Ce qu`il faut retenir absolument

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Commentaire de la Lettre à Ménécée d'Epicure.
-La vie d’Epicure
Epicure est né en 341 avant J.-C. à Samos (colonie athénienne, au large de la Turquie actuelle) et meurt en 270
avant J.-C. à Athènes. Les parents d'Epicure sont athéniens. Son père Néoclès est un clérouque, c'est-à-dire un colon. Il est
aussi maître d'école et il n'est pas impossible qu'il ait donné à son fils les premiers rudiments du savoir. Sa mère pratiquait des
rites propiatoires chez les pauvres (d'où peut-être sa haine de la superstition). En 327, Epicure fut envoyé à Théos, sur le proche
rivage d'Asie, pour suivre l'enseignement de Nausiphane, disciple de Démocrite (le père du matérialisme et de l’atomisme). Il
fut un élève particulièrement attentif, comme devait en témoigner, par vanité, Nausiphane lui-même. En 323 avant J.-C.
Epicure part à Athènes s'acquitter de ses obligations militaires (le service de l'Ephébie qui durait deux ans). En 321 avant J.C., libéré de l'armée, il ne peut revenir à Samos d'où les colons athéniens venaient d'être chassés. Il fait alors l'apprentissage de
l'exil et de la pauvreté. Il rejoint sa famille réfugiée à Colophon (Asie mineure). Aux difficultés matérielles s'ajoute la précarité
de sa santé. En 306 avant J.-C., il s'installe définitivement à Athènes. Pour fonder son école il achète un jardin (d'où le nom
d'école du jardin) et une maison au nord-ouest de la ville. La vie de l'école est en étroite relation avec les autres centres
épicuriens. C'est dans ce jardin qu'il va vivre avec ses disciples. Sa philosophie s'appellera la philosophie du
"jardin". Ce jardin permit d'ailleurs aux disciples de se nourrir de fèves lors d'une famine qui décima les
athéniens. Au jardin, la vie est frugale. On cultive l'amitié. L'école était ouverte même aux femmes et parmi elles se
trouvaient des prostituées et des esclaves. Epicure voulait conduire tous les hommes indistinctement sur le chemin de la sagesse
et leur reconnaissait le droit et la capacité de philosopher. Le jardin se singularise ainsi fortement par rapport à l'Académie
(élitiste) ou au lycée (centre de recherche érudite). Epicure meurt en 270 av J.C. à l'âge de 72 ans, en proie à la souffrance et à
la maladie.
-La philosophie d’Epicure
La philosophie d'Epicure est une philosophie matérialiste et hédoniste (du grec hedoné = plaisir). C’est une
philosophie matérialiste dans la mesure où, selon Epicure, il n’y a, dans la nature, que des atomes et du vide. Tout ce qui
existe n’est qu’une certaine combinaison d’atomes, toute chose est donc de nature matérielle ; tout est matière. L’âme est ellemême composée d’atomes. Et l’ordre du monde n’est pas le résultat d’un plan raisonnable ou d’une intelligence divine, mais du
hasard. Il s’est formé par le jeu mécanique et aveugle de combinaisons atomiques : les atomes qui se sont rencontrés
accidentellement ont constitué les différents êtres de la nature. Quant aux dieux (eux aussi matériels), ils existent bien, mais,
bienheureux (parce que parfaits, ils ne manquent de rien) et aussi indépendants (ils vivent en autarcie) que le sage tend à l’être,
ils se désintéressent du monde et des affaires humaines.
Cette philosophie matérialiste fonde une morale hédonique (du plaisir). Pour Epicure la recherche du
vrai est subordonnée à la poursuite du bonheur. La science est en vue de l'éthique. L'épicurisme est en
effet une philosophie pratique. Pour Epicure le philosophe ne doit pas chercher à savoir pour savoir ou à
penser pour penser, mais à savoir et à penser pour bien vivre, pour être heureux. La connaissance de la
physique a plus précisément pour but la paix de l'âme (l’ataraxie est la condition du bonheur) : dissiper les terreurs de l'esprit.
Rendre l’homme heureux c’est lui procurer un état purifié de toute angoisse (c’est cela l’ataraxie). Or la
religion est source d’angoisse et d’inquiétude. Les hommes voient dans la foudre le signe que Zeus est en
colère, redoutent la mort et les Enfers. Il y a deux craintes, deux terreurs qui, selon Epicure, empoisonnent
la vie des hommes : la crainte de la mort et la crainte des dieux. . Il s'agit de dissiper les illusions
(essentiellement religieuses) sur la vie pour jouir de la vie. L’atomisme de Démocrite (repris par Epicure)
élimine la croyance en un Dieu créateur (puisque les atomes sont éternels) et aussi en un Dieu qui
intervient dans le monde, qui punit et récompense : les dieux, dont Epicure se garde bien de nier
l’existence (Epicure n’est pas athée) ne s’occupent jamais du monde ni des hommes. En définitive, seul le
matérialisme qui nous apprend qu’il n’y à rien à espérer ou à craindre des dieux et de l’au-delà peut nous
rendre pleinement heureux, peut nous permettre de jouir pleinement des plaisirs de la vie.
Mais attention : l’hédonisme épicurien (philosophie du plaisir) ne constitue nullement une apologie de la
jouissance et de la démesure. Epicure nous dit bien que la recherche du plaisir est le but de la vie. Mais il
ne préconise nullement un plaisir sauvage et déréglé (le plaisir de la débauche ou de la luxure). Le vrai
plaisir, celui qui n’engendre pas le manque et la douleur, n’est pas le plaisir instable des ambitieux, des
débauchés (plaisir cinétique du grec Kinesis= mouvement) ; c’est le plaisir en repos (plaisir catastématique
du grec catastémai= se reposer), l’absence de douleur. Epicure condamne les plaisirs artificiels (ceux du
luxe, de la vanité) et ne retient, parmi les plaisirs naturels que ceux qui sont absolument nécessaires (boire
quand on a soif, manger quand on a faim). Ainsi le sage épicurien se contentera du strict minimum : un
peu de pain, un peu d’eau, un peu de paille pour dormir, un peu d’amitié.
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La morale épicurienne n’est donc ni une morale de débauché, ni une morale ascétique (qui préconise le renoncement
à tout plaisir charnel ou sensible). Pour Epicure le plaisir doit être évalué et mesuré. Le bonheur, la vie
heureuse exige un juste règlement des plaisirs ; la vie du sage est tempérante, contemplative et vertueuse.
-Sujet de la Lettre à Ménécée :
La Lettre à Ménécée expose précisément les principes de l'éthique ou de la morale épicurienne. Elle est
une exhortation à philosopher pour rétablir la santé de l'âme. Seule la philosophie, cette médecine de
l’âme peut dissiper les illusions religieuses (crainte de la mort et des dieux) et nous enseigner le vrai
plaisir. Ces principes de la vie heureuse enseignés par la philosophie s'opposent aux opinions vaines ou
illusoires du peuple.
La lettre à Ménécée commence par l'éloge de la philosophie qui "donne la santé à l'âme" et "nous procure
le bonheur".
-Explication détaillée de la lettre à Ménécée
Préambule (1er alinéa).
"quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à philosopher et quand on est vieux, on doit pas se lasser de la
philosophie".
-Il ne faut donc pas retarder l'exercice de la philosophie parce que
(1) La philosophie est une médecine de l'âme : alors que la médecine au sens habituel du terme veille à la
santé du corps, la philosophie, elle, soigne l'âme ou l'esprit par ces discours ou ces raisonnements. Elle est
au sens propre du terme une "psychiatrie"(Psuche=âme). Le philosophe est un psychiatre. Il guérit l'esprit
du jeune homme en le libérant de toute crainte quant à l'avenir. La crainte est pour Epicure une affection
de l'âme, c'est-à-dire au sens propre une maladie de l'esprit. Il y a essentiellement, comme nous l’avons
déjà dit, deux formes de crainte La crainte de la mort et la crainte des dieux. Ce sont deux affections
irrationnelles dont la philosophie doit nous libérer par son discours et son raisonnement.
La philosophie guérit également le vieillard. Elle doit également permettre au vieillard qui est prêt de
mourir d'accéder au bonheur. La philosophie apprend au vieillard à se rappeler les jours et les moments
heureux de son existence passée. Car même quand le corps est tenaillé par les plus violentes douleurs, le
souvenir d'un plaisir constitue lui-même un plaisir. Ainsi les plaisirs de la vie ne sont pas des biens
éphémères et provisoire qui disparaissent dans la profondeur du passé. La mémoire du plaisir est ellemême une source de plaisir. Avoir du plaisir c'est se préparer à jouir pour toute la vie: le plaisir peut être
capitalisé, mis en réserve pour le reste de la vie.
(2) Il ne faut pas tarder à philosopher : retarder l'exercice de la philosophie, c'est retarder l'heure du
bonheur. L'éthique ou la morale épicurienne est en effet une éthique d'extrême urgence. Il faut jouir de la
vie sans attendre, sans différer. Lorsque l'occasion se présente il faut la saisir car elle ne se reproduira peut
être pas. L'avenir est en effet incertain. Si le présent est certain, le futur est seulement possible ou
probable. Le lendemain est irréel, seul le présent est réel. Ainsi il faut jouir au plus vite des occasions ou
des possibilités de bonheur que nous offre la vie. Le temps du bonheur est le présent. Le plaisir doit être
ici et maintenant, dans le présent de notre existence. Dire comme beaucoup, que le plaisir viendra ailleurs
et plus tard, ce n’est pas une judicieuse économie mais une erreur sur la nature du plaisir. Une telle erreur
est cause de souffrance. IL ne faut pas suivre les politiciens qui nous proposent de souffrir aujourd’hui
pour jouir demain, non plus les théologiens qui nous enjoignent de souffrir dans nos corps vivants en
attendant la béatitude (bonheur suprême dans une autre vie). Le plaisir n’est ni dans l’avenir ni au ciel
mais dans le corps présent.
On retrouve cette critique de l'"ajournement" ou du délai chez les stoïciens et particulièrement chez
Sénèque dans De la brièveté de la vie. Le bonheur n'attend pas. La vie ne souffre pas le délai. La plupart
des hommes meurt avant même d'avoir vécu. Toujours occupés par leur travail et les affaires courantes, ils
laissent passer les occasions. "La vie périt par le délai et chacun de nous meurt affairé" (Lettres vaticanes,
Epicure). Il est toujours risqué de parier sur l'avenir. Jouissons du jour présent, ne prenons pas le risque de
mourir "affairé", car demain est incertain.
Ainsi le plaisir est l’origine et le but de la vie heureuse, le but recherché par le vieillard et le jeune
homme. Il est le but suprême de toute existence.
Mais la poursuite du plaisir par une âme perturbée ou déséquilibrée ne permet de jouir sereinement d’un
plaisir stable et sans douleur. Epicure va donc s’efforcer de dissiper les craintes vaines et illusoires par le
discours rationnel.
La crainte des dieux
Les mythes et les croyances populaires sur les Dieux commandant notre destinée sont le premier mal à
vaincre. Les hommes ont peur des châtiment qui les attendent après la vie; c'est la crainte d'avoir manqué
à quelque chose, d'avoir commis des actes impies. Lucrèce va montrer que cette crainte source de toutes
les superstitions est sans fondement.
Pour dissiper l’illusion de dieux qui punissent et récompensent, Epicure critique d’abord l'opinion des
hommes à l'égard des dieux. Les hommes peuvent, certes, légitimement croire en l'existence des dieux:
personne ne peut prouver le contraire. Mais l'erreur consiste à croire que les dieux interviennent dans les
affaires humaines. Les dieux ne s'occupent pas de nous, ils n'en éprouvent nullement le besoin, car ils
sont parfaits et autosuffisants; rien ne leur manque. Ils ne veulent rien, ne désirent rien. Leur âme n'est
donc jamais troublée ou émue (ataraxie), ils ne ressentent aucune inquiétude. C'est pour cette raison qu'ils
sont parfaitement heureux. Leur bonheur est par définition parfait. Ils sont auto-suffisants ; ils vivent en
autarcie. Leur vie est la plus heureuse que l'on puisse imaginer. Les dieux constituent donc un modèle de
bonheur que les humains peuvent s’efforcer d’imiter.
Si les dieux sont totalement indifférents à notre situation, il est donc absurde de les craindre. En outre
cette crainte qui empoisonne la vie des hommes est responsable des pires maux. Elle a entraîner de
nombreux sacrifices humains. Les sacrifices des victimes expiatoires étaient fréquents dans l'antiquité.
Songez à Iphigénie sacrifiée par son père Agamemnon pour obtenir des vents favorables à l'expédition de
la flotte grecque vers les rivages de Troie).
La philosophie est donc bien une médecine qui libère l'âme de toutes ses représentations nuisibles source
de souffrance et d’angoisse.
La crainte de la mort.
Si l’homme doit se familiariser (habituer) avec l’idée que la mort n’est rien pour lui, c’est que précisément
elle est beaucoup pour lui. Elle est l’objet d’une préoccupation et d’un souci constant. Elle est ce qui est le
plus intime et le plus étrange. En exhortant l’homme à se familiariser avec l’idée que la mort n’est rien,
Epicure prend le contre-pied d’habitudes de pensées solidement ancrées.
Pourquoi la mort n’est-elle rien pour nous?:
Argument : Parce que, répond Epicure, « tout bien et tout mal résident dans la sensation; or la mort est la
privation complète de cette dernière ». Laa mort est un état d'insensibilité, la mort est privation de
sensation. Insensibilité dans la mesure où le corps ne vit plus, même si l'âme continue à survivre après. La
sensibilité suppose l'union de l'âme et du corps. La disparition du sentiment et de la conscience fait que la
mort n'est pas quelque chose qui peut se vivre. Nous ne pouvons avoir aucune expérience de notre propre
mort.
Postulat (le présupposé sur lequel repose l’argument) : . L’âme elle-même est mortelle. Pour Epicure l’âme est
corporelle, composée d’atome. Lorsque la mort survient (le corps est inanimé), les atomes de l’âme se
dissolvent aussi. La mort n’est rien pour nous, car ce qui est dissous est privé de sensibilité, et qui est
privé de sensibilité n’est rien pour nous. La mort en tant que privation de sensation ne peut être un mal
puisqu’elle ne peut pas être sentie ou ressentie. Un mal que l’on ne peut sentir ou ressentir n’est pas un
véritable mal, c’est tout au plus selon Epicure, un mal imaginaire. Guérir les hommes de leurs maux
imaginaires et de leurs craintes non fondées voilà la tâche que se propose le philosophe.
Conséquences de la thèse d’Epicure :
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(1) la mort ne doit pas nous inspirer l'horreur ou l'effroi. Nous n’avons aucune raison de craindre la mort, car nous n’avons
aucune raison de craindre ce que nous ne pouvons vivre. On peut craindre la douleur, la souffrance, l'agonie qui précède dans
certains cas la mort mais pourquoi craindre un état où toute sensation douloureuse ou agréable est absente. La mort est
l'inexistence pure et simple. La mort n'est pas une expérience douloureuse. La mort qui abolit la sensibilité nous délivre de toute
douleur. Ce n'est pas la mort elle-même qui est douloureuse ou terrifiante mais l'idée de la mort. C'est de la crainte de cette idée
que le philosophe doit nous libérer : "Philosopher c'est apprendre à mourir" Montaigne. La mort est du coté de l'irréel,
de l'intangible. Anatole France disait " je suis, elle n'est pas; elle est, je ne suis plus".
(2) Si la mort n’est rien pour nous, le désir d’immortalité est un désir vain et insensé. ON désir être
immortel parce qu’on craint la mort. Mais il y a une autre raison : en général on pense qu’une vie est
d’autant plus heureuse qu’elle est plus longue. Or, selon Epicure, la durée n’ajoute rien au bonheur; nous
pouvons trouver notre bonheur dans la vie présente, le bonheur n'est pas une question de quantité ou de
durée, on peut avoir plus de plaisir en un instant qu'en vingt ans. Ce n’est pas la durée la plus longue qui
importe mais la durée la plus agréable, c’est-à-dire exempte d’inquiétude, de crainte et de trouble. Or
l’insensé qui est possédé par le désir d’immortalité vit dans un état de manque incessant, il se projette
continuellement dans l’avenir. Si nous désirons être immortels, c’est en raison de notre avidité, c’est que nous sommes
incapables de restreindre nos désirs au plaisir que nous pouvons éprouvé ici et maintenant. Nous éprouvons des désirs illimités
qui nous jettent dans un manque incessant. Seuls peuvent être heureux ceux qui savent borner leur désirs, ceux qui éprouvent
des désirs limités. Peu importe que le vase soit grand ou petit pourvu qu’il soit bien rempli. Or si nous en restons à des désirs
sans fin, c’est comme si nous remplissions un vase percé.. La vie présente se perd alors dans l’attente et l’inquiétude. Nous
sommes incapables de jouir du présent. Il ne s'agit donc pas d'oublier la vie présente et de la dissiper dans la
vaine poursuite d'un avenir qui nous échappe, qui ne dépend pas de nous.
C’est pourquoi il est sot de souhaiter longue vie au jeune homme et bonne mort au vieillard: tous les deux sont au maximum du
bonheur si sans attendre un avenir incertain ils savent jouir de la vie présente.
La crainte de la mort et la crainte dieux dissipées, il s’agit maintenant de distinguer les différents types de désirs. Quels sont
ceux qui doivent être absolument satisfaits si nous voulons être heureux, quels sont ceux que nous devons éradiquer ?
La hiérarchie des désirs.
Epicure distingue les désirs vains et les désirs naturels. Les désirs vains sont des désirs illimités; les désirs naturels sont des
désirs bornés. Epicure distingue plus précisément d'une manière générale:
1)Les désirs naturels et nécessaires (la soif et la faim).
2)Les désirs naturels et non nécessaires (la sexualité).
3)Les désirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires. (le désir de gloire, de richesse, etc.)
.
Lorsque Epicure, par exemple, parle de désirs naturels, il englobe aussi bien le désir de se nourrir (besoin)
que l'amitié ou le désir de dialoguer qui, en tant que sociaux, ne sont pas biologiques. C'est que, pour le
Grec, naturel ne signifie pas « sauvage » ou en dehors de toute culture. Est naturel tout ce qui permet de
réaliser ou d'achever l’ essence d’un être. Or nul ne peut nier que cet « achèvement » exige chez l’homme
des compléments artificiels (variété dans l’alimentation, la tenue vestimentaire, etc.) : l’homme n’est pas
seulement un animal.
Mais que réclame la nature chez l’homme demande Epicure ? Elle réclame seulement l’absence de douleur pour le corps
(aponie) et l’absence de trouble, d’inquiétude pour l’âme (ataraxie). Or celui qui éprouve des désirs illimités est incapable de
connaître cet état d’aponie et d’ataraxie. Est naturel, pour les grecs, non pas nécessairement ce qui et de l'ordre du biologique,
mais ce qui est de l'ordre de la limite.
- Les désirs naturels et nécessaires
Ils doivent être inconditionnellement satisfaits. Il n’y a pas de bonheur possible s’ils ne sont pas satisfaits.
Il y a trois types de désirs naturels et nécessaires:
a) les désirs nécessaires pour la vie: il s’agit de la faim et de la soif, sans la satisfaction desquelles nous ne pouvons vivre, car
notre organisme perd continuellement des atomes, il faut donc qu’il restaurer ces pertes atomiques (le corps est seulement
constitué d’atomes pour Epicure). Le désir signale alors un manque, une perte physique. Le plaisir qui met fin au manque
signale, au contraire, que l’équilibre du corps est retrouvé. Cette « restauration » est désirée pour la vie même.
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b) les désirs nécessaires au bien-être du corps.
Il s’agit ici essentiellement du désir de protection thermique, de protection du corps contre toutes les agressions naturelles,
comme le vêtement ou la maison contre le froid. Les épicuriens ne prônent pas la vie sauvage, à la différence des cyniques, et
ne nient pas que certaines techniques (en l’occurrence, le tissage) complètent (terminent plutôt) la nature. Car « la vie simple
n’est pas la vie sauvage ».
C) Les désirs nécessaires « au bonheur », c'est-à-dire le besoin de philosopher, car la philosophie nous fait connaître la nature et
la limite des désirs, rendant possible la paix de l’âme, l’ataraxie.
2) Les désirs naturels et non nécessaires.
Ces désirs doivent être conditionnellement satisfaits. Leur satisfaction ne produit pas le bonheur (c’est la satisfaction des
désirs précédents qui est la condition nécessaire et suffisante du bonheur), mais n’est pas pour autant un obstacle au bonheur.
Parmi ces désirs on peut citer le désir esthétique , (l’écoute de la musique, ou la contemplation d’une peinture), qui contribue à
l’harmonie et à l’équilibre du corps percevant.
Il y a également le désir sexuel, désir naturel mais dont la satisfaction n’est pas un obstacle au bonheur. En effet si la soif ou la
faim réclament une nécessaire (vitale) satisfaction, le désir sexuel, lui, peut être éludé ou dissipé par une activité de
substitution. Car si la faim est liée à un manque d’atomes, le désir sexuel est lié au contraire, à un excès d’atomes dans tout le
corps qui peut être soulagé par le sport ou le travail, rétablissant l’équilibre physiologique.
Pensant à la masturbation, Diogène le cynique regrettait qu’on ne puisse de même apaiser sa faim en se frottant le ventre. Un
jour, au marché, il se masturbait en disant : "Ah ! si seulement on pouvait apaiser sa faim en se frottant ainsi l'estomac !"
Alexandre vint un jour se planter devant lui en proclamant : "Je suis Alexandre, le grand roi." - "Et moi, reprit-il, je suis
Diogène le Chien !" " Qu'as-tu donc fait, lui demandait-on, pour mériter le surnom de Chien ?" - "Je caresse, en remuant la
queue, ceux qui me donnent quelque chose, j'aboie contre ceux qui ne me donnent rien et je mords les mécréants."
3) Les désirs vains : les désirs ni nécessaires, ni naturels.
Les désirs naturels ont un but déterminé, ils sont bornés. La soif et la faim sont par exemple sont des désirs qui peuvent être
comblés et satisfaits comme tous les désirs naturels. On peut boire jusqu'à ce que la soif cesse ou manger à satiété. En revanche
on ne pourra jamais être riche à souhait ou suffisamment glorieux. Les désirs de gloire, de richesse et d’honneurs par exemple,
sont des désirs ni naturels ni nécessaires. Ces désirs sont vains (de vanum= vide) parce qu’ils sont sans limite. Ils ne peuvent
être comblés ; ils sont comparables aux tonneaux des Danaïdes (les filles du roi d’Argos qui avaient été condamnées à remplir
indéfiniment des tonneaux percés pour expier leurs crimes). Ils sont insatiables, impossible à satisfaire.
Ces désirs vains ont leur source dans l’opinion qui ne connaît aucune limite. La démesure des désirs vains a sa source non dans
le corps qui lui a des seulement des exigences modérées et vitales, mais dans l’âme. Le corps ne réclame que ce qui est
indispensable à la vie (par le corps la nature se contient dans des limites précises). . "Ce n'est pas le ventre qui est
insatiable comme le croit la foule, mais la fausse opinion qu'on a de sa capacité indéfinie" dit Epicure.
C'est l'âme, la faculté de se représenter des biens indéfinis ou indéterminés, qui est responsable de ce débordement des limites
naturelles.
A ces désirs qui ne connaissent aucune limite dans l'espace et dans le temps s'opposent les désirs positifs (conformes à la
nature: soif, faim... l'amitié, etc.). Seule la satisfaction de ces désirs peut produire un plaisir stable et durable. Il faut donc
revenir aux désirs délimités par leur objet : "les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires naissent d'une opinion vide". La
juste estimation des désirs, sans transgression de leurs bornes naturelles conditionne la paix et la tranquillité de l'esprit
(ataraxie). Celui qui n'a que des désirs qu'il peut satisfaire sera toujours heureux parce que son corps et son esprits ne seront
jamais perturbés. Les désirs vides qui empêchent l’ataraxie et l’aponie doivent donc être absolument éradiqués.
Mais une réserve : cette distinction désirs naturels et désirs vains est problématique, car une même chose peut être l’objet
d’un désir nécessaire (le saumon comme nourriture) et d’un désir vain (le saumon comme met très raffiné et recherché). De
même la musique peut être l’objet d’un désir naturel, mais quand on voue une passion maniaque à la musique, celle-ci devient
l’objet d’un désir vide. Une même chose peut être l’objet d’un désir naturel et d’un désir vain ou vide (Ce ne sont pas les objets
qui spécifient les désirs, mais notre rapport à ces objets).
Ce qui signifie que l’insatisfaction qui produit l’inquiétude et la souffrance n’a pas sa source dans la vacuité des désirs vains ou
dans les objets vers lesquels nous portent ces désirs mais dans l’illimitation qui peut rendre tout désir insatiable.
Ainsi tout désir connaît son illimitation:
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-pour les désirs naturels et nécessaires, c’est la variation continuelle et l’enrichissement de l’alimentation (ainsi les raffinements
dans la cuisine et les excès de table outrepassent ce que réclame le désir naturel et nécessaire de la faim). Ou encore le luxe du
vêtement ou de l’habitation.
-Pour les désirs naturels non nécessaires, c’est la passion amoureuse (l’amour passion que Lucrèce a critiqué superpose au désir
sexuel-désir naturel et non nécessaire- l’inquiète tension qu’induit en nous la jalousie, qui corrompt le plaisir et nous rend
malheureux). L'amour est insatiable, c'est pourquoi le sage lui préfère l'amitié.
Le calcul des plaisirs.
A chaque type de désir correspond un type de plaisir. Cette division des désirs en désirs vains et désirs positif constitue un
principe de discrimination pour rejeter ou choisir certains plaisirs.
Il est vrai que « tout plaisir est un bien » dit Epicure. Le plaisir est le commencement et la fin de toute vie bienheureuse. Le
plaisir est le bien le plus fondamental de la vie. En effet si la douleur est un mal, le plaisir est un bien.
C'est le manque qui fait souffrir. Il n'y a plus de douleur, quand le manque que suscite le désir est comblé, quand le désir est
satisfait.
Mais le problème est qu'il y a des plaisirs qui sont toujours suivis de douleurs pénibles beaucoup plus intenses que le plaisir
lui-même. C’est pourquoi il faut renoncer à certains plaisirs lorsque les peines qui s’ensuivent sont plus grandes. L’épicurien se
refuse un plaisir non parce qu’il serait mauvais en soi (tout plaisir est bon en lui-même, le plaisir est le bien suprême…), mais
en raison des souffrances qu’il peut engendrer. Certains plaisirs relance indéfiniment le désir, l’insatisfaction et la souffrance
qui en résulte: le mouvement est incompatible avec le repos (du corps et de l’esprit). Le plaisir pris au luxe engendre le désir de
mets toujours plus raffinés, de vêtements encore plus sophistiqués. Seule la satisfaction des désirs naturels peut nous apporter la
stabilité d’un bien être sans aucune souffrance.
Epicure oppose plus précisément les plaisirs en repos ou stables (catastématiques) et les plaisirs en mouvement (cinétiques).
Les plaisirs catastématiques excluent toute douleur corporelles et tout trouble dans l’âme. Le plaisir catastématique (lié
à la satisfaction d’un désir nécessaire et naturel) c’est l’aponie et l’ataraxie en même temps. Ainsi quand le corps est repu,
restauré, c’est le plaisir d’avoir mangé. Le corps est repu, le manque est comblé ; et c’est suffisant puisque le corps est ainsi en
repos (aponie) et l’âme est en paix (ataraxie) : que demander de plus ? Les plaisirs cinétiques sont des plaisirs instables qui
comportent du manque (donc de la douleur) et de l’inquiétude.
Mais cette distinction n’est pas si simple. Car les plaisirs en mouvement (cinétique) précédent toujours les plaisirs en
repos (catastématiques). Ainsi quand je mange, l’acte de manger produit un plaisir gustatif, plaisir qui précède la suppression
de la faim, ou la joie intellectuelle dans la recherche philosophique. L’acte de manger par exemple produit un plaisir qui n’est
pas exempt de tout manque, de toute tension, puisque mon corps n’est pas encore repu, la faim n’est pas encore dissipée, même
si elle est sur le pont de l’être. Et on sait bien que le fait de se mettre à table ou de manger met en appétit. C’est seulement le
plaisir d’avoir mangé, la sérénité succédant au manque, qui met fin à la tension inquiète du plaisir de manger.
Mais le plaisir en mouvement, bien sûr, ne précède pas seulement le plaisir en repos, il peut également rompre, briser la
plénitude parfaite du plaisir en repos. Ainsi quand les désirs naturels sont satisfaits, les raffinements du luxe
(vestimentaire, alimentaire...), le plaisir lié à un surcroît d’excitation peut relancer le cycle interminable du désir et de
l’insatisfaction.
Les plaisirs en mouvement entraînent des désagréments, des douleurs, il faut donc inconditionnellement préférer à ces
plaisirs instables, les plaisirs catastématiques, ne pas chercher, quand nos désirs naturels sont satisfaits, cet excès de
variété, d’excitation, qui ne peut rien ajouter à la plénitude de ce plaisir sans trouble et sans douleur. Tout ajout
pourrait troubler cette plénitude parfaite, la corrompre.
A l’inverse du plaisir illimité et en mouvement des hédonistes sensualistes, Epicure privilégie donc le plaisir fini et en
repos comme suppression de la douleur. Rappelez-vous que pour les grecs, illimité, infini signifie manque, imperfection,
en revanche tout ce qui est limité, achevé (une vie mortelle, un plaisir mesuré, etc.) fait signe vers la perfection, la
plénitude.
Aucun plaisir n’est donc condamnable en lui-même, mais seulement pour les désagréments qu’il entraîne.
Tout plaisir n’est pas bon à prendre, et certaines douleurs si on veut bien considérer leurs suites, constitueront de moindres
maux. Une prudente évaluation des plaisirs et des peines doit nous faire parfois préférer certaines douleurs à des plaisirs
modiques et généralement très instables: de tels renoncements sont susceptibles au bout du compte de nous procurer un plaisir
plus élevé. Il faut savoir choisir son plaisir. C'est un problème d'évaluation. Epicure se livre à un véritable calcul des
plaisirs et des peines, appelé par les sceptiques: métriopathie (littéralement, mesure des plaisirs). Mesurer les
plaisirs revient à les juger en fonction de leurs conséquences. Un plaisir qui engendre de la douleur ne doit pas être
recherché et, inversement, une douleur qui engendre un plaisir ne doit pas être évitée.
Cette « prudence » dans le choix des plaisirs nous montre que le sensualisme d'Epicure n'est pas borné au présent
mais ouvert sur l'avenir, car « en tout cas » il faut comparer, examiner, décider et calculer, c'est-à-dire anticiper les
conséquences d'un plaisir, présent et les évaluer en termes d'utilité. La philosophie d’Epicure n’est donc pas une
philosophie du carpe diem (cueillir le plaisir présent sans souci du lendemain). On doit au contraire n’admettre un plaisir
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présent qu’à condition qu’il n’entraîne pas de maux à venir. Ce qui distingue l’épicurien du débauché, ce n’est pas la
quête du plaisir (car tout plaisir est bon en soi), mais la prudence du premier et l’inconséquence du second.
La raison n'est donc pas exclue du sensualisme d'Epicure, puisque c'est à elle qui revient en , dernier lieu d'opérer
cette métriopathie, cette arithmétique des plaisirs qui permet d’atteindre à la plénitude du bonheur.. Pour être
heureux il faut faire un usage calculé du plaisir.
Mais cette prudence qui conduit à préférer certaines douleurs à certains plaisirs, les plaisirs stables aux plaisirs en repos ne
conduit-elle pas à l’ascétisme ou à l’apathie (absence de trouble et d’émotion) ?
Ni débauche, ni ascétisme
Contre l’ascétisme
La théorie épicurienne du plaisir a suscité de nombreuse objections, notamment de la part d’Aristippe de Cyrène (435-350
avant-J.-C.), qui n’admettait pas qu’il put exister un plaisir en repos. La simple suppression de la douleur, selon Aristippe et les
Cyrénaïques (ses disciples), ne peut procurer le plus grand des plaisirs. Pour les cyrénaïques le plaisir préconisé par Epicure,
cette simple absence de douleur n’est pas un vrai plaisir mais plutôt un état analogue à celui d’un dormeur. Il ne faut pas
confondre, nous dit Aristippe, le plaisir avec la simple absence de douleur, car même le cadavre plaisantera un disciple
d’Aristippe n’éprouve aucune douleur et aucun trouble. Les cyrénaïques reprochent à Epicure de prôner l’apathie, état
d’insensibilité dans lequel on éprouve aucune passion, aucune émotion. Mais il faut souligner, pour justifier la théorie
d’Epicure, que l’ataraxie épicurienne n’est pas l’apathie stoïcienne (détachement à l’égard de tout ce qui ne dépend pas de moi)
dans la mesure où l’épicurien ne refuse pas les douceurs de l’existence, et qu’il ne condamne pas toute passion (il condamne
surtout l’amour, la cupidité ou le désir de gloire). Epicure ne prône pas en effet l’ascétisme. Sa doctrine est au contraire
foncièrement anti-ascétique. Epicure n’a jamais prôné l’abstinence sexuelle pas plus que le jeûne prolongé. Faire bombance à
l'occasion, comme le dit Epicure, est en effet un indéniable plaisir …
Contre les débauchés
Epicure condamne ici le plaisir des débauchés: La débauche est une philosophie sans prudence. Elle ignore la limite que la
nature a assignée à tous nos désirs. Calliclès dans le Gorgias de Platon est la figure du débauché. Son l’idéal, proclame-t-il haut
et fort, est de passer toute sa vie à jouir des plus grands plaisir sans aucune limite. Il « préfère une vie insatiable et effrénée » à
l’apathie de la pierre, c’est le choix de la démesure (hubris) et de la dépense illimitée. La cause de la débauche n’est pas dans le
corps, car le désir du corps est naturellement limité et satiable: c’est la démesure ou l’intempérance de l’âme qui pousse à
l’excès et dérègle le corps. Le débauché n’est pas un malade du corps, mais un malade de l’âme habitée par ces opinions
fausses qui finissent par dérégler le corps.
Cependant les débauchés ne sont pas condamnés moralement comme des vicieux qui rechercheraient le mal. Comme tous ils
recherchent le plaisir, mais se trompent sur sa nature et se rendent malheureux. La débauche n’est pas un mal en soi, mais un
moyen erroné d’atteindre le plaisir: elle ne procure ni l’ataraxie (âme délivrée des craintes du ciel, de la mort et des douleurs),
ni l’aponie (repos du corps par la satisfaction des désirs naturels). Non seulement les débauchés ne sont pas des vicieux, mais
ils seraient irréprochables, s’ils pouvaient jouir en paix de tous leurs plaisirs, s’il n’y avait pas dans la débauche cette alternance
constante de plaisir et de douleurs. Ce ne sont pas des vicieux, mais simplement de mauvais calculateurs : des philosophes
imprudents, dira Epicure.
Donc quand Epicure dit que le plaisir est le but de la vie, il ne s’agit ni de ce plaisir instable qui génère le manque, ni des
plaisirs déréglés auxquels s’adonnent les débauchés.
L’autarcie
Or le mode d’existence du sage épicurien qui sait évaluer les limites du plaisir, ces limites du plaisir qui nous placent dans
l'absence de douleur et qui s’en tient à ses limites, c’est l’autarcie, l’autosuffisance. Le sage est celui qui jouit d’une
indépendance parfaite, il se suffit à lui-même, il ne manque jamais de rien.. Se suffire ce n’est pas vivre de peu, mais savoir se
contenter de peu.
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En effet l'abus de mets raffinés, l’excès du raffinement non seulement compromet la santé, mais émousse le goût, la jouissance,
et nous rend incapables de revenir à un régime plus simple si besoin est. Au contraire, l’habitude d’une nourriture peu coûteuse
entretient une parfaite santé, et nous permet à l’occasion de mieux apprécier la somptuosité d’un menu frugal composé d’un peu
de poisson, de pain et d’eau. L’accoutumance nous rend esclave du luxe et du superflu ; quand ils viennent à manquer, nous
souffrons, nous éprouvons de la douleur, parce que nous ne pouvons nous en passer. Tant que nous nous contentons de
satisfaire des désirs naturels, tant que nous restons dans les limites de la nature, nous pouvons aisément triompher de la douleur
puisque ces désirs peuvent être facilement satisfaits. Mais les désirs qui ne sont ni nécessaires, ni naturels nous enchaînent à des
plaisirs superflus auxquels nous ne pouvons ensuite renoncer. C'est cette dépendance à l'égard de ces plaisirs qui est la source
de nos malheurs. Ces plaisirs nous mettent par l'accoutumance dans un état constant de manque. Nous sommes incapables de
revenir à un régime plus simple si besoin est. Ce qui ne veut pas dire que nous devons seulement nous contenter de ce type de
plaisir. Le luxe ou le superflu ne sont pas condamnables en soi. Ce qui est condamnable ce sont les incommodités ou le
déplaisir qu'ils entraînent.
Par conséquent celui qui reste dans les limites de la nature, qui n’abuse pas du superflu est toujours heureux dans la mesure où
il est maître de son plaisir. Son désir n'excède pas sa capacité de le satisfaire. Epicure ne dit pas que l'on doit se contenter de
peu (la frugalité n'est pas une fin en soi), mais que peu de choses peut donner beaucoup de plaisir et même un plaisir extrême à
celui qui sait mesuré son plaisir. Il ne dit pas que nous devons nous contenter du minimum, mais que le minimum peut donner
le maximum de plaisir. Un petit pot de fromage, et un peu de pain sec peuvent constituer un repas de grand luxe. « Envoie moi
un petit pot de fromage, disait Epicure à un de ses amis, afin que je puisse quand je voudrai faire grande chère ». Il est vrai
comme le faisait remarquer Sénèque que ni le pain, ni l'eau ne dépendent pas absolument de nous, mais du moins le besoin de
pain et d'eau sont les besoins les plus faciles à satisfaire.
On peut donc être heureux avec peu. Le peu peut être le comble du bonheur. C'est ainsi que tout le monde peut accéder au
bonheur, ce n'est pas une question de moyens, mais une question de proportion. Nos désirs doivent être proportionnels à notre
capacité de les satisfaire. Cette juste proportion, cet équilibre entre le désir et la satisfaction possible est la condition du
bonheur (ataraxie + aponie).
Or les hommes ont à leur portée tout ce qu'il faut pour être heureux (du pain, de l'eau, une nourriture simple...), c'est-à-dire ce
peu de choses qui sont si faciles à nous procurer et dont nous manquons rarement. Ainsi la frugalité est source de plaisir, car
elle nous apprend à nous contenter du peu qui nous suffit. Le peu qui rend heureux.
Celui qui sait se contenter de peu est donc auto-suffisant, les coups du sort, les revers de fortune ont peu d'effet sur lui. Celui
sait se contenter de peu, éprouve non seulement le plaisir d’être repu, en toutes circonstances, en toutes occasions, mais à ce
plaisir lié à la disparition de la faim, s’ajoute la prise de conscience de son indépendance à l’égard des circonstances, la
certitude de ne jamais manquer de rien, la certitude d’être libre. Le sage est ainsi « l’égal des dieux ».
ON peut dire que l’autarcie est la condition de l’ataraxie. Car celui qui n’a ni faim, ni soif, ni froid, jouit de l’aponie, mais celui
qui a en plus l’espoir de ne jamais souffrir de la faim , de la soif, ou du froid, d’avoir toutes ces choses dont il a besoin, jouit en
plus de l’ataraxie. L’autarcie nous libère de la crainte de l’avenir.
Or il n’y a pas d’autarcie et d’ataraxie (termes qui désignent en définitive un seul et même état de quiétude, de sérénité) sans
prudence, vertu suprême qui est la condition de tout bonheur dans ce monde.
La prudence et les autres vertus
Le bonheur exige, comme nous l’avons vu un calcul des avantages et des inconvénients qui résultent du plaisir et de la douleur
une juste appréciation du plaisir et de ses limites. Il faut prendre en considération les conséquences de chaque plaisir. Or la
capacité à calculer le plaisir et ses conséquences est, nous l’avons dit la prudence. La prudence est la sagesse pratique qui
consiste à choisir ou à refuser le plaisir, en pesant les avantages et les désavantages est. C’est la capacité à choisir la conduite
qui génère le maximum de plaisir et le minimum de douleur.
Or la prudence est supérieure à la philosophie, nous dit Epicure. Etrange me direz-vous ? La philosophie n’est-elle pas une
médecine de l’âme, la seul médecine capable de produire ce bonheur suprême, ce plaisir stable exempt de douleur, l’ataraxie.
En effet la prudence s’oppose à la philosophie comme la sagesse pratique à la sagesse théorique. Si la philosophie nous fait
savoir que le plaisir est le souverain bien, c’est la prudence qui permet de choisir le plaisir le plus avantageux. La prudence est
un vertu non un savoir. Par exemple satisfaire ou non le désir sexuel selon les circonstances, relève de la prudence. C’est la
prudence qui, concrètement, sépare le plaisir naturel de la débauche, en déterminant si la satisfaction d’un désir ne risque pas
d’engendrer un déplaisir plus grand encore que le plaisir. Ainsi les débauchés sont comme des philosophes imprudents; ils
recherchent à juste titre, le plaisir mais sans discernement, sans prévision. Ils se trompent, non sur la fin, mais sur le choix des
moyens.
L’homme qui serait naturellement prudent n’aurait pas besoin de philosophie. La philosophie est une médecine qui soigne les
âmes malades qui ne sont pas naturellement sages, ou bien qui restaure une santé perdue. L’homme spontanément prudent,
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pense exactement ce qu’il faut penser pour être heureux, ou plutôt ce qui fait qu’on est heureux. S’il le pense naturellement,
sans philosophie, il est en bonne santé spirituelle, comme l’athlète qui règle son exercice corporel sans secours médical. Ils se
pourraient qu’existent, en principe, des esprits qui n’aient pas besoin de philosopher pour être sages. Lorsque l’âme est
perturbée, la médecine doit intervenir, la philosophie est un remède pour ceux, la plupart des hommes qui sont naturellement
imprudents. Si la prudence a une valeur supérieure à la philosophie c’est qu’elle est l’exercice immédiat, spontané d’une
sagesse, que la philosophie doit établir laborieusement par un discours rationnel approprié.
La prudence qui est la vertu suprême, est la source des autres vertus qui la complètent: honnêteté et justice :
-Vivre honnêtement c’est respecter l’opinion des hommes qu’on estime, l’ami ou le maître, et d’une manière générale les
valeurs de l’amitié. L’amitié se définit par une relation de confiance totale, mutuelle et désintéressée. Seul l’ami d’ailleurs peut
nous garantir une complète autarcie, parce que nous pouvons toujours compter sur lui. En effet l’eau et le pain ont beau être
faciles à se procurer, notre esprit libéré de la crainte de l’avenir et de toutes les superstitions, nous restons toujours à titre
d’individu, dépendants des circonstances. L’honnêteté suscite le sentiment de honte devant certaines conduite. Par exemple
aimer l’argent sans enfreindre la loi, « c’est une chose méprisable que d’économiser sordidement, même quand on est en règle
avec la loi » (Sentences Vaticanes, 43).
-Vivre avec justice, c’est respecter les lois instituée par la société. Ces lois sont des conventions arbitraires qui n’ont aucune
valeur en soi, contrairement à la « déontologie » de l’amitié épicurienne. Aussi n’est-ce pas par crainte de la honte qu’il faut les
respecter, mais par crainte du châtiment encouru (la prison, les supplices, etc.), crainte et inquiétude qui trouble l’âme (Maxime
XXXIV).
Honnêteté et justice complètent donc la prudence en écartant les motifs de honte qui troublent l’âme, et les châtiments qui
menacent le corps.
Mais toutes les vertus n’ont aucune valeur en elles-mêmes. Elles sont toutes subordonnées au plaisir (la fin suprême). Ce qui
signifie que nous pourrions n’être pas vertueux (comme les débauchés), si la vertu ne conduisait pas au plaisir.
Hasard et liberté
Le sage épicurien qui possède et cultive toutes ces vertus est un homme comblé. Personne ne peut être plus heureux que lui, il
se situe en un sommet que rien ne dépasse. Il sait, comment nous l’avons vu, comment atteindre le bonheur par une juste
évaluation des limites du plaisir. Mais surtout son esprit est libéré de toutes les craintes irrationnelles qui découlent de la
religion.
La nécessité n’est pas la seule cause des évènements (tout n’est pas dans le monde strictement
déterminé) :
Cependant on ne doit penser que le sage a pour autant une vision strictement scientifique des choses. La science ne risque-t-elle
pas en effet de nous assujettir à un invincible destin en nous montrant, partout à l’œuvre dans les combinaisons d’atomes le
déterminisme naturel (tout événement est déterminé à se produire par des lois universelles) ? Un déterminisme trop strict
aboutirait en définitive au fatalisme. Le fatalisme affirme que tout ce qui arrive est absolument nécessaire. Tous les événements
sont irrévocablement fixés par le destin. Epicure condamne le destin en ce qu’il ôte toute liberté ou initiative à l’homme, pour
agir, se libérer, choisir. Ce refus du destin distingue Epicure des autres atomistes Démocrite et Leucippe, pour lesquels tout
arrive par nécessité Pour Epicure, certaines choses seulement arrivent par nécessité, car la nécessité n’est pas la seule cause.
Le destin ou la nécessité seule rend les hommes irresponsables ; leurs actes sont alors le produit d’un enchaînement mécaniques
de causes.
Si les hommes sont impuissants devant le mécanisme du destin, alors autant se laisser mourir de faim... si la fatalité l’a prévu ;si
des évènements tragiques surviennent, autant se résigner et accepter notre malheur. Mais alors l’épicurisme comme morale du
plaisir devient inutile, n’a plus de sens. Si on croit à la fatalité (pure nécessité) la liberté humaine est pure illusion. Contre le
fatalisme Epicure affirme que les évènements dépendent bien plus de nous que les atomistes, comme Démocrite et Leucippe, le
pensent.
Si il y a du hasard dans le monde, et si par conséquent il y a de la liberté, c’est que les atomes qui composent l’univers sont
capables de mouvements, de déviations capricieuses. S’il n’y avait pas d’exceptions à la grande loi scientifique qui régit le
mouvement des atomes, alors tous les mouvements de l’univers, toutes nos conduites seraient intégralement déterminées.
Heureusement pour ce n’est pas le cas. Les atomes ont parfois des trajectoires irrégulières que les savants sont incapables de
calculer. Ces déviations capricieuses, les épicuriens, clinamen. C’est ce caprice, cette déclinaison (clinamen= déviation)
d’atome qui garantit la liberté de l’âme humaine et qui rend possible la morale.
Il vaut donc encore mieux croire aux dieux de la foule qu'au destin des physiciens. La croyance populaire nous laisse au moins
espérer que nous pourrons peut être fléchir la volonté des dieux par des prières. Mieux vaut donc des dieux sensibles aux
prières qu'un destin accablant et aveugle.
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Mais le hasard n’est pas non plus une cause toute puissante :
Inversement croire, comme le croyait le peuple à l’époque, que les dieux agissent selon un hasard capricieux devant lequel
l’homme est impuissant revient au même que le pire fatalisme. Si tout n’est réellement que hasard, si le cours des évènement est
totalement imprévisible, ou si, cela revient au même, les dieux décident selon leur pur caprice, on ne saurait rein entreprendre
ou espérer puisque le cours de notre vie ou du monde échappe encore une fois à nos prises. Le hasard et la fatalité aboutissent
au même résultat. Le mal qui en découle, c’est l’attente craintive de l’avenir.
A la croyance populaire que les dieux agissent selon un hasard capricieux, Epicure oppose deux arguments :
- Le hasard n’est pas une divinité. En le hasard est dépourvu de plan, de finalité, de bienveillance (il n’y a pas de
providence), comme en témoignent les nombreuses « incohérences » de l’ordre naturel.
- Le hasard n’est pas une cause toute puissante : quelque soient les circonstances, les revers de fortunes, le sage peut assurer
son bonheur grâce à l’usage de raison (logos). Le sage qui est vraiment libre grâce à l’usage de sa raison (puissance calculante,
logismos), peut jouir d’un bonheur semblable à celui des dieux. C’est pourquoi « la fortune a peu de prise sur le sage »
(Maxime XVI). Même avec une fortune contraire, le sage reste maître de la situation en ne s’en tenant qu’à la raison, à ce
pouvoir de calculer, et d’évaluer les conséquences. Au contraire, le fortuné, le chanceux, sans raison, qui ne calcule pas, est
l’esclave d’une causalité incertaine qui lui échappe. Nous ne sommes le jouet de la fortune que lorsque la raison, le
raisonnement abdique.
Le hasard ne fait, en définitive, que proposer des occasions, des opportunités dont l’homme peut user à sa guise. Le hasard
propose et l’homme dispose.
Ce qu’il faut retenir absolument
Le bien-être ou plaisir catastématique consiste dans l’aponie (repos du corps) et l’ataraxie (paix de l’âme).
L’aponie et l’ataraxie ne sont possibles que si quatre conditions sont réunies :
-
l’absence de la crainte des dieux
l’absence de la crainte de la mort
l’absence des désirs vains.
L’absence de crainte au sujet de la douleur
La prudence ou la sagesse pratique est le moyen de parvenir au bonheur. Elle est la capacité de choisir ou de refuser les plaisirs
particuliers en pesant avantages et désavantages. C’est une vertu et non un savoir.
La philosophie ou sagesse théorique indique la fin de la vie naturelle, elle n’indique pas les moyens. Elle nous dit seulement que le
plaisir est le souverain bien, mais elle ne nous dit pas comment y arriver. C’est la prudence qui nous permet de choisir le plaisir le plus
avantageux. Ainsi les débauchés sont des comme des philosophes imprudents ; ils recherchent, à juste titre le plaisir mais sans
discernement, sans prévision. Ils se trompent non sur la fin, mais sur le choix des moyens.
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