de figures freudiennes, déplacements ou condensations - arrive toujours
danss une convention déja existante. Ainsi, par exemple, la philosophie
transcendantalee de Kant est-elle a prendre comme une transformation radicale de
laa convention dogmatique, convention de la métaphysique issue de 1'école
wolffien-leibnizien.. La première critique doit done être comprise comme une
inventionn innovatrice dans le champ du rationalisme. Si Ton prend au pied de la
lettree 1'adage de Lyotard, determinant le postmoderne comme ce qui precede le
moderne,, la modernité, comme peut la définir la première critique, réfere toujours
aa un état de naissance antérieur. L'antériorité est a entendre ici sur un mode
double,, 'chronologique' et 'logique'. On peut des lors procéder a 1'anamnese de la
critiquee sur une double voie.
D'unee part on peut faire une lecture des textes pré-critiques en y cherchant
leurr 'fonction' postmoderne. Comment en effet 1'invention de la critique, sa
trouvaille,, a-t-elle pu avoir lieu? Quelle était la 'presence', irréductible a la
reflexionn du système philosophique, qui hantait Kant et qui 1'a poussé vers cette
inventionn ? Une telle lecture ne vise pas a reconstruire 1'histoire de la genese de la
critique.. Elle concoit un Kant hanté par le problème de 1'incapacité de 1'homme a
créerr le monde dans lequel il pense, hanté par 1'émgme de 1'existence qui precede
1'essence,, par la rencontre d'une presence dans Pactualité effective, 'presence' a
présupposerr mais impossible a stocker, presence absente done. C'est la recherche
dee la trouvaille de la critique.
D'autree part 1'anamnese peut se faire dans le système critique même.
L'étatt naissant, dit Lyotard, est constant. Il y a toujours dans la pensee qui se veut
systématiquee toujours un talon d'Achille, une plaie - peut-être en voie de guérison
ett pourtant jamais cicatrisée -, un 'trauma', un 'trou' impossible a refouler mais
précisémentt reconnaissable par les vains efforts en vue de son refoulement. Chez
Kant,, on trouve de tels trous aux confins de la raison sous le titre du nouménal: la
DingDing an sich> Idéé du commencement, mais aussi dans son centre: le schema,
Drang,Drang, sentiment ou reflexion. Or ces béances dans la critique sont comme de
resonancess des rencontres pré-critiques, des trouvailles de Pimpensable qui fait
penser. .
nn
Cf. Jacques Derrida 'Psyche, Invention de 1'autre', in : idem Psyche. Inventions de I 'autre.
Pariss : Galilée, 1987, pp. 11-61.
21 1
«Ilfautpenser,«Ilfautpenser,
quoique les trous vaillent. »
Orr nous avons dit que 1* invention moderne, la critique, la structure ou Ie
système,, a toujours son talon d'Achille, son 'trou' qui n'a en soi aucune
significationn systématique, mais qui ouvre la vue vers Fextériorité et qui, de par
dee cette ouverture, est source d'une instabilité systématique. Toutes les valeurs
dee Ia philosophie bien pensante peuvent être ébranlées par ce qui insiste dans ce
trouu comme ce qui est autre, 'Pirrécupérable'.
Danss ce contexte il faut donner deux significations au terme de
'trouvaille'.. Du point de vue systématique Ie mot peut recevoir sa signification
d'unee exclamation : 'que les trous vaillent!' Autrement dit, la trouvaille
indiqueraitt Ie désir de trouver la resolution du problème du manque dans Ie
système.. C'est Ie désir du repos, désir métaphysique d'en fïnir avec la
recherche,, désir augustinien. Le grand récit veut faire croire a la possibilité de
réaliserr une telle fin. On raconte des histoires eschatologiques sur
Pémancipationn et sur VAujklarung (Kant; CP, 60), sur 1'Esprit absolu (Hegel;
CP,, 57), sur Phistoire révolutionnaire (Marx ; IP, 22-23), sur la communication
transparentee (Habermas, CP 8), autant d'histoires a fonction de méta-récits,
visantt la legitimation de Pêtre comme il est ou comme la volonté voudrait
Pavoir. .
Cependantt Pexpression « on pense pour que les trous vaillent! », cette
expressionn du désir de cicatriser sans trace, fait reference en elle-même, par son
caractèree de calembour, a cette autre trouvaille qu'on vient de rencontrer, celle
d'unee presence toujours absente. Trouvaille, non pas 'moderne' comme
inventionn d'un trou-bouchon qui a pretention de découverte, mais trouvaille
anamnésique,, disons 'postmoderne'. Plutöt« on pense quoique les trous vaillent
»» : quoique les philosophies s'érigent sur les trous, elles resteront tributaires aux
manquess d'oü elles recoivent leur existence et leur 'force de vivre'. Figure de
'trop'. .
Lee postmoderne, précédant le moderne, indique 1'instance oü s'érige le
moderne.. Le post-moderne est pourtant 'post', en ce qu'il ne se manifeste qu'après
coup.. C'est toujours rétrospectivement que la pensee se rend compte de
Pévénementt duquel elle tient sa propre existence. En fait la trouvaille nous precede
précisémentt d'une maniere telle que nous ne puissions la rencontrer que
postérieurementt Chaque fois manquant 1'instant de sa propre presence, chaque
foiss se présentant trop tot ou trop tard, elle est en-soi la figure du 'trop'. Pas étant
Pobjett d'un désir méïancolique ou eschatologique, mais plutöt, pour parier comme
Lacan,, 'Chose' du désir 'libidinal', le 'trou' ne demande pas seulement, il donne
aussi. .
22 2
EtymologieEtymologie incertaine
Cettee connotation du terme 'trouvaille' renvoie a 1'étymologie incertaine du mot.
Laa suggestion de Grimm, qui suppose un mot gothique drupan, correspondant a
rallemandd treffen (rencontrer), est rejetée par Littré, Ie mot étant introuvable dans
dess textes anciens. Selon lui, il est certain que Ie latin turbare, présent dans
disturbaredisturbare et conturbare, a pu fournir la forme du mot. Turbare serait 'remuer',
'fouiller',, dont serait derive la signification de 'chercher' et son inversion
'trouver'.133 Dérivant 'trouver' de tropare (expliquer allégoriquement) et de trobar
(fairee des vers), Wartbrug souligne encore que !a connotation d"inventer' est plus
veillee que celle de 'trouver' corrélatif a 'chercher', signification pour laquelle Ie
latinn (medieval) utilisait reperire ou invenire.14
Cess deux connotations renvoient aux origines grecques. On peut dériver
dee turbè, 'confusion' ou 'trouble'. Terme bachique, s'il en est, correspondant au
tourbillonn libidinal, a tel point il est troublant de rencontrer la 'Chose' dans
laquellee 1'inventivité puise son énergie. Le désir est en effet ce qui, de maniere
menacante,, soutient Pordre.15 L'autre voie en fait retracer la source dans le grec
tropeötropeö ou trepö, 'tourner', d'oü les deux termes rhétoriques tropos et tropè,
respectivementt 'tournant, figure rhétorique' et 'usage, maniere, style'.16 Etant le
talentt et le devoir des troubadours médiévaux, la trouvaille désigne 1'art de
produiree des tournures inattendues dans un raisonnement ou un récit. La trouvaille
estt liée a 1'art de sveltesse, que préconise Lyotard, dans son opuscule Tombeau de
l'mtellectuel,l'mtellectuel, comme réponse au système totalisant. La sveltesse, « 1'éveil, terme
zenn en italien » (TI, 86) est la condition d'une inventivité infinie.
133
Emile Littré Dictionnaire de la langue francaise (tome 7). Paris : Gallimard/Hachette, 1958, p.
1389. .
144
Walther von Wartburg Französisches Etymologisches Wörterbuch (vol. XII). Bonn: Klopp
(puiss Basel: Helbing & Lichtenhahn, puis Zbinder), 1922ff, p. 318-323.
"" Dans la même ligne, Richard Brons caractérise le postmodeme avec le tenue 'volcanique' ou
'magmatique',, empmnté a Irigaray et Castoriadis ('Het onmenselijke sublieme: denken onder de
vulkaan',, in: Lyotard lezen. Amsterdam: Boom, 1995, pp. 120-139). L'interprétation est
confirmeee par Lyotard lui-même - passage d'ailleurs pas mentionné par Brons -, dans
Grundlagenkrise,Grundlagenkrise, oü il compare la force de la reflexion a un plasma figurant (gestaltbilde
Plasma).Plasma). « Das, was dort am Weike ist, ist in der Tat weder ein legein (es vollzieht sich nicht auf
logischee Weise), noch ein prattein (es erschöpft sich nicht in einer intersubjektiven Pragmatik),
sondemm tmplattein oder plassein, was im Lateinischen mit fingere (was mich übrigens zu dem
Ausdruckk figural inspiriert hat) übersetzt und verzerrt wird » (Jean-Francois Lyotard
'Grundlagekrise'' in : Neue Hefte fur Philosophie (n° 26 Argumentation in der Philosophië).
Göttingen:: Vandenhoeck ARuprecht, 1986, p. 22).
166
Cf. le chapitre 'Le déclin de la rhétorique : la tropologie', in : Paul Ricoeur La métaphore vive.
Pariss : Seuil, 1975, pp. 63-86.
23 3
Finden,Finden, empfinden, erfinden'
Pourtant,, nous n'allons pas utiliser Ie terme de 'trouvaille' dans Ie sens rhétorique
dee 'figure tropique'. La 'trouvaille' est la figure précédant aux figures rhétoriques.
Laa 'trouvaille' est peut-être une 'figure' ou une 'fiction' philosophique, dans Ie
senss que Michel Guérin lui en a donné. Il s'agit dans la pensee figurologique de
Guérinn de la mise ensemble du sens affectif: 'se trouver' ('je me trouve ici ou la,
bienn ou mal) et du sens de jugement ou de fiction: 'trouver quelque chose' (avoir
Popinionn ou faire une trouvaille). Pour Guérin, toute philosophic est 'figure', qui
éloignee la pensee du réel dans Ie but de Ie retrouver. Ainsi, la pensee kantienne est
«« une pensee affectée » écartée entre sensibilité et transcendantalité, co-présence
heterogenee de la pensee et de 1'actualité, cooperation difficile resultant dans des
figuresfigures telles que Ie schema, forme inventée pour lier Phétérogénéité de la
sensibilitéé et de 1'entendement, ou encore, dans la 'fiction' d'un dieu créateur et
d'unn intellectus intuitus.
Less propositions 'j'existe dans Ie temps' et 'il y a des choses hors de moi
quii se rapportent a moi' sont vraies dans leur concomitance. Le 'il y a' des
'choses'' de 1'affection {Es gibt Dingé) et le 'je suis temps' de la
spontanéitéé constituante surgissent ensemble, ne sont pas divisibles et
formentt la trame de la raison sensible. Ce que celle-ci, de par Vénergie
intellectuelleintellectuelle propre que Kant nomme Spontaneitat (der Begriffe), 'trouve'
{finden){finden) activement en elle n'a de sens qu'au contact d'un 'se trouver', dit
d'unn 'quelque chose' qui correspond a la sensation (Empfindtmg). Bref, la
spontanéitéé 'factuelle' du finden est inseparable de la réceptivité
'affective'' de Vempfinden}*
Cherchantt sur la même voie que nous, nous voulons tout de même amender cette
citationn de Guérin. Ce qu'il ne thématise pas, c'est que 1'opposition entre
EmpfindenEmpfinden et Findent destine 'trouver' a 1'activité. Mais a 1'instar du propos de
Lyotardd sur le figural et sur la figure-matrice, il faut libérer la trouvaille de
1'opposition.. Nous voulons souligner, dans le 'trouver', la simultanéité de 1'actif et
duu passif, une rencontre singuliere de la spontanéité et de 1'affectivité, oü Tune ne
1'emportee pas sur 1'autre. C'est la reflexion, comme Kant 1'a décrit pour le
jugementt de gout: synthese esthétique hors de Ia determination, synthese passive
auu moyen de 1'invention spontanée des figures. Mieux est de contraster
'empfinden'' et 'erfinden', 'affectivité' et 'fictionalité'. La pensee est bien un
détourr a partir du réel, dans le but de le mieux retrouver, mais la recherche du réel
auu moyen de la fiction rationnelle, ne peut aboutir a la trouvaille du réel (de la
177
Une analyse sémantique du mot néerlandais vinden est donné par Comelis Vertioeven Het
besef.besef. Woorden voor denken en zeggen. Baarn : Ambo, 1991, pp. 70-107.
,gg
Michel Guérin L 'affectivité de lapensée. Avignon : Actes Sud, 1993, pp. 31-32.
24 4
reall ité constituée dans Ie sens kantien) que dans la condition de cette autre
'trouvaille** qui est plus a priori que 1'aprioricité de la pensée-fiction, selon laquelle
lee reel puisse se retrouver dans la fiction au moyen de laquelle il est cherché. La
dualitéé Empfindung - Erfindung est précédée par la Findung, qui est la 'trouvaille'
quee nous allons chercher, non pas dans Pespoir de la trouver, mais dans I'attente
dee faire des trouvailles, des découvertes ou des inventions.
AporieAporie de la trouvaille
Notree 'trouvaille' est done le nom propre de lafigureinventée pour ce qui nous fait
nouss toumer sur nos pas, pour 1' instance de reversion, de conversion, d'inversion
ett même de perversion de la raison. Cette 'Chose' ne se fait pas trouver, elle est
absoluee dans le sens tfab-solvere et pourtant elle manifeste par une « signalétique
bienn discrete, pour ne pas dire malicieuse » (CA, 34, cf. 78). La trouvaille ne se
realisee qu'après coup. Sa « valeur d'appel » ne se manifeste que dans la
temporalitéé du futur antérieur. Que nous avons trouvé ce qui fait chercher, nous
auronss eu compris par le fait que nous cherchons. Le fait nous cherchons n'est que
commee un signe d'une 'trouvaille' précédente. Et si notre recherche va trouver
quelquee chose, cette trouvaille sera telle que nous 1'aurons eu trouvée en manquant
sonn enjeu anamnésique.
Laa philosophie de 'trouvaille' est une anamnese de ce qui est 1'impensable
'presence'' dans la reflexion 'en acte', impensable puisqu'elle se perd quand on fait
dess efforts a 1'inscrire ou Pinsinuer le discours. La 'trouvaille' que nous cherchons
relèvee de la pensee de Valéry, lors qu'il écrit: « La parole, non écrite, trouve avant
dee chercher ».19 C'est la parole dont est en quête Jean-Marc Ghitti, parole d'avant
toutt discours, parole qui est inspiration en ce qu'elle donne a penser et a imaginer.
Cettee parole naït dans une experience qui a lieu avant toute spatialité - une
métaphoree qu'il faut prendre, selon Ghitti, en quête d'une topique d'inspiration, au
piedd de la lettre et dont par exemple Poracle antique sert de modète. Naissance
hors-discours,, hors-espace, hors-image et hors-temps qui ne se fait notifier
néanmoinss qu'en se perdant dans ces conditions formatives. « L'origine de la
penseee est dans son surgissement a partir d'une experience qui continue a la hanter
ett qui est, en chaque siècle, susceptible d'etre éprouvée. La reconversion [un autre
mott pour notre 'anamnese'] revient k une sorte de chaos extra-séculier. »20
Trouvaillee est 1'appel a la reconversion de 1'espace, de 1'historicité et du discours
199
Paul Valéry Leonard et les philosophes. Paris: Gallimard, 1957 (1894), p. 1201.
Jean-Marc Ghitti La Parole et le lieu. Topique de I'inspiration. Paris: Les Editions de Minuit,
1998,, p. 17.
200
25 5
verss leur(s) origine(s) d'inspiration, origine introuvable mais dont rintrouvabilité
faitt figure.21
Nouss n'allons done pas chercher !a trouvaille comme si elle étak donnée,
commee si elle était reconnaissable. « La pensee ne peut pas théoriser son rapport a
cee qui Pignore et qu'elle ignore, écrit Lyotard, et quand elle croit trouver et
instituerr les tours, les tropes, pour conquérir Pétranger, elle ne peut, comme disait
Freud,, que se méprendre » (MPhil, 188). Ainsi la 'trouvaille' est a prendre comme
laa condition 'quasi-transcendantale'22 de toute pensee en quête de la vérité. De la
'trouvaille',, concernant ce qui fait chercher et dont la trouvaille est impossible, il
n'yy a pas de logique de la recherche, ni dans le sens de Popper23, ni 'dialectique*
danss le sens de Hegel. La 'trouvaille' - le trou qui incite a Pinvention des 'valeurs*
-- ne peut être pensee autrement que d'une maniere aporétique, trou de ce qui ne
permett pas de faire le passage, de trouer (a-poros), de trouver ce qui se trouve audelaa de Pouverture: « si Pon trouve ce qui fait chercher, on cherche sans avoir
trouvéé ». Et Paporie inverse est également vraie : « on ne cherche pas, si Pon n'a
pass déja trouvé », autrement dit: chercher est rechercher, Peffort de retrouver ce
qu'onn a perdu après de Pavoir trouvé.
HeuristiqueHeuristique hérêtique inspiréepar Lyotard
Encoree une fois : notre recherche ne vise nullement le développement de ce que
lala tradition philosophique, disons 'académique', entend sous le terme
'heuristique'.. Nous n'allons traiter ni des regulae ad directionem ingenii de
Descartes,, ni de Yars inveniendi de Leibniz ou de Tschirnhaus, ni de ce que
Kantt lui-même intitule heuristique et qui s'érige sur le fond des idees
régulatrices.244 Nous allons chercher en dessous ou peut-être au-dela de
Pheuristique,, dans le sol d'inspiration qui restera énigmatique. L'anamnèse n'a
pass de methode bien définie. Elle est loin d'etre une sorte d'application
méthodiquee de la déconstruction, dans le genre que Gregory Ulmer Pa
211
Ghitti, o.c, pp. 56-60, 145-154, 213-234.
« It is [...] the unstable differing and deferral of the differance of all marks in general that can
bee seen as the guaw-transcendantal condition of possibility of all experience » (Hent de Vries
PhilosophyPhilosophy and the turn to religion, Baltimore / London: The Johns Hopkins University Press
1999,, p. 390, cf. p. 143 note 32). Cf. idem Theologie im pianissimo & Zwischen Rationaliteit und
dekonstruktion.dekonstruktion. Die Aktualitat der Denhfiguren Adornos und Levinas'. Kampen: J.H. Kok,
pp.. 289-290; Rodolphe Gasché Inventions of difference, 1994, pp. 162 ff.; idem The Tain of the
Mirror,Mirror, 1986, pp. 316-317.
233
Döring critique Popper dans la perspective de 1'Sge nietzschéen : « Bevor gedacht wird, muB
schonn gedichtet worden sein » ; nous présupposons, a la suite de Lyotard, qu'il y a encore de
rencontree avant la poésie. Eberhard Döring Zufall der Forschung. Aspekte zur Kunst der
Erkermtnis.Erkermtnis. Berlin, Akademie Verlag, 1992, pp.25-41.
2424
Cf. C.A. van Peursen o.c.
222
26 6
développéé en s'appuyant de sa maniere sur Derrida. Elle se caractérise
simpp lement par une sensibilité, analogue a ce que Freud present comme attitude
professionnellee aux analystes : Pattention librement flottante. Dans Ie cas
meilleur,, on trouvera une sorte de 'pré-heuristique' kantienne, une attention
préconiséee par Kant è la figuralité des concepts qui donne a réfléchir.
C'estt en ceci que notre 'heuristique de trouvaille' sera hérétique : Kant
seraa lu a travers des lunettes freudiennes, mais avec I'oeil lyotardien. Cet ceil
portee beaucoup des 'protheses'. Dans la succession de sa pensee, Lyotard a
regardee d'une maniere phénoménologique (surtout celle de Husserl et de
Merleau-Ponty),, marxiste (dans Socialisme ou Barbarie26.), deleuzienne27,
kantiennee (Ie Kant du sublime) et lévinassienne (Ie Lévinas de Féthique, mais
aussii celui de Yily af8 Les différentes perspectives philosophiques ne sont que
secondairess par rapport a Penjeu anamnésique qui, selon nous, traverse tout
Pceuvree de Lyotard. Moins qu'une pensee influencée par quelques agendas
philosophiquess différents, la reflexion lyotardienne est une sensibilité qui
apprendd de Part (Cézanne, Duchamps, Klee, Monory, Ayme, Francken,
Newman,, Adami, Arakawa, Buren, Bragger, Appel), de Pécriture et de la
littératuree (Bachelard, Klossowski, Diderot, Bataille, Valéry, Augustin,
Malraux).. Ses textes, ses trouvailles philosophiques, sont tant des efforts de se
rendree compte de leur propre possibilité; des comptes rendus qui sont
impliquéss dans la production dont ils veulent se rendre compte quant a son
'origine'.. Avant tout, la philosophie de Lyotard est une recherche de Pécriture,
c'est-a-diree qu'elle honore et porte tribut a Pénigme de son propre
surgissement. .
255
En effet, Ulmer est loin d'etre 'hérétique', puisqu'il répond tres correctement a la convention
quii exige de la pensee d'etre 'apte a 1'application', même s'il pretend que sa methode - résumée
danss 1'acronyme CATTt (contrast, analogie, theory, target tale) - est surréaliste et anti-méthode.
Gregoryy L. Ulmer Heuretics. The logic of Invention. Baltimore and London: The Johns Hopkins
Universityy Press, 1994, p. 8-15.
266
Cf. 'Memorial pour un marxisme: a Pierre Souyri; Per., pp. 89-133, et 'Note', dans La guerre
desdes Algériens. Ecrits 1956-1963. Paris : Galilee, 1989, pp. 33-39.
277
Cf. MPhil., 193-196. N'oublions pas la recension extrêmement positive que donne L'Antioedipeoedipe de Discours, figure et la provocation a 1'adresse de Lyotard a penser encore plus
affirmativementt qu'on y découvre, provocation dont nous pensons qu'elle a pu inciter Lyotard a
sonn livre violent Economie libidinale : Malgré la tentative de lier Ie désir a un « oui » affirmatif
fondamental,, Lyotard réintroduit le manque et 1'absence dans Ie désir, le maintient sous la ioi de
castrationn au risque de ramener avec elle tout le signifiant, et découvre la matrice de la figure dans
lee fantasme, le simple fantasme qui vient occulter la production désirante, tout le désir comme
productionn effective. » Gilles Deleuze et Felix Guattari L'anti-CEdipe. Capitalisme et
schizophrenic.schizophrenic. Paris: Les Editions de Minuit, 1995 (1972/ 1973), p 290.
288
Cf. At, passim ; D., pp. 163-167 et passim et notamment 'Logique de Levinas' in : Textes pour
EmmanuelEmmanuel Levinas. Paris : Jean-Michel Place, 1980, pp. 127-150.
27 7
Politique,Politique, pragmatique et esthétique
Sii Ton se demande done oü trouver la philosophie lyotardienne, comme nous nous
allonss demander ci-dessous dans 1'ouverture de la première partie, il faut la
chercherr oü Ton ne 1'attend pas ni peut Pattendre, dans I'événement originaire de
laa trouvaille. Notre intérêt restera ainsi un peu en dehors de Papproche de la
majoritéé des commentaires sur P oeuvre de Lyotard. On pourrait discerner dans
cettee liste trois directions principals: 'éthico-politique', 'pragmatique' ou
'esthétique'. .
Peutt être que la première perspective est la plus souvent choisie.29 On
s'' intéresse pour la conversion philosophique qu'aurait pris Lyotard a la fin des
annéess soixante-dix et a 1' instigation d'une question de la part de Jean-Loup
Thébaudd (dans AJ), un changement de penser qu'on caractérise comme 1'adieu a la
reflexionn païenne et libidinale et comme 1'accueil d'une éthique juive, inspirée par
laa lecture de Levinas. Nous doutons que cette transition a été tellement radicale
quee Ton la dessine parfois. En effet, lorsque Thébaud demande Lyotard a se rendre
comptee des implications politico-éthiques de sa position deleuzienne, la
reorientationn ne comportait pas Ie rejet définitif de la pensee précédente, mais
plutött son déplacement vers un autre paradigme. C'est ainsi que Ie paganisme se
retrouve,, peut-être in cognito, dans Le Dijjférend, a savoir sous le masque d'un
questionnementt concernant la phrase, un questionnement qui renvoie, d'ailleurs
explicitementt (dans les notices 'Protagoras', 'Gorgias' et 'Platon'), a 1'inspiration
païennee trouvée dans la sophistique. C'est ainsi qu'il faut sous-entendre toute la
problématiquee affective et celle de la scission du sujet dans 1'interpretation de
Levinas,, lorsque Lyotard écrit: « L'apparition de 1'autre n'est pas un evenement
dee la connaissance. Mais il est un evenement du sentiment (D, 164) ». On ne peut
élaborerr davantage cette thématique ici.
Danss notre étude nous passons aussi grossièrement sur le debat qui s'est
donnéé entre les représentants de 1'école de Francfort (Habermas) et les soi-disant«
post-moderness ». L'enjeu de ce debat était politique, et se résumait sur 1'opposition
entreerespectivementune politique du consensus et de dissensus?Q Aussi moins,
299
Nous pensons aux ouvrages comme: Honi Fern Haber Beyond postmodern politics. Lyotard,
Rorty,Rorty, Foucault. New York, London: Routledge, 1994, pp. 7-42, 135-139 ; Dwight Furrow
AgainstAgainst theory. Continental and Analytical Challenges in Moral Philosophy. New York and
London:: Routledge, 1995, pp. 161-193 ; Kimberley Hutchings Kant. Critique and Politics.
London:: Routledge, 1996, pp. 125-145 ; James Williams Lyotard & the Political. London / New
York:: Routledge, 2000. La majorité des articles dans la collection suivante a une orientation
éthico-politiquee : Andrew Benjamin Judging Lyotard. London, New York : Routledge, 1992.
Quelquess introductions suivent surtout une orientation politiques: Bill Readings Introducing
Lyotard.Lyotard. Art and Politics. London / New York: Routledge, 1991 ; James Williams Lyotard.
TowardsTowards a postmodern Philosophy. Cambridge: Polity Press, 1998.
300
En defendant la cause de la tradition allemande, Manfred Frank a donné une reconstruction de
cee debat dans: Die Grenzen der Verstdndigung. Ein Geistergesprdch zwischen Lyotard und
Habermas.Habermas. Frankfurt am Main, 1988. D'une maniere plus inventive, Harry Kunneman a voulu
rapprocherr les deux penseurs quant a leur enjeu ethico-normatif partagé. Stipulant une sensibilité
28 8
commee nous 1'avons déja indiqué, Ia discussion sur 1'opportunité de la distinction
entree moderne et postmoderne nous paraït 1'entree a travers de quoi tl faut
interpreterr Lyotard. Ce n'est pas dire que nous considérons ces débats comme
étantt sans pertinence, mais ce qui nous intéresse s'y trouve en dessous et concerne
lala condition de 1'impossibilité consensuelle plutot que de sa possibilité, et a
laquellee réfère, selon nous, ce que demande attention dans Ie terme 'postmoderne'.
Laa discussion politico-éthique porte bien sur sur la reception pragmatique de
Lyotardd et en est difficilement separable. Nous croyons tout de même que cette
approchee mérite un titre indépendant, parce qu'il s'agit d'une lecture critique,
surtoutt du Différend, dans Ie cadre de la philosophie pragmatique et analytique.
Tandiss que 1'intérêt politique porte de 1'attention au soubassement freudien et
ontologiquee de la pensee lyotardienne, 1'approche pragmatique semble souvent Ie
négliger.311 Faire prélever la vision pragmatique pourrait impliquer, sur Ie niveau de
laa phrase, donner priorité au rapport destinateur-destinataire au détriment du
problèmee sémantique et ce qui concerne les fonctions de la reference et de la
signification.. Nous sommes convaincus néanmoins que Ie rapport a Pextériorité,
tell qu'il se manifeste dans la tension entre ses deux fonctions, a au moins Ie même
droit,, sinon priorité sur Paxe de la destination. L'étonnement dans Le Différend ris
concernee pas le fait qu'il y ait de communication, ni celui qu'il y ait signification et
reference,, mais il porte sur Pénigme qu'il y a « il y a », qu'il y a quod qui donne a
penserr même avant le quid puisse venir s'apposer. Cet étonnement, associé a un
sentimentt de légere inquietude, exprimé dans 1'« Arrive-t-il ? », est profondément
philosophique,, on dirait même classique, en ce qu'il fait echo a la question
leibniziennee de savoir pourquoi il y a quelque chose plutot que rien. Nous voulons
diree ici la chose du quod, chose avant toute articulation de la phrase, done avant
toutee realisation, avant toute mise en situation comme le dit Lyotard, sous 1'égide
dess conditions transcendantales. L'étonnement du Différend n'est pas
pragmatique,, mais ontologique : son point focal est en fait la phrase comme telle,
phrasee nue qui est celle de la pure presence et de 1'être en acte.
Restee 1'accueil esthétique de 1'oeuvre de Lyotard. Remarquons d'abord
que,, malgré le tas des textes qui se concentrent sur des ceuvres artistiques
concretes,, la reception sur ce bord est relativement mal développée. L' inverse vaut
pourr Ia diversité de genres de discours chez Lyotard, aussi bien que chez Habermas, Kunneman
proposee le concept de 'ferologie', remplacant la vieille ontologie et sa tendance unificatrice
(intituléee 'chronotopologique'). Désignant rouverture des 'logiques' hétérogènes a Tinterférence
avecc des autres ordres, ia férologique est 'topochronique' et préconise la réflexivité (ainsi que la
sensibilitéé liée au corps humain) pour diriger provisoirement les enchaïnements entre ce qui reste
incompatiblee (Harry Kunneman Van theemutscultuur naar walkman-ego. Contouren van
postmodernepostmoderne individualiteit. Amsterdam: Boom, 19%, pp. 164-200).
Ainsii le freudisme et le questionnement métaphysique sont absents dans la critique par Wolfgang
Welsch,, oü 1'auteur corrige le Différend et la métaphore de rarchipel sur le point d'un défaut du
conceptt de raison transversale (Wolfgang Welsch Vernunft. Die zeitgenössische Vernunftkritik und
dasdas Konzeptder transversalen Vernunft. Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1996, pp. 303-353).
29 9
enn ce qui conceme la thématique esthétique du sublime. Nous passerons, peut-être
tropp rapidement, sur Ia notion du sublime, thème de la troisième critique par
lequel,, selon la lecture qu'en a fait Lyotard, Kant lui-même a voulu faire
Panamnèsee de sa pensee. Sur Ie sublime et sur Finterprétation lyotardienne du
jugementt réflexif qui en relève, beaucoup en effet a déja été dit et écrit. De
manieree sous-jacente ces discussions joueront pourtant un röle. Sublime est ce qui
see joue sur ou en dessous du seuil de la découverte et de 1' invention, dans
1'inconscientt - selon Ie paradigme freudien - , au-dela des facultés constitutives, si
Ponn préféré faire usage du cadre kantien. Le sentiment du sublime, dans son
articulationn kantienne ou dans son remaniement par Lyotard, ne nous vaut que
commee Pindice du moment anamnésique de la raison oü elle trouve ses limites,
c'est-a-diree le nom peut-être, durant une certaine période, préférée par Lyotard, de
cee que nous indiquons comme trouvaille. Il est en effet possible de montrer,
commee par provocation de la large faveur qu'a recu le sublime,
qu'onn peut trouver chez Lyotard une lecture du beau qui, elle aussi, relève de
Pinarticulablee et pousse a la scission du sujet et du sensus communis, et a la
destructionn de Pintersubjectivité.
322
Nous pensons d'abord au recueil: Nancy, Jean-Luc (ed.) Du Sublime. Paris : Belin,1988. Une
importantee critique de P interpretation lyotardienne du sublime, qui le pousse trop en direction du
'monstrueux',, donne Jacob Rogozinksi, *A la limite de VUngeheure (sublime et monstrueux dans
laa Critique du Jugement)', in : idem Kanten, Paris: Editions Kimé 1996, pp. 147-167. Annemarie
Rovielloo critique Ia lecture dite postmoderne: « Le sentiment [postmoderne] du sublime se
pervertitt en passion pour le vide » ('La désaffection du sens chez les post-modernes, ou les
mésaventuress du sublime kantien', in: Gilbert Hottois L 'affect philosophe, Paris: Librairie
Philosophiquee J. Vrin, 1990, p. 146).
Danss le monde anglophone, les reflexions de Paul Crowther ont beaucoup influence la discussion
{The{The kantian sublime. Oxford: Clarendon Press, 1991 ; Critical aesthetics and Postmodernism.
Oxford:: Clarendon Press, 1996). Paul Guyer s'oppose a ce qu'il appelle les approches
déconstructivistess (De Man, Derrida), psychanalytiques et idéologiques du sublime, d'ailleurs
sanss mentionner Lyotard, approches qui souligneraient trop son caractere violent {Kant and the
ExperienceExperience of Freedom. Oxford: Clarendon Press, 1996, pp. 187-228). Récemment, Rodolphe
Gaschéé a publié 1'étude 'The Sublime, Ontologically Speaking', in : Robert Harvey; Lawrence R.
Schehrr Jean-Francois Lyotard: Time and Judgment (Yale French Studies). New Haven/ London:
Yalee University Press, 2001, pp. 117-128.
Lee thème est discuté en Allemagne dans: Wolfgang Welsch, Christina Pries Asthetik im
Widerstreit.Widerstreit. Interventionen zum Werk von Jean-Francois Lyotard. Weinheim: Acta Huma
1991.. Appliquant le sublime comme 'sentiment critique' aux antinomies de la première critique,
Christinee Pries par contre approfondit la these lyotardienne selon laquelle la troisième critique
doitt être lue en continuité avec la première {Übergange ohne Brücken. Kants Erhabenes zwischen
KritikKritik und Metaphysik. Berlin: Akademie Verlag, 1995), tandis que Gemot Böhme entreprend une
lecturee critique de Leqons sur l 'analytique du sublime ('Lyotards Lektüre des Erhabenen', in:
Kant-StudienKant-Studien 89. Jrg, Heft 2,1998. Berlin : Walter de Gruyter, 19981998, pp. 205-218).
Mentionnonss encore en néerlandais : Antoon van den Braembussche 'Voorbij het schone : Over
hett sublieme bij Kant en Lyotard', in : Jacques Tacq (ed.) Een hedendaagse Kant. Amsterdam :
Boom,, 1997, pp. 68-105; Cornée Jacobs 'Voorbij een nostalgische esthetica van het verhevene.
Overr Jean-Francois Lyotard', in : Henk Oosterling, Annemarie Prins (éds.) Filosofie en kunst 2.
EstheticaEsthetica in de 20e eeuw: een andere \erstmdhouding. Rotterdam: Faculteit der Wijsbegeerte,
1994,, pp. 141-152, et la critique sur rinterprétation lyotardienne de Barnett Newman par Renée
Vann de Vall {Een subliem gevoel van plaats, 1994, pp. 336-364).
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LaLa trouvaille de I'evidence précédant Vevidence de la trouvaille
Est-cee que nous pretentions que la trouvaille a de la priorité sur toute autre
evidencee philosophique, comme sur la phrase lyotardienne (D, n° 94) ? Pour vrai
dire,, nous ne le savons pas. Qu'est-ce qu'on sait de la trouvaille ? Essayons : n'estt-ill pas évident qu'avant de penser, il y a de quoi sur et au moyen duquel on pense.
Bienn sür, c'est une evidence analogue a celle de la phrase, eet evenement qui, selon
1'étymologie,, attire 1'attention en faisant signe (phrazoó). Cependant, le terme nous
paraitt peut-être encore un peu trop objectiviste, comme s'il avait signalisation sans
accueil.. Que Lyotard, a la fin des années quatre-vingt, minimalise sa propre
reflexionn sur la phrase a le phrase-affect tautégorique (LAS, 16, ici chapitre 14) en
témoignee : la phrase implique, simultanément, donation et reception. Qu'il y a de
phrasee implique qu'il y a affection, c'est-a-dire qu'il y a 'se trouver affecté' et en
mêmee temps de trouver qu'il y a de Paffectant dans lequel on se trouve. Dans la
notionn de 'trouvaille', nous entendons le rapport chiasmatique de Paffectantaffectéé - qui n'est pas Pauto-affection présupposée par la philosophie du sujet,
maiss Paporie de Paffect 'nu' qui est en même Pétat sentimental et Pindice de eet
étatt -. Si empfinden implique la passivité et la réceptivité, et si er/inden connote
Pactivitéé et la spontanéité,y?/K/ew s'associe avec Poxymoron selon laquelle donner
(fairee signe) équivaut recevoir (signe fait) selon le modèle de pulsation (choc et
chocc en retour) oü Pon ne sait plus qui pousse et qui est poussé.
Essayonss encore une fois, maintenant sur le bord cartésien sur lequel
Lyotardd a stationné Pévidence de la phrase : « ce n'est pas le je pensant ou réflexif
quii résiste a Pépreuve du doute universel, c'est la phrase et le temps » (D, n° 94).
Peut-onn dire, sans sombrer dans la sophistique ou le scepticisme, que ce qui
échappee véritablement et indubitablement au doute universel est la trouvaille, et
quee ce n'est pas la phrase (ou le temps) qui a priorité - selon Pargument« oü il y a
doute,, il y a également phrase » -, mais que ce qui precede, c'est la 'faculté'
d'accepterr Pévidence, c'est-a-dire sa trouvaille, présupposée a Pacceptabilité de
Pargument?? La trouvaille est le choc du penser sur lequel s'édifie la pensee
commee en fonction de pare-excitation (Reizschutz dit Freud). Choc de
reconnaissance,, dirait-on, mais la reconnaissance ne vient qu'après le choc.
L'évidencee échappant au doute est le choc de Pévidence qui rend conscient qu'il y
enn a. Ce choc n'est pas a conceptual iser comme un instant particulier dans la
successionn temporelle. Nous vivons continuellement dans un état de choc, c'est-adiree dans le différend. En effet, ce n'est pas le choc qui fait evenement, ce qui le
faitt c'est la défaillance soudaine de la pare-excitation, défaillance que Ia
philosophiee peut chercher a provoquer en se faisant anamnese et deconstruct ion.
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Commenconss alors par 1'établissement (Tun cadre, fourni par 1'histoire de la
métaphysique,, dans lequel la question de la trouvaille se pose, a savoir par
Pavènementt du désir comme 1'insinuation de la volonté de rinfini dans la
modernitéé ou comme désir libidinal et force dans son inconscient, appelé 'postmoderne'. .
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