Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud - UvA-DARE

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Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud, Lyotard)
Doude van Troostwijk, C.H.
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Doude van Troostwijk, C. H. (2003). Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud, Lyotard) Straatsburg: in
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Chapitree 1
L'anamnèse e
TransformationTransformation de la recherche philosophique
Danss Ie Ménon, Platon critique Faporie sophistique selon laquelle on ne peut
rechercherr ce que Ton ne connait pas, autrement dit que toute recherche est
vainee puisqu'elle suppose ce dont elle est en quête. Il serait interessant
d'analyserr comment Platon répond a ce sophisme non pas par une refutation,
maiss par une affirmation métaphysique. Pour qu'une trouvaille soit possible,
ellee doit être reconnue - et done trouvée a 1'avance - par Ie chercheur: Ia
trouvaillee precede la recherche, ce qui invite Platon a défendre la cause
idéaliste:: zètein kai memtanein anamnesis holon estin, chercher et apprendre
correspondentt a mémoriser.1 L'homme sait toujours plus qu'il ne pense.
L'expériencee érotique en est la preuve: Péros est insatiable mais cela
n'empêchee nullement de savoir la défïcience de ce qui se présente au désir dans
cettee experience, un savoir qui renvoie a un pré-savoir de Pabsolument
desirable,, des images originaires qui reste a découvrir.2 Il est connu que, pour
Kant,, cette hypothese métaphysique basée sur VErinnerung die Philosophic
heifitheifit est è rejeter (cf. KRV, A313, 349). Kant remplace Fanamnèse
platoniciennee par une 'theorie' relevant de Finvention et de la creation, sans
d'ailleurss prendre en compte la consequence de la contingence de cette
spontanéité. .
C'estt seulement dans la philosophie du désir comme force que cette
consequencee peut être tirée. Elle implique la réintroduction du concept
anamneseanamnese sous une forme transformée. La spontanéité kantienne oblitérait
VanamneseVanamnese platonicienne ; F'anamnese freudienne de la trouvaille aura pour but
dee *rouvrir' ce refoulement. Il s'agit d'un mouvement dans la reflexion,
développéé par Lyotard parallèlement è la methode psychanalytique
recommandéee par Freud, qui approche la philosophie de Part. Selon Lyotard,
Partt est désir de la presence inaccessible. Nous allons voir premièrement que
1'anamnesee implique la trouvaille d'une vérité qui échappe a la découverte et a
11
Platon Ménon, in : Werke in acht Bonden (Griechisch undDeutsch; Band 2). Darmstadt: WBG,
19900 (1977), pp. 540-541 (81 d).
22
L'argument sur Ie pré-savoir est donné dans Ie Phaidon, : Werke in acht Banden (Griechisch
undDeutsch;undDeutsch; Band3). Darmstadt: WBG, 1990 (1977), pp. 56-59 (74d-e).
67 7
1'inventionn a la fois. Ensuite il sera expliqué comment 1'anamnese est différente
dee la simple mise en mémoire.
CreationCreation ou Ia vérité en acte
Commee Tart dans la description de Valéry, la philosophie étant « oeuvre de
1'espritt [qui] n'existe qu'eM acte », n'existe que dans la situation ou elle donne a
penser,, comme 1'ceuvre picturale donne a voir (LE, 109-126).3 La philosophie,
mêmee celle qui pretend a la découverte de la vérité, reste une affaire de
trouvaille,, prise selon notre signification. La philosophie est creation et
inventionn de cadres, de concepts, d'idées. Si la vérité est de passage et si elle
est,, en ce sens, infinie, il faut, comme le disent Deleuze et Guattari, Pinventer
inlassablementt dans le fini, 'créer' pour 1'attraper sur le vif.4 Créer, a prendre
dèss lors selon Pétymologie qui 1'associe a crescere, croïtre, plutöt qu'a
Pautonomiee productrice d'un auteur. L'infinité de la vérité implique qu'elle
n'estt pas finie, pas morte done.
Laa vérité est vivante dans son infinite, mais sa vie est tout autre que
cellee qui se produit dans le temps bien réglé thématisé par Kant. Passons sur la
discussionn métaphysique et classique de 1'imbrication de 1'infini sur le fini, pour
noterr tout simplement que si Pinfinité n'a pas de fin, pas de temporalité
successive,, et si, tout de même, elle est a penser dans le temps, on a a faire avec
unn autre temps. C'est, par exemple - mais est-ce qu'il y a un autre exemple ? lee temps événementiel d'avant 1'ordre intuitif kantien, 'evenement' étant le mot
pourr ce qui ne produit pas et qui ne peut done pas se présenter dans le cadre de
laa temporalité. Pour attraper eet événementiel, il faut inventer, e'est-a-dire créer
danss le 'sans ordre', dans le chaos, une pensee (artistique, scientifique ou
philosophique),, tracer un plan et ériger une oeuvre. « Peut-être, se demandent
Deleuzee et Guattari, est-ce le propre de Part, de passer par le fini pour
retrouver,, redonner 1'infini. »5 L'infini du chaos doit se traduire d'une maniere
défectueusee dans Pceuvre (artistique ou philosophique, peu importe pour
Lyotard).66 La vérité reste toujours encore a découvrir, puisque e'est 1'invention
33
Paul Valéry 'Première lecon du cours de poétique' (1937) in : Oeuvres (tome 1 Pléiade). Paris:
Gallimard,, 1957, p. 1349. L'influence de Valéry sur la pensee lyotardienne, nous 1'avons étudiée
danss notre 'En .„ werkt 't ? Lyotardd en Valéry over de kunst van het denken', in: De passie van
dede aanraking. Over de esthetica van Jean-Francois Lyotard. Budel: Damon, 2000, pp. 133-149.
44
Gilles Deleuze et Felix Guattari, Qu'est-ce-que la philosophie ? Paris: Les Editions de Minuit,
1991. .
55
Ibid,p.Ibid,p. 186.
.
66
En cela, il est moins determine que son ami Deleuze qui distingue nettement trois rapports a
l'infini,, différents pour les trois manières de penser. « La philosophie veut sauver 1'infini en lui
donnan'tt de laconsistance [...]. La science au contraire renonce a Pinfini pour gagner la reference
[...].. L'art veut créer du fini qui redonne l'infini [...]. » (Deleuze et Guattari, o.c, p. 186) Ainsi
68 8
ouu la creation dans laquelle elle se traduit qui la trahit inévitablement. Son
inventionn fait obstruction a sa découverte.
Maiss n'est-ce pas tout cela, faire trop confiance a la tradition
métaphysique,, qui pose et suppose la vérité dans son infinite ? N'est-ce pas dès
lorss malicieusement que nous avons introduit Deleuze et Quattari qui pensent
précisémentt Ie contraire? Ils ont en effet échangé Ia métaphysique
transcendantee par Pimmanence, par la matérialité et Ie désir. C'est vrai. Il nous
fautt encore 'discerner' cette troisième maniere de 'trouver' : si la découverte
dépendd de Pinvention dans laquelle elle se peut faire, c'est la trouvaille qui est
laa condition de Pinvention.
L'affairee et notre 'suggestion' de la trouvaille sans doute 'inventive' et
provisoire,, sont pertinentes pour notre lecture de Lyotard et de Kant. La
philosophiee est Peffort de trouver des mots pour (re)trouver une chose qui Pa
faitt chercher, inventer et découvrir. « Une pensee qui pense a toujours rapport a
cee qu'elle ne sait pas penser, écrit Lyotard dans Partiele Francois Chdtelet, une
philosophiephilosophie en acte.
Encoree doit-elle ne pas s'en tenir k ce qu'elle 'sait' ne pas savoir penser,
disonss : k ce qui lui fait problème. Car il y a 1'autre chose : ce qu'elle
'nee sait pas' qu'elle ne sait pas penser, que j'appellerai après bien
d'autress : la chose (MPhil, 179).
Ill faut, selon la citation, discerner deux modes de penser. L'un est la pensee
problématisante,, pensee de la question 'comment penser ceci ou cela ?' Elle
donnee occasion a la creation de concepts et de mots. « Pour résoudre un
problème,, il ne faut pas moins qu'inventer un concept, Ie créer, disait
effrontémentt Deleuze, créer un mot, avec les régies de ses rapports a d'autres
mots,, c'est-a-dire inventer de la langue, un petit bout de langue, un idiome . . . »
(MPhil,, 180). Mais, encore selon la même citation, sur Pautre bord du
dynamismee créatif, il y la pensee qui obéit a ce qu'elle tient de la 'chose'. Il faut
enchatnerr même en manque de vocabulaire, il faut enchaïner et done, quand les
phrasess manquent pour Penchainement, inventer de nouvel idiome. « Alors, les
humainss qui croyaient se servir du langage comme d'un instrument de
communicationn apprennent par Ie sentiment de peine qui accompagne Ie silence
(ett de plaisir qui accompagne Pinvention d'un nouvel idiome), qu'ils sont
requiss par Ie langage, et cela non pas pour accroitre a leur benefice la quantité
dess informations communicables dans les idiomes existants, mais pour
reconnaitree que ce qu'il y a è phraser excède ce qu'ils peuvent phraser
présentement,, et qu'il leur faut permettre 1'institution d'idiomes qui n'existent
pass encore. (D, n° 23). C'est la pensee qui, indirectement, se demande: d'oü
peut-HH écrire : « Ie mot du philosophe est une phrase musicale » (MPhil, 181), c'est-a-dire qu'il
estt comme un thème dormant occasion a une variation et è F établissement d'une oeuvre. .
69 9
est-cee que je pense ? D'oü vient Ia recherche, d'oü viennent la découverte et
I*inventionn ?
L'ceuvre,, quelle qu'elle soit - conceptuelle, picturale, musicale -, puise
sonn énergie d'une source inconnue, appelée 'chose'.
Quii pousse a inventer Ie reel, a Assurer Ie donné ? Non pas Ie concept,
maiss è cöté de lui, la force inconnue de la chose, toujours alliée è la
désappropriation.. La conception s'entend dire sans cesse : tu n'as
encoree rien compris, nomme a nouveau. Et la raison s'efforce de se faire
Pamiee de 1'événement, qui dement son assurance MPhil, 189).
Quee peut-on dire de cette 'chose-source' ? La 'chose' innommable ne se pose
pass comme problème a résoudre mais comme ce qui est la 'source' dynamique
quii precede Ie problème et la recherche. « Nous philosophes, prenons Ie parti,
avonss Ie parti pris, de baptiser la chose. Et ce faisant, de la transformer en
problèmee » (MPhil, 183).7 C'est un effort courageux, mais destine a la faillite.
Laa 'chose' est ce qui se retire a la problématisation, puis qu'elle est ce qui
1'incite.8 8
Quii peut dire que Ie nom ['chose' ou 'libidinal' ou 'difference' ou
'phrase-affect'' pour Lyotard] est Ie bon ? Celui que nous portons, vous
ett moi, Ie nom dit propre, nous essayons du moins de Ie mériter, et il
arrivee qu'il devienne Ie, a force. Mais la chose que nous baptisons
n'essaiee rien, ne se soucie de mériter rien, reste a 1'écart des noms qu'on
luii prête. [Le] désordre, [la] méprise, c'est a quoi précisément la chose
faitt sentir sa presence; C'est-a-dire sa dérobade. Vous croyez 1'avoir
identifiée,, nommée, posée devant vous comme un problème qui
demandee un projet, un programme. Mais elle n'a rien a faire de vos pro,, de vos professions, elle résiste de fait a la symbolique et a la
problématiquee (MPhil, 183-184).
77
Lyotard discute ce que Chfitelet nommait 'histoire' ou 'libido' (MPhil, 183, 189). La question
vautt également pour Lyotard hri-même: quelle est la légitimité du nom 'chose* ? Pourquoi la
chosee est-elle une 'chose', si son trait décisif dans la pensee est précisément qu'elle ne tombe pas
souss les conditions de la 'chosification' ? Pareille critique, articulée après Ia mort de Kant, a été
formuléee par Schelling et Schopenhauer è 1'adresse de Ia Ding an sich: si la chose en soi est
d'avantt la chose phénoménale, comment savoir si elle est, de quel droit mérite-t-elle le nom
'chose'' ?
88
Lyotard s'oppose done a ce qui chez Kant est le problème posé par le nouménal et par le Ding
anan sich. « Ich nenne einen Begriff problematisch, der keinen Widerspruch enthalt, der auch als
einee Begrenzung gegebener Begriffe mit anderen Erkenntnissen zusammenhangt, dessen
objektivee Realitat aber auf keine Weise erkannt werden kann » (KRV A254, 304). L'extériorité
problématiquee de la chose en soi a, pour Kant, Ia fonction de delimiter le domaine de
1'expérience.. La 'chose' (ou presence) lyotardienne ne se démarque pas; elle travaille, par le biais
dee 1'affect et comme ex nihilo, 1'ordre de la representation dans son intérieur, ainsi le
déstabilisant. .
70 0
Onn ne peut penser en dehors de la dette et du deuil de cette 'chose': toujours
manquée,, elle ne cesse pas de hanter la raison.
«« Je 1'appellerai après bien d'autres: la chose », écrivait Lyotard
(MPhil,, 197). Ces autres sont par exemple - on a déjè dit dans 1'introduction Kant,, notamment son Ding an sich, et Lacan, qui Pécrit avec majuscule puis
quee la question de Ma Chose' est capitale pour lui et qu'il veut la distinguer dans
saa fonction propre des autres choses. La 'chose' et 'la Chose' different en ceci,
quee cette derniere presuppose tout 1'appareil psychanalytique (et poststructuraliste)) de Lacan. 'La Chose' fait partie de Ia theorie, comme étant dans
sonn état manquant ce qui érige et oriente le désir. Elle y fait trou, elle est Ie nom
dee ce trou, défectueusement rempli par Pobjet petit a. Nous allons montrer, ici
chapitree 3, qu'en ceci Lyotard et Lacan sont parfaitement d'accord. Mais a la
differencee du dernier et en accord avec Deleuze et Guattari, Lyotard conteste la
neutralitéé de la theorie elle-même. La theorie est a considérer comme une
inventionn qui facilite des découvertes psychanalytiques, elle n'est pas exempte
dee la chose (ou de 'la Chose'). Or en stipulant que la chose est 'La Chose',
Lacann risque d'oblitérer 1'appartenance de la theorie stipulante a la sphere de la
'chose',, risque de perdre de vu Tinvagination' de Torigine' dans ce dont elle
estt origine.
UrverdrSngungg et affect inconscient
Pourr Lyotard, la chose est tout d'abord ce qui fait evenement dans le temps,
sanss y paraïtre et sans se soumettre a ses exigences. Singularité sans contexte,
forcee de presence sans permanence mais aussi sans place déterminée dans la
successionn temporelle. La chose événementielle est vérité événementielle,
toujourss manquée et en ce sens infiniment cherchée. Nous 1'appelons
'trouvaille',, puisqu'elle est affaire d'un 'choc' d'une rencontre avec une chose
quii ne se laisse pas identifier. Or ce 'choc', cette chose, comment peuvent-ils
êtree pensés, si ils se trouvent 'avant' toute pensabilité ?
C'estt dans Heidegger et les 'juifs' que Lyotard explique a sa maniere
raffairee de l'anamnèse dans le cadre de la theorie freudienne de
VV Urverdrangung (HJ, 28). Le theme est recurrent chez Lyotard.9 Pour Freud, il
s'agitt de la question de savoir comment la sexualité s'installe dans le
développementt psychique de Penfant et, conséquemment, comment cette
instaurationn peut mener a des complexes névrotiques et autres. Les premières
reflexionss de Freud prenaient pour hypothese la seduction de Penfant immature
99
'Fiscours, digure, 1'utopie du fantasme* (DF, 327-354) ; 'OEdipe juif ( DMF, 183-200), 'Voix'
(LE,, 129-153), 'Emma* (MPhil., 55-96). Cf. Anne Tomichc 'Rephrasing the Freudian
Unconsciouss : Lyotard's Affect-Phrase. Reviewing Lyotard's 'Emma', Heidegger and 'the Jews',
TheThe Inhuman, Lectures d'Enfance', in : Diacritics (Vol 24 n° 1). Spring 1994, pp. 43-62.
71 1
parr Fadulte, hypothese qui devrait clarifier la névrose et Ie pouvoir du transfert
thérapeutique.. Plus tard, Freud quitte ce modèle lineaire, selon lequel un
evenementt historiquement determinable serait la cause des frustrations
psychiques.. Le récit du patient est une reconstruction de son histoire, qui a pour
butt de la rendre signifiante pour ainsi tenir a Pécart les troubles menacant
1'ordree psychique. Apparemment, selon Freud, il existe un rapport au passé qui
estt autre que simplement historique. La conception économique que Freud
donnee de 1'appareil psychique depart de la supposition de Pexistence de forces
psychiquess excitant le désordre et pour cette raison provoquant tout un
mécanismee de defense. Le système psychique tend a garder son réservoir
énergétiquee dans un état stable par ce mécanisme de ' pare-excitation'
{Reizschütz{Reizschütz \ HJ, 20-21). Les symptömes, les elaborations secondaires mais
aussii les récits racontés sur le divan en sont des exemples.
Or,, dans sa philosophic, Lyotard generalise cette hypothese. Pareexcitationn est la temporalité en tant que telle, étant condition de tout récit
historique.. Les syntheses temporelles de Kant, de Husserl (et d'Augustin) ne
sontt que des formations secondaires qui servent a défendre le sujet psychique
(ett 1'ordre du discours signifiant) contre le désordre pulsionnel (HJ, 21). La
penseee trouverait ainsi en Freud la motivation nécessaire pour rompre avec la
philosophiee classique de conscience et de representation, puisque ces dernières
nee sont pas des instances fondamentales. Avant la representation, il y a, disons,
lee menace du non-représentable, c'est-a-dire de la presence, de « 1'obscène » qui
débordee la « mise en scène » (HJ, 36). Lyotard 1'appelle 'absolu', parce que
cettee presence sans representation se refuse a la mise en relation. Plus
fondamentall que les conditions transcendantales de 1'expérience est ce qui ne
peutt jamais être identifié comme fondement, Pabsolu échappant a toute
representation. .
Cettee transposition a un niveau métaphysique d'une intuition freudienne
see voit affirmée dans le paradoxe de ce que Freud appelle « affect inconscient»
(HJ,, 30). L'inconscient est, pris au pied de la lettre, vide de representations
{qhne{qhne Vorstellungsreprasentanz). L'affect inconscient est alors un affect qui
n'estt pas enregistré. Si elle defend le pouvoir psychique de representation
commee effet des mécanismes de pare-excitation, dans le cadre d'une économie
énergétique,, 1'hypothese freudienne doit tout de même introduire ce paradoxe.
Ill est question de V Urverdrangung, expression quelque peu mal formée vu que
toutt refoulement exige auparavant la mise en conscience, tandis que le
refoulementt originaire serait 1'obliteration de ce qui n'a pas été et ne peut être
conscient.. 11 faudrait penser 1'événement de V Urverdrangung en dehors de la
temporalité,, un evenement in-événementiel done, comme étant la presence de ce
quii est 'trop' pour être enregistré par les facultés esthétiques. Un evenement
anesthétiquee done (HJ, 15). L'affect inconscient est affect en ce qu'il s'agit d'un
effett énergétique sur 1'appareil psychique (et dans eet appareil: le travail de
72 2
pare-excitationn fonctionnant aussi è 1'intérieur du système), il est inconscient
parcee que eet efTet est comme un 'choc' trop fort pour être inscrit au moment de
sonn evenement.
Nee devons-nous pas nous taire sur ce paradoxe dont on ne peut parier ?
Non,, Paffect inconscient se fait remarquer selon Ie principe de la
NachtröglichkeitNachtröglichkeit (HJ, 33-34). Il est d'abord - mais Pexpression est tempor
ett done illégitime - un 'choc sans affect', Ie 'trop' de 1' Urverdrangung. Il est
'ensuite'' un affect sans choc, un affect anïvant après coup dans un sentiment c'est-a-diree un evenement corporel - soudain et inexplicable, un sentiment
symptomatiquee dont on ne sait pas d'oü il vient, effet sans cause, sans quid,
n'indiquantt qu'un choc, un quod, hors enregistrement
C'estt ainsi que Lyotard, lisant Freud en philosophe, trouve 1'idée métaphysique
duu sujet impréparé au choc du 'trop' de la presence, 1'idée de 1'avant-sujet, de
1'hors-sujett dirait Levinas, qu'il appelle 'enfance', in-fans, puisqu'il est
dépourvuu de la faculté de representation langagière (et autre). La psychanalyse
s'ouvree ainsi a une métaphysique que 1'on peut designer avec Jean-Luc Nancy
commee la métaphysique de « Pêtre abandonnée ».10 L'être dont il s'agit, la
presencee comme Ie dirait Lyotard, est extérieur a la representation, il est eksistancee (HJ, 39-40) et ex-cédant (HJ, 38). Cette presence ne peut qu'être
oubliée,, objet d'une Seinsvergessenheit qui n'est pas celle d'une reflexion
défaillantee et malhonnête, mais qui consiste dans 1'oubli de eet oubli de
1'immémoriall (HJ, 15-16). Or avec Ie terme 'juifs', Lyotard désigne la
resistancee contre Poubli de 1'oubli au moyen des strategies de pare-excitation et
dee representation (HJ, 14). Il associe l'affect inconscient a la voix que Ie peuple
avaitt entendu et qui Fincitait dorénavant a une interpretation des lois dont
découlee son éthique. 'Juive' est 1'anamnese, puisque qu'elle un rapport au passé
quii vise Pabsolu de Pêtre, sachant que son inachèvement et son inachévabilité
sontt constitutifs pour la pensee de 1'esprit (d'cmimus; HJ, 52) et pour ce que
Lyotardd appelle 'écriture' (HJ, 63) : anamnese contre Pamnésie.11
NulleNulle chose, a retrouver dans l'anamnese
Auu lieu d'approcher Pinconnue comme un problème, il vaut mieux transformer
laa pensee en anamnese, transformation sous la pression de la 'désirologie'.
L'anamnesee dans la psychanalyse est une maniere de rechercher la chose passée
nonn pas dans Ie but de la retrouver, mais dans Ie but de trouver de Pinattendu.
Jean-Lucc Nancy 'L'être abandonné', in : L'impératif catégorique. Paris : Flammarion, 1983,
pp.. 139-153.
111
Ainsi: Jean-Francois L 'Histoire de Ruth. Paris: Le Castor Astral, 1983, p. 35.
73 3
C'estt le travail nommé Durcharbeittmg, perlaboration.12 Ce n'est pas un effort
dee mémoire, de YErinnerung, c'est-a-dire un effort de retrouver ce qui s'est
passéé dans 1'histoire. La chose n'est pas localisable dans la temporalité
successive.. « Anamnese et histoire gardent toutes deux presents ce qui se fait
oublier,, écrit Lyotard dans 'La peinture, anamnese du visible'. Mais la seconde
enn essayant d'etre fidele a ce qui s'est passé, en témoignant; la première en se
laissantt guider par 1'inconnu qui advint peut-être, par 1'imprévisible et par
I'invisibleI'invisible d'un evenement, par son inénarrable » (MPhil, 100). La pensee dont
onn parle est une pensee qui sait se rendre compte du fait qu'elle est
principalementt défectueuse, une pensee qui témoigne done, par et dans son
apparition,, de son propre caractère inventif et en ce sens créatif ou artistique.
Unee telle pensee ferait d'une maniere indirecte 'justice' a la chose.
Lee travail créatif n'advient pas en toute solitude. Il ne relève pas du
conceptt de la construction rationnelle, pas seulement de toute facon, mais aussi
duu deuil. « Le deuil joint dans le même spasme la mélancolie d'une perte et la
jubilationn d'inventer des manières inconnues » (MPhil, 113). C'est en ce sens
quee la pensee anamnésique doit devenir vieille par 1'expérience de sa
défaillance.. « A mesure que la pensee philosophique s'avance a étendre ladite
conceptionn jusqu'au contact de ce qu'elle sait ne pas pouvoir penser, a mesure
quee la tension s'aggrave entre la raison en peril et les problèmes, la raison se
découvree en vieillissant davantage tributaire d'une chose dont elle n'a d'abord
pass su qu'elle ne pouvait pas la penser » (MPhil, 187).
Laa pensee devenue vieille, ouverte a sa propre « misère » et « pauvreté
»,, c'est elle que la tradition appelle sagesse, courage socratique de savoir de ne
pass savoir. Le vieillissement comme condition de la sagesse, exigée pour rendre
tributt a la chose ? Lyotard le suggère : « Moi-même ici, comment pourrais-je le
dire,, si je n'étais pas vieux ? L'expérience, comme on est suppose en acquérir
avecc 1'age, est en vérité la certitude croissante que, quant a la chose, nous
n'avonss jamais d'expérience, sinon qu'elle se dérobe. » (MPhil, 187) Mais en
fait,, Page ne peut pas être la condition de la pensee obéissante de la chose.
Commee si la chose se tenait a la temporalité !13 La vieillesse dont il s'agit n'est
pass celle du sujet pensant, elle est celle de la pensee elle-même. Penser selon
1'anamnèse,, c'est penser a 1'ombre du deuil et de la perte, c'est penser sous la
réservee de 1'inaccomplissement. C'est accepter la pensee comme une oeuvre
passantee et provisoire. Invention et perte, maintenues liées dans une même
oeuvree de pensee.
122
Freud 'Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten' (1914), in : idem Zur Dynamik der
Übertragung.Übertragung. Frankfurt am Main : Fischer, 1992 (1943), pp. 85-96.
133
Etrange recours a 1'Sge qui est, dans 1'argumentation de Lyotard, en principe inconsistant: « Tu
ass cinq ans, tu as soixante ans, ton age n'a aucune pertinence quant è la chose et a sa 'presence' »
(MPhil,, 106).
74 4
C'estt dans la perspective de la perte, qui est è la fois demi et invention, que
nouss voulons employer ici le terme de 'trouvaille'. Trouvaille done dans un sens
retreintt La métaphysique a Pambition de découvrir la vérité. Mais sans
concept,, vocabulaire ou cadre, e'est-a-dire sans invention, aucune articulation
dee cette découverte ne serait possible et done la découverte ne serait découverte
pourr et par personne. L'invention peut-elle être considérée comme la réponse a
laa découverte ? Non, Pinvention est la condition qui precede la découverte. Ce
quii nous induit a inventer relève d'une autre chose. Il faut dire, avec Lyotard,
qu'onn « rencontre » cette chose dans Panamnèse. « [La raison] acceuille ce qui
estt evenement, invention, aventure, e'est-a-dire rencontre. L'acte philosophique
signee la rencontre. » (MPhil, 189) La trouvaille est Pinvention 'colorée' par la
chose,, par la perte done et par le deuil. Elle est en ce sens trou-vaille : valeur
philosophiquee qui reste tout de même ouverte pour la chose perdue en principe,
pourr son trou.
III reste ainsi trois expressions liées a la trouvaille: découverte,
inventionn et rencontre.14 Trois sortes de 'trouvaille', dirait-on. Mais, si Pon
regardee plus attentivement, il semble que la trouvaille ne soit ni le premier, ni
Pautre.. Elle n'est peut-être même pas la troisième. La trouvaille est ce qui joue
avecc et entre les trois termes. Sur un premier niveau la trouvaille est cette
inventionn qui facilite la mise en cadre du reel, invention de la réalité qui reste
ensuitee a découvrir. Une trouvaille est une découverte qui va de pair avec
Pacceptationn immediate de son importance. La trouvaille fait voir, donne une
visionn des choses. Elle est invention qui fait découvrir. Mais la dedans, ou lè
dessous,, se trouve Pautre trouvaille qui est comme Peffet d'une étrange
cooperationn de la rencontre et de Pinvention. C'est la trouvaille qui fait voir
qu'ill y a une 'chose' qui fait voir. Cette trouvaille est Penjeu de Panamnèse,
Ellee est oeuvre puisqu'elle fait oeuvre. Elle est è la fois Peffort de garder la
fragilitéfragilité qui touche Pame, la réponse a une demande du cöté de la 'chose' et le
témoignagee qui souligne et marque Pimpossibilité de quelconque fixation par
conceptualisationn (MPhil, 180).
TrouvailleTrouvaille sans 'T': l'anamnese n 'estpas scientifique
Laa trouvaille que nous visons — par exemple dans la lecture anamnèsique de
Poeuvree pré-critique de Kant - n'est done pas historique. L'histoire est Paffaire
dee la mémoire. Trouver dans ce sens, c'est retrouver une chose perdue, ce qui
supposee la temporalité successive, suppose les conjonctions de Pavant et de
Papres.. La trouvaille d'une chose perdue exige la reconnaissance de cette chose.
144
Dans le cadre de la langue inventée par Lacan, on pourrait dire que larencontrejoue sur le
niveauu du reel, Finvention sur celui de l'imaginaire et la découverte - conditionnée par la regie
inventéee au préalable - sur celui du symbolique.
75 5
Ainsii la trouvaille ne peut pas être scientifique non plus. Elle n'est pas
découvertee d'une chose correspondant a une regie ou un paradigme donné è
Pavance.. La aussi, la mémoire joue un role décisif. Pour établir la véracité
historiquee ou scientifique d'une trouvaille, une procédure bien precise est
exigée,, operation d'établissement de la réalité que Lyotard analyse dans Le
DifférendDifférend (D, 56-92). Elle exige une phrase descriptive qui met les deux poles
dee destinateur et de destinataire sur le même niveau. Une phrase scientifique se
caractérisee par le fait que, en principe, destinateur et destinataire puissent
changerr de roles, c'est-a-dire qu'elle est 'démocratique' et que sa signification
nee dépend pas du rapport d'adresse. Une description est appelée scientifique
quandd une communauté de chercheurs a trouvé un consensus sur elle, bien
qu'unee telle situation consensuelle reste toujours provisoire et précaire.
(Cependantt ce consensus « contra-factuel » a tendance a oblitérer la chose
commee instance du 'dissensus', d'un différend inconciliable. D'oü la critique de
Lyotardd d'Habermas.15)
Pourr être vraie la trouvaille historique (a pretention) scientifique tombe sous
deuxx 'gestes' phraséologiques.16 D'abord il y a 1'ostentation : « voici le cas
trouvéé ». Une telle phrase ostentative fait usage de ce que 1'analyse linguistique
appellee des 'déictiques'. L'index, !e déictique, fait se référer la phrase a la chose
dontt elle parle, mais qui lui est extérieur. L'ostentation est 1'aspect référentiel
presupposee a la trouvaille historique. C'est Taffaire de la distanciation
nécessairee pour que le discours puisse parler de la chose. Ensuite il est
155
Cf. Rudie Visker 'Dissensus Communis. Hoe te zwijgen 'na' Lyotard ?\ in : Tijdschrift voor
Filosofie.Filosofie. Leuven: 56ste Jaargang, nr. 1, maart, 1994, pp. 37-67.
166
Lyotard critique la conception naïve de rhistoricité scientifique : « [Le referent] n'est pas la
'réalité',, il est Penjeu d'une, de plusieurs questions, qui prennent place dans une argumentation.
Lee referent y est invoqué a travers le jeu de la monstration, de la nomination et de la signification,
commee preuve administrée en soutien d'une these. Mais cette 'preuve' argumentaire qui est k son
tourr a prouver, donne lieu a argumentation scientifique, dont 1'enjeu est cognitif: est-il vrai que
cee fut ainsi ? De sorte que sa valeur probante est soumise è d'autres probations, è nouvelle
argumentation,, et cela a l'infini. [...] La réalité du referent, toujours différée, ne cesse de s'établir
danss la surcharge, dans la rature et 1'approximation meilleure de ses preuves »(HJ, 24-25).
177
Geoffrey Bennington discute la difference entre Lyotard et Derrida a partir de la problématique
dee 1'index. Dans une première version de son texte, il reproche a Lyotard d'avoir voulu penser,
surtoutt dans les années soixante-dix, la singularité en dehors des concepts et des discours. D'oü
1'argumentationn faillible de la critique sur Derrida, qui, selon Lyotard, réduirait le déictique a
rimmanencee du discours (DF, 115-116). Selon Derrida la singularité ne se pense qu'au moyen
d'itération,, qui n'est en soi qu'une representation du singulier d'une maniere singuliere. La
critiquee qu'il faut porter contre eet argument est que, dans Discours,figure,1'index n'occupe
jamaiss de maniere isolée la place de la singularité. Lyotard n'oppose pas discours et
phénomènee (figure) ; il pose leur hétérogénéité et ainsi leur difference. Cette difference est une
differencee de 1'effet: entre le plan horizontal du discours et la verticalité de la reference, il y a une
tensionn irremediable, tension qui ne peut que se traduire et se 'manifester' dans des effets de
VerstellungenVerstellungen dans le discours et dans 1'ordre figuratif bien structure. La singularité lyotardienn
n'estt pas pensee dans son isolement, hors du discours et immunisée è la problématique de
1'iteration,, et ce même pas dans les oeuvres des années soixante-dix, peut-être dirons-nous surtout
76 6
nécessairee que cette ostentation soit reliée è la phrase significative pour pouvoir
êtree reconnue. « Voici, cette trouvaille est un cas de la regie X ou du concept Y
».. Or pour sortir de la particularité singuliere d'une telle phrase ostensivesignificative,, singuliere par 1'actual ité de la designation « voici », une troisième
operationn est exigée, celle de la nomination.
Laa problématique s'explique a 1'aide de la figure ' T . La ligne
horizontalee est celle de la signification, c'est-a-dire du jugement determinant
danss lequel quelque chose, Ie prédicat, est attribué a un cas, Ie sujet. La ligne
verticalee représente la designation, c*est-è-dire qu'elle est 1'axe de reference
danss Pactualité de hic et nunc. La problématique de Puniversalisation,
présupposéee a Pétablissement de la vérité d'une trouvaille historique ou
scientifique,, se pose dans Ie point de jonction entre les deux. Ce point
d'articulationn est comme une plaie, Ie 'trou' dans Ie réseau de signification
effectuéé par Ie déictique. L'universalisation par contre exige que Ton puisse
parierr d'une chose en son absence effective. Or Ie nom propre a pour fonction
dee remplacer ou de couvrir ie 'trou du réel' (Lacan) et pour faciliter
l'universalisationn de la vérité d'une trouvaille. Le nom propre est un rigid
designator,designator, comme le dirait Kripke, suivi en cela par Lyotard. Le nom est rigid,
stable,, puisqu'il n'est pas dependant de la singularité historique d'un cas ; il est
quandd même désignateur - sans être un terme déictique - puisqu'il réfère au
cas,188 « Les nom propres conservent leur valeur désignative d'une phrase a
1'autree et d'un locuteur è Pautre » (LE, 113). Bref, pour établir la réalité
veritablee d'une chose, il faut avoir recours a la triple operation de nommer, de
montrerr et d'attribuer de la signification (D, n° 8 2 ; MPhil, 100).
L'établissementt d'une découverte historique ou scientifique exige done
1'insertionn d'un cas découvert dans un monde de noms propres et sa soumission
aa la signification. Ainsi, une double invention est nécessaire qui precede la
découvertee : celle de la langue significative et celle du réseau des noms propres.
pass dans celles-ci, puisque Ie singulier ne se manifeste qu'après coup, dans reflet de la
VerstellungVerstellung qui implique clairement 1'iteration. Que Bennington échoue a voir cette
correspondancee entre Derrida et Lyotard, cela est dü au fait de ne pas avoir transfer* le paradigme
freudienn sur la reflexion philosophique. La libidinalité lyotardienne et Pitérabilité de Derrida sont
beaucoupp plus proches qu'on ne le pense, une proximité qui s'exprime dans la matrice de la
Verstellung,Verstellung, c'est-a-dire de la repetition du même d'une maniere telle que sa difference se
signalise,, I'iteration étant la difference de 1'identique. (Geoffrey Bennington 'Derrida en Lyotard:
verschillendee singulariteiten' in: Richard Brons et Harrry Kunneman Lyotard lezen. Amsterdam:
Boom,, 1995.)
Lee texte a été modifié et repris sous le titre 'Index' dans : Geoffrey Bennington Legislations. The
PoliticsPolitics ofDeconstruction. London : Verso, 1994, pp. 274-295. La modification porte sur le quod
dee la phrase dans Le Différend que Bennington appelle, s'appuyant sur Wittgenstein, une « force
aveuglee », une force qui oblige a enchainer. Moins qu'une reduction de l'index è la loi lexique,
Derridaa infiltre les termes lexicaux par 1'index, créant ainsi des effets de différance qui sont
commee Ie mouvement de la reference a rextériorité. Ainsi, dans son remaniement du texte,
Benningtonn lui-aussi rapproche Lyotard et Derrida.
"" Saul Kripke Naming and necessity. Oxford: Basil Blackwell Publisher, 1980.
77 7
AnamneseAnamnese phiïosophique: strategie d'invagination
Laa trouvaille anamnésique est tout autre. La recherche également. S'agissant de
Durcharbeitung,Durcharbeitung, de cette perlaboration qui n'est pas argumentative
cognitive,, pas soumise aux régies procédurales de Pétablissement de la réalité,
elless sont'libres'.
L'absencee apparente de contraintes, la iiberté' d'associer, est Ie revers
d'unee disposition régulatrice forte, même violente: ne pas craindre
1'incongru,, 1'absurde, Ie scandaleux. Disposition a 'travailler a travers'
laa phrase de maintenant et a travers celles qui viennent s'y associer:
perlaborationn (MPhil, 101).
Laa libre association est la regie clinique de Freud préférée par Lyotard et prise
commee modèle pour une philosophic anamnésique. 11 la compare a la lecture
talmudique,, qui, elle aussi, est interminable en principe, puis que quelle
cherchee dans les textes historiques la presence d'une chose - d'une Voix imprésentable.199 Mais, notons-le bien, la Voix qui oblige n'est pas la 'chose'
perduee par principe. La Voix demande quelque chose, la 'chose' ne demande
rienn et ne donne pas lieu a la revelation. Elle est la sans y être, presence sans
lieuu qui se fait sentir non comme une demande a laquelle répondre, mais plutöt
commee une commande a rechercher dans et par 1'ceuvre (MPhil, 103-106).
Bienn sür, la philosophic est différente de la psychanalyse, par son
manquee d'expérience clinique. « Dans sa fonction clinique, 1'anamnèse a pour
finfin de repérer, a travers la 'Iiberté' des enchaïnements, la recurrence de quelque
signifiantt (Ie mot Ratte dans 1'analyse de L'homme aux rats). A partir de cette
recurrence,, une structure de 1'inconscient analogue a celle d'un langage (Lacan)
199
La referencee au judaïsme remplace, selon Lyotard, Ie paganisme qui serait une tradition pleine
dee strategies de « pare-excitations », è savoir de petites histoires et d'inventions de divinités (HJ,
44).. Elle s'opposerait également k la tradition chrétienne qui serait métaphysique et
réductionniste.. Cependant, il faudrait discuter de ce qui se joue dans la notion de 'voix': 1'idée
d'unn effet énergétique reste encore présente. Lyotard, a maintes reprises 1'associe a 1'aleph, la
voyellee inaudible par laquelle s'ouvrent les dix commandements. (Cf. 'La mainmise' et 'D'un
traitt d'union', in : TU, surtout les pages 5, 14, 15, 23-26, 32, 35, 38, 41, ainsi que 1'interview :
'Devantt la loi, après la loi\ in : Elisabeth Weber Questions au judaïsme Pans : Desclée de
Brouwer,, 1996, p. 183-211.) La voix est un timbre, qui ouvre la recherche du contenu des lois,
maiss qui'n'a, en elle-même, aucune signification precise. Le fait d'etre touche precede ainsi le
commandement;; 1'energétique a une fonction éthique, étant incitation a 1'interpretation des récits
moraux,, dans Van-aisthèsis 1'esthétique et 1'éthique se rencontre (Cf. 1'article 'Prescription'; LE,
surtoutt 47). Cf notre 'Een stem in steen: Lyotard op theologenpad', in: Om het levende Woord.
Kampen:: Uitgeverij Kok, 1997, pp. 67-90.
D'ailleurs,, que 1'opposition entre Talmud et tradition chrétienne soit beaucoup trop schématique,
cee dont témoigne 1'expression de Grégoire le Grand « 1'Ecriture grandit avec ceux qui la lisent »,
celaa est élaboré dans: Pier Cesare Bori L'Interpretation infinie. Paris: Cerf, 1991. Sur le
différendd concernant la Voix (ou son 'auteur') et la lettre (sa figure), cf. notre 'Het geschil en de
godsnaam',, in: Tijdschrift voor Theologie. (Jrg. 39 n°. 4). Nijmegen/Leuven, 1999, pp. 346-357.
78 8
pourraitt s'élaborer, qui rendrait compte des symptömes formant Ie tableau
cliniquee du patient» (MPhil, 101). L'anamnese qui se constitue au moyen de la
perlaborationn a pour fonction d'intégrer une interpretation et de surmonter les
resistancess qu'elle suscite. Le sujet apprend a accepter certains elements
refouléss de telle maniere qu'il se libère de la compulsion repetitive.20 Mais ce
quii peut valoir dans Pexpérience clinique, ne peut pas être generalise sans
commentaire.. L'idée lacanienne que Pinconscient est structure comme une
languee n'est pour le philosophe rien d'autre que Pinvention d'une
presuppositionn qui, a son tour, mériterait une anamnese ou une
Reconstructionn *: « Il faut moduler cette description [de Lacan] cependant:
1'élaborationn elle-même introduit des presupposes considerables (le
fonctionnementt de 1'appareil psychique, P(Edipe toute la métapsychologie), qui
doiventt être travaillés, eux aussi » (MPhil, 101). Autrement dit, il y a de la
theoriee dans la clinique et puisque cette theorie fait partie de Penchaïnement
infinii des phrases qui constitue Pexpérience humaine, elle aussi mérite
Panamnèse.. Par quelle 'chose' la theorie est-elle hantée ? Dans quelle mesure la
theoriee est-elle une trouvaille inventive, un effort de trouver, dans Poeuvre, une
positionn vis-a-vis d'ineffable de la chose 721 C'est, pour ainsi dire, une strategie
d'invaginationn : penser d'une maniere 'post-métaphysique' implique Pinsertion
dee la theorie (a pretention de neutralité absolue) dans la série dont elle est la
theorie,, en ce cas Panamnèse de la theorie freudienne.
Malgréé la difference entre le discours clinique et philosophique, on
comprendd tout de même, quant a la perlaboration, pourquoi Lyotard opte pour
sonn insertion dans le discours philosophique. En situation clinique, la
perlaborationn a pour fonction de briser la resistance qui perdure même après la
découvertee d'une interpretation acceptable de la douleur du patient. En effet, les
troiss termes mentionnés dans le titre de Particle de Freud: remémoration
(erinnern),(erinnern), repetition (wiederholen) et perlaboration (dwcharbeiten) sont trois
manièress de se rapporter au temps. Dans la remémoration, une experience
perduee est 'reconstruite' dans Panalyse et cette reconstruction donne occasion a
unee interpretation explicative. Le passé est ainsi situé dans le contexte du
présent,, sans perdre son aspect historique: Pexpérience reste passée,
PP interpretation est actuelle. La repetition est une maniere de transformer le
passéé en actualité, surtout dans le transfert d'une relation vécue sur la relation
actuellee entre analyse et analysant. La perlaboration est un rapport qui reprend
Pexpériencee passée pour la retravailler de telle maniere qu'elle devient
acceptable.. C'est un effort d'ouvrir un avenir par le biais d'un travail sur le
passé.. Ainsi les trois termes freudiens correspondent aux trois extases
200
Laplanche; PontaJiss 1997 (1967), pp. 305-306.
L'idée que la theorie a statut d'in vent ion qui pour cette raison mérite une anamnese est présente
dess les premiers écrits de Lyotard. Il considère et apprécie Jenseits des Lustprinzips comme une
'théorie-fiction'.. ('Apathie dans la theorie* in: RP 9-31. Aussi 1'art a-t-il pu donner le 1'élan
générateurr a la psychanalyse ('Freud selon Cézanne* in : DP 71-89)
211
79 9
temporelless découvertes par Augustin et reprises sous couvert de 1'intention
commee rétension et protension par Husserl (CA, 52, 99). Or, la simple
découvertee et 1'interpretation de Pexpérience vécue ne suffisent pas a libérer Ie
patientt de ses symptömes. L'insistance repetitive propre aux formations
inconscientess exige encore Ia perlaboration, Ie travail de briser la resistance
danss sa totalité. Autrement dit, comme Pexplique Freud dans Die Verneinung,
unee affirmation intellectuelle n'équivaut pas, même de loin, a 1'acceptation
affectivee de 1'interpretation.22 La perlaboration est done la brisure de la
resistancee repetitive au moyen d'une appropriation de la vérité psychanalytique,
brisuree de ce que Lyotard appelle esprit ou animus, faculté d'inventorisation
(CA,, 51) qui, en défaut de réceptivité, s'abstient de Yinventio (CA, 74-75).
Or,, si Ton tient a Panalogie des rapports analytiques a la temporalité, la
perlaborationn 'ouvre' 1'avenir, c'est-a-dire 1'indéterminé. C'est ainsi qu'il
faudraitt appréhender Ie détour qu'elle fait par Ie passé d'une autre facon que
commee une simple remémoration. La recherche anamnésique n'est pas
historique.. Cela impliquerait 1'insertion du fait passé dans un cadre présent. La
remémorationn ferme Ie futur, parce qu'elle vise a en finir avec 1'incertitude de
Poubli.. C'est une question d'imagination. La faculté d'imagination est
kantiennee - du Kant de la première critique - dans Ie sens qu'elle implique la
misee en temporalité. Par contre, Timagination qui aspire a 1'anamnèse est autre.
Sess produits « n'ont rien a faire avec 1'imagination, au sens habituel du mot (y
compriss chez Lacan), avec une synthese de formes » (L'Inh, 200). L'anamnèse
s'ouvree par 1'association libre (quant au destinateur) et par 1'écoute également
flottantee (en ce qui concerne le destinataire).
Maiss par principe la procédure anamnésique reste inachevée : la 'raison'
dee la chaine n'est pas presentable a titre d'événement initial qui
viendraitt clöturer 1'enquête. Cette 'raison' n'a pas été inscrite dans la
mémoiree comme un fait. Cependant, elle est toujours 'présente' comme
cee qui regit 1' association. Absente de la mémoire, imprésentable, elle a
'dee la presence'. (MPhil, 101-102).
LL 'oeuvre de la trouvaille
Transfereee vers 1'art ou vers la philosophique - les deux sont proches (voir icibass chapitre 4) -, l'anamnèse devient un travail de 'désoeuvrement', qui a lieu
paradoxalementt par la production d'une nouvelle oeuvre. « Désoeuvrement
n'entraïnee pas mort des ceuvres (au contraire, qu'on voie proliférer les avant222
Freud 'Die Verneinung' in : Das lch unddas Es, p. 321-322. Conséquemment, Lacan discute la
dénégationn dans le context du problème de transfer!. Lacan 'Les écrits techniques de Freud' (sém.
11 ; 1953), 1975.
80 0
gardes),, requiert lucidité dans Pinvention des procédures » (CS, 63).
1/anamnesee est également Pouverture de ce que Lyotard appel Ie 'écriture' è
1'instarr des écrivains comme Rimbaud, Mallarmé, Flaubert et autres, un terme
quee nous croyons grossièrement synonyme de celui d'ceuvre, quoiqu'il soit
réservee par Lyotard surtout a la littérature et la philosophic
[Parr 1'écriture, ils] attestent que la littérature (pour ne parier que d'elle)
n'aa jamais eu pour objet veritable que de révéler, représenter en mots,
cee qui manque è toute representation, ce que s'y oublie. Cette
'presence',, quelque nom qu'elle porte chez 1'un ou 1'autre, qui persiste
nonn pas tant aux confins, mais au cceur des representation (HJ, 16).
Ill faut écrire et penser pour pouvoir essayer de s'ouvrir a la chose. L'exercice
consistee a dépasser les bornes de 1'oeuvre que prescrivent la convention ou les
genress de discours (MPhil, 106). L'anamnese en est « I'ascese intérieure », oü
1'onn apprend la passivité sans la protection des formes intuitives ou des
categories,, dans Ie but, quand il s'agit d'art, de « faire voir ce qui fait voir »,
(Inh,, 113) et dans la philosophie, de « penser ce qui fait penser ».23 Cela exige
dee la patience, et done du temps. (Mais, comme nous 1'avons suggéré déja, pas
forcémentt Ie vieillissement: peut-on determiner un temps nécessaire a
Faccomplissementt de 1'effort de passivité ?) Il faut tenter de vaincre la crainte
quii accompagne un tel dénuement et qui garde la resistance intacte; avoir Ie
'courage'' du dénuement, en espérant que eet état donnera naissance a une
nouvellee oeuvre, a un espace et un temps inconnus.
Tell est Ie travail de Tart. L'artiste transforme ce qui n'est pas
determinablee en oeuvre encadré, Ie manifeste, dans cette forme, sous la forme
(informe)) du spasme ou d'une oscillation inquiétante - « d'une apparition vouée
aa sa disparition » (MPhil, 111) ou d'une syncope (CA, 22) -. « L'anamnèse ne
s'achèvee pas sur une réalité établie identique en nature aux données que nous
reconnaissons,, elle s'arrête (par fatigue peut-être) sur un quasi-donné [...] que
j'appelaiss Ie visuel: plutöt que vu, il fait voir » (MPhil, 110). L'ceuvre qui
'résulte'' de l'anamnèse incite è nouveau a l'anamnèse, touche Ie spectateur,
puisquee e'est d'affect a affect que la 'chose' est transmise. La 'chose' n'est pas
presentable,, elle n'a pas de témoin, mais elle touche Ie sujet sous forme d'un
233
En cela, Lyotard suit Adomo. « La pensee qui 'accompagne la métaphysique dans sa chute' ne
peutt procéder qu'au moyen de 'micrologies', écrit-il dans Le sublime et I 'avant-garde. La
micrologiee n'est pas la métaphysique en miettes, pas plus que le tableau de Newman n'est du
Delacroixx en bribes. La micrologie inscrit l'occurrence d'une pensee comme Fimpensé qui reste a
penserr dans le déclin de la grande pensee philosophique » (Inh., 114-115). Compare Adomo : «
Diee kleinsten innerweltlichen Züge natten Relevanz furs Absolute, denn der mikrologisch Bliek
zertrümmertt die Schalen des nach dem Maü des subsumierenden Oberbegriffs hitflos
Vereinzeltenn und sprengt seine Identitat, den Trug, es ware blofi Exemplar. Solches Denken ist
solidarischh mit Metaphysik im Augenblick ihres Sturzes » (Theodor Adomo Negative Dialektik,
Frankfurtt am Main: Suhrkamp 1973 (1966), p. 400).
81 1
spasmee et dans cette rencontre naït Tame (anima) dans Ie sujet, anima étant un
autree mot pour I'affectabilité du corps et de 1'esprit.
Laa forme (ou la figure) peut toujours, de prés ou de loin, être rapportée
aa une disposition intelligible et être ainsi dominee, en principe, par
1'esprit.. Mais la couleur, dans son être-la, parait défïer toute deduction.
Commee Ie timbre en musique, elle paraït défïer Pesprit, elle Ie défait.
C'estt cette defection de Ia capacité d'intrigue que j'aimerais appeler
ame.ame. Loin d'etre mystique, elle est plutöt matérielle. Elle donne lieu a
unee esthétique «d'avant» les formes. Esthétique de la presence
matériellee qui est imponderable [et en ce sens immatérielle] (L'Inh,
163). .
VanimaVanima est une affaire de corps et de chair, oü quelque puissance veut être
sentie,, ou plutöt elle ne veut rien, elle est la comme un « monstre qui a occupé
noss décombres », pour en citer comme Lyotard dans un écrit sur Malraux,
commee un « sentiment d'exister et non [comme] conscience de soi, existence
instantanéee et non vie se prêtant a une biographie » (Monstre, 633 ; aussi dans
CS,, 46, 65). Ce que Panamnèse est pour la vie psychique, elle 1'est également
pourr la reflexion philosophique: dans les deux cas elle donne naissance a
1'écrituree infinie et è une approche de la vérité qui échappe a la logique de
1'oppositionn et de la non-contradiction.
** * *
82 2
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