Une journée comme les autres
Octobre 2070
Les yeux ouverts, je regarde mon plafond. Dans le noir, c’est pas très futé me
direz-vous, mais je l’ai déjà suffisamment contemplé depuis mon emménagement pour
me figurer ses détails sans avoir besoin de le voir physiquement. Malgré le coup de fouet
matinal de mon régulateur de sommeil, je me sens encore dans un état second plus
proche de la nausée que du trip sous dope. Un excellent investissement au demeurant,
trois heures de sommeil lourd par jour, sans rêve. Sans rêve, sans mauvais souvenir qui
remonte, sans insomnie existentielle.
Et pourtant, alors que Séoul se réveille, je reste comme un idiot vautré dans un
sentiment diffus de culpabilité, à m’imaginer le plafond de ma chambre. Ce triste constat
m’oblige à me lever, à me jeter dans la cuisine pour me verser fébrilement le premier
café de la journée. Un cachet avalé à toute vitesse, une gorgée de liquide chaud et amer,
une bouffée de cigarette. Là, le monde reprend des couleurs normales. Par réflexe,
j’ouvre une fenêtre dans mon champ de vision.
<< Tentative de fraude sur le site matriciel de la Hana Bank.>>
Les infos commencent à défiler sur ma rétine artificielle. Publicité, reportages
débiles, brèves internationales, à 5 heures du mat’, il est rare que la 3V offre grand
chose d’intéressant. Pendant ce temps, je dilue dans la routine quotidienne l’impression
d’avoir raté ma vie.
Pêle-mêle, semblables à des remontées acides, me viennent à l’esprit les
instantanés composant la somme de ma triste existence. L’inaptitude à entrer dans le
moule, l’incapacité à mener une vie normale et les dérives subséquentes. Les portraits
figés de Yuna et de mon frère me toisent. Incapable d’empêcher leur mort, incapable de
les venger. Des amis ? Quels amis ? Une galerie de personnes s’impose nettement dans
mon esprit, puis se divise avec une égale facilité. Les collègues, d’une part, les «
personnes de qui je ne peux me rapprocher pour leur sécurité », d’autre part. Des morts
en sursis et des personnes que je connaîtrais et qui ne me connaîtront, jamais vraiment.
Shibal, Je révise mentalement la prise de QG de la veille, me concentrant jusqu’à
oublier le monde extérieur, mon café tiédissant à la main. WoS, runner, des occupations
suffisamment prenantes pour ne pas penser, concept-clef. Parfois, je maudis l’un comme
l’autre, mais en fin de compte, ils constituent mon seul rempart contre l’impression
d’inutilité qui me colle comme une seconde peau. L’overdose d’informations, de situations
à gérer dans l’instant, de celles qui appellent une concentration exclusive effaçant toutes
pensées parasites.
<<You’ve got an incoming call from Kimchi>>
Soupir. J’enfile mon identité de mec « cool » qui se fout de tout tel un vieux
blouson râpé.
- Hoï Kimchi, comment va ?
- Eh, j’ai un super plan à te proposer. Euh… Je te dérange pas au moins ?
- Nan, la routine, je matais l’opération d’hier sur WoS
. Je fais ça maintenant,
j’aurais pas le temps après... J’suis supposé bosser pour Cho.
- Ah… et ça va, ça gère ?
- Pfff… Les trucs habituels. C’est nerveux, les jo-poks quand même. Est-ce que je
flippe moi quand j’ai les jjap-sae
aux fesses ? Allez, sors-moi ton plan foireux.
Une autre journée commence… Comme les autres.
Mise en page, mise en forme et correction : Daegann
D’après un post de Croaker sur les Shadowforums en 2006.
WoS : World of Shadows est un MMORPG coréen des plus populaires en 2070. Voir la nouvelle "Shadowstrike".
Jjap-sae : Argot coréen pour « policier »