Le sage épicurien se mêle-t-il de politique ? Le sage épicurien fuit la politique. Pour vivre heureux, il vit
caché en son « jardin », sa communauté, entouré d’amis, poursuivant un bonheur stable dans un ici et maintenant,
préservé de la crainte et de la souffrance. Épicure conçoit la philosophie moins comme une discipline de l’esprit
tournée vers les affaires de la cité que comme une médecine, une thérapie, qui se pratique à huis clos. (Alors que
les Stoïciens estimaient qu’accomplir les tâches de citoyen est un devoir.)
Quelle place faut-il donner à l’amitié et à l’amour pour l’épicurien ? . Si la vie du sage est une « vie
cachée » qui ne se mêle pas de politique, c’est tout de même une vie communautaire, où l’amitié a une place
centrale. L’école du Jardin a la forme d’une communauté amicale, animée discussions, autour du maître. La
recherche du plaisir stable conduit au développement des sentiments d’amitié, parce que rien n’est plus plaisant
que cette relation amicale réciproque, où l’on donne sans compter, sûr de recevoir l’équivalent en retour : « Parmi
les choses dont la sagesse se munit pour la félicité de la vie tout entière, de beaucoup la plus importante est la
possession de l’amitié. » (Sentences vaticanes, 13.) Par contre, Epicure met en garde contre l’amour, qui est d’une
autre nature et peut fait perdre à l’amant la maîtrise de lui-même, le blesser, l’éloigner du bonheur. « Les choses de
l’amour ne sont jamais profitables, et il faut se réjouir qu’elles ne nous nuisent pas. » (Sentences vaticanes, 51.)
Pourquoi ne faut-il pas craindre les dieux ? Un dieu est « un vivant incorruptible et bienheureux » (Lettre à
Ménécée, 123). D’où le savons-nous ? Nous en avons une « conception commune », une connaissance évidente.
Les dieux étant, par définition, bienheureux, ils sont autosuffisants comme le sage. Ils n’ont donc pas besoin de
nos prières et de nos sacrifices et ils ne peuvent pas se mettre en colère contre les hommes quand ceux-ci ne leur
offrent pas de sacrifices. Les dieux ne sont d’ailleurs en rien responsables du monde et de l’existence des hommes,
comme l’étude de la physique le montre. Aussi la foule et la religion se trompent-ils, lorsqu’ils s’imaginent que
ces êtres parfaits sont tout-puissants, nous surveillent, voire nous châtient. C’est une fausse conception des dieux.
Si la foule se trompe sur les dieux, c’est précisément parce qu’elle se trompe sur l’idéal que l’on doit suivre. Ce
faisant, ils projettent leurs craintes et leurs faiblesses sur les représentations mentales des dieux. La vision du dieu
est celle d’un idéal : le sage vise à vivre comme les dieux dans le bonheur tout en s’acceptant mortel. Celui qui
applique les enseignements de la philosophie épicurienne vivra « comme un dieu parmi les hommes » dit la fin de
la Lettre à Ménécée, alors qu’il se sait mortel et parce qu’il se sait mortel.
Pourquoi ne faut-il pas craindre la mort ? D’abord parce que nous ne faisons pas l’expérience de notre
mort. Quand la mort est là, nous ne sommes plus là, dit Epicure. On ne peut pas vivre sa propre mort, ce serait
contradictoire. De plus, le bien, c’est le plaisir ; le mal, c’est souffrance ; or une fois mort, il n’y a plus de
sensations, donc il n’y a dans la mort ni bien à désirer, ni mal à fuir. Angoisser à propos de la mort, c’est souffrir
pour un état qui n’apporte aucune souffrance, donc aucun mal : « La mort, avec nous, n’a aucun rapport ; car tout
bien et tout mal résident dans la sensation ; or, la mort est privation de sensation »(Lettre à Ménécée, 124). La
mort ne nous concernerait donc pas ? Il ne faut pas fuir la pensée de la mort, mais au contraire s’accoutumer à
cette pensée que la mort n’a pas de rapport avec nous, pour rejoindre la sérénité du sage. On peut ainsi apprendre
à « jouir du caractère mortel de la vie », tandis qu’on s’affranchit du « désir de l’immortalité ».
La physique
De quoi est constituée la réalité ? D’atomes et de vide. Epicure a été influencé par la philosophie atomiste
de Démocrite. L’Univers est formé d’atomes qui se meuvent dans le vide et se combinent au hasard des
rencontres. La sensation nous apprend avec évidence l’existence des corps. Ceux-ci sont composés, donc
nécessairement constitués de corps plus élémentaires qui, par contre, sont insécables (ce qui est le sens du mot
grec atomes). L’existence du vide se déduit du mouvement des corps, s’il n’y avait pas de vide, aucun mouvement
ne serait possible. Les atomes se meuvent en raison de leur poids et se rencontrent par hasard pour former, par leur
entrechoc, les mondes. Les organismes et les mondes sont des agrégats d’atomes.
Quelle est la nature de l’âme ? Un corps constitué d’atomes, disséminées dans l’organisme, qui n’est
qu’un agrégat d’atomes. L’univers est formé d’atomes rencontrés au hasard, il n’y a pas de réalité incorporelle
en dehors du vide. L’âme elle-même, à l’instar de tout ce qui constitue le cosmos, n’est qu’un « corps composé de
particules subtiles, disséminé dans tout l’agrégat » formé par l’organisme. « Ceux qui disent que l’âme est un être
incorporel parlent pour ne rien dire », écrit-il dans la Lettre à Hérodote. Cette pensée s’oppose avec les doctrines
enseignées à Athènes des platoniciens et des aristotéliciens.
En quoi le clinamen permet de penser la liberté et le hasard ? Le clinamen, c’est la déviation
(littéralement une déclinaison) spontanée de la chute des atomes dans le vide, qui les amène à s'entrechoquer.
Cette déviation est spatialement et temporellement indéterminée et aléatoire. Elle permet d'expliquer l'existence
des corps (due au hasard et non à la providence des dieux) et la liberté humaine (le monde n’est pas régi par le
destin ou le déterminisme, mais par le hasard et l’indétermination). Epicure est opposé à la doctrine du destin des
Stoïciens, qu’il juge pire que la croyance populaire dans l’intervention des dieux. Les deux sont fausses d’après
Epicure : il n’y a pas de destin, les dieux n’interviennent pas dans notre existence. Le sage doit savoir que sa
situation dépend en partie de la nécessité, en partie du hasard et en partie de sa propre liberté. S’il n’y avait pas de
liberté, dit Epicure, il n’y aurait de responsabilité, de louanges et de blâmes.
La connaissance
Quels sont les critères de la vérité ? Il existe deux critères de la vérité : la sensation est le critère d’un point
de vue théorique, le plaisir est le critère d’une point de vue pratique. Les sensations sont toujours vraies et
constituent le premier critère de vérité. Avec elles, nous commençons à connaître et, pour ne pas raisonner à vide,
nous devons constamment nous régler sur elles. Rien n’est vrai qui ne soit issu des sens ou qui ne soit en accord
avec eux. Les sensations consistent d’ailleurs en un processus physique qui met en contact des particules émises
par des corps et un organe récepteur. Dans le cas de la vision, ce sont des « simulacres », très fines pellicules
détachées de la surface des corps et reproduisant leurs contours, qui se répandent sans cesse en tous sens et sont
appréhendés par nos yeux. L’erreur existe mais dans le jugement que je porte sur la sensation et non dans la
sensation elle-même. Par exemple, je me trompe en identifiant mal une forme dans la nuit, ce n’est pas le
sensation qui me trompe, mais mon jugement. La vérité est ainsi établie directement par confirmation (des
données des sens) ou indirectement par non-infirmation (pas de désaccord avec les données des sens).
La pluralité des mondes : les mondes sont constitués d’atomes s'assemblant par hasard. Or comme cet
assemblage se fait « depuis un temps infini », les atomes « s'assemblent de mille manières différentes et essayent
toutes les combinaisons qu'ils peuvent former entre eux ». C’est ainsi que se forment les mondes. Il y a donc une
infinité de mondes existants, correspondant à l'infinité des combinaisons atomistiques. « Ce n’est pas seulement le
nombre des atomes, c’est celui des mondes qui est infini dans l’univers. Il y a un nombre infini de mondes
semblables au nôtre et un nombre infini de mondes différents. » (Epicure, Lettre à Hérodote, 45.)
Bibliographie
Lettres et Maximes, traduit et commenté par Marcel Conche (« Épiméthée », PUF, 1987) : l’édition de
référence, avec une lumineuse introduction à la doctrine du philosophe grec.
Lettres, Maximes, Sentences, traduit et présenté par Jean-François Balaudé (« classiques de poche », Le
Livre de Poche, 1994) : une traduction accessible, introduite par une savante explication des théories
épicuriennes.
De la nature, de Lucrèce (« Poésie bilingue », Flammarion, 1999) : le plus célèbre des disciples du sage
expose, dans un poème en vers, la philosophie matérialiste d’Épicure et de l’atomiste Démocrite.
LUCRECE
« En 96 ou 94 avant J.-C. naît le poète Titus Lucretius. Rendu fou par un philtre d’amour,
il rédigea dans les intervalles de sa maladie quelques livres qu’ensuite Cicéron corrigea,
et se donna la mort dans sa quarante-quatrième année. » Voici tout ce que l’on sait de la
vie de Lucrèce, d’après une notice de saint Jérôme, qui était opposé à sa philosophie.
Lucrèce a livré à l’histoire de la philosophie un texte unique, à la fois livre de poésie et de philosophie :
le De rerum natura (De la nature des choses). Ce poème prône la philosophie d’Epicure, philosophie
matérialiste du plaisir et méditation de la fugacité des choses, qu’il l’accompagne du « miel » de la
poésie mais auquel il mêle aussi des accents pessimistes, tourmentés, propres à Lucrèce.
En soutenant que les dieux n’existent pas ou nous sont indifférents, que le bonheur, pour le sage, se
confond avec la volupté, il est à contre-courant de la mentalité romaine, de ses valeurs morales et
religieuses, plus proches du stoïcisme, la grande école philosophique rivale qui s’implante
simultanément. Lucrèce aurait pu sombrer dans l’oubli, et son œuvre disparaître avec lui, si Cicéron
n’était pas intervenu en le publiant en – 43, sans souscrire à sa philosophie.