sentiment peut se représenter, peut voir. Le rapport sublime nait de la confrontation de ces
deux notions qui aboutit à ce que l’homme se rend compte qu’il peut concevoir quelque chose
mais qu’il ne peut pas se la présenter. Il en est ainsi de la notion d’infini : nous pouvons
concevoir que l’infini existe, cependant nous ne pouvons nous le représenter ; notre esprit
aura toujours tendance à mettre des bornes dans la représentation que nous nous feront de
l’infini. Ainsi, le rapport sublime créé chez l’homme deux sentiments qui s’opposent : « le
plaisir que la raison excède toute présentation, la douleur que l’imagination ou la sensibilité
ne soient pas à la mesure du concept. » (l. 35-36).
Or ce rapport sublime se joue particulièrement dans l’art puisqu’il présente quelque
chose à nos yeux : la question est donc de savoir comment l’art va procéder pour représenter
ce qui n’est pas présentable. Le choix que l’artiste opère pour cette présentation distingue
justement l’art moderne de l’art postmoderne, l’artiste moderne de l’artiste postmoderne.
2. Mélancolie et novatio : modernité et postmodernité.
Ainsi, l’art se déroule dans le rapport sublime du présentable au concevable. Mais
l’accent peut être mis sur deux choses différentes dans la représentation du concept : soit « sur
l’impuissance de la faculté de présentation » (l. 15-16) soit « sur la puissance de la faculté de
concevoir » (l. 18). Il y a donc une vision optimiste qui produit le plaisir : c’est le côté
novatio ; une vision pessimiste qui insiste sur l’impossibilité, sur « la nostalgie de la
présence » (l.16) et donc sur l’aspect douloureux du sublime : c’est le côté mélancolie.
Selon Lyotard : « l’esthétique moderne est une esthétique du sublime, mais
nostalgique » (l. 30-31). C’est-à-dire, que l’imprésentable est un contenu absent, on n’essaye
pas de le présenter, de le mettre en évidence. Mais la forme reconnaissable permet de
continuer à fournir au spectateur matière à regarder et à présenter et donc fournit du plaisir.
L’esthétique moderne contourne le problème de l’imprésentable en l’oubliant dans sa
représentation : elle fournit « une consolation » grâce à la forme. Or la consolation ne fait pas
partie des sentiments du sublime qui est une combinaison de plaisir et de peine. Ainsi,
l’esthétique moderne n’est pas vraiment une esthétique du sublime.
Le postmoderne à l’inverse serait ce qui « allègue l’imprésentable dans la présentation
elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des […] formes » (l.37-38). Il met en évidence
l’impossibilité du présentable par rapport au concevable en inventant de nouvelles formes, de
nouvelles présentations qui malgré leur nouveauté ne parviennent toujours pas à représenter
l’imprésentable, le concevable. Le postmoderne décide donc de faire de l’imprésentable sa
composante principale à l’inverse du moderne qui le cache. Ainsi, le moderne se contente des
formes qu’il connait, il ne se remet pas en cause alors que le postmoderne, les avant-gardes,
questionnent et inventent sans cesse. À l'encontre de la stabilité poursuivie par la modernité,
le postmodernisme va donc chercher à produire non pas du connu, mais de l'inconnu,
transformant le modèle de la légitimation en éloge de la différence.
L’auteur donne quelques exemples afin de mieux comprendre sa théorie : il place les
expressionnistes allemands Malevitch et Chirico du côté mélancolie et Picasso, Lissitsky et
Duchamp du côté novatio. Cependant, tous ces exemples sont tirés des avant- gardes :
Lyotard mais ainsi en évidence son affirmation selon laquelle les deux « modes » peuvent être
très peu différents et peuvent coexister dans la même œuvre. En effet, Malevitch pourtant à la
pointe de l’avant-garde est ici classé dans le mode mélancolie. L’auteur met aussi ainsi en
évidence la filiation entre le postmodernisme et le modernisme puisqu’il classe Malevitch du
côté mélancolie donc du côté moderne.