Dans une seconde remarque, je voudrais me rapprocher un petit peu de la question de la
géographie, en soulignant que nous sommes plusieurs à avoir indiqué que
postmodernité
peut signifier deux choses. D’une part, une prise de parti quant à la caractérisation de l’époque,
de notre époque, donc d’un état objectif des choses et, au fond, cela concerne peut-être la
géographie. D’autre part, la postmodernité désigne également une attitude ou une manière de
penser, une manière de conduire sa pensée et son écriture. Ce deuxième niveau de
problèmes doit être considéré pour lui-même, il concerne aussi la géographie, mais la géographie
moins dans sa capacité à analyser le monde que dans sa capacité à réfléchir sur elle-même et à
construire sa propre épistémologie.
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Je précise rapidement le premier point : concernant la postmodernité comme
caractérisation de l’époque, ce que l’on peut observer, en particulier chez les géo-graphes (mais
ils ne sont pas les seuls), c’est une certaine ambivalence des positions, puisque l’on a affaire
finalement à des descriptions assez sensiblement différentes, voire opposées. Par exemple, dans le
travail important d’Edward Soja, la postmodernité est identifiée, fondamentalement, avec
le retour, ou l’affirmation, des problématiques spatiales. L’espace deviendrait (ou serait
redevenu) un des éléments caractéristiques des sociétés contemporaines, et c’est cela qui, selon
Soja, ferait passer de la modernité caractérisée par la primauté du temps à la postmodernité
caractérisée par la primauté de l’espace. À l’inverse, il y a d’autres positions — celle de David
Harvey par exemple — qui mettent l’accent sur ce que l’on appelle la contraction de
l’espace-temps. D’autres positions caractérisent la postmodernité comme une situation
culturelle dans laquelle l’espace devient de plus en plus virtuel, à tel point même qu’il
deviendrait pour certains, je pense à Giuseppe Dematteis par exemple, moins une réalité
qu’un message. Je crois qu’il y a là une ambivalence, pour le moins, dans la caractérisation par
les géographes de ce qu’il en est de l’espace dans les sociétés dites postmodernes, sur lesquelles il
faudrait peut-être revenir.
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Cela étant, les trois grands thèmes qui traversent la littérature postmoderne quant à la
caractérisation de l’époque, les trois grands objets de travail qui semblent traverser peu
ou prou l’ensemble des sciences sociales, dont la géographie, sont les suivants : le premier
thème, celui de l’identité, et plus précisément l’incertitude quant à la définition des identités à
quelque échelle que ce soit, un thème qui traverse aussi bien la psychologie, que l’anthropologie
et évidemment la géographie ; le deuxième thème, la question des cadres de l’expérience du
monde, où l’on retrouve la question de la contraction de l’espace-temps, et où l’on retrouve
également la question de ce qu’on pourrait appeler la médiatisation, de la virtualisation, et le
développement de ce que Baudrillard appelle les simulacres. Cette déréalisation progressive du
réel, cette idée que le réel se confond de moins en moins avec le tangible, cela pose un problème
quant à la conscience de réalité qu’il est possible de développer dans l’expérience du monde ;
troisième thème enfin, celui de la représentation, ou de la critique des représentations. La
pensée moderne, comme l’a montré le philosophe américain Richard Rorty [1][1] Rorty Richard
(1989). Philosophy and the mirror of... dans Le Miroir de la nature, s’est largement appuyée sur la
métaphore du miroir (et ses vertus réfléchissantes), pour penser le mouvement de la
connaissance. Or justement, ce qui caractériserait l’époque postmoderne, ce serait une crise de la
représentation, c’est-à-dire, plus précisément, une augmentation de la part d’opacité dans la
connaissance, et une diminution de la transparence, ce qui conduit plus généralement à une
interrogation sur le langage, et sur les vertus que posséderait le langage pour rendre compte de la
réalité. Dans cette perspective, les postmodernes vont privilégier les analyses de type
pragmatique, ils vont parler moins en termes de représentation qu’en termes de « coups » ou de
jeux de langages. La question qui est posée est celle de la caractérisation de la réalité, et de la
possibilité même de la caractériser. Cette question touche, pour les géographes en particulier, aux
thématiques spatiales.
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Le second point, qui concerne l’épistémologie, peut-être le plus important, est celui de la
légitimation des discours. Une des références importantes des postmodernes aux États-Unis