sujet de la précipitation 1

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mardi 14 décembre 2004
CONFERENCE 9
SUJET DE LA PRECIPITATION 1
Cette conférence est intitulé SUJET DE LA PRÉCIPITATION.
L’AVEUGLEMENT DE LA VOLONTÉ ET LA GRANDE POLITIQUE.
J’essayerais de montrer que la LIBERTE EST POSSIBLE. Je voudrais
également démontrer que BONHEUR, RESPONSABILITE et
AFFIRMATION DE SOI sont possibles. J’insisterai sur le fait qu’il
EXISTE UNE VRAIE VIE DANS LA FAUSSETÉ. Je voudrais accomplir
ceci avec Nietzsche et Heiner Müller.
1. L’art aveugle
“L’aveuglement de la volonté fait partie de la grande politique.”
Comme vous devez le savoir, Heiner Müller a cité plus d’une fois cette
phrase d’Ernst Jünger. La grande politique est une sorte de phantasme
de Nietzsche. Au nom de cette politique et, au nom de ce qu’elle se doit
d’être, Nietzsche combat la religion et sa morale du jugement et de la
condamnation, la logique de la punition, la dictature du tribunal. La
politique de Nietzsche veut être le commencement d’une politique qui va
au-delà du narcissisme et de la punition. C’est la grande politique. Elle
est politique de liberté et de dépense de soi du sujet fini.
La grande politique est politique de volonté. Il s’agit de vouloir. La
grandeur comme mesure de la volonté de vouloir. La grande politique
veut sa volonté en voulant sa propre grandeur. Elle renonce à la volonté,
renoncement oriental en quelque sorte. Elle combat l’aversion, la
vengeance, le ressentiment. La politique de Nietzsche est une politique
de l’infini. Elle est politique de l’éternel, de ce qui se passe en deçà des
conditions historiques, sociopolitiques, culturelles.
La politique nietzschéenne considère l’inconsidérable, ouvre
l’impossible, provoque un événement dans le sens où Badiou l’entend
(c’est-à-dire que la positivité d’un événement interrompt l’ordre positif de
l’Être). Le sujet politique est sujet de cette folie, agent de quelque chose
qui le dépasse et, qui lui réclame de faire le presque impossible. Cela
agit, sans pouvoir assurer la raison et le telos de son action. Il risque
l’aveuglement essentiel et structurel, qui singularise tous ces
mouvements : “Car la singularité”, dit Badiou, “est véritablement
toujours là où se trouve l’endroit de la décision, et chaque décision est,
en dernière instance, en tant que décision vraie, une décision unique.
Précisément, il n’existe pas de décision générale et dans la mesure où,
ce qui introduit une vérité, ou ce qui engage à une vérité, ou ce qui est
soutenu par un point fixe appartient à l’ordre de la décision, il appartient
toujours aussi à l’ordre de la singularité.”1 Parler de sujet, que ce soit
pour déconstruire sa forme moderne avec ses attributs hérités
(conscience de soi, liberté, souveraineté, autonomie) au profit de sa folie
transcendantale, ou que ce soit pour le confronter à son devoir
irrécusable de jugement, de décision accompagnée de raisons
rationnelles, exige de penser le sujet comme endroit du conflit non
encore résolu entre le décidable et l’indécidable, l’autonomie et
l’hétéronomie, la précipitation et l’ajournement.
La politique de Nietzsche correspond à une pensée de la
délivrance et de l’auto délivrance. Nietzsche ne délivre pas de soi. Il
délivre le soi. Il délivre le soi en le délivrant du ressentiment et du désir
de vengeance. Le sujet doit être libre. Il ne doit pas être paralysé par des
liens négatifs : “L’espace de liberté relativement à la vengeance”, dit
Heidegger, “repose également en dehors du pacifisme et de la politique
de la violence et de la neutralité calculatrice.”2
“Aussi longtemps qu’une force est aveugle ”, dit Müller, “elle est
une force. Dès qu’elle a un programme, une perspective, elle peut être
intégrée et fait partie de quelque chose.”3 Parce que la politique
habituelle, comme nous l’appelons, ne peut être politique de volonté
aveugle, comme la grande politique l’attend d’elle-même, Müller met en
question la “communauté d’intérêt de l’art et de la politique”; une
alliance qu’il caractérise, lors d’une conversation avec Alexander Kluge,
comme “illusion gauchiste de la dernière décennie”. “Finalement,l’art
n’est pas contrôlable”4, il est nécessairement dans la précipitation,
irréfléchi, “praxis aveugle”5, qui porte le sujet de l’art aux limites de ses
capacités.
1
Alain Badiou, Die gegenwärtige Welt und das Begehren der Philosophie, p. 25.(Le monde
contemporain et le désir de philosophie).
2
Martin Heidegger, Wer ist Nietzsches Zarathustra?, in ders., Vorträge und Aufsätze, Pfullingen 1954,
p 110.(Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?)
3
Heiner Müller, Rotwelsch, Berlin 1982, p. 178.
4
Alexander Kluge/Heiner Müller, “Ich schulde der Welt einen Toten”, Hamburg 1996, p. 57. (Je dois
un mort au monde)
5
Heiner Müller, Rotwelsch, p. 177.
La question de l’aveuglement n’est pas une question parmi
d’autres. Elle touche au problème d’une impuissance constitutive ou
transcendantale, en tant qu’elle appartient au sujet comme tel. Le sujet
est toujours dépassé par l’invisible. Invisible transcendantal: “néant”,
comme le constate Merleau-Ponty, “en tant que “possible” autre visible
ou en tant que “possible”, visible pour autrui [...] – L’invisible est là,
sans être objet, c’est la transcendance pure / sans masque ontique. Et
finalement, les
“choses visibles” mêmes sont centrées également
autour d’un noyau absent.”6
Etre aveugle devant l’invisible ou s’aveugler, perdre la vue et la
lumière du jour – n’est-ce pas là le sort du sujet en général ? Dans la
mesure où tout sujet est sujet de découverte de soi, c’est-à-dire de
responsabilité, ne tourne-t-il pas autour de ce moment de folie qui fait du
sujet sujet d’une accélération aveugle, qui s’empresse de s’étendre dans
l’incontestable, en inventant les figures du Visible? Il y a subjectivité
seulement en tant que confrontation avec l’invisible. Le “Voir” de
l’invisible permet d’abord quelque chose comme la vision. Mais à la
place d’un Voir, d’un aperçu, prémisse à la responsabilité et à la
production artistique, on devrait essayer d’accepter, en tant que
condition de possibilité d’une subjectivité éthique et esthétique, une
certaine invisibilité, qui éblouit l’œil du sujet.
L’invisible est ce qui arrache le sujet à lui-même. Être sujet signifie
de ne séjourner à aucun moment en soi-même. Cela signifie de se
dépêcher dans la découverte de nouvelles visibilités relatives à
l’invisible. Cela demande que le sujet soit impitoyable envers lui-même.
6
Maurice Merleau-Ponty, Das Sichtbare und das Unsichtbare, München 1994, p. 290 (Le Visible et
Pour que la responsabilité soit possible, le sujet doit prendre tous les
risques de la vitesse, de la précipitation aveugle, de l’accélération
irréfléchie afin d’oser l’autorité de décider, au-dessus de l’abîme de son
impuissance élémentaire. Cette dernière est tout sauf évidente.
Le sujet est la scène d’un antagonisme irréductible. Il articule le
conflit entre deux “principes”: le transparent et l’opaque, l’évidence
lumineuse et son obscurcissement dans l’expérience de l’invisible, de
l’imprévisibilité de l’événement, de la surprise, de l’inconscient, de la
contingence. La légèreté du sujet de l’aveuglement ne devrait pas
tromper sur le fait qu’il est sujet d’efforts particuliers. Le sujet sacrifie la
vision pour être sujet dans un sens nouveau. Il quitte les routes connues
–zones de lumière et de visibilité – pour faire une expérience qui,
comme toute expérience originale, représente un effort dans la mesure
où elle emmène le sujet aveugle dans des régions d’obscurité complète.
2. Accord
“L’accord avec l’objet sépare la littérature du journalisme”, dit
Heiner Müller: “la condition à l’art est l’accord”.7 Être en accord, c’est
coopérer avec le réel pour le modifier : “On ne peut absolument pas
influencer le fait que l’on n’est en accord” (citation de Müller)8. L’accord
est affirmatif sans être assentiment au réel. Il est reconnaissance, non
pas
assentiment.
La
reconnaissance
ou
l’accord
l’acquiescement approbateur et le refus négatif.
l’Invisible)
7
Heiner Müller, Krieg ohne Schlacht, Köln 1999, p. 289. (Guerre sans bataille)
précède
Les sujets d’un accord sont sujets d’une réponse affirmative
improbable. Ils disent oui à la réalité comme elle est. Cela ne signifie pas
qu’ils accueillent tous les événements réels et les processus. L’accord
n’implique pas le jugement. Être en accord, c’est prendre le risque d’un
rapport au réel sans échelle de valeur. Ils sont en accord avec l’absence
originelle de valeurs du réel. Car le réel n’est premièrement rien d’autre
que l’incommensurable. C’est ce qui dépasse toute mesure. Le réel
précède de son ordre ou de sa mesure toute échelle de valeur. C’est
simplement l’incommensurable.
C’est pourquoi l’accord ne vise pas les valeurs. Il vise le réel,
comme il est, au-delà de son évaluation par une mesure de valeur.
L’accord est une affirmation plus fondamentale que l’approbation.
L’approbation se fonde sur le bien. Elle possède déjà une représentation
du bien. Elle classifie le réel selon des critères de registre. Le registre du
Bien est appelé morale. La Morale est la discipline pour juger du réel.
Elle distingue le bien du non bien ou mal. Être en accord avec le réel
signifie donc un désaccord avec la morale. Être en accord, c’est
défendre le réel contre la morale. L’amor fati de Nietzsche est la formule
d’un tel accord. Aimer son destin au sens nietzschéen ne signifie pas
croire en son destin. Au contraire, l’amour du destin nietzschéen combat
la croyance au destin.
La croyance au destin est proche de l’obscurantisme et de
l’assombrissement. L’amour du destin fait du sujet de cet amour sujet de
clarté. Il est sujet du jour, sujet luisant à travers lui-même. Tandis que le
8
Alexander Kluge/Heiner Müller, “Ich bin ein Landvermesser”. Gespräche mit Heiner Müller, Berlin
sujet de la croyance au destin s’accommode de son destin, le sujet de
l’accord, le sujet de l’amour du destin, est en accord avec le “destin”,
c’est-à-dire avec la réalité comme elle est ici et maintenant. L’amour du
destin est une affirmation plus continuelle et plus risquée que la
croyance au destin. Celle-ci règne sur le sujet du ressentiment et de la
paranoïa mystique. Croire en son destin pour un sujet signifie n’être
presque plus sujet. Cela signifie, objet des circonstances, c’est-à-dire
être victime de l’histoire ou de forces obscures. Croire en son destin pour
un sujet, c’est croire en ces forces, aux “forces du destin”. Il n’est pas
en accord avec sa situation. Le sujet de l’amour du destin aime le réel
comme destin, sans être croyant en celui-ci. Il est en accord avec sa
situation et la réalité.
L’accord est le commencement, la condition de possibilité de toute
intervention efficace. La communauté opposée à celle de l’accord est la
communauté des négatifs. Les négatifs n’aiment pas le “destin”, ils
s’en accommodent déçus, désespérés ou cyniques. Les négatifs tout
comme les déçus ne croient plus au destin que lorsqu’ils sont les noncroyants, les “réalistes”. Le réalisme est leur croyance. Leur croyance
en leur destin s’appelle croyance en la réalité. C’est l’obscurantisme de
fait de la part de sujets qui croient ne croire en rien alors que leur religion
a des effets sur tous leurs jugements et leurs actes. Ces croyants en la
réalité ne sont pas en accord avec la réalité. Ils puisent leur pouvoir
critique de ce désaccord avec le réel. Les croyants en la réalité sont
critiques. Ils veulent être les gardiens du réel. C’est pourquoi ils
l’abordent avec une “distance critique”. Les contempteurs de la réalité,
qui croient en la réalité, visent “l’objectif”. Ils tentent d’être “objectifs”,
1996, p. 42. (“Je suis un géomètre“. Entretrien avec Heiner Müller)
comme ils disent. Aussi difficile et impossible que ce soit. Ils analysent et
détruisent. Ils aiment, autant qu’ils peuvent aimer, le détail. Les croyants
en la réalité ou les négatifs sont comme le dernier homme du
Zarathoustra de Nietzsche, l’homme, qui “rend tout petit”. Ils rendent
petit : “Le temps vient où l’homme ne mettra plus au monde des étoiles
”, dit Zarathoustra: “Regardez! Je vais vous montrer le dernier homme.
“Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que le
désir ? Qu’est-ce que l’étoile ?” – Le dernier homme pose ainsi des
questions et cligne des yeux.”9
Le conflit de ces deux positions ou communautés, de la
communauté de l’accord avec la communauté des négatifs, se répète
dans la distinction entre philosophie et critique. La philosophie est un
mouvement d’amour. Être philosophe, c’est être en accord. La
philosophie prend le risque d’une affirmation sans réserve et irréversible
et, de ce fait, une affirmation totale : elle se déclare en accord avec une
certaine cruauté du réel afin d’être, au sein du réel, une praxis d’amour
et de solidarité avec les victimes de cette cruauté. La critique ne peut
être que critique sans amour. Tandis que la philosophie et l’art ne
peuvent être ce qu’ils sont seulement provenant de l’amour.
D’autre part, être un arrangement avec la situation politique,
sociale ou économique signifie l’accord dans le sens de Müller, cela
signifie avant tout le refus de la négativité, du cynisme, de la prise de
distance hâtive, qui régule le registre de valeurs d’un nihilisme toujours
plus moral.
9
Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathustra, Werke in zwei Bänden, hrsg. von Ivo Frenzel,
München 1967, p. 553. (Ainsi parlait Zarathoustra)
Comme on le sait, Nietzsche est le penseur de cette création
généralisée : “Le nihilisme [je cite Heidegger] c’est tout processus
historique par lequel le règne du “surnaturel” est affaibli et anéanti de
telle manière que l’étant même perd sa valeur et son sens.”10 Le
nihilisme européen est nihilisme des valeurs platoniques et chrétiennes.
Ce n’est pas comme s’il ne connaissait aucune valeur. Au contraire, le
système moral nihiliste est d’abord un système de valeurs. C’est une
archive immense d’interdits et de prescriptions. Un entrepôt, dans lequel
s’amassent les valeurs. Mais les valeurs de cet entrepôt, les valeurs
héritées, comme on dit aussi, sont des valeurs qui nient les valeurs de la
réalité, du réel. Ce sont des valeurs négatives, qui soulignent l’absence
de valeurs de la réalité dumonde et des sujets et de leur corps, qui
habitent ce réel. Le nihilisme
des valeurs insiste sur l’absence de
valeurs de tout ce qui est . Les valeurs sont des idées et des idéaux.
Elles n’existent que comme écorce vide. Elles sont des impératifs qui
tentent d’exhorter le sujet du nihilisme au devoir de sa corporéité. Elles
convainquent le sujet d’être réel ici et maintenant, relativement à l’idea
tou agathou, l’idée du bien, comme le dit Platon, ou relativement à Dieu.
Nietzsche combat ce nihilisme des valeurs, qui est essentiellement
un idéalisme des valeurs, en combattant cette conviction (presbytérale)
de l’inanité du sujet. Il lui en va d’élever un sujet neuf. Amener à être
debout un sujet courageux, résistant à la réalité. Pour cela, le désir de
Nietzsche n’est pas la destruction des valeurs du monde réel, mais
l’abolition du nihilisme des valeurs, qui subvertit ces valeurs.
10
Martin Heidegger, Nietzsche II, Pfullingen 1961, p. 33.
“Le projet le plus général de Nietzsche réside en cela : introduire
dans la philosophie les concepts de sens et de valeurs”, dit Deleuze.11
Cela veut dire : la philosophie de Nietzsche est une pensée, qui repose
sur le sens et la valeur du réel. Elle accomplit cela en dénonçant la
dénégation idéaliste de ce sens et de ces valeurs en tant qu’efforts
nihilistes. Ce qui se cache derrière le discours sur le sens et les valeurs
(La dénégation du monde et du corps propre au christianisme et au
platonisme), c’est la tradition puissante du nihilisme européen, qui nie la
potentialité du corps humain, c’est-à-dire du sujet en tant que sujet d’une
affirmation élémentaire, du grand accord.
Le nihilisme est la religion du négatif, “religion des faibles”12, des
mauvais sentiments, de la dépression et de la peur. Combattre le
nihilisme signifie donc être moins religieux, moins peureux, plus athée et
anti-chrétien que le nihilisme. Car la peur religieuse fuit la peur de la
liberté, la peur du sujet responsable d’être complètement responsable de
soi relativement à la neutralité de l’étant. L’existentialisme athée de
Sartre, qui reprend des thèmes centraux de Kierkegaard, de Jaspers et
de Heidegger (peur, liberté, choix, séparation, solitude ou confiance
etc.), a désigné cette peur de la peur comme la caractéristique du
nihilisme de l’irresponsabilité :“La plupart du temps, nous fuyons la peur
dans l’insincérité”13, c’est-à-dire que nous fuyons la peur ou le vertige de
la liberté dans la peur (insupportable) de cette peur. Nietzsche comprend
par ce nihilisme de la peur le règne d’une morale, entrave à la vie et au
devenir libre. Le nihilisme est nihilisme du ressentiment judéo-chrétien :
vengeance sur la vie, sur la sensualité, sur l’homme et sa corporéité.
11
Gilles Deleuze, Nietzsche und die Philosophie, Hamburg 2002, p. 5. (Nietzsche et la philosophie)
F. Nietzsche, Nachgelassene Fragmente 1887-1889, KSA 13, p. 366. (Fragments posthumes 18871889)
12
C’est la morale de la chrétienté platonique, qui sacrifie le présent et ce
monde, l’homme fini et son corps à un avenir transcendant et sans
corps, à un Au-delà . Ainsi être Au-delà du bien et du mal signifie être
au-delà de l’Au-delà c’est-à-dire être de ce monde (diesseitig) au sens
strict de ce terme (le bien et le mal sont des valeurs de l’Au-delà, des
valeurs transcendantes comme on dit).
Le nihilisme veut dire : rabaisser et affaiblir ce monde au profit de
l’Au-delà. Le nihilisme, au sens de Nietzsche, est l’ennemi de la vie et du
corps et donc ennemi de l’homme. Il veut que l’homme soit petit et
pêcheur devant Dieu et devant sa conscience. Il veut des hommes
humiliés, coupables, pleins de remords. Un homme qui n’est pas libre,
qui ne veut plus rien. Le nihilisme veut que l’homme cesse de vouloir,
qu’il cesse d’être un sujet voulant . Le nihilisme veut que le sujet
devienne su-jet, c’est-à-dire soumis, sous les ordres. Le sujet du
nihilisme n’est pas un sujet fort, autonome, ayant confiance en lui. Il est
victime, il se victimise. Il suscite la compassion. Le sujet du nihilisme ne
veut plus devoir vouloir, être responsable. Il veut que d’autres veuillent
pour lui. Il se soumet à la volonté d’autrui afin de paraître à plaindre,
faible. C’est l’objet ou le su-jet de conditions absolues ou de
déterminations. Au lieu d’être engagé à sa propre détermination de soi et
à sa liberté, le “sujet” du nihilisme est un sujet déterminé par autrui,
aliéné et donc soumis et mensonger.14 Le “sujet” du nihilisme est sujet
de l’obéissance. C’est un “sujet” faible et maintenu faible. Un sujet qui
n’hésite pas à faire de ses faiblesses une vertu, sa qualité propre.
13
Jean-Paul Sartre, Das Sein und das Nichts, Reinbeck 1994, p. 955. (L’Être et le néant)
”Si nous avons défini la situation des hommes en tant que décision libre, sans excuses et sans
fuite, alors tout homme, qui repousse ses passions et s’en excuse, tout homme, qui découvre un
déterminisme, est insincère.” (J.-P. Sartre, Der Existentialismus ist ein Humanismus (l’existentialisme
est un humanisme) p. 137. (L’existentialisme est un humanisme)
14
Le nihilisme veut que le sujet veuille sa faiblesse, sa vulnérabilité et
son impuissance. Il veut qu’il se veuille n’être rien lui-même dans son
néant sans volonté. C’est pour cela que le nihilisme fait du néant et de la
faiblesse des qualités humaines prédominantes. Non seulement une
qualité parmi d’autres, mais la qualité ontologique qui domine tout. Si on
demande au nihilisme ce qu’est l’homme, il répond : Rien ! Confirmer le
néant en tant que caractéristique essentielle de l’homme, c’est ce que le
nihilisme pratique continuellement. Le nihilisme est un phénomène de
chute. C’est un mouvement de décadence. Il veut que la volonté du
néant soit le credo des hommes.15 Le nihilisme est lié à la compassion.
Il dit que l’homme en tant qu’homme, dans la mesure où il n’est rien, est
à plaindre : “Plaindre, c’est la praxis du nihilisme. [...] Plaindre convint
au néant !”16 L’éthique du nihilisme se comprend donc comme éthique
de la compassion (essentiellement chrétienne). Elle est éthique de la
faiblesse et des faibles. Elle persiste à mesurer les hommes selon leur
souffrance et leur capacité (ascétique) à souffrir. Elle ne pense pas qu’ils
soient capables de bonheur. L’éthique de souffrance nihiliste ose
rencontrer le sujet à la hauteur de sa force. Elle touche le sujet à son
endroit faible. Elle maintient que la faiblesse est son être.
L’éthique nihiliste est l’éthique des dépressifs, de ceux qui
perçoivent la vie comme un malheur, qui sont sans espoir et sans
confiance. L’unique espoir des dépressifs est l’après-vie. Le dépressif
espère la mort et son après. Ainsi, l’espoir des dépressifs est une sorte
de consolation religieuse. Elle paralyse le sujet dans ce monde afin de
l’engager à son Au-delà. Le sujet dépressif nihiliste commence à croire
en soi comme néant. Il fête son insuffisance et son impuissance, il
15
Vgl. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, KSA 5, p. 412. (Généalogie de la morale)
s’enferme dans son propre néant. Le nihiliste rate la vie et son
imprévisibilité. Il ne réussit pas à réaliser, comme le dit Simone de
Beauvoir dans l’esprit de l’existentialisme hégélien, la synthèse de “l’ensoi” et du “pour soi”. C’est pourquoi il veut se “libérer de sa subjectivité
” :[je cite Simone de Beauvoir] “Dans la conscience de ne pouvoir être
rien, l’homme décide alors de n’être rien : nous appellerons cette attitude
nihiliste. Le nihiliste est proche de l’esprit de sérieux, car au lieu de
réaliser sa négativité comme mouvement vivant, il conçoit son
anéantissement comme quelque chose de substantiel : il ne veut rien
être , et ce néant, duquel il rêve, est encore un être, précisément
l’antithèse hégélienne de l’être, un donné fixe. Le nihilisme est le sérieux
trompé qui se tourne vers lui-même.” Le nihiliste rêve de l’absence de
mouvement, de l’interruption du devenir (dans le concept). Il rêve de
rendre contrôlable la contingence du présent et l’imprévisibilité de
l’avenir, d’être protégé de l’inattendu. Ainsi, le sujet nihiliste est sujet d’un
calme désiré ardemment. C’est le sujet d’une accalmie imaginaire ou
phantasmatique. Il veut neutraliser l’innocence du devenir et sa propre
liberté par rapport à cette innocence: “ Il s’agit, dans tous les cas,
d’hommes qui veulent ainsi se débarrasser de l’intranquillité de leur
liberté car ils se nient eux-mêmes et nient le monde.”17
Le sujet nihiliste est un sujet du déni de soi et du monde. Il investit
l’énergie qu’il lui reste à sa propre chute. Vivant, il titille sa mortalité en
mettant sa vie en scène comme une mort accélérée. Le sujet nihiliste est
sujet de théâtre, de l’exhibition de sa mauvaise conscience et de
l’hystérie narcissique. Rien ne lui donne plus grande satisfaction que la
16
F. Nietzsche, Der Antichrist, KSA 6, p. 173. (L’antéchrist)
publication du soi en tant que néant : “la mauvaise conscience”, dit
Deleuze, “est essentiellement hypocrite et comédienne.”18
Vivre signifie, pour le sujet du nihilisme, douter de soi sous surveillance
d’autrui. Célébrer sa bassesse en tant que victime singulière. Ce que le
sujet du nihilisme sacrifie, c’est la vie, ses conflits et les chances de
bonheur que le nihiliste remplace par un obscurantisme paranoïaque.
17
Simone de Beauvoir, Für eine Moral der Doppelsinnigkeit, in dies., Soll man de Sade verbrennen?,
(Pour une morale du double, in Fait-il brûler Sade? Trois essais sur la morale)Hamburg 1983, p. 112
et suivantes.
18
Gilles Deleuze, Nietzsche,p. 50.
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