ÉCONOMIE 0 (Reprise d`un fragment écrit le 4 juin 20071) La crise

ÉCONOMIE 0
(Reprise d'un fragment écrit le 4 juin 20071)
La crise que nous traversons n'est pas une crise. C'est une extinction. Pourtant nous savons qu'il est
possible que tout continu comme avant, en pire. L'ombre de la mort du capitalisme durera plus
longtemps que son histoire même, l'argent s'accumulera encore jusqu'à mettre en cause les conditions
de la domination. On veut proposer des alternatives, des utopies et des non-lieux, l'autogestion et le
partage, l'open source, la contribution, la solidarité ou le blockchain, que sais-je encore, on cherche
éperdument. On veut en sortir, c'est encore une façon de continuer. En 1972, Jean-François Lyotard
avait désigné le caractère ÉNERGUMÈNE du capitalisme et l'impossibilité de développer une
résistance externe, parce qu'on continuerait alors à se soumettre aux valeurs de + et -, de profits et de
pertes, c'est-à-dire de joie et de peine, un espoir menacé, la machinerie des affects dominés. La
révolution est encore affaire de profit et de bilan, son messianisme est aussi un pari sur un gain à venir.
« La critique se fait l'objet de son objet, s'installe dans le champ de l'autre, accepte les dimensions, les
directions, l'espace de l'autre au moment même elle les conteste. »2 Il n'y a pas de limite séparant
l'intérieur et l'extérieur du système, mais un voyage aléatoire, une capacité à tout intégrer d'avance,
résistance comprise, à faire n'importe quoi pourvu que ça dure à la limite du précipice. Cette
intégrativité déréglée du capitalisme est fondée sur le développement d'une société industrielle qui
considère toutes choses comme une source potentielle d'energeia. En transformant la matière première
on peut l'utiliser, de sorte que l'exploitation est sans limites, elle concerne la terre, le cosmos, tout ce
qui est. Marx avait défini l'argent comme équivalence générale3. L'argent est quelque chose qui vaut
pour toute chose, comme toute matière peut être convertie en énergie : « La monnaie n’est pas valeur
en soi, mais l’opérateur de la valeur. Elle est surtout fondamentalement l’effet d’une croyance
collective en l’efficacité de son pouvoir libératoire puisque chacun, pour accepter le signe monétaire,
tire argument de ce que les autres l’acceptent également et réciproquement. »4
Certains phénomènes contemporains semblent pourtant échapper à la dialectique de la domination et de
la résistance, du gain et de la perte. Les dépenses et les gains y sont équilibrés et annulent l'attente
affective. C'est une ÉCONOMIE 0 qui ne s'oppose ni ne s'associe au libéralisme. Elle y est
indifférente parce qu'elle sait combien toutes les contre-propositions au pouvoir sont un reflet de son
emprise. Le neutre économique désigne un espace apathique ni extérieur ni intérieur au système des
échanges. Cette logique du « ni ni » n’est pas une manière de suspendre l’économie, encore moins de la
dénoncer, il ne s’agit pas d’une attitude passive, mais la mise en place de stratégies qui défie les
clivages identitaires. Il y a de l'inappropriable. Car les pertes et les profits construisent des affects,
craintes et satisfactions, attente ou précipitation, défense ou prédation. Ces affects diminuent la
puissance des flux en retenant, en délivrant et en identifiant. Ils cherchent à les stabiliser dans des
formes substantielles. Avec l’économie 0, il s’agit de laisser les flux couler, beaucoup ou peu, de
manière contingente. Extraction, coupure, décodage et encodage des flux sont des fonctions de
production non de bilan. Le bilan arrête l’écoulement conçu comme une hémorragie à soigner. La
production exprime la contingence : tout est possible. L’économie 0 n’est pas une économie a minima
de subsistance. Les flux dépensés peuvent être importants, peu importe puisqu’il n’y aura ni perte ni
gain, ni déception ni satisfaction, nulle espérance en un avenir meilleur ou pire, simplement la
1
http://chatonsky.net/fragments/economie-0/
2 Lyotard, J.-F. (1994). Des dispositifs pulsionnels. Galilée, p. 24.
3 Marx (1872), Le Capital, Lachâtre, p. 26
4 Lordon, F. (2010). Capitalisme, désir et servitude. La Fabrique éditions, p. 27-28
factualité de ce qui est effectivement produit.
En 2001, un informaticien allemand rencontre à son domicile un ingénieur après plusieurs échanges sur
Internet. Au cours de la soirée, avec son consentement, il le dévore. Toute offre peut trouver sa
demande sur Internet, l'anthropophagie est AUTOPHAGIE. Le réseau n'est pas l'espace d'une nouvelle
liberté permettant de filer le long de rhizomes, remplaçant la verticalité du pouvoir par l'horizontalité
des multitudes. Il est aussi affaire de protocoles5, de fluidification contrôlée. Il est le lieu du possible :
tout peut être parce que tout est. Partout des images qui ne représentent rien, elles se produisent d'elles-
mêmes, imprévisibles et turbulentes, tourbillonnaires. Il n'y a plus perte ni gain, plus de convertibilité,
mais simplement la contingence des affects. L'économie 0 est à l'oeuvre dans des dispositifs
autoréférentiels qui se nourrissent d'eux-mêmes. Ils adoptent la rétroaction cybernétique comme un
principe de production matérialiste. Ainsi, lorsque Viola branche, dans Information (1973), la sortie
d'une machine sur l'entrée d'une autre machine, il produit non seulement un signal qui ne représente
rien, mais il met en boucle cette production qui devient un processus continu et variable : « Chaque fois
que je poussais le bouton, cela donnait quelque chose de différent »6. Google Will Eat Itself7 (2005) de
Paolo Cirio, génère des revenus par des publicités Google permettant d'acquérir des actions de la même
entreprise. Tout se passe comme si Google s'achetait lui-même. A Tool to Deceive and Slaughter8
(2012) de Caleb Larsen est un cube en vente sur Ebay qui, toutes les 10 minutes, vérifie si son enchère
est terminée, auquel cas il se remet automatiquement en vente. Si quelqu'un l'a acheté, alors l'ancien
propriétaire doit envoyer au nouvel acquéreur l'objet afin que le cycle recommence. Avec User
Generated Server Destruction (2014) de Stefans Pixelkino, il est possible de se connecter à
http://www.ugsd.net et de piloter des marteaux qui détruisent un ordinateur sur lequel est hébergé le
site. Gustav Metzger a développé depuis 1959 un art autodestructif9 intégrant l'ordinateur et l'ensemble
des activités humaines à des processus de dislocation ne produisant aucun reste ou ruine. L'entropie est
renversée par une autodestruction qui témoigne du caractère compulsif de la consommation et de
l'obsolescence programmée des objets. Elle devient une autoproduction et accélère10 par même
jusqu'à un point 0 qui n'est plus dans l'espace du capital, parce qu'elle ne le reconnaît plus.
5 Galloway, A. R., & Thacker, E. (2007). The Exploit: A Theory of Networks. Minneapolis: Univ Of Minnesota Press.
6 Interview donnée à Paris, aux Cahiers du Cinéma, en février 1984
7 http://www.paolocirio.net/work/gwei/
8 http://caleblarsen.com/projects/a-tool-to-deceive-and-slaughter/
9 http://oldsite.english.ucsb.edu/faculty/ayliu/unlocked/metzger/selections.html
10 http://criticallegalthinking.com/2013/05/14/accelerate-manifesto-for-an-accelerationist-politics/
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