Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud, Lyotard)

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Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud, Lyotard)
Doude van Troostwijk, C.H.
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Doude van Troostwijk, C. H. (2003). Trouvaille. Anamneses de la critique (Kant, Freud, Lyotard) Straatsburg: in
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Download date: 04 Jun 2017
Conclusion n
Onn a dit que toute Phistoire de la philosophic occidentale se resume a une série
dee notes explicatives de Platon. Notre recherche n'était pas une exception. S'il
fallaitt determiner !e texte dont elle est Ie commentaire, il s'agirait du Banquet,
ouu la discussion entre Socrate et ses amis se concentre sur YEros. En germe, on
yy rencontre la « désirologie ». Pausanias nous enseigne que si Ie désir érotique
entree amis sert a apprendre la science ou la vertu, son principe doit être Ie même
quee celui qui gouverne la quête philosophique (184d)\ Ainsi, il affirme que le
désirr de la sagesse et du bien joue un role essentiel dans la philosophic Sa
descriptionn est encore approfondie par Socrate, quand ce dernier enseigne que
cee désir est universel et décisif pour Y eudaimonia, et que c'est pour cette raison
quee la philosophic Test (204c). Selon le Banquet^ la philosophic se nourrit du
désir. .
DésirologieDésirologie et trouvaille
Laa désirologie se défïnit en gros comme la recherche (logos) sur ce désir, c'esta-diree sur Inspiration philosophique au savoir. Plus spécifiquement, dans notre
definitionn la désirologie est la philosophie qui, en étant recherche, se pose la
questionn de sa propre possibilité. Cette reduction de Pusage du terme è la
recherchee de Porigine de la recherche philosophie pourrait aussi trouver son
inspirationn dans le Banquet. Pour Phaidros, qui ouvre les reflexions autour de la
tablee rassemblant les amis, YEros est la divinité d'origine cosmique. En suivant
Hésiode,, il souligne que Yeros et la gé (terre) ont été générés dans le chaos du
commencementt (178b). Eros est le dieu d'origine formatrice, force de beauté et
dee bonheur, qui se realise dans Pêtre dont la terre est le siège. Reconnaissable «
passionn d'origine » , nous avons suivi néanmoins la critique de Socrate comme
quoii YEros ne peut pas être identifié au principe formel ou final de Pordre
cosmique.. Plutöt, comme YEros concerne la passion et non pas le résultat de
cettee passion, nous avons identifié la désirologie philosophique par la formule
11
Nous citons le Symposium dans : Werke in acht Bonden (Griechisch undDeutsch; Band 3).
Darmstadt:: WBG, 1990 (1977), pp. 209-394. Reference est faite dans le texte.
479 9
qu'ellee est la recherche de et sur ce qui incite a la recherche. C'est aussi dans
cettee perspective qu'on doit parier, en philosophie, de la «trouvaille ».
Sii Ton accepte de caractériser la pensee comme une recherche, la « trouvaille
désirologiquee » en philosophie concerne la rencontre avec ce qui donne a
penser.. Cette trouvaille radicale est un objet désirologique impossible (et c'est
enn ceci que notre usage du terme est incompatible avec celui d'Urban, qui est
psychosociale).. Trouver ce qui fait chercher, rencontrer ce qui fait penser, cela
nee s'affirme que dans Ie fait même de chercher ou de penser. La trouvaille
désirologiquee concerne ainsi 1'énigme de la dynamique interminable de la
penseee reflexive, concerne « la vie de 1'esprit ». Interminable, elle 1'est dans la
mesuree oü la « trouvaille » désigne Ie rapport aporétique qui existe entre
chercherr et trouver: si 1'on trouve ce qui fait chercher, on cherche déja pour Ie
(re)trouver.. Paradoxe signifiant que la trouvaille de 1'origine de la pensee ne
peutt se révéler que dans sa perte. Et que cette perte est continue (comme, pour
Lyotard,«« 1'état de naissance de la modernité » était continu).
Cettee perte n'est done pas privative. Elle ne peut Fêtre, puisque la «
trouvaillee » n'est pas Ie résultat, mais 1'incitation conditionnelle a la recherche.
C'estt seulement dans la pensee en representations qu'on utilise la notion de
trouvaillee dans Ie sens de « résultat ». On 1'appelle alors invention ou
découverte.. La «trouvaille » est a 1'origine ce qui provoque de telles trouvailles
(dess résultats ou des effets de la recherche), sur Ie mode du futur antérieur. La «
trouvaillee » ne se trouve pas, mais on trouvera qu'il y a eu une « trouvaille »,
dontt témoignent des effets ou des produits.
LapauvretéLapauvreté abondante de la philosophie
C'estt ici qu'il faut avouer que notre recherche de la trouvaille n'est qu'une
nouvellee mise en concept de la lecon de Diotime. La « trouvaille » étant la
rencontree avec 1'instabilité permanente, elle est a la fois la Tm' de la recherche
philosophique,, sa plenitude, et la rencontre avec son commencement, sa
pauvreté.. Après que chaque participant au banquet a offert a sa maniere un
élogee de YEros, Socrate, élève de Diotime en affaires d'amour, prend la parole.
Ill explique YEros a 1'aide du mythe de sa naissance qui Ie pare d'un caractère
tragique.. Il raconte. A la fête de la naissance d*Aphrodite était invite Poros, Ie
filss de Metis (son nom signifie inventivité, sagesse et habileté) dont Ie nom est a
comprendree comme « pouvoir, abondance ». Apparemment, Ie fils se révolte
contree son père prudent. Saoülé au nectar, il s'endort dans Ie jardin. C'est la que
Iee trouve Penia, dont Ie nom signifie « Ie manque », qui se sent attirée par cette
ivressee d'abondance et se fait faire un enfant par lui. Ce sera Eros, qui en tant
qu'enfant-nomadee sans domicile fixe, manifeste la descendance maternelle.
Maiss il est aussi chercheur, sophiste inventif plein de moyens, avec un penchant
480 0
aa rexces comme son pere. Eros est en cela un cas limite, une figure borderline,
mourantt et régénéré è la fois (203 d-e). Cette condition « érotique » est, selon
Diotime,, également celle de la philosophie. Eros invente pour perdre, ce qui fait
qu'ill ne connaït ni pauvreté ni richesse. « Was er sich schafft, geht ihm immer
wiederr fort, so dafi Eros nie weder arm ist noch reich. Und auch zwischen
Weisheitt und Unverstand steht er immer in der Mitte » (203e). Ni les dieux, ni
less sages, ne pratiquent la philosophie, puisque la philosophie est Ie désir de la
sagessee qui s'éteint si la sagesse est trouvée. Et, inversement, les ignorants ne la
pratiquentt pas non plus, puisqu'ils se satisfont du status quo, sans ambition
quelconque.. Tel est YEros, ce philosophe désirant savoir sans jamais
«disposer»» de ce savoir. Diotime apprend a Socrate a donner, dans la
philosophie,, Ia priorité a Ia perspective du désirant au détriment de celle du
désiréé (204c).
L'essencee de la désirologie ne se trouvant pas dans Ie résultat, la «
trouvaillee » désigne alors la rencontre avec 1'inadéquation radicale des facultés
dee representation. La désirologie est radicale en raison de 1'impossibilité de la
rencontree avec Pobjet du désir réflexif, dans des inventions et des découvertes
quii ne sont que secondares et inadéquates par rapport a la trouvaille radicale. Si
ErosEros trouve en perdant, reproduisant la dynamique continue du vieillissement et
duu renouvellement, c'est parce que Pexcès auquel il s'adonne ne provoque que
Iee sentiment de manque. Il dispose de tous les moyens (porof), sauf de celui de
s'approprierr ces moyens (penia). Ni la découverte ni Pinventivité, ni 1'acuité ni
laa créativité, ne sont en mesure d'achever Ie désir, puisqu'en el les aussi peut se
rencontrerr la trouvaille qui donne a chercher. L'objet absolu de la recherche, la
«« trouvaille », est cache dans des trouvailles (inventions et découvertes).
Lyotardd parle a ce propos de structure de dissimulation.
C'estt sur ce point que Socrate aussi critique les panégyristes. Le fait que Ie fils
néé du « manque » et de la « surabondance » devienne 1'admirateur aveugle
d'Aphrodite,, et qu'il soit continuellement envouté par sa beauté alors qu'il est
lui-mêmee ignoble, n'a pas pour consequence qu'il soit beau ou qu'il soit un
principee de Pordre cosmique. Agathon, tragédien et organisateur du symposion,
avaitt tort d'identifier dans son panégyrique Eros a un dieu juvenile qui fait
naitree dans Pame tout ce qui est beau et bien. Ses louanges font perdre de vue
Pambiguttéé d'Eros. Eros, comme principe explicatif du désir, ne peut être
identifiéé è la fin du désir. On ne rend pas comprehensible le désir en postulant
saa fin. Au contraire, on ne le rend que plus incomprehensible encore. Si le
principee est la fin, on comprend Paccomplissement du désir mais on omet sa
dynamique.. Si Eros est le principe d'une aspiration a la beauté, il ne la possède
pas.. Il n'est done pas dieu, mais daimon (200e). Ainsi, le symposion procédé
commee les autres maltre-dialogues de Platon a Vanamnese de I'origine du désir
481 1
quii est, comme recherche de 1'origine de la philosophic, anamnese de la
trouvaille. trouvaille.
AnamneseAnamnese et trouvaille de l'madéquation
Lee mot d'ordre de notre recherche est done anamnese. Recherche de
1'inadéquation,, Vanamnese cherche la « trouvaille » que la presence échappe a
laa representation (sa mise en situation, en phrase articulée). Pensee limite, done,
puisqu'ellee est rencontre avec 1'inadéquation de la thématisation avec
1'effectivitéé singuliere, inadéquation de Vin situ et de Vin actu. Cette pensee
déconstruitt alors la definition métaphysique de la vérité comme adéquatio rei et
intellectu.intellectu. L'inadéquation reside dans le rapport entre cogito et esse. La
deductionn ontologique n'est pas possible, e'est-a-dire qu'il y a brisure entre
VeinaiVeinai et le logos. C'est dans cette brisure que le désir puise son énergie. On
définitt alors Vanamnese de la trouvaille comme la recherche de Pêtre « dans
sonn retrait», 1'existence ek-siste par rapport a la pensee qui se découvre comme
«« dérobée » par rapport a Pêtre.2 Toute découverte ou invention dans la pensee
n'estt qu'un effet inadéquat de la rencontre avec cette ek-sistence.
Onn nous reprochera que cette conception de V anamnese ne soit pas
platonicienne,, pas maïeutique. Chez Platon, l'esprit mortel cherche la proximité
dee belles choses parce qu'elles provoquent en lui le souvenir de sa descendance
divinee (209c). Bien que notre intention ne soit pas d'interpreter mais de
commenter,, nous remettons en question que Vanamnese se réduise è la
reminiscencee des idees dont le souvenir s'efface dans le processus
d'incarnation.. Diotime donne de 1'anamnese une image beaucoup plus
dynamique.. Elle souligne le caractère performatif du désir. Ce n'est pas la
beautéé qu'on désire, c'est la generation en beauté, la procuration de quelque
chose,, de physique ou de psychique, sur le mode de la beauté. « Weil eben die
Erzeugungg das Ewige ist und das Unsterbliche, wie es im Sterblichen sein kann
»» (206e-207a). C'est seulement dans la production, qui est toujours la
transformationn du rien en quelque chose, que 1'être mortel peut réaliser un peu
d'éternité.. Etant daimon philosophique, Eros realise le désir de Pinfïni par une
performativitéé continue, par une ex-périmentation. L'immortalité, aspiration
naturellee de l'esprit humain, n'est realisable que par le renouvellement infini
(207d).. Les dieux seuls préservent étemellement les idees. Chez Phomme,
1'éternitéé implique que toute perte soit remplie par une nouveauté qui soit
destinéee a être perdue (208a-b). Bien que, selon Diotime, pour le philosophe
réussii la beauté absolue ne se manifeste que dans une intuition immediate
(212a)) et qu'il lui faut descendre de 1'au-dela pour la réaliser (selon la Politeia
danss le polis), 1'infmité de Vanamnèse reste. L'état mortel de l'esprit empêche
laa realisation parfaite de 1'éternel.
Jean-Lucc Nancy La pensee dérobée. Paris : Galilée, 2001.
482 2
SupplementsSupplements a la philosophic: discours psychanalytique, conduite artistique
Enn tant que reflexion sur 1'inadéquation ontologique, la philosophic provoque
(auu moins) deux complements, Tun discursif et Pautre pratique. La désirologie
dépassee Ie domaine de la logique aristotélicienne (logique de non-contradiction)
ett de la dialectique oppositionnelle sur lesquelles s'appuie la métaphysique.
Premierr supplément. De même que Diotime fait la recherche
anamnésiqueanamnésique par le biais d'une reflexion sur Ie mythe d'Eros, de même la
reflexionn freudienne peut servir a élucider la philosophie désirologique. Les
sourcess d'inspiration freudiennes sont, selon nous, constantes dans Poeuvre
d'ailleurss tres variée de Lyotard.3 Avec Freud, Lyotard découvre la difference
commee le rapport qui ne se reduit pas a Popposition avec laquelle comptent les
logicienss et les philosophes discursifs. La difference est, comme YEros, un
principee de P« entre-monde » (Klee). En maintenant a la fois séparées et
ensemblee les extremes de Fopposition, elle a une fonction révélatrice. D'un
cöté,, sans que les choses soient différentes, ni la notion d'opposition, ni par
conséquentt un quelconque discours synthétisant ne seraient possibles. D'un
autree cöté, c'est la difference qui fait obstruction a Phomogénéisation de Fêtre.
AA la place de Freud, Lyotard aurait pu citer la critique socratique sur
Fopinionn d'Erixymachos et d'Aristophane. Selon le premier, YEros est le
principee naturel qui soude ensemble ce qui est oppose, principe thérapeutique et
musicall d'harmonie (186d). Ce principe d'opposition harmonisée, Aristophane
yy adhere en expliquant le mythe célèbre de Phomme clivé qui, dans la vie, ne
peutt faire autrement que chercher sa contre-partie perdue et qui, en ce faisant,
cherchee F unite perdue de Fêtre humain essentiel (191d; 192e). Diotime, par
contre,, apprend qu'il faut se méfier d'un tel manichéisme conceptuel (202a-b).
UErosUEros n'est pas le principe de 1'harmonie et de la beauté. Mais cela n'implique
pass qu'il soit enüèrement polemos et laid. Ne pas être beau n'équivaut pas a être
laid.. Ainsi, dans la philosophie, il ne faut pas identifier « ne pas être savant » a
«« être ignorant». Par exemple, une opinion sans legitimation connue se trouve a
mi-cheminn entre F ignorance et la sagesse. De même, il y a un « entre-monde »
entree d'un cóté la beauté et le bien, et d'un autre la laideur et le mal. La fonction
dee Fopinion sans legitimation est de lier Fabsolu et le relatif. Elle se charge que
Fêtree se rappoite è lui-même (202e). Ainsi, YEros maintient Pécart et
rassemble;; il travaille oü il y a difference.
33
*[Lyotard :] Vous savcz que Geoffrey Bennington a fait un Iivre en prenant Discours, figure,
ÉconomieÉconomie libidinale et Le Different! et en disant que j*y dis toujours Ia même chose.
[Interviewer:]] Oui, et je ne suis pas tout èfait d'accord sur ce point... [Lyotard :] ... mais il a
sürementt raison pourtant J'ai rimpression que je tourne toujours autour des mêmes problèmes
simplementt en les nommant autrement et peut-être en les posant autrement Examen oral.
Entretienn avec Jean-Francois Lyotard' in: BrOgger, Niels; Frandsen, Finn; Pirotte, Dominique
(éds.)) Lyotard, les déplacements philosophiques. Brussel : De Boeck-Wesmael, 1993, pp. 138139. .
483 3
Danss un souci de fidélité a cette ambiguïté d'Eros, il nous faut corriger
rinterprétationn simplificatrice que donne dans Rudiments païens Lyotard du
livree platonicien. Le manque, penia, motive la recherche, par 1'absence de
Pobjett désiré. Lyotard Pidentifïe partout dans Phistoire de la philosophie
occidentale.. Le Penia fait trou dans le discours philosophique, et lui procure
ainsii une orientation. Par exemple, le «Grand Signifiant lacanien, le Dieu de la
théologiee negative, ou Pidée régulatrice kantienne, ces « grands zéros »,
imposentt leur loi a la pensee et au désir, raison suffisante pour Lyotard, dans ses
premierss livres, de caractériser la métaphysique comme nihiliste. La philosophie
affirmativee que cherche Lyotard s'inspirait en tout du poros, principe païen et
sophistiquee qui pense la oü la logique aristotélicienne se perd dans Paporie.
L'effortt de penser le désir d'une maniere purement affirmative devait
échouer.. Ce n'est pas seulement le naturalisme, selon 1'autocritique de Lyotard,
quii n'était pas acceptable. La raison de eet échec est radicale. Dans VEros, le
cötéé maternel ne se sépare pas du cöté paternel. Si Lyotard defend le parti des
rudimentss païens, « d'un Eros qui est tout Poros », il oublie que VEros est, en
lui-même,, fils d'un mélange des « incomposibles », qu'on ne sépare pas Poros
ett Penia, que le manque est précisément pour ainsi dire « Feffet » de la
surabondancee de 1'être, comme, inversement, la surabondance de Pêtre « est due
»» a Pinsuffisance des moyens philosophiques. C'est pour cette raison que le
Lyotardd des années soixante-dix avance une refutation libidinale du nihiliste
Lacan,, pour lui emprunter, quelques ans après, la « Chose », qui est, chez
Lacan,, le lieu de rencontre entre Pexcès et le manque. Si Ton a écrit« effet» et
«« être dü », c'est que, quand il s'agit de 1'impensable, on doit parier un discours
inadéquat.. Personne ne « découvre » qu'il y a une effectivité (une causalité) qui
estt telle que la pensee est défectueuse ; personne n'« invente » un discours dont
Peffett secondaire serait la découverte de la surabondance ontologique. Si Ton
parlee de « découverte » et d'« invention », e'est de maniere provisoire, et c'est
quee Ton parle trop tard ou trop töt.
Deuxièmee supplément: la « Chose » est Pobjet introuvable de la recherche
artistique,, ce qui a dirigé continuellement Lyotard. La creation est
essentiellementt inachèvement. Elle est experimentation, elle est periri
(peiraomai,(peiraomai, chercher) dans V ek-sistence, extériorité dans ^ laquelle
1'experimentall se trouve engage sans distance. On ne déduit pas Pêtre de la
pensee,, e'est-a-dire que Pêtre est la condition absolue de la pensee dont
Pinexistencee effective est, pour Phomme, une contradictio in terminis. Le
retraitt de Pêtre ne se déduit pas par la pensee, on ne le pense pas, on le 'sent', et
44
« En invoquant le desir, on n'a encoreriendit, car il s'entend fort bien, Diotime 1'enseignait déja
auu crédule Socrate, comme Penia, le manque; et cela suffit pour que la representation conserve
touss ses droits. Elle sera seulement plus nostalgique, mystique:richetradition, en Occident, de la
théologiee negative du desir. Mais 1'humour procédé d'un Eros qui est tout Poros, rien que moyen
dee moyenner, comme d'une logique sans aporie et d'une politique sans utopie »(RP, 58).
484 4
c'estt en cela que la philosophic trouve son partenaire dans Part. Déja pour Kant,
1'expériencee de beauté était I'experience désintéressée, experience détachée de
laa lourdeur de 1'être, qui ainsi se révèle comme extériorité absolue. Pour 1'artiste
commee pour Ie public, la production artistique n'est que 1'effet secondaire de la
recherchee de Ia presence (de son actual ité effective). Ceci se manifeste dans Ie
géniee artistique qui, comme Ie savait déja Kant, donne a penser infiniment grace
èè la liberté des formes et des couleurs (qui, dans la conception kantienne, exige
pourr cette raison Ie gout afin de ne pas se perdre dans Ie chaos ; KdU, §48-49,
164-174).. L'art du génie est originaire et contagieux, dans Ie sens qu'il donne a
penser,, a retravailler et a produire.
DoubleDouble gênitif(l) : anamnese de la trouvaille
Ainsi,, art, theorie psychanalytique et philosophie forment, dans la reflexion
lyotardienne,, Ie triangle désirologique. La philosophie n'est pas psychologie,
maiss la reflexion analytique nourrit la philosophie sur Ie point de 1'impensable
retraitt ontologique. La philosophie n'est pas art, mais elle y apprend a réfléchir
librement.. Et, a son tour, cette experimentation rime, selon Lyotard, avec «
1'attentionn librement flottante » que present Freud dans des situations cliniques,
attentionn qui trouve ses racines dans Ie refoulement originaire (dans Ie
traumatique)) et qui recoit un statut ontologique si Ie refoulement s'appelle «
retraitt de 1'être ». D'oü Ie double génitif dans Ie titre de la première partie,
AnamneseAnamnese de la trouvaille : c'est un génitif objectif puisque la «trouvaille » est
1'objett de notre recherche; et c'est un génitif subjectif parce que c'est grSce a la
«« trouvaille » que la reflexion anamnésique se met en route. L'anamnese est
donee tout autre chose que reminiscence. La «trouvaille » ne s'avere que dans la
perte.. Ainsi, la notion de « trouvaille » désigne Ie caractère en premier lieu
transitoiree de la philosophie, sous le double aspect de Poros (« trop ») ou de
PeniaPenia («trou ). Elle ne se manifeste qu'aux limites du discours philosophique et
dee sa pratique, quand la philosophie rencontre le discours psychanalytique et
1'attitudee artistique.
DoubleDouble génitif (2): trouvaille de la critique
Nouss sommes partis d'un double presuppose quant è 1'oeuvre de Lyotard.
D'abord,, nous pensons qu'elle s'articule autour de la thématique désirologique
(freudiennee si 1'on veut). Ensuite, nous croyons qu'elle concerne la
dissimulationn de 1'absolu dans la representation qui n'est detectable que comme
effett événementiel. C'est la philosophie de la dissimulation que Lyotard appelle
«« postmoderne », et qui est la recherche de 1'inarticulable dans les
485 5
representationss (inventions ou découvertes) philosophiques modernes. Le
postmodernee désigne Pétat de naissance de la pensee, qui non seulement
devancee la pensee, mais qui est un état constant; qui lui est non seulement
antérieur,, mais qui est en fait un état constant de la pensee. Ainsi, la
«trouvaillee », la recherche de Pinadéquation de Pêtre et la pensee, est dans
notree interpretation Pobjet (impossible) de toute Pceuvre lyotardienne.
Laa definition lyotardienne du postmoderne nous a poussé a chercher
danss les textes pré-critiques de Kant la notion de « trouvaille ». Le titre de
TrouvailleTrouvaille de la critique, son double génitif, s'explique par cette même
perspective.. Historiquement, le pré-critique precede comme lieu de sa naissance
laa critique, qui a été Pobjet d'une (série de) trouvaille(s). Systématiquement, la
«« trouvaille » que nous avons cherchée était celle de la critique. El!e est 1'état«
constantt » oü la critique puise sa vie et sa nécessité. Dans notre deuxième
partie,, ces deux perspectives sont enchevêtrées. En analysant quelques étapes
textuelless vers 1'invention de la critique, nous reconstruisions ce processus
historiquee en vue du retrait de 1'existence et de Pinadéquation ontologique.
D'oüü notre point de depart, selon lequel la brisure dans le concept tf intuition
intellectuelle,intellectuelle, due a la consequence radicale tirée par Kant de la non
déductibilitéé de Pêtre, prefigure la problématique de la future critique et les
solutionss qu'elle va découvrir ou inventer. L'être est non-déductible, puisque la
presencee est toujours présupposée è Peffort réflexif de la légitimer. Toute «
thématisationn » de Pêtre échoue a penser Pêtre dans son actuelle effectivité.
Oppositionn réelle et incongruence sont des termes qui reflètent
Pinadéquationn ontologique, Pun sur le terrain de la logique (de la discursivité),
Pautree sur celui de la geometrie (de Pintuition). Malgré, ou grêce a ce retrait de
Pêtre,, ou bien, ce qui revient au même, è son inaccessibilité, Kant invente une
descriptionn métaphysique de forces basée sur le principe de Popposition réelle.
Cettee opposition ne se reduit pas a Popposition logique, purement formelle.
Pourr la penser, il faut faire usage de la mathématique sans qu'on puisse y
réduiree la philosophic Rien de surprenant alors qu'on la retrouve dans la
logiquee transcendantale de la première critique (la table de rien) qui est un effort
dee rendre justice k Pexpérience réelle qui demande la logique de la synthese a
priori.priori. Pour nous, la découverte du principe d'incongruence s'avère être la plus
importantee et la plus decisive. L'incongruence implique que deux objets qui
sontt identiques dans la description (géométrique) s'avèrent être radicalement
hétérogèness (in-superposables) dans Pexpérience concrete. Le devoir et le
pouvoirr de Porientation spatiale révèle Pinadéquation de la geometrie pour
penserr Pespace. C'est le sentiment qui s'impose ici pour suppleer a la pensee
danss son insufïisance.
486 6
DoubleDouble génitif(3): anamnese de la critique
Danss la troisième partie, nous avons trouvé que la structure d'incongruence
(homogénéitéé dans la description ; hétérogénéité dans Feffectivité concrete) se
reproduitt dans celle de la raison critique, et comment elle Ie fait. C'est elle qui
motivee Ie besoin de faire la critique, puisqu'elle se réfère au retrait de 1'être
aboutissantt è 1'inadequation de la pensee discursive et intuitive par rapport a
1'êtree expérimenté. Autrement dit, se manifestant de la sorte dans un sentiment
dee «trouvaille », ce sentiment d'incongruence est Ie signe de la rencontre avec
1'inadéquationn ontologique. Il signale qu'il y a a chercher et a penser. Le
sentimentt est ainsi le supplément indispensable a la reflexion rationnelle, a
laquellee il indique 1'inadéquation, en signalant ce qui donne a penser, la «
sourcee » effective du penser, a savoir la rencontre avec 1'inadéquation. Ce
sentimentt est, dans le vocabulaire lyotardien, « tautégorique » dans la mesure
qu'ill oriente la pensee sur son propre état
Laa «trouvaille » d'incongruence est ce qui motive la reflexion radicale
dee ranamnese. D'oü le double génitif du titre Anamnese de la critique. Il s'agit
dee la recherche reflexive de la source d'oü vient le mobile pour « Finvention »
ouu « la découverte » de la critique, mais cette recherche est aussi critique
(radicalisationn de la critique) de la critique elle-même. La reflexion est radicale,
sii elle est pensee de ce qui fait penser, recherche de ce qui donne è chercher.
Souss ce double génitif, inspire par le röle médiateur liant et stabilisant de YEros
danss le Banquet, nous avons, dans la troisième partie, « surdéterminé » quatre
incongruences.. Chacune correspond a sa propre réflexivité, qui fait echo a
Thétérogénéitéé spéciflque a surmonter par la critique. Nous avons détecté quatre
articulationss des diverses hétérogénéités dans et par la critique : phénómène et
concept,, faculté d'intuition et entendement discursif, tension entre restriction, et
élargissementt de 1'entendement (reflexion sur 1'intuition concrete et invention
dee 1'idée), sentiment et sujet. Elles correspondent respectivement a la reflexion
logiquee (abstractive), è la reflexion topologique (transcendantale), è la reflexion
analogiquee (symbol ique) et a la reflexion paralogique (anamnésique).
D'abord,, la reflexion logique (la creation des concepts empiriques par
comparaison,, reflexion et abstraction) ne sait procéder qu'en refoulant la
differencee sensorielle, difference qui d'ailleurs emerge dans 1'instabilité
métaphoriquee dont fait état l'histoire de la philosophie. Il y a une incongruence
conceptuellee dans la mesure oü Fhomogénéité des concepts, utitisée dans la pensee
ett constitutive de celle-ci, cache la difference phénoménale qui se fait « sentir »
danss les sens.
Ensuite,, la reflexion analogique concerne 1'incongruence du contenu de la
conscience,, qui, dans Ie jugement synthétique, est présentée comme unite, mais
dontt la reflexion révèle les deux sources differences. Le schematisme a pour
fonctionn d'harmoniser intuition empirique et concepts purs par 1'ordre temporei. Il
487 7
presupposee une orientation transcendantale qui, en faisant appel a un sentiment,
guidee la reflexion topologique, c'est-a-dire la distribution des representations
diversess a leurs facultés correspondantes, intuitives ou discursives. Mais cet ordre
transcendantall est hanté précisément par le sentiment de la difference, sur lequel
Lyotardd met le doigt, sentiment qui est signe de 1'instabilité dans rimbroglio de la
figuree et du discours. Ainsi, le schematisme refoule Pincongruence dans
PP experience (incongruence cachée dans le jugement synthétique), mais le refoule
ressurgitt comme une force destabilisante.
Laa troisième articulation est la reflexion analogique correspondante, qui
estt une reflexion qui ne procédé pas par la comparaison des objets entre eux, mais
parr la comparaison des rapports entre objets et pensee, concerne ainsi le transfert
dee la reflexion sur 1' image concrete vers le niveau de Pidée. Ce transfert est
indispensablee pour Pinvention de la critique. Elle est une « methode » kantienne
(ouu maniere) symbolique de créer de nouvelles idees (par exemple celle du
systèmee complet de la raison). Cette procédure « pré-heuristique » relève de la
tensionn dans 1'ame entre intuition et entendement, repérable comme la tension
ambiguee dans la raison, écartelée entre restriction épistémologique et
élargissementt spéculatif. A nouveau, Punité de la raison cache une tension,
d'ailleurss modelée semble-t-il comme une opposition réelle, qui fait signe de son
incongruence. .
Enfin,, le décalage entre sujet réfléchissant et sentiment réfléchissant
nourritt la critique lyotardienne de Puniversalité homogénéisante abstraite du sujet
transcendantal,, et la foi que Pon peut trouver son complément dans Pidée de
sensussensus communis qui s'enracine dans le sentiment singulier du jugement
esthétique.. Considérée dans une perspective désirologique, Pincommensurabilité
duu différend radical entre phrase-affect et phrase articulée revient dans le sensus
communis:communis: sentiment senti qui couvre le sentiment sentant qui ne peut être
conceptualisee qu'après coup (nachtraglich). La singularité du sensus ne se donne
pass sans particularisation, sans se soumettre è Puniversalité synthétique du concept
ett du sujet {communis). C'est dans la reflexion paralogique que Pincongruence de
laa raison et de la conscience, incongruence facultaire, se découvre.
Ontologiquement,, il s'agit de Pincongruence entre être et penser qui se fait sentir
danss la raison critique même.
TrouvailleTrouvaille de la «trouvaille »
«« Qui accumule beaucoup, a beaucoup a perdre », a dit Lao Tseu. Qu'est-ce que
nouss avons accumule après toutes ces pages de recherche et qu'est-ce que nous
avonss a perdre ? Autrement dit: quelle est notre trouvaille de la « trouvaille » ?
Quee la philosophie est désirologie avant d'etre theorie, épiiymologie avant
d'etree epistemologie. Et que Pobjet de ce désir est la presence qui ne se présente
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pas,, presence sans présentiflcation, presence hors temps, hors lieu et hors logos,
quii ne se manifeste que dans des effèts « para »: para-chronologique, paratopologique,, paralogique. Nachtr&glichkeit dans la temporalité schématique,
VerstellungVerstellung dans la Vorstettvng et défiguration du discours conceptuel, la «
trouvaillee » ne se fait pas que comme perte et recommencement. Voici alors la
pauvretéé de la trouvaille que notre philosophic désirologique a pu récupérer en
faisantt I'anamnese de la «trouvaille », voici alors notre « invention » ou notre «
découvertee » : que Pêtre et la pensee sont jncongruents. Et cette trouvaille
d'incongruencee onto-logique, n'est-t-elle pas ce qu'on appelle souvent« la vie
dee T esprit» ?
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