sources theologiques dans la conception nationale d

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UNIVERSITÉ PARIS VIII VINCENNES SAINT-DENIS
ECOLE DOCTORALE PRATIQUES ET THEORIES DU SENS
Doctorat
Etudes juives et Hébraïques
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SOURCES THEOLOGIQUES DANS LA
CONCEPTION NATIONALE
D'ELIEZER BEN YEHUDA
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Thèse dirigée par��������������, ���������������������
Soutenue le …………………..
Jury :
Résumé en français
Le présente recherche décrit la méthode de travail adoptée par Eliezer Ben Yehuda
(1858-1922, ci-après Ben Yehuda) dans ses journaux d'information Ha-Tsvi (La
Gazelle) et Ha-Or (La Lumière), tout en se concentrant sur les modes selon lesquels
ses journaux ont traité les thèmes juifs. La recherche décrit la création par Ben
Yehuda de la conscience nationale juive en Eretz Israël, depuis ses débuts (1881),
processus qui recoupe largement les premières années du nationalisme hébraïque. Ce
faisant, elle met en lumière la méthode de Ben Yehuda, basée sur l'identification de
concepts, de récits et d'idées théologiques juifs et leur conversion aux besoins du
nationalisme, tout en agissant au cœur de l'ordre culturel en place. Comme la
théologie juive n'était pas la seule source du nationalisme juif, notre recherche marque
les points d'interface entre la matière première théologique et d'autres idéologies ayant
influencé Ben Yehuda, l'une des principales étant les Lumières européennes.
Notre recherche se propose de repérer le système des éléments qui ont été dégagés du
capital culturel théologique et les modes de leur présentation dans les journaux de Ben
Yehuda, par rapport à leur source théologique et selon un ensemble de thèmes. Elle
examine la façon dont a été organisé ce super-système jusqu'à devenir un capital
culturel national, la manière dont il a été coordonné, à travers divers contextes, à
d'autres systèmes, et quel rapport il entretenait avec son origine – le capital culturel
juif.
2
Titre en anglais
Theological Sources of Eliezer Ben Yehuda’s Concept of Jewish Nationalism
Résumé en anglais
This study describes Eliezer Ben-Yehuda’s (1858-1922) work method in his
newspapers “HaTzvi” and “HaOr”, focusing on the ways in which these newspapers
addressed Jewish issues. The study describes the construction of Jewish national
consciousness in the land of Israel by Ben-Yehuda from the outset (1881), a process
that, to a large extent, corresponds to the first years of Hebrew nationalism in the
Land of Israel. The study delineates Ben-Yehuda’s method which is based on
identifying Jewish theological concepts, narratives and ideas and adapting them for
nationalist purposes, in what was perceived to be an undertaking conducted within the
existing cultural order. Since Jewish theology was not the only wellspring of Jewish
nationalism, this study identifies the interface between these theological sources and
other ideologies that influenced Ben-Yehuda, among them one of the central
influences, European enlightenment.
The study seeks to map the network of elements derived from the theological cultural
capital and the ways they were presented in Ben-Yehuda’s newspapers, in contrast to
their theological origins, on a host of issues. It examines how this multi-system was
consolidated into national cultural capital, how it was adapted through a network of
contexts to other systems, and how it viewed its roots – Jewish cultural capital.
Mots clés en français
Eliezer Ben Yehuda; capital culturel juif; source théologique; nationalisme hébraïque.
Mots clés en anglais
Eliezer Ben Yehuda; Jewish cultural capital; theological origins; Hebrew nationalism.
Nom et adresse de l'unité où la thèse a été préparée
Etudes juives et hébraïques, Université Paris 8, 2 rue de la Liberté 93526 Saint-Denis
Cedex.
3
Table des matières
1. Introduction: Eliezer Ben Yehuda, le premier théologien politique hébraïque en
Eretz Israël
1.1. Objet et méthode de la recherché…………………………………………………..6
1.2. Ben Yehuda comme intellectuel politique et le journal comme porte-parole
du nationalisme…………………………………………………………………...13
1.3. Nationalisme et sécularisation…………………………………………………..... 20
1.4. Le compte-rendu de la réalisation culturelle comme instrument d'acculturation…29
1.5. Le nationalisme comme opposition à l'ultra-orthodoxie…………………………. 35
1.6. Le dégagement de la dimension politique du champ théologique……………….. 41
1.7. Une nouvelle signification pour les concepts juifs………………………………. 46
1.8. Le théâtre et les spectacles comme moyen d'intérioriser le nouveau discours…... 55
2. Production d'un nouveau capital juif à partir d'éléments issus du cercle de la vie
juive
2.1. Construction de la nouvelle image d'Eretz Israël
2.1.1. La "cartographie cognitive" de la Terre d’Israël et de ceux qui venaient
s’y implanter………………………………………………………………….64
2.1.2. Jérusalem et le Mur des Lamentations……………………………………....112
2.1.3. Synagogues et yeshivot……………………………………………………... 119
2.1.4. La jachère……………………………………………………………………125
2.2. Déconstruction du passé juif
2.2.1. L'histoire revisitée…………………………………………………………...129
2.2.2. Négation de l'Exil……………………………………………….……….......141
2.2.3. Archéologie et histoire biblique……………………………….……………. 149
2.2.4. Héros et rois………………………………………………………………… 168
2.2.5. Critique des manuels d’enseignement de l’histoire juive…………………... 176
2.3. Construction de la figure du Juif
2.3.1. Le Hakham Bashi……………………………………………………………185
2.3.2. Rabbins……………………………………………………………………... 204
2.3.3. Éducation…………………………………………………………………… 211
2.3.4. Le statut de la femme………………………………………………………..224
2.3.5. Descriptions religieuses appliquées aux laïcs………………………………. 230
2.3.6. Mission et conversion………………………………………………………. 235
4
3. Déconstruction et construction de fêtes
3.1. Création de fêtes………………………………………………………………….. 240
3.2. Les Jours redoutables…………………………………………………………….. 248
3.3. La Fête des Cabanes (Soukot)……………………………………………………. 267
3.4. Hanouka………………………………………………………………………....... 271
3.5. Le 15 de Shevat…………………………………………………………………... 304
3.6. Pourim……………………………………………………………………………. 319
3.7. La Pâque juive……………………………………………………………………. 344
3.8. Lag Ba-‘Omer…………………………………………………………………….. 353
3.9. La Fête des semaines……………………………………………………………... 357
3.10.
Le 9 Ab…………………………………………………………………… 361
4. Débat
4.1. Utilisation de la religion juive dans la structuration d'une nationalité juive…….. 368
4.2. Production du nationalisme comme processus herméneutique…………………... 397
4.3. Le travail de Ben Yehuda: modernisme ou primordialisme ?................................. 404
5. Conclusions………………………………………………………………………….. 425
6. Bibliographie
6.1.
6.2.
6.3.
6.4.
6.5.
6.6.
6.7.
Bibliographie française……………………………………………………………440
Bibliographie anglaise…………………………………………………………….447
Bibliographie hébraïque (traduite en français)…………………………………… 474
Archives…………………………………………………………………………... 523
Internet……………………………………………………………………………. 523
Interviews………………………………………………………………………… 523
Journaux………………………………………………………………………….. 523
5
1. Introduction: Eliezer Ben Yehuda, le premier théologien
politique hébraïque en Eretz Israël
1.1 Objet et méthode de la recherche
Le présente recherche décrit la méthode de travail adoptée par Eliezer Ben Yehuda
(1858-1922, ci-après Ben Yehuda) dans ses journaux d'information Ha-Tsvi (La
Gazelle) et Ha-Or (La Lumière), tout en se concentrant sur les modes selon lesquels
ses journaux ont traité les thèmes juifs. La recherche décrit la création par Ben
Yehuda de la conscience nationale juive en Eretz Israël, depuis ses débuts (1881),
processus qui recoupe largement les premières années du nationalisme hébraïque. Ce
faisant, elle met en lumière la méthode de Ben Yehuda, basée sur l'identification de
concepts, de récits et d'idées théologiques juifs et leur conversion aux besoins du
nationalisme, tout en agissant au cœur de l'ordre culturel en place. Comme la
théologie juive n'était pas la seule source du nationalisme juif, notre recherche marque
les points d'interface entre la matière première théologique et d'autres idéologies ayant
influencé Ben Yehuda, l'une des principales étant les Lumières européennes.
Dans cette recherche, Ben Yehuda se révèle être l'un des plus grands théologiens
politiques de la pensée nationale juive, sinon le plus grand. Son travail comprend des
démarches déconstructives par rapport au capital culturel juif, et ceci, selon un certain
nombre de modes d'action qui seront démontrés ci-après.
Il ne fait aucun doute que le nationalisme juif se base sur des éléments du capital
culturel juif. Mais jusqu'ici, la plupart des chercheurs ont presque totalement ignoré
l'examen des modes d'intégration des éléments théologiques dans l'idéologie nationale
et la manière dont ils ont été traités. Le discours de la recherche sur cette
problématique, resté jusqu'ici plutôt superficiel, n'a en général pas examiné comment
les éléments "juifs" ont été transposés au sein de l'idée nationale, ce qu'ils ont perdu
au cours de ce procès et ce qui y a été ajouté. Comment ils ont été élaborés, affinés,
polis, étayés et vidés de leur signification, et en fait, s'ils n'ont pas été dénaturés. Était6
il question d'éléments qui constituaient une essence ou bien d'une couverture formelle
destinée à remporter une adhésion, etc.
Notre recherche se propose de repérer le système des éléments qui ont été dégagés du
capital culturel théologique et les modes de leur présentation dans les journaux de Ben
Yehuda, par rapport à leur source théologique et selon un ensemble de thèmes. Elle
examine la façon dont a été organisé ce super-système jusqu'à devenir un capital
culturel national, la manière dont il a été coordonné, à travers divers contextes, à
d'autres systèmes, et quel rapport il entretenait avec son origine – le capital culturel
juif. Ce n'est pas une recherche théologique mais une recherche qui suit les traces du
travail de structuration culturelle et nationale, à partir de l'ensemble du savoir
théologique. Raison pour laquelle la référence à l'environnement théologique original
des éléments culturels examinés est relativement succincte et se contente en général
d'une description sommaire de la référence canonique à la pensée juive religieuse,
dans le cadre de la problématique examinée.
Dans cette recherche, le retour aux codex théologiques est un retour à une action de
constitution. Il est nécessaire du fait des mécanismes d'occultation utilisés dans le
processus de production du nationalisme. Selon Michel Foucault, pour qu'il y ait
retour, il faut bien entendu qu'il y ait d'abord eu oubli, non pas oubli occasionnel ou
recouvrement dû à un quelconque malentendu, mais oubli essentialiste et constitutif.
De par son essence même, l'action de constitution ne peut pas ne pas être oubliée. Ce
qui l'exprime, ce qui en découle, est en même temps ce qui crée la distance qui en
sépare et la déforme. Cet oubli non occasionnel doit se mettre en place au sein de
processus précis que l'on peut décrire, analyser et réduire en revenant à l'action de
constitution1. L'occultation opérée dans les journaux de Ben Yehuda par rapport au
capital culturel juif fut essentiellement passive2, c'est-à-dire s'appuyant sur un silence
sélectif. Cette stratégie a aidé à brouiller l'occultation et a assuré la capacité à
continuer d'utiliser le corpus juif occulté – comme source. Entre autres avantages, elle
a permis de présenter les éléments du nationalisme comme primordiaux. Ainsi, une
1
Foucault 1966, p. 55.
Ce constat est basé sur la distinction opérée par Aleida Assmann entre oblitération active et passive,
Assmann (in) Eril 2008, p. 97.
2
7
recherche objective est supposée ignorer cette industrie de la présentation du
nationalisme comme primordialiste.
Le capital culturel juif dont Ben Yehuda disposait avant qu'il n'entame son élaboration
n'était pas uniforme, car il n'existe pas "un judaïsme" seul et unique. Raison pour
laquelle, pour autant qu'il ait été nécessaire de décrire ci-après, sommairement, les
contextes théologiques de tel ou tel élément, j'ai préféré des sources théologiques
consensuelles telles que la Bible, la Guemara et le Choulhan Aroukh. Cependant, on
ne peut ignorer les difficultés inhérentes au repérage des contours de ce que Ben
Yehuda considérait comme "le judaïsme religieux", d'autant que l'on peut établir
clairement que de son point de vue, les courants réformistes n'étaient pas inclus dans
ce capital culturel juif.
Notre recherche fait une revue détaillée des références que font les journaux de Ben
Yehuda aux thèmes centraux du capital culturel juif: les fêtes et les jours fériés, le
statut des rabbins, les synagogues et les collèges rabbiniques, le Mur des
lamentations, etc. La base de la recherche est constituée par les journaux de Ben
Yehuda mentionnés plus haut, Ha-Tsvi et Ha-Or, qui furent mis au service de ses
idées nationales3.
Ouzi Elyada explique que Ben Yehuda fut obligé d'utiliser le nom "Ha-Tsvi", au lieu
de "Ha-Or" pour des raisons d'enregistrement gouvernemental. A la fin du 19ème
siècle, début du 20ème, il y avait en Israël deux journaux principaux. « HAHavatzelet » (le lys), fondé en 1863 qui représentait la société traditionaliste et
l'ancien Yishuv et Ha-Tsvi qui représentait le nouveau Yishuv. Ha-Tsvi (La Gazelle)
a été fondé en 1884 et a plusieurs fois changé de logo : entre 1890 et 1893, il s'est fait
appelé « Ha-Or » (la lumière), puis « Hashkafa » (la vision) qui a fait d'abord son
apparition parallèlement à Ha-Tsvi
dans les années 1896-1900 et qui était
principalement destiné aux lecteurs à l'étranger, puis vint à sa place Ha-Tsvi dans les
années 1902-1908. En 1908, Ha-Tsvi est devenu le premier quotidien d'Eretz Israël.4
3
4
Lang 2008, p. 97.
Elyada 2015, p. 9.
8
Par commodité, ceux-ci sont en général dénommés dans le texte "les journaux de Ben
Yehuda", tandis que dans les notes est mentionné le nom exact dudit journal et sa date
de publication. Il ne s'agit pas tant à dévoiler une idéologie déclarée (et il en existe
une telle chez Ben Yehuda) qu'à suivre les traces du travail de structuration culturelle
opéré à partir de la vie quotidienne et codifié parfois sous les dehors d'une chronique
journalistique.
Les autres écrits de Ben Yehuda ont également été passés en revue, et ils sont parfois
cités à des fins de comparaison. Ils ne sont toutefois pas la base principale de la
recherche, et il semble nécessaire, tout au moins pour une partie d'entre eux (tel le
grand dictionnaire), de les étudier séparément.
Notre recherche n'étudie pas l'action de Ben Yehuda dans le champ de la langue
hébraïque. Selon une conception courante, l'hébreu était une langue morte, jusqu'à ce
qu'arrive Ben Yehuda, à la fin du 19e siècle, et la ressuscite, en conséquence de quoi il
fut déclaré "le ressusciteur de la langue" ou tout au moins "le ressusciteur du parler
hébraïque"5. Cependant, considérant l'importance de son entreprise de rénovation du
parler hébraïque, ainsi que d'autres activités culturelles significatives (journalisme,
lexicographie, théâtre, archéologie, littérature, archivisme, enseignement, etc.), on
peut le couronner du titre de "père de la culture hébraïque israélienne séculaire". De là
5
Ce titre lui a été attribué par de nombreux chercheurs et s'est enraciné dans le discours. Voir par
exemple l'Encyclopédie hébraïque, vol. 9, p. 126. Dans ses travaux, Haramati s'oppose à cette
terminologie, ainsi qu'au titre de "père de l'hébreu moderne" attribué à Ben Yehuda (qui apparaît par
exemple dans Encyclopedia Judaïca, vol. 4, p. 564). Cette conception tendancieuse a soulevé de
nombreuses oppositions, issues des cercles les plus divers: écrivains, historiens, linguistes et
pédagogues (Haramati 1992, p. 246). Sur l'opposition de Bialik, d'Agnon ou de Dinur au statut de Ben
Yehuda comme ressusciteur de l'hébreu, voir Haramati 1992, p. 247. Contrairement à ce que l'on peut
penser, l'hébreu n'a jamais cessé d'être la langue de la haute culture juive. Elle était la langue d'une
littérature rabbinique variée et fut utilisée dans des documents publics, des lettres et des contrats durant
toute la période de l'Exil (Shimoni 1995, pp. 8-9). De même, l'affirmation selon laquelle Ben Yehuda
aurait été le premier à enseigner l'hébreu en hébreu est inexacte. Sur des pédagogues l'ayant précédé
dans ce domaine, voir Haramati 1978. Sur le rabbin Yehuda Alkalay, qui précéda Ben Yehuda dans la
conception selon laquelle il faut faire de l'hébreu la langue nationale moderne du peuple juif et l'utiliser
dans la communication pour diffuser l'idée nationale, voir Kouts 2013, p. 105. Sur une dynamique
semblable, qui conduisit les penseurs du nationalisme en Tchécoslovaquie, en Hongrie et en Finlande à
considérer leur langue nationale inutilisée comme langue apparemment "endormie" et nécessitant un
processus de "redécouverte", voir Anderson 2000, p. 232.
9
découle également le fait qu'il n'est pas considéré ci-après comme un ressusciteur de
langue mais comme un fondateur de culture et un théologien politique6.
La méthode de recherche et d'analyse est basée sur un ensemble de méthodes et de
conceptions issues de l'étude de la culture et de l'histoire des idées. Ce n'est pas une
recherche historique sur la vie de Ben Yehuda, car comme le souligne Keith Baker,
l'histoire intellectuelle n'est pas l'histoire des intellectuels, mais l'histoire de
l'intellection, c'est-à-dire l'étude des dimensions intellectuelles de l'action sociale,
telles qu'elles ont pris forme du point de vue historique7.
En ce sens, notre recherche se propose de porter un regard novateur sur le travail de
Ben Yehuda. Pour une large part, nous avons essayé d'observer l'objet de la recherche
sans préjugés, en tentant de refléter la chaîne de montage fuyante et parfois camouflée
d'une culture nationale basée sur le judaïsme. Considérant le traitement approfondi du
processus de structuration culturelle et de formation de la conscience au moyen du
langage, nous avons essayé de ne pas accepter ce qui pouvait paraître comme
évidence conceptuelle, même s'il était parfaitement intégré à la recherche, et
d'atteindre une neutralité psycholinguistique. Cette "évidence" elle-même est souvent
le produit de la structuration étudiée ici, et il est bon que le chercheur se passe des
cadeaux conceptuels de l'objet étudié. Ainsi, dans la plupart des cas, nous avons
préféré le concept "nationalisme juif" à "sionisme", et le concept "séculaire" à
"laïque"8. De même, le concept "Yichouv yachan" (l'ancienne colonie juive de
Palestine) était trop chargé pour être adopté dans le cadre de ce travail.
Nous citons dans cette recherche des centaines d'exemples tirés des journaux de Ben
Yehuda. Malgré cette quantité non négligeable de citations, seule une petite partie de
son entreprise journalistique a été examinée. L'ampleur du travail nous a dicté la
restriction et c'est la raison pour laquelle n'ont été choisies d'entre les différentes
6
Nombre des actions de Ben Yehuda dans les domaines culturels furent menées en collaboration avec
un groupe de promoteurs culturels. Sur ce groupe, voir: Even-Zohar 1999. Sur la dimension politique
de la sécularisation, voir Asad 2003.
7
Hoffman 2012, pp. 42-43.
8
Selon la Guemara, "laïque" est un israélien (Juif) qui n'est pas un Cohen (Margaliot 1960: Vayikra
Raba, Kedochim, section 24, signe 7). Ce terme a subi un investissement sémantique renouvelé: il s'agit
d'une personne qui n'est pas liée à la religion ou n'observe pas ses prescriptions. Une recherche qui se
propose d'examiner les changements opérés dans les concepts théologiques d'un point de vue neutre se
doit de trier des concepts neutres, et le concept "laïque" ne l'est pas, étant lui-même séculaire.
10
alternatives que celles dotées d'un haut degré de représentativité par rapport aux
preuves qui ont été passées en revue mais n'ont pas été citées.
On ne peut pas se baser sur cette recherche pour affirmer que le nationalisme juif luimême est inventé ou imaginaire. La question de l'antiquité de la nation juive est une
question séparée et ne relève pas de notre recherche, en tant que celle-ci examine les
modes de structuration de la conscience nationale séculaire mis en œuvre par Ben
Yehuda, sur la base du capital culturel juif.
La "judéité" du nationalisme hébraïque de Ben Yehuda, d'après la majeure partie de
son activité journalistique, n'est pas un nationalisme juif dans le sens de l'utilisation de
valeurs juives, mais plutôt une tentative pour repérer, dans le capital culturel et
théologique, des valeurs juives analogues, d'une manière ou d'une autre, aux valeurs
nationales européennes. Dans le champ de la structuration du nationalisme, la
juxtaposition de la valeur européenne ou moderniste et de la valeur juive n'est le plus
souvent pas une simple synthèse, comme le pensaient de nombreux chercheurs9, mais
une tentative pour habiller d'un vêtement juif la valeur nationale originairement
chrétienne et européenne, ou comme ce processus est parfois dénommée: "fondre de
nouveaux contenus dans de vieux ustensiles"10
Les rapports entre la valeur juive ayant besoin d'une couverture "juive"11 et la valeur
importée d'Europe ne sont pas des rapports égalitaires, et il s'ensuit que leur "mariage"
ne peut être considéré comme une fusion. L'attention portée aux points communs
entre le capital culturel juif et le capital culturel national est essentiellement une
attention portée aux signifiants, alors que cette dernière n'est pas supposée caractériser
les idéologies, censées promouvoir des idées, c'est-à-dire des signifiés.
9
Ella Belfer reconnaît par exemple qu'un "événement national-historique naquit de l'européisation du
monde juif", Belfer 2004, p. 24. Galia Yardeni a écrit que Ben Yehuda "aspirait à la fusion du
nationalisme hébraïque et du meilleur de la nouvelle culture européenne", Yardeni 1969, p. 291. Sur la
problématique du judaïsme face à la synthèse des valeurs, voir également: Idel 1998, p. 63, Rosman
2010, p. 134; Biale 2002 XIX.
10
Voir par exemple Ram 2006, p. 51.
11
Sur les expressions couvertes, voir Péli, 2008, p. 35.
11
Comme le pensait Buber, accepter une tradition signifie interpréter, juger et choisir
des valeurs selon des critères actuels12. C'est la logique du nationalisme européen,
surtout dans sa version française13 (que Ben Yehuda connaissait), qui était à la base
du processus de sélection des éléments juifs contenus dans l'antique capital culturel.
De même que les autres ingénieurs du nationalisme séculaire, Ben Yehuda ne
demandait pas à exprimer un judaïsme rabbinique mais bien plutôt un nationalisme,
celui-ci étant "doublé" au moyen de symboles et d'énoncés juifs connus, enracinés de
longue date dans la connaissance, et dont la résistance au changement était faible14.
12
Lévy 2006, p. 70.
Le nationalisme français a influencé d'autres conceptions nationales, comme celle de la Grèce par
exemple (Ben Israël 2004, p. 16).
14
Sur la difficulté du symbole juif à s'accommoder des changements, voir Smith 2009, p. 114.
13
12
1.2 Ben Yehuda comme intellectuel politique et le journal comme
porte-parole du nationalisme
Certains pensent que toute "véritable révolution" (une révolution qui abandonne le
passé et se tourne vers le futur, basée sur une conception séculaire et engendrant un
changement absolu dans la structure du pouvoir) est d'abord et avant tout le produit
d'un déplacement intellectuel15. L'activité nationale de Ben Yehuda, qui avait une
solide connaissance du capital culturel juif, était basée sur le rassemblement du savoir
juif, sa réorganisation et un tri minutieux des éléments "nationaux" qu'il contenait.
Cette activité ignora l'engagement envers la superstructure du judaïsme et se
concrétisa au moyen de l'établissement d'une archive générale (dictionnaire et autres
entreprises linguistiques), ainsi que par la redéfinition de concepts judaïques à travers
l'action engagée dans la langue hébraïque. Cette révolution créa la communauté
imaginaire de ceux qui adoptèrent les nouvelles définitions données aux anciens
concepts. Ce fut une action de déconstruction et de nouveau marquage au cœur même
de l'univers conceptuel juif, et l'on peut donc la considérer comme une révolution.
Comme Shmuel Trigano a écrit, la langue hébraïque est une langue trop
métaphorique, trop concrète, trop enracinée dans les détailes, trop lapidaire pour se
prêter à la coneptualisation philosophique.16
Ces actions furent complétées par des pratiques de gestion émanant d'institutions
œuvrant selon un ordre du jour qualitatif, telles les sociétés pour l'encouragement du
parler dans la langue hébraïque renouvelée, dont Ben Yehuda était un des fondateurs
et qui contribuèrent au processus de canonisation de son travail en faveur de la
structuration du nationalisme linguistique.
La langue fut le principal champ d'action de Ben Yehuda, car toute action chirurgicale
sur un de ses signes pouvait contribuer à l'englobement côte à côte de la religion et du
nationalisme. Après le traitement des signes pertinents, les signes théologiques furent
fécondés et commencèrent même à porter un signifiant national. Des processus de
15
16
Israël 2006, p. 3.
Trigano 1998; Trigano 2014, p. 22.
13
routinisation, dans les domaines de la communication journalistique, littéraire et
pédagogique, égalisèrent le statut des différents signifiants, et au sein du public des
destinataires, conférèrent même une supériorité normative au signifiant national. Les
œuvres lexicales du Comité de la langue validèrent les nouvelles significations.
Ben Yehuda s'occupa de culture et de politique des idées17, ses journaux devenant au
moment propice la principale trace institutionnelle de la nouvelle religion politique et
une sorte d'institution politique en elle-même18. Quand le journal avait un ordre du
jour national, il servait d'institution rapprochée à la presse officielle de l'Etat en
gestation19, substitut partiel à une véritable activité politique, surtout considérant les
difficultés inhérentes au statut instable des Juifs sous l'empire ottoman20. D'après
Gideon Kouts, le fait que des journaux aient servi de substitut à la pratique politique
était caractéristique d'autres journaux hébraïques et juifs à travers le monde21. La
tendance à considérer l'intellectuel comme le porte-parole de la nation apparaît
clairement, à l'époque, au sein des nations opprimées22. Comme par exemple les
Italiens et les Polonais au 19e siècle, ou dans la Russie tsariste et dans une large
mesure, même en France. Il semble que la stratégie nationale portait ses fruits. Gideon
Kouts précise qu'à partir de la fin du 19e siècle, à l'époque des quotidiens hébraïques
qui commença en 1886, seuls les quotidiens qui s'engagèrent sur la voie du sionisme
réussirent à subsister en Europe.23
17
Sur la politique des idées, voir Kedourie 1993 [1996], p. xiii.
D'après Gellner, la fusion de la culture et du corps politique constitue l'essence du nationalisme
(Gellner 1994, p. 31).
19
Selon la conception de Nachum Sokolov (Kouts 1999, p. 106).
20
Ainsi, par exemple, les journaux de Ben Yehuda sont intervenus auprès des pouvoirs publics en
faveur de sujets juifs, en posant des questions journalistiques. De même, ses journaux participèrent à
des levées nationales de fonds et encouragèrent des opérations effectuées par des organismes
nationaux. De ce point de vue, on peut parler de continuité entre ces journaux et la presse juive qui les
a précédés. Kouts précise que la presse juive en Europe mena elle aussi des opérations de solidarité et
de levée de fonds (Kouts 2013, p. 11).
21
Gideon Kouts explique que les journalistes avaient également des ambitions politiques, qui n'étaient
pas satisfaites et ne pouvaient s'exprimer, du fait du statut inférieur ou instable des Juifs dans les
sociétés où ils vivaient. C'est la raison pour laquelle les journaux servaient de substitut aux institutions
et à l'activité politique, et de ce point de vue, ils jouèrent un rôle important dans l'espace public juif et
dans les domaines intracommunautaires, mais également dans les rapports entre la communauté et la
société ambiante (le pouvoir). Cette activité revêtait des aspects transnationaux, à cause de la
dispersion des communautés juives et leur appartenance, dans des mesures diverses, à des États-nations
(Kouts 2013, p. 11).
22
Talmon 2000, p. 122.
23
Kouts 1999, p. 107. Sur le mouvement sioniste, la presse hébraïque et le modèle de la "responsabilité
nationale", voir Kouts 2013, chapitre 12. Sur le modèle de la "responsabilité sociale" dans la presse,
voir Caspi et Limor 2002, p. 138.
18
14
Il était donc naturel qu'à côté de l'activité médiatique soient édifiés des institutions
nationales telles qu'une bibliothèque nationale24, un comité pour la langue et une
société pour l'étude des antiquités d'Eretz Israël, Ben Yehuda prenant part à leur
fondation25 et ses journaux entretenant des rapports étroits avec elles26. L'appui que
prirent les intellectuels nationaux sur les acquis des érudits Allemands, anglais et
français, concernant le capital culturel de leur nation (ainsi que Ben Yehuda s'appuya
sur des citations de Graetz, de Salvador ou de Renan), n'était pas non plus nouveau.
Le cas grec en est en exemple probant27.
C'est au prix d'un dur labeur que Ben Yehuda a acquis sa connaissance profonde du
capital culturel juif. Dans la préface à son dictionnaire, il raconte comment il s'est
plongé dans les Écritures et ajoute que ce ne fut pas une tâche facile pour lui:
"Et il y avait vraiment beaucoup de travail, immense et très difficile. Je ne désigne
pas par là le travail de composition, d'arrangement et de recherche scientifique,
comme l'exige tout travail scientifique, mais le travail de préparation de la 'matière'
nécessaire à cette édification. Car même pour la partie talmudique, après Lévy, Kohut
et Jastrow, je ne pouvais m'exempter de la lecture de tout le corpus talmudique […].
Qui plus est, je devais lire par moi-même toute la littérature post-talmudique, dans
tous ses nombreux domaines […], ainsi que les livres de recherche, de sagesse, de
Kabbala et d'histoire, toute la littérature caraïte, tout ce qui avait été imprimé et une
grande partie des manuscrits enfermés dans les grandes bibliothèques d'Europe"28.
24
Le comité israélien pour la langue ne fut pas le premier dans l'univers des hébraïsants. Il fut précédé
par "L'association des adeptes de la langue hébraïque", fondée en 1880 (Haramati 1992, p. 162). Ce
comité, devenu l'Académie pour la langue hébraïque, fut institué sur le modèle français. Avec l'œuvre
lexicale de Ben Yehuda, il s'agit d'une entreprise de codification de la langue. Conformément à la
conception de Keith Baker, qui soutient que l'autorité politique est une autorité linguistique (Hoffman
2012, p. 44), cette codification permet la surveillance et le contrôle de la langue, et partant, de la
pensée politique nationale. Sur les dictionnaires publiés par l'Académie russe, fondée elle aussi sur le
modèle français, et sur les dictionnaires roumains et tchèques, ainsi que sur la guerre des langues, voir
Anderson 2000, pp. 103-104, et sur la guerre des langues en Hongrie, vois là-bas, p. 111.
25
Sur le phénomène des initiateurs qui se constituèrent à l'image des journaux juifs en Europe, voir
Kouts 2013, p. 13. Sur les institutions culturelles telles que musées, académies et bibliothèques,
représentant, de l'avis des modernistes, la transposition de l'idéal national en concepts concrets, voir
Smith 2009, pp. 83-84.
26
Par exemple, la large part faite dans les journaux aux réunions du comité pour la langue (Lang 2008,
p. 177).
27
Anderson décrit comment le travail des érudits occidentaux engendra des dizaines de livres qui
recréèrent une culture grecque antique, rayonnante et païenne à souhait. A la fin du 19e siècle, ce
"passé" devint de plus en plus accessible à un petit groupe d'intellectuels chrétiens parlant grec, qui
avaient déjà pour la plupart étudié ou voyagé hors des frontières de l'empire ottoman (Anderson 2000,
p. 103-104).
28
Ben Yehuda 1948, Préface.
15
Le survol de milliers de produits issus de son travail nous permet d'établir que sa
connaissance du capital culturel juif était du niveau de celle d'un érudit de première
force. Elle était mue par la volonté intellectuelle d'approfondir son savoir afin de
renforcer le nationalisme, et n'était pas une étude gratuite de la Torah ou des lois
rabbiniques afin de mieux en appliquer les préceptes. S'il était besoin d'en faire la
preuve, on s'appuyer sur une citation de Hemda Ben Yehuda, selon laquelle "Depuis
1893, Ben Yehuda n'alla plus à la synagogue, même pour Yom Kippour. Il n'avait pas
d'écharpe de prière (Talit) et ne me permit pas de lui en acheter"29.
L'attachement qu'éprouvait Ben Yehuda pour la culture française lui donna parfois le
point de vue parallèle d'une sorte d'exilé dans son propre pays, lequel exilé tend, dans
les termes d'Édouard Saïd, à voir les choses non seulement comme elles sont mais
aussi comme elles se sont transformées en vue le leur état présent30.
Selon Ouzi Elyada, Eliezer Ben Yehuda était spécialiste des techniques d'édition des
journaux de Paris.31 Au tout début, il destina ses journaux au public des Amoureux de
Sion venus de Russie, qui étaient avides d'informations sur le nouveau Yishuv, mais
ne bénéficiaient à cette époque que d'informations fragmentaires et peu fiables – selon
ses propres dires32. Il reconnut toutefois plus tard que parallèlement à cette intention,
il avait voulu agir sur le public local d'Eretz Israël et lutter pour l'instruction et la
lumière"33. Il établit dans ses propos qu'il s'agissait d'un public potentiel de 40 à
45.000 personnes, mais un public vivant "dans l'obscurité et l'ignorance, dans la
bassesse, sans pouvoir, sans sentiment d'honneur, sans sentiment politique, ne vaut
rien du point de vue national"34. Raison pour laquelle il voulut inculquer à ses lecteurs
la conscience de l'instruction aux côtés d'un sentiment d'importance, et le faire passer
"de l'esclavage à la lumière". En règle générale, Ha-Tsvi et Ha-Or n'exprimèrent pas
cette approche paternaliste. Le public du nouveau Yishuv y était décrit la plupart du
temps comme cultivé et pénétré de sentiment national, un public prenant plaisir à la
29
Hemda Ben Yehuda à Yudelevitz, 28 Nissan 1886, dans Lang 2008, p. 213.
Sur la spécificité du point de vue de l'intellectuel exilé, voir Saïd 2010, p. 70.
31
Elyada 2015, p. 16. Et y voir également sur la stratégie d'édition du journal de masse comme
expression des relations de négociations avec le lecteur du genre décrit par De Certeau et John Fisk.
32
"A propos de la 'conception'", Ha-Hashkafa, 2.8 et 5.8 1904. L'article fur d'abord publié dans HaTsfira, numéro 146, juillet 1904.
33
Ibid.
34
Ibid.
30
16
réalisation culturelle nationale et conscient de sa signification, et non comme doté
d'une conscience nationale précaire et digne d'acculturation.
Face, d'une part, à l'exigence de comptes-rendus "sérieux" en provenance d'Eretz
Israël et destinés au lecteur de la Diaspora, et d'autre part, à l'exigence du lecteur
local, avide de sensations et de nouvelles étrangères, Ben Yehuda fut obligé de mettre
sur pied le format d'un journal "bidirectionnel", selon la définition d'Ouzi Elyada35.
Quand il sentait que le public local exprimait un manque d'intérêt pour ses journaux, à
cause de nouvelles essentiellement orientées vers l'extérieur, il faisait immédiatement
pencher la balance en faveur des domaines qui intéressaient le lecteur israélien. Quoi
qu'il
en
soit,
les
comptes-rendus
informatifs
servirent
de
plateforme
à
l'endoctrinement national, y compris l'entretien du sentiment national: "Tout le mode
lisait, et grâce aux nouvelles, les gens lisaient également les articles utiles concernant
la nouvelle vie et le nouvel esprit […]"36.
A ses débuts, Ben Yehuda préféra présenter à ses lecteurs nombre d'informations
"ésotériques": récits de catastrophes, crimes sexuels et toutes sortes de faits divers.37
Cette tendance au sensationnel disparut petit à petit au cours des années suivantes. Le
différend qui l'opposait à la direction du vieux Yishuv, et qui allait en s'aggravant,
l'obligea à renoncer aux informations sensationnelles et à imprimer dans ses
premières pages des articles de critique et de controverse. Dés ses débuts, Il aspira à
augmenter la fréquence de parution de "Ha-Tsvi ". Au milieu des années 1880, le
journal fut qualifié par son directeur "Quotidien paraissant une fois par semaine",
mais à la fin du 19e siècle, cet objectif était encore à l'état de vœu inaccessible. La
première étape dans la réalisation de ce vieux rêve se place tout près de 1900. A partir
du 17 novembre 1899, le journal, qui portait à cette époque le titre "Hashkafa"
(Conception, Vision), commença à paraître deux fois par semaine, d'abord les mardis
et vendredis puis les lundis et jeudis. Son format fut agrandi, mais le nombre des
35
Elyada 2015, p. 29.
"Sur 'la conception'", Hashkafa, 2.8.1904.
37
Alors que « Hapoel Hatzaïr » (Le jeune ouvrier) (fondé en 1907) et « Havatzelet » étaient des
journaux d'opinions rationalistes qui traitaient des questions politiques, économiques et religieuses, les
journaux d'Eliezer Ben Yehuda essayaient de présenter un mélange entre journaux d'opinions et
journaux à sensation populaires comme à Paris ou à Berlin, (Elyada 2015, p. 9). Sur la similitude entre
la stratégie du spectacle à sensation dans les journaux d'Eliezer Ben Yehuda, et la sensation d'un
spectacle du théâtre populaire, voir Elyada 2015, p. 19.
36
17
pages fut réduit. L'arrivée de Shirizli à la rédaction du journal conduisit à son
rétablissement progressif.38 Au cours des années 1903-1904 parurent des romans à
épisodes et des chroniques "légères", comme la mode, et le service télégraphique fut
même rétabli. A partir de l'été 1904 (numéro 63), le journal parut à nouveau deux fois
par semaine. Cette fréquence fut conservée jusqu'à l'automne 1908. Dans "Ha-Tsvi ",
le traitement à sensation des informations courantes ne fut pas limité aux événements
"ésotériques" mais fut élargi progressivement jusqu'à englober les événements
politiques et militaires39.
Comme pour les hebdomadaires hébraïques qui les avaient précédés en Europe, les
journaux de Ben Yehuda étaient des "journaux d'un seul homme"40. D'après les
descriptions d'Ouzi Elyada, le directeur d'un journal israélien, à l'époque, n'était pas
un acteur totalement indépendant et servait plus d'une fois de porte-parole à divers
groupes. A la fin du 19e siècle, le journal israélien appartenait à la catégorie de la
presse "sérieuse". Il s'agissait d'une publication qui mêlait chroniques et littérature et
desservait les buts éducatifs et idéologiques d'une population définie; il servait aussi à
contester les opposants de celle-ci41. Ainsi les journaux de Ben Yehuda devinrent une
sorte de "République des Lettres"42 grâce aux comptes-rendus de laquelle (supposés
38
Sur les infrastructures économiques en Eretz Israël concernant les aspects économiques de la
parution de la presse d'Eliezer Ben Yehuda, voir Elyada 2015, p. 61.
39
Ouzi Elyada, dans Caspi et Limor 1998, p. 39.
40
Kouts 2013, p. 13.
41
La presse hébraïque en Eretz Israël fut façonnée à ses débuts comme presse politique et éducative,
intimement liée à une population bien définie. "Halevanon" (Le Liban), qui fut le premiers des
journaux du pays (1863) représentait la communauté ashkénaze (les "opposants") de Jérusalem, tandis
que "Havatzelet", qui parut quelques mois plus tard, desservait la communauté hassidique. "Ha-Tsvi",
de Ben Yehuda (1884), était destiné aux membres de la première immigration. "Halevanon" traita
abondamment des entreprises de charité et d'entraide, tandis que "Havatzelet" critiqua vertement, à ses
débuts, l'entreprise de "partage" ("Hahalouka") et exhorta à la colonisation du pays et à l'orientation de
ses habitants juifs vers le travail producteur. Mais à partir des années 1870 il devint conservateur et
représenta ouvertement le vieux Yishuv. "Ha-Tsvi" attaqua les deux camps à la fois. Depuis 1863, les
journaux de Ben Yehuda comprenaient des reportages qui décrivaient de façon pittoresque la vie
quotidienne au sein de l'implantation juive (Elyada, dans Caspi et Limor 1998, p. 39, et voir également
Eliav 1981, p. 160). Gideon Kouts décrit la critique sociale, les inimitiés dans le monde de la presse et
le besoin de solidarité comme autant de traits caractéristiques de la presse françaises qui avaient
marqué le jeune Ben Yehuda à Paris. Il précise qu'un premier examen de la politique de
communication de Ben Yehuda, dans les journaux qu'il fonda en Israël, montre que la réponse à la
question ironique qu'il posa (dans son quatrième article), "Car la gloire de l'écrivain hébraïque n'est-elle
pas d'imiter les écrivains européens?", était: "En effet". Concernant l'influence du modèle français sur
les journaux de Ben Yehuda, voir Kouts 2013, pp. 116-117.
42
A la fin du 17e siècle, l'intellectuel français Pierre Bayle (1647-1706) définit "la République des
Lettres" comme étant le champ d'action d'érudits de tous les domaines, prêts à réexaminer toute idée et
toute croyances, sans relation avec les idées reçues ou les positions dominantes (Hoffman 2012, p.
129). Critique, vérité, raison, liberté et égalité sont les valeurs constitutives de cette République (ibid.,
p. 130).
18
être objectifs)43, les membres de la communauté imaginaire pouvaient s'imaginer44
par le biais d'un ensemble de contextes que leur fournissait le journal45.
Le retour aux Écritures était considéré comme un retour à pas mesurés à une pratique
discursive antique, mais comme le pensait Foucault, le retour au texte n'est pas une
annexe historique rejoignant la pratique discursive et lui ajoutant un ornement sans
importance, mais un travail significatif et nécessaire de transformation de cette
pratique elle-même46. Ce qui avait été abandonné comme relativement négligeable
pour le nationalisme fut peu à peu marqué de façon implicite par Ben Yehuda comme
négligeable pour le judaïsme, puisque l'intellectuel national intercédait en fait, pour
ses consommateurs, non seulement en faveur du nationalisme mais aussi et pour une
large part, en faveur de ce même judaïsme. Ce faisant, le choix de ce qui était
pertinent orienta également ce qui ne l'était apparemment pas vers l'envers du décor
du nationalisme. On peut affirmer qu'en cela, l'histoire juive était réécrite47.
43
Sur les récits enfouis dans "ma véritable histoire", voir Hollowell 1979, Weber 1974.
Sur le journal comme moyen d'établir l'imaginaire national, voir Hobsbawm 2006, p. 14. Sur
l'importance de l'imagination dans la résistance de la nation, voir Hastings 2008, p. 32.
45
La communauté repliée sur elle-même tend à communiquer dans des termes dont on peut identifier le
sens dans la cadre du contexte (Gellner 1994, p. 29). Roger Chartier qui a étudié le phénomène de la
lecture populaire, suggère que la culture de masse est scène de conflit. La signification d'un journal de
masse change tout le temps selon l'usage et l'interprétation de la communauté des lecteurs (par exemple
Chartier 1998). L'interprétation du lecteur peut être grandement déformée selon les représentations
choisies par le narrateur. De même que les représentations recueillies par Eliezer Ben Yehuda avaient
une signification plus importante que l'interprétation que le lecteur était censé donner au texte. On peut
arguer qu'au moyen d'une construction d'un système de représentations, Ben Yehuda a voulu en réalité,
diriger et contrôler les produits de la communauté des lecteurs interprètes de ses journaux. Sur le rôle
des représentations dans la construction de la culture et/ou la compréhension de l'histoire, voir, en plus
des écrits de Chartier, également Brilli 2010 ; Boureau 1995 ; Prost 1997 ; Ricoeur 2000; Poirrier
2004 ; Corbin 1992 ; Dortier 2002 ; Ginzburg 1991 ; Vovelle 1999 ; Noiriel 1998.
46
Foucault 1966, p. 56.
47
Sur la méthodologie narrativiste dans l'écriture de l'histoire, voir Lévi-Strauss 1966, pp. 257-258. Sur
la création d'une rupture dans la conscience temporelle par l'Assemblée nationale française et sur
l'historiographie de la Révolution, voir Anderson 2000, pp. 233-234.
44
19
1.3 Nationalisme et sécularisation
Des valeurs de sécularisation françaises, le nihilisme russe de Dimitri Pisarev
concernant l'annulation de l'histoire comme institution, des tendances nationales
allemandes48
et
centre-européennes,
ainsi
que
diverses
luttes
nationales
indépendantes, tels furent, entre autre, les facteurs qui influencèrent la conception
nationale-séculaire de Ben Yehuda49. La structuration du nationalisme qu'il opéra à
partir du corpus culturel théologique était indissociablement liée aux processus de
sécularisation vécus par le collectif juif50. La première nouveauté du nationalisme fut
son adoption comme idéologie séculaire légitimant une rupture dans la continuité
historique. Mais cette nouveauté dépendait de l'influence de la sécularisation et de la
modernisation issues de la Haskala, qui avait rendu acceptable l'idée que l'on peut
appliquer en politique des principes et des idéaux théoriques51. Dès ses débuts, le
sionisme fut un pôle d'attraction pour deux extrémités de la conscience juive: d'une
part la conscience religieuse, dirigée vers un salut historique et métaphysique destiné
à ramener Israël vers l'alliance antique; et d'autre part la conscience laïque, qui
représentait une révolution contre cette même alliance et ses significations tout autant
terrestres que métaphysiques. Mais c'est la base séculaire-révolutionnaire, avec sa
charge de culture européenne, et non la base traditionaliste, qui devint le fer de lance
48
Sur la grande influence de la théologie politique allemande sur les Juifs allemands et sur l'idéologie
sioniste, voir Tal 1989.
49
Lang 2008.
50
Concernant la définition du concept de « laïcité » et la description de ses racines dans la société
juive, voir par exemple la totalité des recherches de Feiner (Feiner 1991, Feiner 1995, Feiner 1998,
Feiner 2001, etc..). Dans laïcité on entend un processus dans lequel les domaines de la société et de la
culture se sont libérés du contrôle des institutions et des symboles religieux. Ce processus a influencé
la totalité de la vie culturelle et les idées et il est possible de le déceler à travers la diminution des
contenus religieux dans l'art, la philosophie, la littérature et ce qui est le plus important, dans
l'épanouissement de la science comme perspective laïque évidente du monde. De plus, il est insinué
que le processus de la laïcité comprend également un aspect subjectif. De même qu'il y a une société et
une culture laïques, il y a également une conscience laïque. Pour simplifier, Feiner explique que
l'occident moderne a éloigné un nombre croissant d'individus qui observent le monde et leur vie sans
avoir recours aux commentaires religieux. (Feiner 2009, p. 12). Gideon Katz définit « la laïcité »
comme une conception qui comprend un rejet de l'autorité divine transcendantale et de la tradition
religieuse qui témoignent de son autorité. Ce rejet, selon Katz, possède deux caractéristiques : (a) il est
orienté vers des contenus concrets - vers le transcendantal et une tradition religieuse qui se trouve dans
un lien culturel particulier ; (b) comme il l'a déjà été signalé, la laïcité dépend d'un changement
d'autorité. L'autorité du Dieu transcendantal est rejetée et une autre autorité surgit derrière – la
souveraineté même du collectif, par exemple, ou un pouvoir caché où la vie humaine serait modelée
selon lui, une renonciation de l'autorité divine n'est pas évidente jusqu'au bout, jusqu'à ce que l'on
comprenne qui sont les pouvoirs ou les autorités remplaçants, (Katz 2011, p. 58).
51
Ben-Israël 2004, p. 9.
20
du mouvement sioniste et le facteur principal dans le façonnement de son idéologie et
de sa culture, dans la définition de celles-ci et la réalisation de ses objectifs52.
A cette croisée des chemins se produisit une synthèse unique en son genre entre
romantisme et clairvoyance, nourrie à fois par la nouvelle ouverture d'esprit envers la
révolution culturelle dans le monde non-juif et par un cercle vicieux d'ancienne
aliénation et de nouvelle animosité à l'intérieur du système de relations compliqué
existant entre ce monde-là et le monde juif. C'est ainsi que le sionisme attira tout
autant les démolisseurs des murs du ghetto que les déçus du libéralisme occidental53.
L'animosité de Ben Yehuda ne s'exprima en général pas envers ce que disaient les
sources juives mais envers les modes selon lesquels l'orthodoxie les comprenaient et
les appliquaient. C'était à ses yeux une foi délétère, une sorte de reniement. Contre
cela, on pouvait utiliser les valeurs de la foi religieuse "mécréante" pour la pénétrer et
l'éradiquer de l'intérieur54.
Le rapport du romantisme issu du 19e siècle à la dimension irrationnelle de l'existence
humaine et nationale en général, ainsi que les héros des débuts antiques du peuple en
particulier, remplirent eux aussi leur rôle dans les rapports du rationalisme et du
nationalisme. Ils furent désormais conçus comme exprimant une essence archaïque et
primordiale de l'entité nationale, entité précédant toute formulation rationnelle55.
Shmuel Feiner pense que la sécularisation fut également un des processus les plus
significatifs dans l'histoire des Juifs du 18e siècle à nos jours. La révolte tranquille
52
Belfer 2003, p. 25.
Ibid.
54
Cette hérésie comporte une dimension paradoxale, proche de celle décrite par Yotam Hotem
concernant le courant agnostique européen qui a influencé le sionisme. L’agnosie moderne n'était pas
une simple hérésie vis-à-vis de Dieu, mais une hérésie pensée, fondée sur « un dualisme
eschatologique » (Hotam 2007, p. 57) : la vision de la foi religieuse comme la foi dans un Dieu
mauvais, c'est à dire comme une hérésie. Il a été fait un usage du terme paradoxal de rédemption
inverse, atteinte par la recherche et l'intrusion de l'espace hérétique pour le détruire de l'intérieur.
Hotam qualifie le modèle laïco-messianique d' « agnosie moderne » où se trouve une rédemption
inverse atteinte par une hérésie de la foi admise, et sa position a l'influence de « la philosophie de la
vie » qui s'est développée en Europe au début du 20e siècle. L'un des creusets de « la philosophie de la
vie » fut l'atelier du poète Stefan George, le poète Reiner Maria Rilke et le graphologue antisémite
Ludwig Klages. Les membres de cet atelier ont stigmatisé le libéralisme comme autodestruction, et ont
cherché un remède dans le mythologique, le mystique et le non rationnel. Sur la mystique révoltée et
l'anti-rationalisme des membres de « l'atelier de Prague » (Franz Kafka ; Max Brod ; Shmuel Hugo
Bergman et Hanz Kohen) un groupe de jeunes Juifs de familles assimilées à Prague, ont gravé de leur
marque la pensée et la création de l'époque, voir Maor 2010.
55
Amir 2003, p. 259.
53
21
mais incisive contre les normes religieuses et la discipline de l'élite rabbinique, de
même que le scepticisme et la tolérance religieuse, tant des individus que des groupes,
transformèrent de fond en comble la carte sociale et culturelle juive. Les aspirations à
l'émancipation et à la liberté56 se heurtèrent aux sentiments d'angoisse des fidèles de
la tradition. L’auto-définition juive cessa d'être considérée comme allant de soi et de
se construire à partir des briques de la foi et des modes de vie basés uniquement sur
"La Torah et les préceptes". A partir de ce moment historique, commença un long et
sinueux processus de recherche d'identité "laïque" ou "religieuse", selon des nuances
et des goûts divers57.
Feiner pense que la sécularisation du judaïsme n'était pas moins dirigée – et l'était
peut-être même plus – contre le Ciel que contre les hommes et les institutions
sociales. Elle ne portait pas nécessairement sur la foi ou l'appartenance au peuple juif.
Elle était dirigée contre la mainmise de l'institution rabbinique, qui place le Talmud
au centre de la vie et de la culture et empêche de se rapprocher des trésors du monde
culturel occidental58. Il s'ensuit que le mouvement de sécularisation du judaïsme ne
niait pas de façon catégorique la portée des Écritures juives, mais voulait ébranler
l'autorité des rabbins et la hiérarchie établie par l'institution rabbinique entre ces écrits
saints. L'assimilation du capital culturel occidental ne venait pas rejeter le capital juif
hors de la vie des Juifs, mais y générer une déconstruction doublant l'ébranlement du
statut des rabbins comme étant ses médiateurs exclusifs.
On peut comprendre l'action de Ben Yehuda comme poursuivant cette tendance de
mise à l'écart limitée du capital culturel juif. Cette action encourage la provocation
d'une fracture entre le capital culturel national et le capital culturel antique, mais se
garde de créer entre eux une déchirure définitive. Une telle déchirure entre le
nationalisme et l'institution religieuse (comme cela s'est produit au cours d'une partie
des processus européens de sécularisation, en France par exemple) n'était pas
l'objectif que Ben Yehuda se proposait d'atteindre. Les intellectuels politiques
partisans du nationalisme juif, du type de Ben Yehuda, n'exigeaient en général pas de
réquisitionner les lieux saints des mains des prêtres (comme le firent les Lumières
56
Sur le lien entre liberté et nationalisme, voir: Ben-Israël 2004, p. 15.
Feiner 2009, p. 11.
58
Feiner 2010.
57
22
européennes envers la propriété foncière de l'Église). Ils se concentraient sur
l'accentuation de l'aspect national et historique enfermé dans les biens immobiliers
sacrés et ne voulaient exproprier que le droit de n'accorder à ces biens qu'une
signification religieuse.
Un aspect majeur de la différence entre le mode de sécularisation juif et celui pratiqué
dans le monde chrétien porte sur les modes de provocation des fractures face au
capital culturel religieux et à ses agents. Sous l'influence de Foucault, Tallal Asad a
établi qu'entre la vie chrétienne et la vie laïque avaient eu lieu des ruptures, au cours
desquelles les pratiques discursives s'étaient réorganisées. Au cours des processus de
sécularisation juifs, au contraire, tels qu'ils sont par exemple décrits dans les travaux
de Feiner et même dans notre recherche, une continuité apparente entre la précédente
vie juive et la sécularisation est soulignée; cette continuité est entretenue et le capital
culturel juif idéalisé. Chez Ben Yehuda et ses semblables, l'évidement de la religiosité
du capital culturel juif se fait de façon presque clandestine et est le plus souvent
caractérisé par un rejet fondamental du signifié existant (dans le sens saussurien), tout
en conservant l'aura de l'image, la splendeur du mythe ou le charisme rassembleur du
symbole. Le travail du théologien politique hébreu se basait parfois sur l'adjonction de
signifiés, adjonction réalisée entre autre par le biais de déplacements d'accentuations,
par des silences, par la mise en avant de la dimension historique ou universelle, etc.,
mais non par l'éclatement du signe saint.
L'intellectuel laïcisant le capital culturel juif est conscient du fait que, à la différence
de ce qui s'était passé dans certains modes de sécularisation en Europe chrétienne, son
public-cible ne veut pas nécessairement sortir du camp mais plutôt continuer à agir du
dedans, selon des modes plus ou moins libérés du carcan religieux. On peut toutefois
trouver des points de contact entre la sécularisation juive de Ben Yehuda et la
sécularisation chrétienne en Europe. Tallal Asad, qui a examiné la généalogie du
mythe et son rôle dans le processus de sécularisation en Occident, a trouvé que celuici a été le plus souvent "synonyme d'irrationnel, d'adhésion à la tradition dans le
monde moderne, de fantasme politique […]"59. S'il était possible de définir les fêtes
juives, les antiques héros nationaux, les rabbins et les lieux saints comme "mythes",
59
Asad 2003.
23
on trouverait que la façon dont Ben Yehuda les a traités ressembla plus d'une fois aux
modes d'utilisation des mythes dans la sécularisation chrétienne en Occident.
Cependant, le mythe séculaire juif a tendu à ne pas écarter complètement le sens
religieux du mythe juif et a le plus souvent voulu se tenir à ses côtés, comme une
possibilité supplémentaire d'interprétation du signe primitif.
Le mode de sécularisation de Ben Yehuda, par rapport au capital culturel juif, a tendu
à organiser la religion en relation avec celui-ci, de manière assez semblable aux
modes de sécularisation européens identifiés pas Asad. On peut toutefois repérer une
dimension subversive (par rapport à la sécularisation occidentale) dans les processus
d'acculturation menés par Ben Yehuda. Tandis que les Lumières prêchaient que
l'homme peut se dégager de sa précédente identité puisque son expérience historique
ne lui est pas pertinente, la sécularisation juive de Ben Yehuda et de ses semblables
ne voulut que se dégager de l'identité précédente proche, mais non ce celle plus
ancienne, partiellement imaginaire, considérée comme plus originelle (bien que cette
formule, qui a servi le nationalisme juif, ait eu des antécédents européens, comme
dans le cas de la Grèce, où la lointain passé fut également considéré comme
relativement plus glorieux et désirable que le passé récent).
Quand les Juifs se sont confrontés aux tentatives d'acculturation à l'intérieur de
cultures nationales au sein desquelles ou aux côtés desquelles ils vivaient, il leur était
généralement clair que le judaïsme resterait leur religion, tandis que le nationalisme
serait celui des gens du lieu60. Au contraire, dans le cas d'Eretz Israël, représenté par
Ben Yehuda, l'exigence adressée au destinataire était d'opérer une acculturation à
l'intérieur d'une culture en voie de construction, dont les contours étaient en constant
devenir. Le capital culturel juif n'était donc pas le chargement que le Juif devait
conserver par devers lui en tant que sa religion, mais au contraire, l'espace public dans
lequel il était supposé se fondre. Malgré ce renversement entre le modèle
d'acculturation européenne et celui opérant en Eretz Israël, on peut repérer dans
60
Sur l'implication des Juifs dans les mouvements politiques à travers le monde et sur les processus
d'acculturation ayant caractérisé cette implication, comparativement aux modes selon lesquels ce
phénomène se manifesta en Eretz Israël, voir: Dereck Penslar dans Yovel 2007. Penslar rapporte
comme exemple de la profondeur de l'acculturation le fait qu'en 1910, 93% des Juifs de Galicie avaient
déclaré que le polonais était leur langue principale pour l'usage quotidien, et la même année, plus de
40% des Juifs de Saint-Pétersbourg avaient déclaré que le russe était leur langue maternelle.
24
chacun d'eux un certain éloignement du traitement direct des questions de foi, celle-ci
étant laissée, au moins de jure, à la discrétion du destinataire.
Ce modèle exigeant l'abandon d'un "certain judaïsme" au profit de l'acculturation à
l'intérieur d'un "autre judaïsme", nouveau mais ambigu, composé de matériaux
culturels ressemblants, était un modèle compliqué, entre autre du fait de la
ressemblance entre les éléments des deux corpus du capital culturel, le juif d'une part
et le national d'autre part. Cette ambiguïté fut en partie résorbée, dans les journaux de
Ben Yehuda, en orientant le projecteur sur les actes de ses compagnons de route:
enseignants, militants sionistes et intellectuels hébreux. Cette élite fut marquée
comme étant celle dont les actes, scrupuleusement recensées dans les journaux de Ben
Yehuda, pouvaient enseigner les modes opératoires exacts, dérivés de la doctrine
nationale. Ainsi par exemple, le manque évident de comptes-rendus, dans les
journaux de Ben Yehuda, sur l'activité de cette élite dans les domaines de la foi et de
la prière, pouvait suggérer au public-cible que le nationalisme ne s'opposait pas à la
foi en Dieu, mais que de facto, l'activité religieuse (en tant que telle, dénuée de
dimension
nationale) ne comptait pas parmi les activités recommandées au
personnage du nouvel Hébreu.
Les comptes-rendus sur les pratiques caractéristiques de ceux qui faisaient partie de
cette "élite" aidaient le destinataire à faire face à une autre difficulté, celle qui se
faisait jour chez celui qui était sommé de pénétrer dans les profondeurs du
nationalisme mais peinait à distinguer entre les deux corpus du capital culturel. La
difficulté spécifique du cas juif tenait dans l'absence d'un territoire détenu par la
nation. Ce problème pesa sur la concrétisation spatiale nécessaire à la construction
nationale. Il fut partiellement résolu dans les journaux de Ben Yehuda, entre autre
grâce à l'imagination de la souveraineté antique, au large traitement des questions
d'archéologie, aux comptes-rendus des activités liées à la terre (comme les excursions
d'écoliers et les plantations) et aux comptes-rendus provenant des agglomérations
agricoles qui, d'un certain point de vue, était comme le début de la restauration de
l'antique magnificence61.Il semble que le problème du territoire fut l'une des raisons
61
Sur la stratégie des comptes-rendus en provenance des agglomérations agricoles dans les journaux
de Ben Yehuda, stratégie qui leur conféra une image de système significatif doté d'une continuité
interne et d'une grande vitalité, voir le chapitre traitant de "La cartographie cognitive" (p. 63-111).
25
pour lesquelles la théologie politique juive préféra ne pas se séparer définitivement du
capital culturel juif. Sans territoire national et sans langue maternelle commune, on
peut logiquement supposer qu'une rupture totale avec le capital culturel juif aurait
lourdement pesé sur le travail de rassemblement des individus juifs en une nation.
La distinction qui alla en s'affirmant, au cours du 18e siècle, entre les Juifs du "vieux
monde" et ceux du "nouveau monde", entre une grande majorité pratiquante, une élite
de talmudistes assumant la charge de la direction rabbinique, et une minorité
montante de Juifs "libres", dessina dès ce stade précoce les frontières de la scission
interne et donna aux différents camps une nouvelle identité. Celle-ci marqua chaque
individu et catalogua sa conception du monde et son mode de vie d'après sa place
dans l'éventail des positions entre foi et reniement62. Sur le continuum débutant avec
Spinoza, considéré comme "le premier laïque"63, on peut situer Ahad Haam, qui fut le
premier à déclarer ouvertement que Les Amants de Sion étaient les héritiers légitimes
tant de la Haskala que de la tradition. C'est la Haskala qui avait montré la voie exacte
vers la renaissance du cœur juif: "Laisser les pères en paix et amender le cœur des fils
par l'instruction humaine, l'éducation et la littérature"64.
Ahad Haam pensait que la foi religieuse avait déjà rempli son rôle historique et que
l'heure de son annulation était venue "après que la science progressiste ait ébranlé ses
fondements et affaibli son influence sur les masses"65. A l'opposé, Herzl développa
une approche neutre vis-à-vis des questions religieuses, et quand il planifia le premier
Congrès sioniste, il se révéla tout-à-fait conscient des différents courants et forces qui
animaient le collectif juif. Comme il le décrivit lui-même, il considérait son rôle
comme dirigeant en public "une danse d'œufs" – que lui seul voyait. Dans la liste
détaillée des "œufs" qu'il consigna dans son journal, il mentionna tant "l'œuf des
orthodoxes" que "l'œuf des modernes". Il considéra comme un de ses plus grands
aboutissements le fait qu'il avait réussi à créer un consensus entre progressistes et
conservateurs, résultat qu'il n'avait lui-même pas espéré atteindre: "l'unité des cœurs
au sein du judaïsme", selon ses propres termes66.
62
Ibid.
Nadler 2007, Feiner 2009, p. 41.
64
Luz 1984, p. 125.
65
Ibid.
66
Luz 1984, p. 196.
63
26
La question du rapport du nationalisme juif à la religion et à la tradition préoccupa
abondamment les membres de la "fraction". Du fait même qu'ils étaient les
combattants les plus conséquents pour la sécularisation du judaïsme, ils s'opposèrent
pour la plupart à l'introduction d'éléments religieux dans le sionisme. Le programme
de la "fraction" spécifiait que "l'introduction de questions religieuses dans les
fondements et le programme du sionisme est opposée à son essence nationale". Au
lieu de l'élément religieux, la "fraction" aspirait à asseoir le sionisme sur des bases
"scientifiques" (c'est-à-dire en particulier sur l'histoire et la sociologie). Raison pour
laquelle ses membres critiquèrent violemment le caractère de la propagande sioniste:
le désir de se conformer au goût des masses menait à leur avis à la corruption du
"véritable caractère progressiste" du sionisme. Motskin s'opposa à la mystique et au
romantisme imaginaire qui remplissaient cette propagande et exigea de se libérer
complètement des vieux prédicateurs. Ceux-ci niaient selon lui les "fondements de la
la Haskala et du progrès" et "prêchaient l'ignorance". Ils éveillaient ainsi des
sentiments de dégoût même parmi les anciens sionistes67.
Anita Shapira souligne que l'idée nationale juive contenait des messages subversifs
tant vis-à-vis des "fidèles de la foi d'Israël" que des citoyens se définissant par une
simple appartenance à la religion mosaïque. Aux yeux de ces derniers, l'idée nationale
ressemblait à un retour vers un passé qu'ils avaient abandonné, comme s'ils devaient à
nouveau adopter une identité ethnique collective dont ils avaient voulu se détacher.
Aux yeux des orthodoxes, elle semblait impropre, car elle soulignait l'autonomie de
l'homme vis-à-vis de Dieu, le libre arbitre et l'activisme. Elle contenait trop
d'éléments séculaires ressemblant à ceux de la société ambiante et elle était de ce fait
inconcevable68. Yaakov Shavit précise toutefois que parallèlement à la position
orthodoxe et isolationniste qu'adoptèrent les cercles ultra-orthodoxes de Jérusalem
vis-à-vis des changements survenus dans le monde juif, une approche orthodoxe plus
modérée vit progressivement le jour. Une partie de ceux qui la prônaient étaient nés
dans le pays et prenaient part à l'activité publique des collèges de pharisiens; d'autres
avaient immigré d'Europe centrale ou orientale, tendaient à accepter certaines des
67
68
Ibid., p. 247.
Shapira 2007, p. 261.
27
valeurs du monde européen et s'étaient approprié des idées et des modes de pensée
non traditionnels69.
Le portrait spirituel et culturel des agglomérations juives fut à ses débuts
profondément religieux et traditionaliste, même s'il ne s'agissait pas d'un mode vie
ultra-orthodoxe. Shavit précise que les processus socio-économiques qui avaient
commencé au sein de la communauté des agglomérations conduisirent dès la première
génération à un changement dans le mode de vie. L'utopie religieuse de la création
d'une agglomération juive vivant selon la Halakha ne se concrétisa pas, même dans
les villages à caractère fortement religieux. Des impressions opposées témoignent des
processus qui contredisaient ce caractère: "A Zichron Yaakov, j'ai vu le chabbat des
habitants qui se promenaient autour de la synagogue, et le bâtiment était
complètement vide", rapporta A. S. Hirshberg après son voyage en 1901. A PetahTikva, par contre, le comité de l'agglomération décida en 1906 que tous les ouvriers
devaient signer un engagement à "ne pas profaner le chabbat […], ne pas se déplacer
hors du domaine du chabbat et venir à la synagogue le chabbat et les jours de fête".
Les changements dans le mode vie des villages, surtout au sein de la seconde
génération et du fait de l'influence d'éléments sociaux organisés, dotés d'une
conscience nationale laïque et menant un mode vie "libre", commencèrent à
approfondir la polarité idéologique et culturelle entre l'ancien Yishuv et le nouveau70.
Even-Zohar précise que pendant la première immigration, on ne rencontrait pas de
véritable culture "séculaire", ni dans les villages ni bien sûr dans les villes, et certains
des initiateurs culturels étaient même franchement orthodoxes, tels Zeev Yabetz et
Yehiyel Michal Pinès71.
69
Shavit 1983.
Ibid.
71
Even-Zohar souligne que le grand renouveau de la renaissance de l'hébreu et de la renaissance de la
culture hébraïque en Eretz Israël, qui a été perçue comme une hérésie et une transgression du sacré
dans les milieux orthodoxes non-nationalistes, n'était pas contradictoire chez eux avec la religion, au
contraire – elle a été perçue comme la réalisation du commandement religieux dans son ensemble, « le
retour à son ancienne gloire ». C'est comme cela que l'on perçue les premiers habitants de Petah-Tikva,
qui ont vu dans leur installation agricole, l'accomplissement du commandement de peupler le pays. De
leur point de vue, quelque part, le corpus traditionnel a gardé sa fonction religieuse première, même s'il
a reçu d'autres fonctions de « canon culturel » et de « lien au passé historique ». Sur les relations entre
la nouvelle culture et la religion juive en Eretz Israël à cette époque, voir également Kaniel 1983;
Yaacov Shavit 1998, p. 19; Even-Zohar 1999, p. 57).
70
28
1.4 Le compte-rendu de la réalisation culturelle comme instrument
d'acculturation
Les journaux de Ben Yehuda effectuèrent l'essentiel de l'endoctrinement en faveur de
la révolution culturelle en rendant compte "sur le tas" des applications de la nouvelle
culture. Ce mode d'action pouvait donner l'impression que la réforme n'était pas pour
l'essentiel le produit d'une ingénierie culturelle programmée dans les bureaux
d'intellectuels, mais l'aboutissement naturel de déroulements "sur le terrain". Une
écriture moderne selon De Certeau est une stratégie puissante, qui vise à inscrire une
règle pas seulement dans les livres, mais également dans les corps, en brouillant les
résultats entre nature et culture, entre le corps et l'âme et entre les faits et la loi, (De
Certeau 1990). Ouzi Elyada appliqué l'approche de De Certeau sur le travail de Ben
Yehuda.72
On pouvait penser que c'est en quelque sorte le terrain qui, dans une démarche du
style de celle décrite par Michel de Certeau et selon une logique de consommateurs,
décidait de ce qui devait être consommé de la culture juive hégémonique de l'époque.
Les énoncés journalistiques ne considéraient pas ce discours comme étant dirigé et
orienté mais comme un discours quasi-capitaliste73, qui éclot et s'anime de lui-même,
comme la voix de la masse, l'intellectuel n'étant apparemment impliqué que dans son
expression. La prédication idéologique directe fut elle aussi souvent emballée dans
une sorte de compte-rendu d'une réalisation culturelle: citations d'orateurs74, extraits
de manifestes75, rapportés plus d'une fois comme autant de descriptions narratives76.
72
Sur l'adoption de l'approche de De Certeau concernant ion le journal comme espace de confrontation
mais aussi de négociations entre force populaire et hégémonique, voir Elyada 2015, p. 14. Voir
également l'adoption de l'approche de De Certeau par les chercheurs de la culture britanniques comme
Stuart Hall. Hall voyait dans le texte populaire une plate-forme de combat sur la signification, à savoir
l'expansion de la lecture hégémonique de la réalité (Elyada 2015, p. 14 ; Hall 1980).
73
L'un des sites sociaux qui sert facilement d'espace à l'action de l'idéologie est – comme le montreront
les écoles de Birmingham « d'études de la culture » - la culture de masse capitaliste (Shoham 2012, p.
20 qui se fonde sur Hebdige 1979, Hall 1980, Hall 1994, Morley & Chen 1996, Hall 1997).
74
De l'analyse d'une bonne partie des discours qui ont été cités dans les journaux de Ben Yehuda, il
s'avère que les discours mêmes - ou du moins leurs citations – ont servi d'espace pour la manœuvre du
nouveau discours national. Les discours ont utilisé les produits de la langue nationale dont Ben Yehuda
est responsable en grande partie. De nombreuses études ont montré que les discours ont tendance à
combiner des notions qui s'adressent au dénominateur commun du public, par exemple : Krauss,
Krauss & Glucksberg 1977, Fussell & Kraus, 1989a, 1989b, Vivekananthan & Weinheimer 1968,
(dans) Kitayama and Cohen 2010, p. 681-682.
75
La préférence de la présentation de l'idéologie comme citation dans un récit plutôt que sa
présentation de façon directe comme une tribune digne de de ce nom comme le décrit Gideon Kouts.
29
La nouvelle colonie que couvraient les journaux de Ben Yehuda se différenciait par la
manière dont elle utilisait les éléments du capital culturel juif. C'était une production à
l'abri des regards, basée sur la transformation des modes de consommation de ce
même capital; une production insidieuse et subversive en tant qu'elle apparaissait
comme entièrement intra-juive, dispersée, mais à la suite de de Certeau, on peut dire
que c'était une production qui pénétrait partout, silencieuse et presque invisible, car
elle ne s'annonçait pas à travers des produits qui lui soient propres mais par le biais de
modes d'utilisation de produits imposées par une ordre dominant77. Le changement
essentiel dans les modes d'utilisation eut lieu au sein de communautés cohérentes et
différenciées culturellement, c'est du moins l'impression que donne la lecture des
comptes-rendus78. Même si, en fait, les communautés de la nouvelle colonie étaient
plus hétérogènes que ce que voulaient bien en dire les journaux de Ben Yehuda, et
même si leurs réalisations culturelles n'étaient pas aussi parfaites que ce que fixaient
les normes des ingénieurs de la culture79, le travail journalistique avait le pouvoir de
corriger les traits les moins flatteurs de l'image de la réalité. On s'occupait
abondamment de la nouvelle culture. La réalité reflétée par les journaux donnait le
sentiment que la pratique dépassait la désolation et que les membres de la nouvelle
colonie étaient bien plus occupés par les entreprises culturelles qu'ils ne l'étaient
vraiment. Le hiatus entre l'événement et sa couverture était parfois doté d'une
dimension directrice, implicite ou explicite. Il semble que le compte-rendu
journalistique représentait pour ceux qu'il couvrait le mode achevé selon lequel aurait
Selon lui, la nouvelle presse juive populaire des années 80 du 19ème siècle a préféré le modèle
américain, et a adopté des techniques nouvelles de reportage qui ont privilégié l'écriture plutôt que le
commentaire, l'information plutôt que la tribune, (Kouts 1999, p. 40).
76
A propos de la couverture de l'événement comme histoire, voir Roé chez Cohen 1997). Itshak Roé
suggère que la « couverture subjective » des journalistes – leur lecture mimétique – est exactement la
même rhétorique, qui crée un effet ou une impression de présentation de la réalité telle qu'elle est. En
fait, il s'agit d'une lecture idéologique, ou « une lecture idéale » (White 1981), pas moins qu' « une
lecture de la vérité ».
77
De Certeau 1990.
78
De nombreux chercheurs de la culture (par exemple : Williams 1983, p. 26-30 ; Turner 1987, p. 9597), suggèrent qu'il est possible de sauver l'idéologie enfouie, qui sert de base aux activités
quotidiennes.
79
Le concept d'« ingénieur de la culture » est utilisé par les chercheurs culturels, mais n'est pas très
répandu chez les historiens du nationalisme juif. Anita Shapira suggère que l'histoire de la formation de
la culture nationaliste est présentée par les chercheurs de la culture comme une opération orientée et
préparée pour l'établissement d'une culture connue d'avance. Elle précise qu'en réalité, il y a eu
plusieurs directions qui se sont complétées l'une l'autre. Selon elle, il est difficile de finalement parler
de réflexion avant l'action, mais plutôt de répliques de modèles que les sionistes ont connus dans leur
tentative de mouvement nationaliste en Europe et qui les ont adaptés aux besoins et aux caractères
particuliers des Juifs (Shapira 2014, p. 62).
30
dû apparaître la réalisation culturelle à laquelle ils avaient participé, si seulement elle
avait été exécutée sans défaut. Même pour un produit culturel, la finition fait partie du
processus de production. Mais le travail de Ben Yehuda était doublé d'une
signification supplémentaire. La finition scrupuleuse ne faisait pas que confirmer la
précision de l'énoncé idéologique national, elle confirmait également son
intériorisation et le différenciait des autres produits culturels, non spécifiquement
juifs. Dans ces circonstances, l'extrême application était également une marque
occidentale, européenne, moderne. Face à la description des rebuts et de l'arriération
du pays80, les journaux de Ben Yehuda ne marquaient pas seulement ceux qu'ils
couvraient au sein de la nouvelle colonie (le paysan, l'enseignant, le gymnaste81 et
autres), mais les marquaient eux-mêmes comme espace de propreté d'où
resplendissaient les Lumières82. Celles-ci, qui se considéraient comme les
ambassadrices du progrès européen au cœur du Levant, avaient le pouvoir d'entraîner
le secteur apparemment "arriéré" du judaïsme et de le sauver de son arriération83. Les
journaux de Ben Yehuda étaient occupés à créer un consensus national84 par le biais
de ce qui apparaissait comme des instruments civils85. Ce consensus servit
d'infrastructure idéologique significative au façonnement du nationalisme et certaines
de ses idées majeures pénétrèrent la conception de l'Etat-en-gestation à ses débuts86,
aidant en cela au modelage des frontières symboliques de la nation87.
80
Sur les expressions concernant l'aliénation, la découverte de la prétention et de la manifestation des
sentiments négatifs (comme le mépris, le ressentiment, l'hostilité, le dégoût) comme stratégie de
création de l'éloignement personnel, voir Samuel 2002, p. 158.
81
Des enseignants juifs ont compris, avec l'influence de la culture allemande, les concepts de
l'esthétique, de l'ordre et de la politesse et ils les ont appliqué au rapprochement du Juif à son corps et à
son environnement naturel. Les fondateurs du mouvement sioniste ont poursuivi cette ligne de pensée
et ont accru leur intérêt, dans leurs écrits et dans leurs discours, pour le personnage du Juif de diaspora,
faible et dégénéré (Harif 2011, p. 12).
82
Sur la culture de l'intellectuel voir Saïd 2010, p. 49.
83
Voir de nombreux exemples de cela dans le paragraphe concernant la carte cognitive d'Israël et de
ses colons. Ce rapport condescendant des intellectuels locaux (influencés par des intellectuels
occidentaux) vis-à-vis de leur peuple, était caractéristique des intellectuels nationalistes également aux
États-Unis. Anderson décrit comment le philhellénisme auquel se sont heurtés des intellectuels grecs
dans les centres culturels de l'Europe occidentale, a exalter leur esprit, et ils ont pris sur eux de sauver
les habitants de la Grèce de leur époque des liens de la « barbarie », en d'autres termes de les rendre
dignes de Périclès et de Socrate, (Anderson 2000, p. 103-104).
84
Sur les affirmations de Stewart Hall concernant le rôle des médias dans la création d'un consensus,
voir chez Graeme Turner sur Stewart Hall dans Liebs et Talmon 2003, p. 315. Sur la création en
parallèle d'un consensus par le critère littéraire, voir : Parush 1992, p. 10. Sur la façon dont on amène
des groupes de population à respecter le critère consensuel, voir : Robinson 1989, p. 572.
85
Sur les outils civils pour créer une conscience nationale, voir Shoham 1997, p. 25.
86
Sur l'importance de la création idéologique dans les années de la création de l'état, voir Eliade 1963.
87
Sur les frontières symboliques de la nation, voir Erickson 1964.
31
Alors qu'au cours des premières étapes de la production culturelle et des processus qui
faisaient place aux initiatives locales et aux improvisations, Ben Yehuda œuvra avec
d'autres, notamment des groupes d'intérêts tels les enseignants88, et en fait, collabora
avec de nombreux membres de la nouvelle colonie, il s'attela seul au processus de
finition. Ses journaux œuvrèrent pour la normalisation de la nouvelle culturelle par
des moyens journalistiques se présentant comme légitimes: recueil, révision, mise à
l'écart, accentuations, établissement de hiérarchies par le biais du graphisme, de la
mise en page et des titres, articles de promotion et de suivi, etc.89 Ils étaient impliqués
de façon décisive dans l'étape de finition de la production culturelle. Au moment du
"polissage" définitif, une relecture de correction était effectuée ainsi que l'adaptation
du produit à ceux qui l'avaient précédé et à ceux qui étaient planifiés, d'une manière
assez semblable à ce que font les juristes quand ils établissent la formulation d'une loi
au cours du processus de législation, avant sa publication. Les textes canoniques du
judaïsme rabbinique commencèrent à reculer au sein de la nouvelle colonie face au
codex culturel qui s'élaborait de numéro en numéro au travers des journaux de Ben
Yehuda. Pour quiconque les lisait régulièrement, il était clair que d'après ce qui y était
décrit, la pertinence de la Loi juive allait en s'amenuisant pour les membres de la
nouvelle colonie. D'une certaine manière, le nationalisme fut entretenu comme un
groupe d'opposition aux communautés de l'ancienne colonie, un groupe disposant
d'ores et déjà de ressources culturelles de qualité supérieure à celles de ses
adversaires. Cette pratique ressemble à ce que Maurice Duverger nomme "le facteur
88
Dans la plupart des sociétés du monde, le système éducatif est en réalité le premier outil de
civilisation (Liebman et Don-Yehiya 1983, p. 170). Sur le système éducatif et sur la culture pour
combler le vide qu'a laissé le système juif religieux, voir Shavit 1995, p. 19. Sur la vision de Ben
Yehuda concernant la transmission d'une langue par l'éducation, voir Haramati , 1978, P. 13, qui
s'appuie entre autre, sur l'article de Ben Yehuda dans Havatzelet sur « la question de l'éducation » en
1880. De même, y voir dans le chapitre des notes, les paroles de l'assistant de Ben Yehuda, Pinhas
Neeman, selon lequel le programme de Ben Yehuda était de : « Mener le mouvement hébraïque dans la
voie qui avait été tracée à la fin du 19e siècle, par tous les petits peuples, qui se trouvaient en position
de minorités nationales dans des états qui n'étaient pas les leurs, comme : des écoles pour les petits, des
journaux et une littérature pour les grands » (le créateur et sa création, « notre langue pour le peuple »,
classe 25, Kountras 45 , 973, 101). Haramati y précise que Ben Yehuda n'était pas le premier à
proposer cette idée. Avant lui, Shimon Shtampfer (dès 1877) et Yehiel Michal Pines. Pour un système
de l'éducation unique et contrôlé, l'établissement du nationalisme avait un rôle important dans de
nombreux pays, comme en France (Deville 2006, p. 106). Les enseignants servaient de médiateurs
entre la culture nationale et ses destinataires dans l'établissement du nationalisme dans les pays arabes,
(Smith 2009, p. 72). Le rôle des enseignants dans le système de propagation du nationalisme est lié à
l'importance grandissante de la langue dans l'action nationale, (Smith 2009, p. 82).
89
Sur l'arbitraire de la mise en page du journal face aux lecteurs imaginaires, voir Anderson 2000, p.
64-65.
32
sociologique", cette supériorité culturelle apparente dont a besoin un groupe aspirant
au pouvoir dans le champ culturel90.
Presque tous les comptes-rendus publiés par les journaux de Ben Yehuda pouvaient
potentiellement servir d'éléments constitutifs au produit culturel destiné à être inclus
dans le nouveau capital culturel. La signification d'un tel élément était également
façonnée par le biais des comptes-rendus qui prenaient la suite du premier.
L'harmonisation entre les produits culturels rapportés par les journaux de Ben Yehuda
se faisait entre autre à travers la répétition de motifs tels que l'amour du peuple, la
sainteté du pays, la liesse des fêtes nationales, la fascination de l'éducation nationale
des enfants91 et la fierté du parler hébraïque. Ces éléments, surtout le dernier,
constituaient le fil conducteur entre les différents produits de la nouvelle culture. Ils
devinrent des éléments de labellisation et de différenciation d'avec les autres produits
culturels basés eux aussi sur le capital culturel juif – mais moins nationaux. Le
discours de la fascination exercée par les événements culturels brouilla parfois l'écart
existant entre les réalisations culturelles des membres de la nouvelle colonie et ce qui
était coutumier chez les adeptes de la religion. Il orienta même la manière dont il
fallait comprendre effectivement l'événement, aida à l'amélioration de l'impression
laissée par ce même événement et lui conféra, dans la conscience, une valeur
rétroactive.
Le sionisme entretenait un rapport dialectique avec la culture traditionnelle: il était,
d'une part, une révolte contre la tradition et contre tout ce qu'elle représentait. Mais,
90
Duverger 1972, p. 308-309. Les tentatives de Ben Yehuda de faire admettre au Hakham Bashi
l'importance du nationalisme et l'assentiment du rabbin (voir ici dans le paragraphe consacré au
Hakham Bashi), peuvent illustrer l'argument de Duverger selon lequel même les citoyens qui ne
soutiennent pas un parti qui essaie d'asseoir son facteur sociologique, doivent admettre sa supériorité
culturelle. Udi Lebel pense que la création du passé et de la mémoire collective est ce qui transforme
un parti en facteur sociologique effectif. Un parti devient dominant lorsque ses ennemis ne se servent
pas de ce levier et manquent le prétexte de l'autonomie et de la contribution ultime de l'établissement
du projet national qui vient de se lever (Lebel 2008, p. 177).
91
Les journaux de Ben Yehuda étaient aussi destinés aux enfants (Even-Zohar 1999, p. 68). La
principale occupation dans le monde des enfants, et son développement comme aspirant à l'idéal
culturel porte une dimension vertueuse d'un jugement de soi vertueux, et d'une signalisation vertueuse
de pureté culturelle ultime qu'il faut viser. Les philosophes des Lumières en Europe, considéraient le
jugement des « générations futures » comme sa relation au tribunal divin version laïque (Becker 1975).
L'image qui lie temps et enfants est apparue quelques fois dans la littérature Torahnique. Comme par
exemple avec l'accord de Moshé Sarfati sur les « Divrei Shmuel » de Rabbi Sarfati de Fès (Amar,
1997) : « Et aussi parce que les enfants du temps et ses fruits sont occupés et pressants, tous mes sens
me sont venus en aide ».
33
d'autre part, tous les éléments du nationalisme juif, dans sa version sioniste, furent
élaborés à partir d'un mythe religieux millénaire92. D'un point de vue religieux, les
réalisations culturelles rapportées dans les journaux de Ben Yehuda incarnaient un
absurde, dont l'essentiel était la dénégation des principes de la théologie juive. Ainsi,
par exemple, des cérémonies entières tenues à l'occasion de Hanoukka effectuaient
une déconstruction qui battait en brèche l'ancien culte juif, apparemment en mémoire
des héros "sacrés", dont le but avait pourtant été la lutte contre l'écrasement de ce
même culte. Les comptes-rendus sur les réalisations culturelles apprirent aux lecteurs
que c'était là la nouvelle réalité "juive".
92
Shapira 2007, p. 265.
34
1.5 Le nationalisme comme opposition à l'ultra-orthodoxie
Dès les années 1870, Ben Yehuda avait abandonné l'idée de l'intégration et de
l'identification à la révolution populaire russe et avait adopté avec enthousiasme une
approche nationale. Gidon Shimoni le compte, aux côtés de Peretz Smolenskin et
d'Aharon David Gordon, parmi les ethnicistes d'Europe orientale qui furent les
formateurs originaux de la nouvelle idéologie nationale. Celle-ci fut créée à partir de
leur recherche d'une synthèse entre les valeurs laïques et le savoir qu'ils avaient puisé
dans la modernité, et les valeurs spécifiques de la culture ethnique juive, à laquelle ils
étaient encore liés et qu'ils voulaient revivifier. Leur refus d'une réforme religieuse du
style Europe centrale et leurs efforts résolus pour faire revivre l'hébreu comme moyen
culturel caractérisaient leur tendance idéologique. Shimoni pense que l'on peut définir
ce courant ethniciste comme un "nationalisme culturel"93.
L'émergence du nationalisme comme système de croyance distincte souligna et affina
des idées, des sentiments, des symboles et des croyances antérieurs et leur donna un
nouvel élan, plus politique – sans toutefois les brouiller ou les récuser. Anthony Smith
souligne que le nationalisme n'apparut ni comme un deus ex machina, ni comme une
création humaine et une culture exprimant une idéologie radicalement nouvelle et
incarnant une rupture extrême avec tout ce qui avait été fait auparavant. Plus encore,
on peut dire que les adeptes du nationalisme "choisirent" et interprétèrent un certain
nombre de symboles, de mythologies, d'affinités et de croyances issus de conceptions
traditionnelles ayant déjà existé, et non d'autres, et ils consacrèrent les voies qu'ils
avaient prises par la référence à ces systèmes qui, à leurs yeux, étaient "pertinents" du
point de vue national94.
Comme la plupart des chefs de file du sionisme, Ben Yehuda s'abstint en général de
critiquer frontalement les valeurs du judaïsme historique95. Quand il critiqua le
93
Shimoni 1995, p. 44-45.
Smith 2010.
95
Benjamin Zeev Herzl a, par exemple, écrit « Je ne veux blesser les sentiments religieux de personne
en utilisant des mots qui pourraient être interprétés de façon inappropriée » (Hazony 2001) et dans
l’État Juif : « Nous ne renoncerons pas à nos chers dirigeants, nous allons les redécouvrir (Herzl 1896,
p. 13).
94
35
judaïsme "malade et pourri", ses propos étaient principalement dirigés contre des
modes d'application de ces valeurs, contre les modes de vie des fidèles et non contre
les valeurs même de la foi juive, qui servirent de source essentielle à la matière
première du nationalisme sioniste. Dans ce contexte, Ben Yehuda se servit parfois de
mots crus, destinés à faire la différence entre le judaïsme historique qui, selon lui,
avait pourri et s'était éloigné, au cours des dernières générations, de la vérité, et le
judaïsme hébraïque "véritable" qu'il tentait d'élaborer:
"Car qu'ai-je de commun – dites-le moi – avec les périodes florissantes de notre
judaïsme sain et véritable, réduit et cristallisé à nos yeux dans autant de souvenirs du
passé et dans des milliers de livres aux lettres carrées; qu'ai-je de commun avec ce
judaïsme, si ce n'est parce que par lui et presque à cause de lui se tient devant moi cet
autre judaïsme, malade et pourri, maudit et diasporique, qui nous conduit là où nous
sommes et nous a obligés, jusqu'à ce jour, à stagner et à nous maudire? Qu'ai-je de
commun avec toute la beauté et la grandeur d'un judaïsme, s'il y a dans l'autre
judaïsme tant de limite et d'échec, ce judaïsme avec lequel nous sommes obligés de
composer, pas à pas, nous qui sommes peu nombreux et aspirons à une renaissance et
à une nouvelle libération"96.
Parallèlement au sentiment d'aliénation envers le judaïsme historique, malgré son
glorieux passé, Ben Yehuda s'appliqua à ne pas donner le divorce au judaïsme
"pourri", car il faisait partie intégrante du judaïsme tout entier, bien qu'il se fût
éloigné, selon lui, de ses propres valeurs:
"Ce n'est que parce que nous sommes Juifs, c'est-à-dire esclaves du judaïsme sordide
et pourrissant, que nous vivons, pour la grande et accablante majorité d'entre nous,
dans tous les pays de notre dispersion, sans rougir de honte, sans que notre
conscience ne soit choquée et sans que nous ne baissions la tête de repentir. En bref:
puisque nous sommes Juifs – nous ne sommes pas Juifs. Ah! Si nous n'étions pas
Juifs!"97.
Les journaux de Ben Yehuda reflétèrent plus d'une fois, à visage découvert, la thèse
selon laquelle il faut guérir le judaïsme historique de sa dégénérescence et de
96
97
« Si nous avions été Juifs » Ha-Or, 4.1.1911.
Ibid.
36
l'apparent manque d'indépendance intellectuelle des élèves de Yéshivot (écoles
rabbiniques). Dans les lignes qui suivent, cette thèse n'est pas présentée comme étant
l'avis de l'auteur mais comme l'approche des chefs de fils du sionisme:
"Tous les tenants de la renaissance et ceux qui sont à la tête du mouvement national
ont pensé qu'il était de leur devoir de peser d'abord de tout le poids de leurs actes sur
les élèves des Yéshivot. Aussi bien l'activité publique que la littérature hébraïque se
sont fixées comme but d'insuffler la vie dans leurs âmes défectueuses et d'introduire
en leur sein une conscience de soi intime"98.
Comme c'était de règle dans les journaux de Ben Yehuda, le discours anticlérical juif
fut étayé par la revue de questions semblables à travers le monde, en soulignant le cas
français. Ainsi était établi un lien implicite entre l'anticléricalisme juif israélien, en
pleine gestation, et l'anticléricalisme chrétien et français, existant de longue date. "La
France fut la première à s'être distinguée dans l'éradication de l'influence religieuse
sur son territoire", décrivait Ha-Tsvi en première page99, et rappelait qu'il suivait de
près le combat des autorités françaises contre l'Église, décrite comme source
potentielle de danger:
"A la lecture de ce qui est publié de temps à autre dans Ha-Tsvi, on peut se rendre
compte que le gouvernement de ce pays [la France] se tient sur ses gardes pour
prévenir toujours tout danger, même le moindre, menaçant ses citoyens, et plus
particulièrement l'éducation, venant de la religion et de ses prêtres. A chaque fois
qu'un désordre est provoqué dans le pays, le gouvernement rejette la responsabilité
sur les "cléricaux" et sur les conservateurs se languissant encore des jours heureux du
Moyen-âge, cette même époque pendant laquelle ils régnaient en maîtres sur tout le
pays, éradiquaient, détruisaient, exterminaient tous ceux qui par malheur étaient la
cible de la suspicion des saints fidèles, les véritables 'Fils de Dieu'"100.
Les différences entre l'orthodoxie juive et le nationalisme hébraïque s'affirmèrent plus
encore concernant la période de jachère101. Comme il l'avait fait pour la polémique
98
« Pour le jubilé de Barzilaï », « Ha-Or » 16.6.1912. Par M. Z. Ned-Arad.
« Mauvais jours pour la foi », Ha-Tsvi, 12.12.1909.
100
Ibid.
101
A propos de la polémique sur la Chmita (la jachère) voir le chapitre qui lui est consacré (ici, p. 125128).
99
37
elle-même, en choisissant d'exploiter sa connaissance des sources juives et d'en tirer
des arguments soutenant sa position quant au travail du sol pendant cette période, Ben
Yehuda combattit les rabbins soutenant la jachère avec des arguments puisés dans le
capital culturel juif. Sous le titre "La guerre des rabbins contre le Yishuv"102, Ha-Or
choisit d'attaquer les partisans de la jachère comme étant des semeurs de discorde
avides de pêché, en tant que leur conduite mettait justement les gens de la lumière en
position de demandeurs de bienfaits: "Vous les séparatistes chercherez des méfaits,
chercherez des pêchés, tandis que nous, nous demanderons le bienfait: le bienfait de
dire la diffamation de ceux qui sèment la discorde103, et l'on peut sauver l'âme du
cupide104, il va sans dire105 son corps, gros et gras, qui a accumulé de l'argent
provenant de la caisse publique".
Le journal de Ben Yehuda précisait que si ceux qui soutenaient la jachère pensaient
que la lutte se déroulerait contre des gens ignorant le judaïsme, ils se trompaient. "Ce
ne sont pas des ignares qui débattront avec vous. Nous aussi nous lutterons avec eux
[…]. Vous avez cette fois affaire à des érudits comme vous". Ben Yehuda lui-même
se dressa comme érudit non laïque (!) et affirma que sur cette question, il n'y avait pas
qu'une seule façon d'édicter une règle (halakha), car il ne s'agissait pas d'une réponse
à une question religieuse, à propos de laquelle on peut, en utilisant les secrets de la
Kabbala pratique, donner une réponse tranchante et absolue: "Notre sagesse-votre
sagesse n'est pas comme les sagesses pratiques106, qui peuvent servir de signe et
d'exemple et que ne peut désavouer qu'un sage en une seule chose et fosse vide et
ignare pour de nombreuse choses".
Selon Ha-Or, comme il n'y a pas d'actes exemplaires pouvant montrer qui a raison
concernant la jachère, seule l'étroitesse d'esprit empêche ce comprendre la situation:
102
«Les intérêts du jour », « Ha-Or », 19.6.1910.
En fait il existe une autorisation halachique de médisance (Leshon-Hara) dans certaines
circonstances. L'un des grands maîtres du judaïsme, « le Hafetz Haïm » explique, concernant la
médisance, que l'autorisation de médisance que possèdent les polémistes, est justement accordée à celui
qui voit dans le fait de raconter aux gens, la hauteur de la tromperie dans la polémique, les gens
peuvent voir que les polémistes ont tort, et qu'ils ne rejoindront pas le débat, et donc le conflit
disparaîtra. Voir : Cohen Israël Méïr 1873, les préceptes de la médisance, règle 18, paragraphe 8.
104
Sanhédrin 73, 1. Il existe des types de transgressions où le Juif ne doit pas se risquer à tenter de les
empêcher, et il y en a d'autres qui lui ordonnent d'intervenir pour les empêcher.
105
Initiales : et d'autant plus.
106
L'intelligence de l'usage est la connaissance par l'usage des moyens mythiques selon la Kabbale.
103
38
"Les portes déformées du cerveau ne sont pas encore closes107: les méandres et les
neiges fondues sont fréquents chez nous et nombreux ! Nous ne vous contredirons pas
cette fois par des des études sur 'le permis et l'interdit', mais par la parole de Don
Abarbanel108 - étranger aux tortionnaires qui nous ruinent du dehors et du dedans –
pour la droiture et pour l'honnêteté des Justes"109.
Ha-Or précise que les différends entre les Juifs sont nombreux mais qu'il n'a pas
l'intention de tergiverser avec la halakha. Il brandit la menace de mesures contre ceux
qui font "la guerre au Yishuv", car "si le gens qui ont le pouvoir de faire taire" ceux
qui ne "font pas partie du Yishuv" ne se rassemblent pas immédiatement pour "sauver
la sainte ville des mains de ceux qui s'en prennent à la vie humaine", nous
"dévoilerons de nombreux secrets". Entre autres secrets que Ha-Or menace de
dévoiler, se trouvent les corruptions financières, les diffamations proférées par des
rabbins à l'encontre d'autre rabbins, des fautes que des rabbins ont commise à
l'encontre de la halakha, etc. Le journal devenait en cela un instrument menaçant de
dévoiler des scandales, afin de dissuader ses ennemis idéologiques.
La propension du journal à se moquer de l'orthodoxie conservatrice et à faire passer
l'aura de justice en termes théologiques, précisément aux yeux des membres du
nouveau Yishuv, s'exprima dès ses premières années de parution. Ainsi par exemple,
face au boycott qui fut déclaré à Safed contre les écoles de filles, Ha-Or qualifie les
boycotteurs de "fous" et se moque car:
"Ces chers hassidim, ces chers Tsadikim! Tant que les filles d'Israël remplissaient les
écoles de la mission, ils n'ont rien senti, n'y ont rien trouvé de mal, et personne parmi
tous ces saints n'a ouvert la bouche. Mais voici qu'on a ouvert une école juive dans
laquelle des filles étudieront la Torah d'Israël et la droiture, qui leur enseigneront
107
Paraphrase sur l'expression talmudique « mes portes se sont fermées / mes portes…", comme
exemple de « et bien que les portes de l'Etat soient fermées » Baba Batra 24 1, ou « et bien que les
portes de la prière se soient refermées, les portes des larmes ne sont pas fermées », Baba Metziah, 59 1.
108
Le rabbin Don Isaak Abravanel (1437-1508), commentateur de la Torah, philosophe et l'un des
dirigeants des Juifs d'Espagne. Ses commentaires de la Torah excellent dans la préférence de
l'influence du mode de vie pratiqué en Eretz Israël par rapport à un commentaire littéral et la logique de
la langue. En rappelant son nom, Eliezer Ben Yehuda soutient sa position selon laquelle le
commentaire pratique qui prend en compte les besoins d'Israël et de ses habitants, était admise par le
judaïsme des générations précédentes, et que le bien d'Israël et de ses habitants obligent également
actuellement d'ignorer l'exigence de ne pas travailler la terre l'année de chmita.
109
« Des intérêts du jour » Ha-Tsvi, 19.6.1910.
39
l'esprit du judaïsme et l'amour de leur peuple – et le son tonitruant du shofar se fait
entendre à Safed!".
Ha-Or, qui avait promis que "le boycott s'envolera en fumée"110, voulut défendre
l'école où les filles devaient apprendre "la Torah d'Israël" et "l'esprit du judaïsme".
Comme dans d'autres cas, Ben Yehuda n'attaqua pas le capital culturel juif mais
voulut le libérer de la mainmise symbolique de l'hégémonie orthodoxe.
110
Paraphrase de « et tout le mal partira en fumée parce que Dieu évincera le gouvernement du mal
d'Israël » (prière de la Amida pour Rosh Hachana et Yom Kippour). De l'écho à l'expression dans les
prières, on peut peut-être comprendre que les confiscateurs sont mauvais et peut-être même s'agit-il
d'un indice selon lequel la main mise des orthodoxes sur le Yishuv juif est sur le point de partir en
fumée comme le gouvernement du mal.
40
1.6 Le dégagement de la dimension politique à partir du champ
théologique
On peut définir la part que prit Ben Yehuda à la production d'une conception
nationale à partir un corpus théologique comme le dégagement de la dimension
politique des Écritures. En pratique, cette opération fut accompagnée d'une démarche
complémentaire: introduire un certain pragmatisme dans l'idée religieuse, bien qu'il
fût un pragmatisme potentiel plutôt que véritable. Le déplacement des idées du
domaine théologique au domaine politique les faisait passer d'un côté à l'autre, mais
en se déposant dans ce nouveau champ, elles étaient comme privées du côté dans
lequel la possibilité d'agir en conformité avec elles était apparemment plus réelle.
Sous cet aspect, la théologie politique est la possibilité d'animer dans le champ
politique des éléments d'idées théologiques. Ce dégagement du champ théologique fut
souvent effectué à partir d'un pragmatisme politique, ou plus précisément, à partir
d'une visibilité de ce même pragmatisme111.
Mais il semble que celui-ci ne fût pas nécessairement aussi pratique qu'il pourrait y
paraître. La naissance d'un des modèles politiques essentiels sur lequel s'est basé Ben
Yehuda eut lieu dans l'Europe centrale du début du 19e siècle. L'homme moderne a
toujours cru qu'elle s'était construite sur la table rase du passé et de la tradition.
Shmuel Trigano montre comment, au cœur du débat théologique propre à la
philosophie religieuse, émerge la modernité.112
Zohar Maor écrit que ce modèle politique fut créé entre deux pôles: d'une part la
primauté absolue qui fut donnée à la terre, à la communauté et à la nature, dans le
cadre de l'univers de pensée de "la philosophie de la vie", et d'autre part, l'influence de
la Première Guerre mondiale, qui éveilla les craintes quant au prix à payer pour
111
Il est possible qu'une sur-matérialité d'une idée religieuse puisse nuire à la possibilité de la mener
jusqu'à l'arène politique, alors que le nationalisme a un intérêt dans ces mêmes idées théologiques
grandioses qui n'ont pas été assez mûries pour se réaliser. Hobsbawm montre que les partisans du
mouvement Néo-Guelph en Italie, qu ont tenté de créer un nationalisme local autour de la papauté (en
proposant de couronner le pape), ont échoué dans leur mission. Leur échec renvoie au fait que la
papauté était de facto une institution italienne, et avant 1860 elle était l'unique véritable institution
entièrement italienne. (Hobsbawm 2006, p. 95).
112
Trigano 1984.
41
l'application de ces idées. Quand cette dualité se joignit à la crise du judaïsme
occidental – crise sociale qui devint crise métaphysique – la formule salvatrice fut
trouvée: la primauté absolue de la terre fut conservée, mais elle fut conçue comme
inaccessible, justement à cause de son être absolu. La vie nationale, la réforme
politique, le retour en Israël, furent conçus – sur le modèle du sionisme, influencé lui
aussi par "la philosophie de la vie" – comme la réalisation suprême du divin dans le
monde, mais maintenant, précisément à cause de cela, ils furent vécus comme
inaccessibles113. L'examen de cette analyse montre que le modèle en question est
pertinent pour la conception nationale de Ben Yehuda, mais on peut identifier dans
ses écrits un rapport à la terre conçu comme inaccessible bien avant la Première
Guerre mondiale. Comme nous le montrerons plus loin, ce rapport était soutenu chez
lui par différentes arguments, parmi lesquels la souveraineté ottomane sur le territoire
d'Eretz Israël, la non-participation des Juifs non-nationaux à l'effort national et le
manque de moyens pour la réalisation du contrôle de la terre.
Le dégagement de la dimension politique à partir du contexte théologique incarnait en
fait la transformation du contexte des idées pendant de leur passage d'un champ à
l'autre. Cependant, le nouvel espace n'était pas un vide théorique. On peut le décrire
comme étant une séquence comprise dans un espace global représentant une sorte de
"religion mondiale". Pour autant que le nationalisme ait été une telle "religion
mondiale", le dégagement du politique à partir du théologique fut parfois opéré sur
fond de processus que les chercheurs du nationalisme, tels Gellner et Hobsbawm, ont
identifié comme "conversion d'une religion en une des versions d'une religion
mondiale"114. Gellner écrit que l'intégration d'un peuple à des cultures plus vastes,
surtout des cultures érudites, et le plus souvent par le biais d'une telle conversion,
permet à des groupes ethniques de s'approprier des biens susceptibles de les aider par
la suite à devenir des nations et de se structurer en tant que telles115. Au cours de ce
processus, une importance particulière est accordée aux icônes religieuses, aux
113
Zohar Maor dans Hellinger 2010, p. 250.
Hobsbawm 2006, p. 95.
115
Selon Gellner, des groupes africains qui communiquent par ce moyen se trouvent logiquement
dans une position privilégiée pour développer un nationalisme par rapport aux autres groupes – comme
dans la corne de l'Afrique où la chrétienne Amaara et la Somalie musulmane ont trouvé plus simple
d'être « peuples d'état » plutôt que « peuple du livre », même si – selon les mots de Gellner - « le livre »
est d'éditions différentes et concurrentes (Hobsbawm 2006, p. 95). Voir également : sur la nécessité de
religion chez les Russes au 17e siècle.
114
42
symboles et aux cérémonies. Selon Hobsbawm, ce sont eux qui procurent une réalité
concrète à la communauté qui, à tout autre égard, est imaginaire. Ils peuvent êtres des
figures visuelles communes (comme l'étaient les icônes), ou des préceptes, telles les
cinq prières quotidiennes des musulmans, ou même les mots d'incantation comme
"Allah ouakbar" (Dieu est grand) de ces derniers, ou "Chema Israël" (Écoute Israël)
des Juifs116.
Ce travail de déplacement peut être facilité au fur et à mesure que la tradition
religieuse se relâche. La théologie politique s'accommode tout-à-fait de ce que les
processus de structuration se déroulent parallèlement aux processus d'agitation, de
libération, de dévoilement et d'abstraction subis par la source théologique. Dans le cas
juif, le passage des conceptions religieuses pré-modernes à une conception spirituelle
moderne fut produit par la Haskala, dont la tendance générale à réformer le monde
considéra le principe d'universalité de l'esprit humain comme infrastructure de tout
esprit religieux particulier. Ruben Gerber décrit comment la foi religieuse se libéra du
mythe de la révélation unique et dogmatique d'un Dieu transcendant pour devenir la
foi en la révélation du divin dans le Bien et ce qui fait le Bien dans ce monde-ci. Le
royaume de Dieu n'était autre que le royaume de la liberté humaine, se fondant en fait
dans des actes de justice sociale accomplis à partir d'un sentiment de fraternité. Il se
concrétisait partout où l'homme façonnait ses actes à la lumière d'idéaux personnels,
sociaux, nationaux ou culturels117.
Ben Yehuda ne fut pas le premier à dégager le nationalisme du judaïsme. Moses Hess,
et dans une plus large mesure, les rabbins Tsvi Kalisher et Yehuda Alkalay, l'avaient
précédé dans la tentative de créer des principes nationaux à partir du capital culturel
116
Ils sont susceptibles d'être des images nommées identifiées avec des territoires étendus qui suffisent
à former une nation, comme la vierge de Guadeloupe au Mexique ou la vierge de Montserrat en
Catalogne. Elles sont susceptibles d'être des fêtes saisonnières ou des compétitions qui réunissent des
diasporas, comme les Jeux Olympiques en Grèce et de plus nouvelles inventions nationales et
identiques – comme les compétitions entre musiciens et poètes, le « Jocs Floral » catalan, et le
« Eisteddfodau irlandais, etc. Selon Hobsbawm, l'importance des icônes saintes s'exprime par l'usage
universel de morceaux de tissus de couleur – les drapeaux – comme symboles nationaux modernes, et
leur lien avec des cérémonies festives et avec une activité rituelle.
117
Gerber 2008, p. 12. Gerber appuie ses affirmations concernant les penseurs religieux humanistes
comme le Rav Kook, et des penseurs chrétiens humanistes comme Albert Schweitzer, Léonard
Reagetz, Pierre Teilhard de Chardin et d'autres qui prétendent, à l'encontre de la propension de la
religion institutionnalisée à enfermer ou à réduire le divin dans d'étroits systèmes d'un mode de pensée
et d'action religieux qui s'exécutent principalement dans les lieux de culte – à l'heure où le Saint Esprit
trouve son expression en particulier dans la tendance humaine de bonifier la vaste réalité par ses
sentiments supérieurs et son intelligence.
43
juif, sans toutefois prôner une approche qui oppose les deux corpus de ce capital.
Gidon Kouts a montré comment le rabbin Alkalay utilisa la communication hébraïque
de façon pionnière et significative pour la réalisation des ses objectifs idéologiques,
en soulignant l'utilisation de l'hébreu dans l'édification du nationalisme118.
Nombreux sont ceux qui pensent que le processus étudié ici n'est pas nécessairement
la création d'un nouveau champ, mais plutôt un regard porté sur un champ existant (le
nationalisme juif), enraciné depuis toujours dans un champ plus vaste (la religion
juive). Cette approche, que l'on retrouve chez les penseurs actuels du sionisme
religieux, se fonde entre autre sur l'existence prouvée de divers mécanismes publics
existant de toute éternité au sein des communautés juives. A la différence des
préceptes divins, qui bien qu'étant sujets à l'interprétation et à l'application humaines,
sont fixes et ne tolèrent ni ajout ni retrait, la Halakha attribue une responsabilité
législative secondaire tant à des organismes juridiques religieux, tels le Sanhédrin,
qu'à des organismes séculaires tels les débats publics. Le domaine d'activité de tels
organismes est d'établir des règles119. L'observation de l'évolution des sources juives
au cours de l'histoire à clairement démontré que dans nombre de ces organismes, on
peut retrouver des débats politiques caractérisés.120 Cependant, ils n'apparaissaient
généralement pas dans des écrits particuliers consacrés à ce sujet, comme c'est le cas
dans la philosophie chrétienne-européenne, mais dans les contextes réflexifs,
théologiques et législatifs généraux de ces sources121.
De nombreux opposants se dressèrent contre l'approche des principaux courants du
nationalisme juif, séculaire comme religieux, concernant cette question. L'un des plus
virulents fut Yeshayahu Leibowitz, selon lequel "le peuple juif historique, de par la
force duquel est né l’État d'Israël, et qui est le seul à l'origine de sa vitalité, n'était pas
défini par les mêmes critères, les mêmes caractéristiques ni les mêmes contextes
objectifs que d'autres collectifs considérés comme peuples"122. De ce fait, on ne
118
Kouts 2009.
Lorberboim 2005, p. 115. Sur la définition du processus de correction des règles du public, voir
aussi Nahlon 1974, p. 281. Nahlon utilise son analyse des définitions modernes dans le domaine du
droit public. Voir également sur les conflits concernant la reconnaissance et la non-reconnaissance du
public comme entité autonome dans les décisions des penseurs d'Israël comme Maïmonide, Salomon
Ben Avraham ben Aderet, Itshak Elfassi,
120
Sur ces sources juives voir Trigano 1984.
121
Abraham Melamed dans Hellinger et Belfer 2010, p. 115.
122
Leibowitz 1975, p. 148.
119
44
pouvait de toute manière pas dégager ce qui n'existait pas. Leibowitz pensait que le
peuple juif est différent de tous les autres peuples, non pas seulement parce que sa
définition comme peuple repose sur un contenu théocentrique et une signification
religieuse, mais aussi parce que les éléments politiques que l'on tirer tirer de ses
sources nationales-historiques sont purement religieux. Ce qui signifie que d'après lui,
il n'y a aucun fondement à une définition politique des Juifs comme peuple qui ne soit
pas religieuse, en ce sens qu'elle exige "une incarnation dans un mode vie dicté par la
religion". Il voulait souligner par ces propos que les éléments construisant la
définition ne sont pas puisés dans l'histoire de façon hasardeuse. Il ne s'agit pas
seulement des contenus enfouis dans les textes fondateurs de la culture du peuple,
mais également du mode de vie induit par le respect des préceptes selon la Halakha,
qui est une manière de se conduire au quotidien de ceux qui appartiennent au peuple
juif. Leibowitz pensait que toute tentative pour expliquer et fonder l'idée de
nationalisme et d'étatisme juifs indépendamment de la religion, à partir des sources
culturelles et de l'histoire juives, était vouée à l'échec car dépourvue de fondement
réel 123.
123
Rothenberg 2008, p. 71.
45
1.7 Une nouvelle signification pour les concepts juifs
Le sionisme a libéré l'hébreu du carcan de la langue sacrée et lui a donné des
fonctions et des significations nouvelles124. La langue est un code culturel et comme
tout code, elle codifie la signification, les valeurs, les idéologies et les rapports de
force inhérents à la culture qu'elle dessert. Elle les applique automatiquement aux
phénomènes qu'elle décrit et de ce fait, toute description par le biais de la langue
propose "toujours et d'entrée de jeu" une interprétation de ce qu'elle a l'intention de
décrire125.
Shmuel Trigano écrit que la langue hébraïque porte en elle, avant toute signification
ou pensée, un paysage intellectuel et imaginaire et une socialité126. Selon lui, la
pensée est indissociable de la langue dans laquelle elle se forge.
Dans l'introduction à son dictionnaire, Ben Yehuda fit allusion à la révision du sens
de certains mots qu'il avait entreprise: "Et comme je l'ai déjà dit, plus
j'approfondissais ma recherche sur les mots de notre langue et plus je voyais que je
devais les passer presque toutes au crible d'une révision afin d'établir leur sens de
façon absolument certaine"127. En parlant de "crible d'une révision", il traçait une
ligne déconstructive radicale de finitude et renouveau. Le processus d'examen détaillé
de presque chaque mot, découlant de la suspicion envers la capacité de l'hébreu à
servir d'instrument actuel au servie du nationalisme, était particulièrement proche du
concept d'Aufhebung forgé par Hegel128. Le résultat en fut une destruction subtile et
une construction systématique, une expropriation déterminée et une adoption suivie,
une exclusion guidée idéologiquement et un rapprochement contrôlé. L'archive tue et
ressuscite. Dans Mal d'archive, Derrida écrit que: "D'une part, l'archive est rendue
possible par le biais de l'instinct de mort, d'agressivité et de destruction, c'est-à-dire
tant par le biais de la finitude que par celui de l'expropriation primitives. Mais au-delà
124
Ruvick Rosenthal, dans Nir 1984, p. 188.
Rosman 2010, p. 15-16.
126
Trigano 2014, p. 7
127
Eliezer Ben Yehuda, 1948.
128
Aufhebung chez Hegel symbolise trois significations : se débarrasser des fondements (dans ce cas
principalement des comportements) dont l'obsolescence est perdue, conserver les fondements (en
particulier ceux qui sont spirituels), caractérisant positivement la continuité, et le plus important,
remonter la tradition vers des horizons appropriés du présent, (Lavi 2006, p. 81).
125
46
de la finitude comme restriction, il existe aussi un mouvement parfaitement infini de
destruction radicale sans lequel ne se découvriraient ni désir ni mal d'archive"129.
Un projet aussi significatif pour la culture hébraïque que le dictionnaire de Ben
Yehuda montre bien comment l'archivage des concepts du capital culturel juif
conduisit à la production d'un nouveau "capital culturel objectivé" (écrits d'une culture
hébraïque canonique) et laissa derrière lui, comme non-pertinents pour la nouvelle
culture en gestation, le précédent "capital objectivé"130 (littérature rabbinique), tout
en utilisant de façon sélective, dans le nouveau dispositif, des éléments du capital
culturel et du capital symbolique131 antiques. Le choix des concepts et des éléments se
faisait selon deux critères: leur capacité potentielle à contribuer à la constitution des
concepts du nationalisme hébraïque, et leur aptitude à inciter le public-cible à adhérer
au projet national. Comparativement à un projet d'une telle envergure, l'activité
développée par Ben Yehuda dans l'invention et la novation de mots semble assez
négligeable. Il n'innova que quelque 300 mots, dont une partie ne fut même pas
assimilée. Nombre de ses novations se basaient sur des racines issues des sources
juives, et dans un certain contexte, on peut considérer cette activité, à laquelle il doit
sa renommée dans l'historiographie sioniste et israélienne convenue, comme une sorte
de théologie politique.
Les concepts, dont la signification était rénovée, étaient tout autant orientés vers
l'idéologie nationale. Mais dans leurs structures verbales (avec leur signification
originelle, classique), ils étaient déjà déposés, à un niveau ou à un autre, dans la
conscience de l'auditeur d'origine religieuse, et cela facilita l'assimilation de la
nouvelle signification132. Le concept rénové portait un message national mais était
écrit, lu et prononcé comme son origine – le concept religieux – et de ce fait, il
s'agissait d'une transposition sémantique133. Comme l'a décrit Derrida, l'origine134
129
Derrida 1995.
Bourdieu 1981.
131
Bourdieu 1981.
132
Mikhael Bakhtine pensait que le genre de destinataire formait le genre, (Bakhtine 1986, p. 95).
133
Sur les changements sémantiques entre l'hébreu des sources juives et l'hébreu moderne, voir : Nir
1984, p. 68. Y voir également l'étude de Ruvick Rosenthal sur différentes façons d'évaluer
quantitativement le poids des strates différentes de l'hébreu dans le nouvel hébreu. Rosenthal pense que
la distinction quantitative induit en erreur. Lorsque l'on étudie les voies de formation des valeurs, il se
trouve que la plupart d'entre elles dérivent de racines et de poids plus anciens. Cela et plus encore, sont
l'expression évidente à ses yeux que la coupure entre l'hébreu ancien et le nouveau sont des emprunts
130
47
s'offre tout en se modifiant, mais ce don n'est pas un objet donné, il vit et survit dans
une métamorphose: l'origine, du fait de la continuation tardive de sa vie, subit des
changements. Même des mots ayant été établis de façon "définitive" connaissent une
maturité tardive135.
L'assimilation d'un nouveau concept par un auditeur connaissant déjà le concept
originel se fait selon un parcours psycholinguistique différent de celui qui aurait
concerné un concept nouveau pour lequel il n'aurait eu aucune référence préalable.
Les mots connus sont perçus dans une partie du cerveau et les mots nouveaux dans
une autre, et dans cette autre partie, le processus de leur assimilation et d'élaboration
est différent et plus lent136. L'utilisation de concepts religieux connus accélérait donc
l'assimilation du concept dans son nouveau contexte national, en particulier quand il
s'agissait de concepts courants issus des textes religieux, ayant été gravés dans la
conscience de l'auditeur au cours d'instants significatifs et se répétant même pendant
la prière. Qui plus est, comme il s'agissait de concepts où subsistait une signification
religieuse, l'auditeur avait du mal à s'opposer à leur assimilation dans leur nouveau
sens: l'auditeur religieux, en particulier, était habitué à les utiliser précisément, mais
dans leur autre sens, dans des contextes positifs137.
L'ajout des signifiants "rationnels" a dilué la charge théologique originelle du signe, et
son influence se fit surtout sentir dans les signifiés dotés d'une charge métaphysique.
La plupart des mots restèrent accrochés à leurs signifiants, tels qu'ils étaient, mais
l'esprit originel des mots hébraïques fut mis en pièces. Ce que Shmuel Trigano
nomme "la pensée des pensées" de la langue hébraïque138, cette super-conception qui
souffle de l'intérieur de l'hébreu, fut également atteinte. Le coup porté aux codes du
discours fut aussi un coup porté à l'économie de la langue au niveau de sa globalité et
de signification de mots et d'expressions, principalement de la langue des sages, par rapport à leur
signification actuelle. Ils ont amené Adam Baroukh et d'autres à déterminer que « l'hébreu israélien » et
« l'hébreu juif » sont des langues différentes avec un vocabulaire commun, (Rosenthal dans Nir 1984,
p. 180-187).
134
Conformément à la double signification du mot hébraïque "makor", le mot "origine", ici et dans la
phrase suivante, peut se comprendre également comme "source".
135
Derrida 2002, p. 59.
136
Giora, entretien.
137
Des croyances réfutées continuent à persister dans la mémoire. Voir par exemple : Flemming &
Arrowood, 1979.
138
Ibid., pp. 17-22.
48
signala, entre autre, la prétention de l'élite herméneutique – à laquelle appartenait Ben
Yehuda -, à gérer la langue139.
Les tentatives faites pour organiser a posteriori le nationalisme à partir de la théologie
peuvent donner l'impression d'être une pensée méthodique, même aux yeux de celui
qui ne s'est jamais heurté à l'idée nationale. C'est-à-dire qu'un endoctrinement
systématique, racontant que les racines du nationalisme moderne plongent dans le
lointain passé, peut cacher à la conscience la nouveauté de la création nationale et la
situer a posteriori dans le passé, du moins dans la mémoire du destinataire. Ceci, du
fait que la pensée méthodique ne fait pas que se mouvoir vers l'avant, partant d'une
observation du futur et la formulation d'une hypothèse vers une certification ou une
modification, mais tout autant vers l'arrière – depuis l'expérience vers ce que celle-ci
nous rappelle ou ce qu'elle évoque dans nos pensées. Certains modèles supposent que
plusieurs représentations s'éveillent en même temps et que cet éveil à lieu à des degrés
divers. Ils n'impliquent cependant pas que les représentations soient accessibles à une
récupération consciente et explicite et leur permettent d'être fragmentaires140.
Il y a un fondement neurologique à l'apprentissage associatif mêlant les concepts
nationaux et théologiques et poussant la mémoire théologique à se dresser chaque fois
qu'est rappelé, dans un contexte national, un concept qui avait engrangé par le passé
une signification théologique. Quand les neurones sont actionnés de façon suivie par
les mêmes caractéristiques d'expériences vécues communes, des changements
physiques en leur sein renforcent les liens entre eux141. Par la suite, si l'un d'entre eux
est actionné, il y aura de grandes chances pour que soit actionné un autre neurone du
même groupe. Il faut rappeler que c'est l'environnement qui définit quelles
caractéristiques de l'expérience sont élaborées en commun et qu'une grande partie de
cet environnement est structuré culturellement142.
139
Ibid., p. 18. Le terme "économie" employé par Trigano concernant l'hébreu peut convenir selon
nous à la description du processus dans lequel Ben Yehuda engagea l'hébreu, entre autre du fait de la
ressemblance entre les processus "micro" et "macro" dans l'économie de celui-ci et ces mêmes
processus dans la planification de la langue et l'ingénierie culturelle. Trigano lui-même précise que
l'emploi qu'il fait du concept d'économie, concernant l'hébreu, vise la méthode herméneutique.
140
Daniel Kahneman et Dale T. Miller (dans) Kahneman et collègues 2008, p. 190.
141
Merzenich et Sameshima 1993, p. 190. ; Schwartz et Jessel 1995, p. 479, 667 ; Kandel.
142
Strauss et Quinn 1977, p. 90.
49
L'activité d'archivage de Ben Yehuda était orientée vers l'objectif national. L'action de
puiser les concepts dans l'archive est quant à elle orientée vers le futur. Pour
l'essentiel, ce ne sont pas des actions relatives au passé mais au futur. Dans Mal
d'archive, Derrida affirme que la question de l'archive n'est pas une question tournée
vers le passé: "Ce n'est pas la question d'un concept qui se trouve déjà on non en notre
possession par rapport au passé, un concept archivable de l'archive. C'est une question
de futur, la question du futur lui-même, une question de réponse, de promesse et de
responsabilité envers demain"143. L'application de cette approche au travail de Ben
Yehuda conduit à la conclusion que l'intense activité qu'il développa concernant les
concepts du passé était en fait une activité systématique de création du futur. Là où
Wittgenstein pensait que le sens du mot est la manière dont on l'utilise
effectivement144, Ben Yehuda fit un travail de rassemblement, riche en dérivations
sémantiques par rapport à certains mots. La dérivation tend vers l'utilisation effective
du mot au sein d'un groupe qui avait des modes d'utilisation de la langue auxquels
Ben Yehuda attribuait une plus grande valeur que ceux d'autres groupes.
Il reconnut lui-même, dans la préface à son dictionnaire, qu'il n'avait pas été guidé par
la question linguistique mais par l'idéal du parler hébraïque (dans l'intérêt national):
"Le savoir linguistique n'était pas ma matière préférée, et je n'avais nullement le désir
de m'y limiter; je voulais faire cela non à cause de l'obligation envers la chose ni à
cause du désir de rédiger un dictionnaire, mais parce que j'avais constaté la nécessité
absolue du parler hébraïque"145.
On peut montrer l'action du marquage renouvelé, dans le contexte de l'utilisation de
l'hébreu comme plateforme théologique, par le biais du rapport de Ben Yehuda au
concept hébraïque d'âme. Dans le judaïsme, l'âme est un mot-clé. C'est un mot
significatif dont la forme (les lettres) et la signification sont imbriquées l'une dans
l'autre, les lettres en exprimant le sens (ainsi par exemple, dans le judaïsme,
l'énonciation de versets des Psaumes commençant par les lettres ‫"– 'נ' ש' מ' ה‬nechama"
– et dans cet ordre-là, élève le degré spirituel de l'âme du défunt). Le but de la venue
de l'homme dans le monde est d'amender son âme et d'en élever le degré spirituel.
143
Derrida 1995.
Wittgenstein, 1953.
145
Eliezer Ben Yehuda 1948.
144
50
L'âme est une entité en soi et elle différencie entre le corps mort et le vivant:
"L'Eternel Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, il insuffla dans ses narines
un souffle de vie et l'homme devint une âme vivante" (Genèse 2, 7). Elle a un statut
lourd de sens dans la théorie de la Kabbala (ainsi par exemple toute une conception,
rappelée dans le Zohar et abondamment développée par rabbi Yitzhak Louria [HaAri], traite de l'immortalité de l'âme; elle est appelée théorie de la métempsychose).
Mais chez Ben Yehuda, elle n'a pas le même statut que dans le monde mystique. Dès
son monumental dictionnaire, il définit ainsi ce terme si important dans la théologie
juive, l'âme (précisons: non pas "souffle", mais "âme"): "Action de faire entrer et
sortir l'air par les narines, et plus particulièrement le souffle de vie chez les animaux,
BREATH […]". C'est ainsi qu'est occultée de la définition principale du concept sa
signification essentielle en hébreu, telle qu'elle s'est établie au fil des générations. Ce
n'est qu'après plusieurs centaines de mots concernant le même article "âme", et après
de nombreuses citations issues justement des sources, que Ben Yehuda introduit une
définition supplémentaire, plus proche de la signification juive, mais comportant des
abréviations dont on peut douter que le lecteur les comprenne: "[…] et se trouve
souvent dans les T' et M' [le Talmud et les Midrashim] dans le se' [sens] de l'élément
spirituel qui anime le corps".
On peut identifier dans cet exemple la tendance à prendre des idées fondamentales
issues de l'intériorité juive mystique, tout en s'appliquant à créer un discours pseudorationnel146 du signifiant, discours "scientifique"147, selon les termes utilisés par Ben
Yehuda dans la préface à son dictionnaire – dont l'action de marquage permit à ceux
qui vinrent après lui de faire un usage intensif des signifiés antiques qui avaient été
purifiés par le signe de leurs caractéristiques religieuses. La recherche indique qu'un
dictionnaire remplit deux sortes de fonctions: celle qui consiste en une sorte de livre
d'histoire et celle qui établit, qui tranche148. De la même manière que Ben Yehuda
camoufla les valeurs européennes importées à l'intérieur d'une strate hébraïque et
juive, comme décrit plus haut et comme il le sera largement plus loin, certains des
articles de son dictionnaire camouflèrent aussi leurs novations sémantiques à
146
Katz pensait que c'est justement l'esprit irrationnel qui se trouvait dans les pensées des penseurs du
sionisme spirituel qui était la clé de la compréhension des chemins de la dissociation de la tradition
religieuse, (Katz 2011, p. 58).
147
Eliezer Ben Yehuda 1948.
148
Postman et Weingarten, 1966, p. 154.
51
l'intérieur d'une description lexico-historique. Le dictionnaire voulait juger mais
apparaissait comme décrivant ce qui avait été et ce qui existait.
Ben Yehuda promouvait le nationalisme européen au moyen de récits, de symboles et
de signifiants juifs, mais son propos était limité par le genre même du discours choisi
pour porter le message du nationalisme. Sous certains aspects, la construction juive
antique choisie pour l'expression de ce nationalisme dominait les contenus, les
occurrences de leur expression (fêtes juives par exemple) et les modalités de celleci149. Le medium juif était aussi, le plus souvent, le message, et avait commencé à
prendre le contrôle du gouvernement des significations nationales, d'une manière qui
dépassait ce que lui avait destiné Ben Yehuda. Mais il ne vécut pas à l'époque où la
créature se dressa contre son créateur150. Les contraintes du medium juif étaient
dictées par le contrat limitatif liant le nationalisme, de sa propre initiative, à la
république des signifiants du capital culturel juif. C'était un contrat exclusif à durée
non déterminée qui obligea le nationalisme à transiger et à baisser la tête devant les
signifiants juifs, après des pourparlers composé de silences151. Par le choix primitif
149
Par exemple, malgré la sanctification des actes des Maccabéens sur le compte de la sainteté du
miracle de Hanoukka, les nationalistes ont perpétué la tradition de l'allumage des bougies de
Hanoukka, et elle comprenait la bénédiction à Dieu, écarté, de fait, de l'histoire nationale. Ces
compromis avec l'orthodoxie ont augmenté avec les années. La plupart des chercheurs (par exemple,
Ben-Israël, 2008, p. 50), s'accordent à ce que le nationalisme juif a intégré durant des années des
contenus juifs plus nombreux, et la réalisation d'un consensus entre le nationalisme et la richesse
culturelle nationale. Sur la philosophie et la sémantique de la convention, voir par exemple : Ducrot,
1972 ; Lewis 1974.
150
Gershom Sholem attendait le retour du signal divin au signal théologique d'où il a été exclu par les
ingénieurs du nationalisme des lumières comme Eliezer Ben Yehuda : Dieu ne restera pas muet dans
une langue dans laquelle on lui a demandé des milliers de fois de revenir dans nos vies. La révolution
de la langue, dont la voix est entendue de l'intérieur et que l'on ne peut empêcher – est en fait le seul
sujet dont on ne parle pas en Israël. Parce que les rénovateurs de l'hébreu ne croyaient pas au jugement
dernier, qui nous a été annoncé en représailles de leurs actes. Pourvu que la légèreté qui nous a guidés
vers cette apocalypse, ne cause pas notre perte. » (Sholem B', 1989). Voir également la référence de
Shmuel Trigano à la signification de ces propos de Gershom Shalom (Trigano 2014, pp. 172-174).
Raz-Karkotzkin écrit que Sholem nous rappelle que la signification de la laïcisation de la langue (qui
souligne ici la disparition de la conscience juive) est justement sa relation à toute la réalité, à ses
institutions politiques et sociales, dans des termes sacrés. La fraude messianique est perpétuée dans la
langue des concepts définissant le débat politique et culturel. Ainsi, c'est justement ce qui a été défini
comme laïcisation qui a réduit au silence la distinction qui existait en relation avec le traditionnel entre
le sacré et le profane (et entre la langue sacrée et les langues parlées des Juifs) et a tout transformé en
sacré de la même façon qu'il a tout transformé en profane (et a empêché ainsi aussi bien le sacré que le
profane). Les auteurs de la révolution eux-mêmes ne croyaient pas au « jugement dernier », mais
involontairement, par légèreté d'esprit, ils sont ceux qui ont créé la possibilité de son développement.
C'est-à-dire la possibilité du développement d'une politique messianique dans « une réalité réelle »…
L'hébreu moderne est différent par de nombreux aspects de la « langue sacrée », mais il garde en lui ses
concepts », (Raz-Karkotzkin 2002).
151
A propos des négociations et de l'observation contractuelle dans les champs de la culture sociologistique, voir Sudnow1972 ; Frishman 1972 ; Labov 1976.
52
qu'il fit de moyens d'expression archaïques, manipulés parallèlement de différentes
manières, le nationalisme juif s'était imposé diverses limitations. L'interprétation
créatrice avait élargi le champ de manœuvre des signifiants, mais elle se heurtait
parfois à un mur et battait en retraite. C'est ainsi qu'elle assimila de temps à autre en
son sein des "contenus juifs".
Une autre difficulté inhérente au travail de déconstruction de Ben Yehuda relevait de
sa méthode: elle prônait la réduction de la confrontation doctrinale frontale avec la
théologie juive et préférait des mécanismes subtils et ingénieux de tri, d'accentuation
et de silence, qui créaient finalement la distinction entre éléments utilisables et
inutilisables issus du capital culturel juif. D'un journal à l'autre, ces démarches de
rapprochement et de rejet dessinaient "le convenable national", l'énoncé hébraïque
actualisé et peaufiné par le quotidien et mobilisant le consentement actif du publiccible, ainsi que le décrit Gramsci. Ben Yehuda représentait un petit groupe
d'intellectuels qui étaient soumis, sous de nombreux aspects, au pouvoir ottoman et à
l'institution rabbinique et essayaient de changer le monde juif, à travers le quotidien,
par des stratégies de subordonnés – mais le faisaient d'une façon telle qu'ils donnaient
l'impression de reconnaître le groupe dominant152. Mais cette pratique de subordonnés
renfermait également une pratique hégémonique du type de celui que décrit Gramsci,
cherchant à imposer sa volonté en mobilisant un consentement actif153. La contiguïté
des significations nationales et théologiques nationalisa partiellement les symboles
originellement théologiques et les rendit ambigus154. Ce discours symbolique
rassembla des Juifs de toutes les nuances religieuses et devint de ce fait un discours
152
De Certeau. 1990, en voir l'illustration dans les journaux d'Eliezer Ben Yehuda dans le paragraphe
traitant de la fête de Hanoukka. On peut voir la ressemblance entre l'approche de De Certeau et entre,
par exemple, celle qu'adopte Hebdige (Hebdige 1979), dans son livre Subculture, the Meaning of
Style. Dans les deux cas, le processus d'association à tout va « restaure » et change de forme et les
pratiques culturelles pour créer des moments d'opposition, d'adversité, de subversion. La recherche
culturelle a adopté les écrits de De Certeau, et leur présence est particulièrement visible dans les écrits
de John Fiske. Fiske (1988) défend l'utilité de cette approche en prétendant que « depuis trop
longtemps nous avons identifié de façon simpliste le pouvoir avec soumission sociale, et nous avons
négligé de vérifier la façon dont fonctionne réellement le pouvoir ». (Graeme Turner sur Stuart Hall
dans Liebes et Talmon 2003, p. 321).
153
Des exemples qui reflètent bien le soi-disant lavage de cerveau d'Eliezer Ben-Yehuda vis-à-vis de
l'institution rabbinique et en même temps son engagement sur la question nationale, voir dans le
paragraphe traitant du Kakham Bashi, et en particulier les entretiens avec le rabbin Haïm Nahum, par
exemple : « conversation avec le rabbin Haïm Nahum », « Ha-Or », 16.8.1910.
154
L'hybridation des symboles est d'une certaine façon analogue aux catégories mêmes de « religieux »
et de « laïc », liées les unes aux autres. Selon Talal Asad, ces catégories se construisent l'une dans
l'autre dans un espace fluide, (Asad 2003).
53
juif global, ce que le discours orthodoxe n'était déjà plus capable d'être à l'ère de la
sécularisation155.
Concernant le discours symbolique, Dan Sperber pense qu'il n'y a pas de place pour
des pourparlers entre les groupes, en tant que ce discours en induit un autre, celui "des
bons contre les méchants"156. Sperber parle en fait du discours que le groupe
prétendant à son propre nationalisme dirige contre d'autres groupes – dans le cas
présent, tous ceux qui ne sont pas Juifs. Cependant, l'intolérance du discours
symbolique arrive parfois à pénétrer les groupes adverses détenant les mêmes
symboles. L'affirmation de Sperber concernant la dynamique inflexible inhérente à
une telle lutte peut d'une certaine manière éclairer celle que se livrèrent les Juifs
orthodoxes et les Juifs nationaux à propos du sens des symboles théologiques que les
nationaux voulurent mobiliser. Elle explique la dureté de ces deux courants, qui
tendaient à se conduire envers le capital culturel juif comme s'ils en étaient les
propriétaires, en niant l'exclusivité que l'autre camp prétendait lui aussi détenir. Cette
lutte entre religion et nationalisme, exigeant la souveraineté sur les symboles et la
terre de la nation, fut également livrée dans d'autres pays, comme la France par
exemple après la Révolution.157
155
Sur l'information codée dans les symboles, leur immunité contre la critique, et sur leur pouvoir de
relier le futur idéal avec le passé idéal, voir Elboïm-Dror 1993, p. 141.
156
Sperber 1975.
157
Sur l'hostilité du pape à la constitution française, voir : Doyle 2006, p. 79. Sur la référence des
révolutionnaires à l'argument de Rousseau concernant la corruption de la société et la libération de
l'ordre divin, voir Ibid., p. 84. Sur la critique de la révolution contre la religion, voir Ibid., p. 105. Un
combat similaire s'est poursuivi dans le courant du 20e siècle. Ainsi, par exemple, en 1904, l'assemblée
populaire en France à décidé d'enlever aux enseignants, membres d'organisations catholiques, le droit
d'enseigner dans des écoles publiques. (dans) Claude Langlois, Kritzman 1996. Durant son séjour à
Paris, Eliezer Ben-Yehuda a suivi attentivement le combat pour une éducation laïque, sans cacher sa
sympathie aux républicains et en particulier au ministre de l'éducation Jules Ferry, qui a mené la mise
en place de la législation anticléricale, dès le premier article traitant des lois Ferry sur l'éducation
obligatoire, sur l'éducation primaire gratuite et sur la laïcité de l'éducation. Eliezer Ben-Yehuda y
rappelle le rôle négatif de la presse catholique durant la campagne catholique contre le gouvernement
et son ministre de l'éducation Ferry, (Kouts 2013, p. 112). Sur l'hostilité de l'Eglise envers les
mouvements nationalistes, voir également : Talmon 2000, p. 71.
54
1.8 Le théâtre et les spectacles comme moyen d'intérioriser le
nouveau discours
La pratique de Ben Yehuda et de ses amis consistant à donner de nouvelles
significations aux signifiants théologiques se prolongea dans les domaines du théâtre,
des soirées festives, des rituels et des spectacles158. Les journaux de Ben Yehuda
abondent en comptes-rendus de spectacles et autres manifestations culturelles et il
semble que Ben Yehuda lui-même voulut combler par cette pratique l'espace
qu'avaient rempli par le passé les rassemblements communautaires religieux. La scène
du théâtre devint l'espace légitime dans lequel on pouvait figurer, sous les auspices de
la création artistique, la communauté imaginaire, ses héros et ses désirs. On peut donc
considérer cette pratique comme une dimension herméneutique supplémentaire
donnée au capital culturel juif159. Le développement du théâtre faisait partie de la
vision générale de la presse d'Eliezer Ben Yehuda concernant l'encouragement à la vie
de plaisir.160
Le spectacle s'occupe de démonter la réalité et de la remonter par des images, comme
élément de cohésion et lien, une colle sociale qui a pour rôle de créer une intégration
et de l'unité. Il sert en même temps de moyen et d'objectif. Il remplace la réalité. C'est
un système qui s'oblige constamment à être présent à nouveau, au moyen d'une
représentation supplémentaire du monde des signes. Ce processus suffit à neutraliser
l'histoire et la mémoire.161
Les "connaisseurs cachés de l'hébreu", c'est-à-dire ceux qui savaient lire l'hébreu mais
avaient des difficultés à le parler162, pouvaient également comprendre les
représentations: le théâtre pouvait en effet faciliter leur compréhension en leur
158
Sur l'importance du divertissement comme outil d'engagement idéologique dans le mouvement
sioniste, voir Shoham 2012, p. 79-80. Sur le cosmopolitisme des partis, voir Shoham 2012, p. 170.
159
Selon l'approche de Derrida, on peut voir dans le théâtre et dans les cérémonies la continuité du
texte, (Derrida 1998, p. 158).
160
Elyada 2015, p. 111. Le style d'écriture léger (qui caractérisait généralement l'écriture sur le théâtre
chez Ben Yehuda) avait également pour vocation de servir ses objectifs nationalistes (Elyada 2015, p.
228).
161
Debord 1967.
162
Haramati 1997, p. 172.
55
présentant un texte déclamé dans un hébreu allégé163. Ceux qui savaient l'hébreu, à
tous les niveaux, pouvaient recevoir au cours de ces manifestations culturelles une
démonstration de l'institution éducative sur la manière dont il fallait utiliser les
nouvelles modalités du discours, de la même manière qu'un technicien montre au
client comment fonctionne l'appareil qu'il vient d'acquérir164. La réflexion
herméneutique du spectateur, face au spectacle, devait contribuer à la constitution de
son moi national, à travers les signes présentés sur scène165. Les processus
d'élaboration et d'imagination étaient communs, parfois dans des salles bondées, et
étaient de ce fait plus effectifs166. La proximité physique resserrait les valeurs et
ajoutait à l'élaboration des croyances communes167. C'est ainsi qu'était immédiatement
réalisé quelque chose du projet de la communauté imaginaire, d'une manière
sensiblement éloignée des modèles des modèles servant de base à la théorie
d'Anderson.
En plus de la rédaction de sa pièce originale Les Asmonéens, l'activité de Ben Yehuda
dans les domaines cités plus haut comprenait de nombreux aspects: critiques
théâtrales, nouvelles promotionnelles168 et traductions du meilleur du répertoire
163
Statistiquement, un texte parlé est, en général, plus comprimé qu'un texte écrit d'un point de vue
lexical (Shlesinger 2000, p. 136) et ainsi il est plus facile à apprendre qu'un texte écrit.
164
La langue n'est pas seulement un outil de communication mais également un outil de construction
communautaire (Bruner 1990 ; Semin 1998). Une communauté partage non seulement les règles de
grammaire mais aussi les modes d'usage concrets de la langue, (Brenneis 2002).
165
Hans Georg Gadamer pensait que la compréhension personnelle passait par la compréhension des
symboles culturels où se trouve le moi. La compréhension du texte n'existe pas par elle-même : elle fait
partie de la recherche de la signification de l'homme et de l'observation réfléchie de lui-même : « dans
la réflexion herméneutique – ou dans l'herméneutique réfléchie – la base du « moi » vient en même
temps que la base de la signification » (Ben Pazi 2012, p. 157 se fondant sur Gadamer 1986).
166
Selon la théorie de l'influence sociale dynamique (Latane 1996), une proximité physique favorise
l'opportunité de communiquer.
167
Les représentations communes remplacées par la communication favorisent la création d'une
tendance de cristallisation des valeurs et de croyances communes (Brauer, Judd & Jaquelin 2001).
168
Les nouvelles parues avant l'événement lui-même l'ont précédé culturellement mais aussi
commercialement. Hezki Shoham pointe le fait que le mélange des activités économiques et
culturelles, la littérature du divertissement capitaliste, s'adaptera aux besoins du mouvement sioniste,
qui a utilisé le liminoïde aussi bien sur le chantier de l'identité, c'est à dire un recrutement idéologique,
que comme réel site de collecte de fonds, (Shoham 2012, p. 30). Généralement, les événements
culturels qui veulent forger la mémoire collective sont financés par les contribuables, (Jay Winter (in)
Eril 2008, p. 61), mais le nationalisme juif en Eretz Israël n'était généralement pas capable de profiter
des budgets du régime ottoman pour ses activités, et l'approche « du nationalisme de divertissement » a
permis aux événements de jouir de l'infrastructure commerciale ou philanthrope. Il est possible que l'on
puisse expliquer l'accord du public de sacrifier son temps libre pour ces événements selon la coutume
de ses racines dans la tradition juive qui, selon Feiner, est une tradition qui ne connaît pas le temps
libre (Feiner 2010, p. 30).
56
théâtral, de Shakespeare à Molière, par le biais duquel il voulut montrer "la beauté
spirituelle dans toute sa splendeur et le laid dans toute sa laideur"169.
Le théâtre ne reflète pas la réalité telle qu'elle est, il tente de la façonner pour certains
besoins. C'est une fiction, mais produite au moyen de signes sociaux170, et ceux-ci
sont liés de manière intertextuelle à d'autres produits culturels171. L'activité de Ben
Yehuda et de ses amis dans ce champ spécifique était liée à une double intertextualité:
horizontale (traitant d'expressions l'ayant précédée et d'autres qui viendront à sa suite)
et verticale (traitant des expressions constituant son contexte, et parmi celles-ci, celles
de ses contemporains)172. L'intertextualité fondamentale173 du théâtre hébraïque
consistait en l'adoption massive des conventions élaborées dans les journaux de Ben
Yehuda. Bien que ce fut, dans son processus dialogique, une parole sociale plurielle et
une langue encore non totalement identifiée, elle était concrète, riche en contenus et
en assimilations, et était pensée, comme l'écrit Bakhtine, "en tant qu'énonciation
unique"174.
Dans le cas de Ben Yehuda et de son entourage, face à un marché de produits
culturels175 qui était à la fois pertinent et limité du point de vue des consommateurs de
la nouvelle culture, le statut du théâtre était d'autant plus solide. Par le biais des
réalisations culturelles, les codes culturels et les gestes (du rictus à la poitrine bombée
avec fierté) interprétaient la nouvelle doctrine qui se développait par écrit au sein du
royaume des représentations historiques, tant dans les journaux de Ben Yehuda que
dans les produits culturels qui en dérivaient176. "La communauté de l'allocution"
apprit le nouveau discours, y compris ses contextes177. La concrétisation théâtrale du
nouveau discours hébraïque en gestation était en quelque sorte la réalisation
169
Yardeni 1968, p. 311.
Shevtsova 1989.
171
Carlson 1966.
172
Bakhtine 1986, p. 72.
173
A propos du terme « Intertextualité fondamentale », voir Bakhtine 1986, p. 89.
174
Bakhtine 1989, p. 61.
175
Anderson pense que le nationalisme même est un produit culturel, (Anderson 2000, p. 34), mais
mon intention ici vaut pour tout élément inclus dans la culture.
176
Sur la relation entre le texte parlé et le texte écrit, voir Ben-Pazi 2012, p. 123, puis: Ricouer 1986, p.
137-159.
177
Les contextes qui contiennent un discours démontré influent sur les façons d'appréhender les
représentations de langue par rapport à des situations particulières (Schegloff 1991).
170
57
imaginaire de "la volonté de devenir"178 face aux nouveaux idéaux, en convaincant le
destinataire qu'il s'agissait en fait de son retour au creuset de son origine. De
nombreux tableaux de ces événements, surtout ceux liés aux fêtes, étaient connus du
destinataire, mais ils étaient présentés cette fois après avoir subi un changement de
norme. On peut donc les considérer comme la reconstitution d'événements premiers
connus (les cérémonies religieuses), qui créent une dérivation pouvant produire un
large éventail de réactions cognitives et affectives au sein du public. La confusion
possible entre le théologique et le national et la généralité conceptuelle peuvent alors
produire chez le spectateur un sentiment dérivé qui lui donne l'impression que les
descriptions générales lui sont justement adressés, dérivation connue comme "effet
Barnum"179.
La concrétisation théâtrale se permit parfois de réaliser des expressions que le
nationalisme, bien que désireux de tout inclure, ne se permettait pas. Elle prit les
expressions nationales écrites, y compris dans les journaux de Ben Yehuda,
expressions du type de celles que Levinas qualifie de "dit", les dégagea de leur
cloisonnement textuel et les éleva au rang de "dire"180.
Dan Orian pense que la culture israélienne chercha des voies de représentation d'une
solution, ou d'une solution fictionnelle, aux conflits existant dans la société. Elle le fit
d'abord en s'appliquant à reproduire le statut hégémonique du groupe occidental et
laïc, et le théâtre, en tant qu'institution, fut un des instruments dont elle se servit181.
On put trouver dans le théâtre hébraïque, qui s'identifia dès ses débuts à la renaissance
nationale et sioniste et à la négation du passé diasporique, des signes du stéréotype
repoussant le Juif diasporique et religieux182. Il s'ensuit que la scène de théâtre et les
178
Sur « la volonté d'exister », voir Buber 2005.
Comme l'ont illustré Higgins & Lurie par une expérience impressionnante, la reconstitution du
premier événement décentré systématiquement de la norme, change durant le temps qui s'est écoulé.
Cet effet, que Higgins et Lurie ont surnommé « changement de norme », peut produire un large délai
de réactions cognitives et sensibles. Les traits de caractères qui ont une signification absolue et
également une signification relative peuvent créer de l'opacité. Il semble que cette opacité se trouve à la
base de la tendance des gens à recevoir des descriptions générales comme si elles les concernaient
directement – tendance connue comme effet Barnum, (Snyder, Shenkel & Lowery 1977) (Daniel
Kahneman et Dayle T. Miller (dans) Kahneman et collègues 2008, p. 200-201).
180
Levinas 1994.
181
Orian 1998, p. 9-10.
182
Ibid., p. 23.
179
58
spectacles étaient un "lieu de mémoire"183 qui était tout autant un "espace de
séparation": le capital culturel national y manifesta sa différenciation du capital
culturel juif184. Une petite tradition se sépara d'une grande tradition: apparemment,
elle la respectait mais en fait, elle se rehaussait à ses dépens et méprisait ses fidèles185.
Des éléments dramatiques aidèrent à créer l'émotion nécessaire à l''accomplissement
du classement affectif entre l'aimé et le détesté186, et contribuèrent en cela à fixer le
statut du discours qu'imposaient les journaux de Ben Yehuda comme discours
hégémonique187. Ceci rendit possible une révolution discursive (Keith Baker pense
que la révolution est "un changement dans la pratique discursive d'une
communauté")188.
183
Les sites de rassemblements culturels publiés dans les journaux d'Eliezer Ben Yehuda répondaient
en général à la définition de « sites de mémoire ». Selon cette définition, il s'agit de sites dans lesquels
sont impliqués des groupes de gens qui s'occupent d'activités communes par lesquelles ils expriment le
fait de partager une connaissance collective par rapport au passé, sur lequel se fonde un sentiment
d'unité et de singularité du groupe, (Jay Winter (in) Eril 2008, p. 61). Winter souligne que les
significations précédentes de la connaissance ajoutent par ces rassemblements de nouvelles
significations.
184
Le lien entre culture et pouvoir est un lien d'apparence : lorsqu'une culture « supérieure » vient au
contact d'une culture « mineure », elle doit se séparer d'elle dans l'espace pour montrer son pouvoir
séparément, pour que le prestige de sa supériorité soit traduit en réelles réussites politiques (Shoham
2012, p. 38-39). De là, on peut également voir dans les journaux d'Eliezer Ben Yehuda « un espace de
séparation », ou tout au moins qui donnent une validité à la séparation qui a été effectuée sur la scène
dans les comptes-rendus sur les événements scéniques. Et voir Ibid. p. 219-220 sur la différence entre
l'approche fonctionnelle selon laquelle le rituel public est appréhendé comme élément
« harmonisateur » et rassembleur, et à l'encontre d'autres approches comme la théorie de
l'accomplissement, l'événement public peut, dans certaines situations, ouvrir de nouvelles possibilités
dans l'ordre social existant et ébranler la stabilité des systèmes de concepts précédents. Afin de situer le
côté critique de l'événement, s'il en existe un, il faut analyser les événements non seulement selon les
intentions de leur créateur, mais aussi selon leur exécution réelle sur le terrain, dérivé de l'interaction
entre les créateurs, entre les consommateurs et entre le contexte alentour qui comprend des
constructions concrète de paroles, espace et temps. Jay Winter remarque qu'à l'ère moderne, l'un des
effets des événements dans les méandres de la mémoire est la différenciation avec l'événement
théologique, (Jay Winter (in) Eril 2008, p. 61).
185
Sur la grande tradition et la petite tradition, voir : Redfield & Singer 1969 (1954). Il est possible
d'arguer qu'à l'encontre de Jérusalem, Tel-Aviv s'est développée dès le début comme une ville
hétérogène (Sur les villes hétérogènes, voir Ibid., p. 216), dont ses intellectuels forment un mélange
entre l'ancien et le nouveau. Ce mélange vise à être, pour les habitants, la continuité de l'ancien (Ibid. p.
214). La culture dans les nouvelles villes a eu moins besoin de ces camouflages des nouveaux
éléments.
186
Pour exalter le rôle psychologique dans la culture occidentale. Il peut encourager et décupler le
sentiment d'adoption et de rejet, d'amour et de haine vis-à-vis de sujets (Frijda 1986 : Frijda et al.
1995).
187
Dans la réflexion de Michel Foucault, l'autorité a octroyé une dimension positive à certains actes ou
à des idées particulières qui expriment la construction du pouvoir dans la société : celui qui définit ce
qui est « juste » ou ce qui est « convenable » est celui qui contrôle la société. Le droit de déterminer les
définitions autoritaires assure le contrôle de certains groupes de la société et donne une légitimité à
leurs actes. Voir à ce sujet : Hoffman 2010, p. 44.
188
Hoffman 2012, p. 45. Y voir également la critique de Baker.
59
La réduction des champs d'action culturels de la petite tradition, jusqu'à ce qu'ils
deviennent des espaces bien délimités tels que les institutions scolaires, les scènes de
théâtre ou les journaux, la rendirent unique par rapport à l'espace ainsi délimité et de
ce fait, elle devint la grande tradition au sein des espaces dans lesquels elle avait
choisi de se déployer. "La nation primitive" fut créée dans ces espaces presque
stériles189, au cours d'une fête dans laquelle dominaient le mythe et le rituel190.
Itamar Grunwald pense que le lien entre le rituel et le mythe crée des signes
particuliers qui agissent sur le façonnement de l'identité de l'individu ou du collectif.
Il s'ensuit que d'un point de vue structurel, ils créent des signes identitaires, que les
membres des générations postérieures sont susceptibles d'interpréter comme des
codes ou des messages codés. Ces codes reflètent un "récit" qui découle du mode
spécifique sur lequel un mythe particulier communique avec un rituel donné191.
Toute représentation ou fête nationale rapportée dans les journaux de Ben Yehuda
devint d'une manière ou d'une autre une manifestation qui légitimait les signifiés
cachés dans le symbolisme national192, leur organisation imprimée et assimilable
grâce au symbolisme connu, et leur rangement dans la conscience au moyen d'une
expérience sensorielle plus variée, et donc plus précise, que celle induite par un texte
écrit193. Ainsi fut enrichi "le code réduit" d'une partie des spectateurs et devint
graduellement un "code élargi"194. Du fait de ce qu'ils voyaient sur scène, les
spectateurs étaient orientés par une autorité médiatrice195 touchant à la manière exacte
de comprendre les suites d'ambiguïtés qui rapprochaient le présent du monde d'hier,
189
Sur la création d'un « nationalisme premier » et son lien avec l'écriture de la langue locale voir
Hastings 2008, p. 25.
190
Liebman et Don-Yehiya soulignent qu' « une religion civile » est célébrée dans le mythe et le
cérémonial, (Liebman et Don-Yehiya 1983, p. 158), par conséquent il est possible que l'on puisse
définir ces manifestations comme les cérémonials de la nouvelle religion civile. La philosophie
romantique a remis le mythe dans la vie culturelle après que la Haskala a voulu l'éliminer au profit du
Logos, (Stein 2005, p. 25).
191
Grinwald 2004, p. 23.
192
Jay Winter souligne que les événements dans les méandres de la mémoire traînent derrière eux des
périodes de routine et d'installation, (Jay Winter (in) Eril 2008, p. 61). Les journaux d'Eliezer Ben
Yehuda ont soutenu ces processus.
193
A propos des spectacles et du théâtre en tant que « comportement conservé » dans la conscience,
voir Carlson 1966, p. 47.
194
Sur la différence entre deux genres de codes, voir la réflexion du sociologue Basil Bernstein 19242000).
195
L'intention de médiation de l'autorité du texte écrit sur certaines formes préférées de la littérature
orale (Hastings, 2008, p. 27).
60
dans une sorte de dialogue dirigé et contrôlé avec le texte national écrit196. C'était un
texte également destiné à la transmission des codes du discours national (chacun était
invité à jouir de leur acceptation) et à la connaissance des initiés. Tout cela constitua
ce que Whorf appelle "les modes de parler"197. Ce nouveau discours pouvait
influencer les modes selon lesquels on abordait la solution des problèmes198, les
processus de prise de décision199 et le façonnement de la mémoire200.
Les réactions des spectateurs faisaient partie de la manifestation et leur description
positive, en règle générale, apparaissait dans les journaux de Ben Yehuda. On y
soulignait souvent l'enthousiasme soulevé par les défilés d'élèves ou de membres des
mouvements de jeunesse, tel le mouvement "Maccabi"201. La référence à la réactivité
des spectateurs certifiait les contenus présentés, les exaltait et contribuait à les
présenter comme aimés du public, et de ce fait, à mobiliser le citoyen, de son propre
chef, en faveur d'une idée qui n'apparaissait pas comme étant "de la part" mais plutôt
dotée d'une valeur de distraction et de plaisir202. La signification des événements
n'était pas seulement renfermée dans les textes, elle était inhérente au rassemblement
lui-même. Le rencontre créait une suite de dialogues entre les artistes et le public, et
tout autant entre les spectateurs eux-mêmes203. Ben Yehuda ne manqua bien sûr pas
l'occasion de prendre part au façonnement de l'image de l'expérience du dialogue, et
ses journaux décrivirent avec force détail les réactions du public, depuis l'expression
196
Sur l'importance du dialogue entre le lecteur et le texte chez Gadamer, voir : Ben- Pazi 2012, p. 123.
Benjamin Lee Whorf pensait que « la mode du langage » intégrée formait les aspects linguistiques
de la réflexion, et que les expressions dont la construction grammaticale reflète une vision du monde
(Whorf 1956).
198
Ranken 1963.
199
Kahneman & Tversky 1984.
200
Schooler & Engstler-Schooler 1990.
201
Par exemple, les acclamations du public lors d'une manifestation d'élèves, « Jérusalem reçoit nos
écoles supérieures », « Ha-Or » 30.3.1913. La concentration sur la culture du corps a remporté une
place d'honneur dans les journaux d'Eliezer Ben-Yehuda. L'esprit de la Haskala a influencé le
développement de méthodes particulières pour l'éducation corporelle et à la création de nombreux
mouvements de gymnastique, qui devait participer au renforcement de la conscience nationale présente
dans différents pays (Harif 2011, p. 25). L'usage intensif du sport pour atteindre des objectifs sociaux
et politiques est particulièrement bien connu dans les pays qui combattent pour leur indépendance,
(Harif 2011, p. 93). Sur la construction nationale par le sport au Canada, l'Australie et L'URSS, voir :
Caldwell 1982. Sur la révolte des Maccabéens et son influence sur la culture juive du sport, voir Shavit
2001. Selon Guy Debord, les défilés de sportifs font partie de la promesse pseudo-religieuse de la
culture spectacle (Debord 1967).
202
Sur le « discours fun » comme élément de recrutement voir Shoham 2013, p. 168, ainsi que des
exemples ici principalement dans le chapitre traitant de Hanoukka.
203
Bakhtine pensait que la signification ne se trouvait ni dans les mots ni dans les phrases, mais dans le
dialogue entre les hommes (Bakhtine 2008, p. 14).
197
61
des artistes sur scène jusqu'aux applaudissements dans la salle204. Il s'agissait en
général de la description de sentiments de joie et de fierté procurés par les nouvelles
traditions, sentiments qui jouèrent un
conscience nationale
205
rôle certain dans la structuration de la
.
Avishaï Margalit et Yossef Raz pensent que les groupes dignes d'autodétermination
nationale possèdent des caractéristiques liées à l'importance de l'appartenance au
groupe du point de vue de l'identité propre de ses membres. L'appartenance à ces
groupes a un profil social caractérisé. Raz et Margalit écrivent que ce sont "des
groupes au sein desquels l'appartenance est un des faits principaux par le biais
desquels les gens s'identifient et qui produisent des attentes par rapport à leur nature,
des groupes au sein desquels la culture est un des signes par lesquels les gens
interprètent la conduite d'autrui". Et ils ajoutent: "Comme la perception que nous
avons de nous-mêmes est largement basée sur la manière dont nous pensons que les
autres nous perçoivent, il s'ensuit que l'appartenance à de tels groupes est une
caractéristique importante de l'identification de chacun d'entre nous par rapport à luimême"206. Les journaux de Ben Yehuda reflétèrent les expressions de la conscience
de soi nationale élaborée au cours de ces manifestations, en contrôlèrent la qualité et
en fait, complétèrent et affinèrent la carte nationale des codes au moyen d'un tri et
d'un classement de la conduite humaine qui s'y exprimait. L'autorité du nouveau
discours fut étayée par sa diffusion concrète au groupe pertinent pendant les
manifestations culturelles, et ceci servit de condition préalable à l'existence de la
204
Les descriptions comprenaient même parfois des attitudes du public, même dans des événements à
l'étranger, par exemple : « L'étonnement du public et son enthousiasme étaient sans limite. En sortant
de la salle, ils sont passés devant la grande place de la gymnastique du club de « Maccabi ». Le public
a vu l'héroïsme des athlètes et s'est étonné des grands progrès fait dans un délai si court et a applaudi de
nombreuses fois les jeunes », (« Lettre d'Alexandrie », Ha-Or, 18.7.1912) ; ou « … et le public juif a
lui aussi compris l'importance de l'événement et a tenté lui-aussi de compléter l'affiche et les
compositeurs », (« Inauguration de la nouvelle synagogue de Sofia », Ha-Tsvi, 24.10.1909). Sur les
guerres des Maccabéens comme symbole de l'héroïsme des minorités contre la majorité et comme
source d'identification sentimentale dans des organismes juifs en diaspora dès 1883, voir : Harif 2011,
p. 95.
205
Les sentiments sont un intérêt central indispensable à l'établissement de la vie sociale (Fridja &
Mesquita 1994 ; Keltner & Haidt 1999). Parmi leurs rôles, ils reflètent la signification du lien social
donné chez l'homme, et ils sont l'heuristique pour agir, la liberté de l'individu vis-à-vis des actes futurs
qui précèdent certains objectifs. La mesure particulière de la création de la vie sentimentale est
influencée entre autre par les images centrales des modèles culturels (Kitayama et Cohen 2010, p. 736737).
206
Ganz 2013, p. 44.
62
communauté du nouveau Yishuv et à l'accumulation de son pouvoir politique, au
détriment de celui de l'ancien Yishuv207.
L'édification de la nation était un projet de définition des frontières, un effort politique
pour créer "une différenciation relative, du point de vue géographique, économique,
ethnique et socioculturel, non seulement entre les membres de la nation et ceux qui y
étaient extérieurs, mais également à l'intérieur de cette même nation; c'était tout autant
un projet de marquage de groupes comme préférentiels et leaders"208. De ce fait, la
"nationalisation" du capital culturel juif opérée par Ben Yehuda augmenta les réserves
du capital culturel national même par rapport aux groupes juifs qui prétendaient en
détenir la propriété, comme par exemple le judaïsme orthodoxe. Le travail de
rassemblement n'a pas seulement transformé la nation en primordialiste, il en a fait de
même, dans une certaine mesure, avec le mouvement national lui-même.
207
Du point de vue de Keith Baker, les interprétations de Foucault éclairent les liens entre l'histoire
intellectuelle et l'histoire sociale. Dans toute communauté, il existe de nombreuses formes de discours,
qui quelquefois, se soutiennent l'une l'autre et qui parfois sont en concurrence. Mais l'existence de la
communauté comme organisme uni, dépend du fait qu'il y ait un discours commun entre ses membres,
c'est à dire un monde de concepts qu'ils comprennent et qu'ils acceptent. « Une autorité politique »,
précise Baker, « est dans son essence une autorité linguistique ». L'autorité politique définit l'ordre
social par un discours dominant qu'elle contrôle, (Hoffman 2012, p. 44). Même Bakhtine pensait que la
langue était divisée en plusieurs strates, pas seulement par la forme de dialectes linguistiques dans tout
le sens du mot, mais également par la forme de langues socio-idéologiques, (Bakhtine 1989, p. 60-61) ;
et ainsi des recherches ont montré le pouvoir de la langue dans la formation de l'identité et de
catégories sociales, (Brouhis, Giles & Tajfel 1973).
208
Lebel 2008, p. 177.
63
2. Production d'un nouveau capital culturel à partir
d'éléments issus du cercle de la vie juive
2.1 Construction de la nouvelle image d'Eretz Israël
2.1.1 La cartographie cognitive de la Terre d’Israël et de ceux qui
venaient s’y implanter
Dans ses journaux Ben Yehuda œuvra pour changer l’image de la Terre d’Israël, de
ses localités et de leurs habitants moyennant une fusion de l’ancien et du nouveau.
Nous décrirons plus loin les mécanismes qui le servirent pour atteindre ce but. C’est
tout un système de processus enchevêtrés qui relèvent de diverses disciplines:
géographie; cartographie; théologie; sociologie; technologie; sciences; histoire;
historiographie; communication; psychologie etc. Ce bric-à-brac méthodologique se
déversa sur la scène culturelle et dans les principaux organes de la presse hébraïque
de Palestine sur lesquelles Ben Yehuda exerçait une influence décisive. Nous
décrirons dans ce chapitre la façon particulière dont il créa une nouvelle identité
hébraïque.
Longtemps, la Bible a fourni au nationalisme juif une base mytho-historique
permettant de reconnaître la spécificité de la nation dans sa relation avec la terre
ancestrale. D’une manière qui allait presque de soi, le livre saint servit de preuve pour
démontrer que le mouvement sioniste constituait une solution «naturelle» de la
question juive209. Les Écritures constituèrent en quelque sorte une voie d’accès aux
paysages bibliques et les nationalistes juifs cherchèrent d’une certaine façon à extraire
de la Bible des toponymes anciens et à les restaurer sur la carte d’où, selon eux, ils
avaient été effacés durant les années de l’Exil. Chaque identification d’un lieu avec un
toponyme juif représentait une sorte de conquête intellectuelle sur la carte et cela
préparait les esprits à la réalisation de la conquête physique du pays le jour venu. Le
209
Shapira 2006, p. 3.
64
pays contribua à façonner l’identité du nouvel Hébreu210 et les journaux de Ben
Yehuda prirent part à cette «judaïsation» de l’espace palestinien d’une façon que nous
décrirons ci-dessous.
La nationalisation du pays dans la conscience fut effectuée au moyen d’une utilisation
systématique de certains concepts. Les journaux de Ben Yehuda avaient l’habitude de
se référer à des notions qui rattachaient la Terre d’Israël aux patriarches et au passé
biblique de la nation en des termes qui faisaient ressortir les droits héréditaires des
Juifs sur ce pays. Celui-ci était régulièrement désigné par le terme de «terre
ancestrale»211, «terre de mes pères»212, «terre de nos pères»213, «terre des
Hébreux»214. Le lecteur de la presse hébraïque était certes accoutumé depuis
longtemps à cette terminologie, mais en ces années-là ces notions furent chargées
d’une signification qui en renforçait la dimension nationale215. Les habitants juifs de
la Palestine se référaient parfois à leur pays comme à l’espace d’un «nous» collectif.
Ils se désignaient par exemple comme des «fils de la Terre d’Israël»216 et donc la
Palestine recevait parfois un nom simple, naturel qui allait de soi, mais qui, en
l’occurrence, était lourd d’implications politiques: «notre pays»217.
Le processus intellectuel auquel Ben Yehuda prenait part à bien des égards dans les
domaines de la géographie et de la cartographie des localités palestiniennes fut réalisé
dans le contexte général de l’aspiration romantique à l’authenticité qui n’est qu’un
aspect d’un mouvement plus ample de retour à la nature et à la patrie. Selon Anthony
Smith, une telle identification n’est pas seulement l’une des manifestations de
210
Itamar Ben Avi, «Ce que nous devons à la Terre d’Israël», Ha-’Olam 45, pp. 543-544, in: Lang
2008: 698-699.
211
Voir par exemple «Livres nouveaux», Ha-Or, 19 décembre 1912.
212
Voir par exemple «Hanouka en terre d’exil», Ha-Or, 15 décembre 1911.
213
Voir par exemple « Vox clamans», Ha-Or, 19 mai 1913; «Lettres d’Alexandrie», Ha-Or, 18 juillet
1912; «L’assemblée générale de l’Association Maccabi», Ha-Or, 24 mars 1913.
214
«Les festivités de Hanouka en Terre d’Israël», Ha-Or, 26 décembre 1912.
215
C’est ainsi que deux ans à peine après la fondation des journaux de Ben Yehuda, le journal HaMelits déclare qu’il n’oubliera pas «d’unifier en nos cœurs l’amour pour la patrie et la terre ancestrale»
(Kouts 2013: 80).
216
Voir par exemple «Menahem Usishkin à Jérusalem», Ha-Or, 23 décembre 1912. Cet article décrit la
façon dont les Juifs de Palestine sont perçus par un regard extérieur, le regard de «l’Autre» qui permet
de définir le Moi collectif.
217
Voir par exemple «Livres nouveaux», Ha-Or, 19 décembre 1912. L’expression «notre pays»
résonne de façon naturelle quand elle est prononcée par un autochtone parlant de sa terre. Il exprime
l’appartenance du locuteur à la contrée où il est né ou qu’il habite. Or ce terme simple fut perçu comme
faisant partie des expressions de l’appartenance de la terre aux hommes en tant que «terre ancestrale».
Dès lors, il est amené à répercuter des significations nationalistes renvoyant à l’idée de possession et il
s’intègre en quelque sorte dans un discours qui revendique un certain territoire au nom du nationalisme.
65
l’imagination débridée des romantiques. Elle remonterait à une origine plus lointaine
qui n’est autre que la découverte de la valeur poétique du paysage, notamment dans sa
dimension historique impliquant ses habitants et ses cultivateurs. Et de fait, Ben
Yehuda s’intéressait beaucoup aux rapports entre le paysage et ses habitants et il
encourageait à contempler les panoramas218. Dans le cadre de cette redécouverte du
paysage, on se mit à accorder une importance croissante au chromatisme et à la
configuration du sol. Ainsi le territoire se mua en panorama et la «terre» qui passait
auparavant pour un objet physique et économique devint un paysage considéré
comme un sujet esthétique et éthique219. Dans le cas palestinien, la dimension
«éthique» de la terre se confondit parfois avec des conceptions théologiques. Il
arrivait que les journaux de Ben Yehuda définissent le pays comme une terre
«sainte»220 en affirmant par exemple que «c’est seulement sur cette terre sainte que le
Juif pouvait passer du statut de négociant à
celui de cultivateur et mener une
existence paisible, intègre et simple221.
Quand les journaux de Ben Yehuda appellent la Palestine du nom de «terre
ancestrale» ou bien «pays des tombeaux de nos pères»222, ils ne font que reprendre
des termes déjà en usage à l’époque de la Haskalah et même auparavant, car dès cette
époque, on employait ces désignations lourdes de sens pour se référer à la Palestine.
Israël Bartal fait remarquer que la dimension religieuse de la Terre d’Israël telle
qu’elle était perçue dans les milieux traditionnels du monde ashkénaze à la veille des
218
Dans la presse juive de Russie aussi on trouve un grand nombre de descriptions de la nature et du
monde, mais cela reflète souvent les recomandations de la censure qui préférait que le journal abonde
en de tels reportages «neutres», plus souhaitables à ses yeux que les reportages sur la Russie. Cela
évitait aux censeurs de devoir effacer des passages et de laisser des places vides dans le journal (Kuts
2013: 31). La description de la nature dans les journaux de Ben Yehuda différait profondément des
évocations qu’on en trouve dans la presse juive de Russie. Voir à ce propos les chapitres traitant des
fêtes, notamment des Jours redoutables et du 15 de Shevat.
219
Smith 2010. Anthony Smith signale que les prodromes de ce changement de perspective remontent
à la Renaissance. Il se développa ensuite sous la forme du goût pour le pittoresque au XVIIIe siècle. Par
la suite, on se mit peu à percevoir ce paysage comme un «patrie», l’apanage «de nos pères» et la terre
de notre naissance, de notre vie, de notre labeur et de notre mort. Ce paysage différait d’autres
paysages en ce qu’il était relié par une relation particulière avec la culture et l’histoire d’un peuple
spécifique. Enfin, cette conception donna naissance à la conception qui voyait dans la classe paysanne
une partie intégrante de la patrie, vivant en harmonie avec la nature et façonnant le paysage de façon à
y exprimer son identité communautaire. Cette conscience ne fit que s’exacerber lorsque
l’industrialisation capitaliste se mit à menacer le mode de vie rural ainsi que le cadre «naturel» au sein
duquel se déroulait l’existence paysanne.
220
Les termes de «sol sacré» et de «terre sainte» et autres expressions du même genre étaient courants
dans la presse hébraïque de Palestine avant même que Ben Yehuda ne commence sa carrière de
publiciste. Ainsi le sous-titre du journal Levanon publié à Jérusalem contenait les mots: «fait entendre
des nouvelles de la Terre sainte toute entière» (Kouts 2013: 48).
221
Voir par exemple: «Un fait important dans le Yishuv», Ha-Tsvi, 15 mai 1898.
222
«Dans les colonies agricoles», Ha-Tsvi, 27 août 1897.
66
mouvements d’immigration vers la Palestine, fut remplacée à l’époque de la Haskalah
par un ensemble de concepts nationaux et historiques laïcisés. Dans cette nouvelle
conception, l’accomplissement des commandements liés à la Terre d’Israël devenait
nul et non avenu. La coupure entre la représentation traditionnelle et la représentation
nationaliste et moderne de la Terre d’Israël remonte donc à l’époque cruciale de la
Haskalah. Bien qu’à ses débuts, la Haskalah radicale de Russie visait à couper tous
les liens avec le souvenir de la Palestine, elle finit par raviver ce lien avec la terre
ancestrale. Cette relation ne dépendait plus ni des contenus traditionnels ni de la
continuité du développement de la religion et de la loi juive. Selon Bartal, la
représentation de la Terre d’Israël dans le cadre de la Haskalah d’Europe orientale
commença par préserver la mémoire de la terre ancestrale sans la relier à une
dimension politique concrète. Elle exprimait de vives réticences vis-à-vis du mode de
vie dans les villes de Palestine. Puis, la Haskalah radicale préconisa une coupure
totale d’avec la terre et l’occultation complète de celle-ci. Les choses changèrent avec
l’apparition du mouvement des Amants de Sion qui se reconnecta avec la mémoire
ancienne. Mais ses retrouvailles avec la terre correspondirent avec l’émergence d’une
représentation nationaliste moderne de la Terre d’Israël d’une façon qui comportait
presque tous les principes de la Haskalah223. Bartal fait donc remarquer que les
manifestations de cette conception en Palestine ne sont pas une création ex nihilo. Les
promoteurs culturels224 parmi lesquels Ben Yehuda firent beaucoup pour l’introduire
dans la culture hébraïque rénovée. Certes la presse juive européenne parlait de la
Terre d’Israël comme un patrimoine commun à l’ensemble de la nation225, mais les
journaux de Ben Yehuda représentaient quelque chose de nouveau, comme nous le
verrons ci-dessous.
223
Bartal 1998: 423.
Even-Zohar utilise le concept de «promoteurs culturels» en référence à Ben Yehuda et à ses amis.
On peut même aller plus loin et dire que Ben Yehuda fut un «ingénieur culturel», concept souvent
utilisé par les spécialistes d’études culturelles et d’herméneutique. Cela dit, ce concept d’ingénieur
culturel est rarement employé à propos de Ben Yehuda.
225
C’est ainsi que dans la section figurant en première page du journal Ha-Levanon on lisait la citation
«Tour du Liban contemplant Jérusalem». C’était une façon de signifier que l’adresse au lecteur juif ne
pouvait se faire qu’à travers la Terre d’Israël considérée comme un élément central, commun à
l’ensemble de la nation. Selon Gidon Kouts, Ha-Levanon était palestinien plutôt qu’européen. Il fait
également état de l’affirmation de Zemah Tsemarion qui remarque que «les articles publiés dans HaLevanon pendant la deuxième année de son existence ne font nullement mention de la Russie où
vivaient plusieurs millions de Juifs». Or à l’époque, un journal ne pouvait atteindre une dimension
internationale qu’à la condition de considérer les Juifs russes comme son lecToraht principal (Kouts
2013: 49).
224
67
L’un des domaines du savoir qui se prêtaient le mieux à cette rénovation de l’image
de la Terre d’Israël était la cartographie. Dessiner des cartes représentait une
ressource intellectuelle particulière qui donnait de fournir un fondement légitime et
juridique aux revendications sur la terre226. D’après cette conception, la cartographie
représentait une force politique de tout premier plan susceptible d’appuyer les
aspirations territorialistes du cartographe qui pouvait en outre exprimer à travers ses
cartes les valeurs sociales et symboliques qu’il associait à ce pays en leur conférant
l’apparence de «l’objectivité scientifique»227.
Benedict Anderson fait remarquer par exemple que les nationalistes indonésiens
utilisèrent le recensement et les cartes pour forger leur nation malgré la variété inouïe
des îles, des populations et des cultures qui composent l’Indonésie moderne. Selon
Anthony Smith, la formulation la plus adéquate de cette conception moderniste est
celle qu’a suggérée Thongchai Winichakul pour décrire le rôle de la cartographie dans
la transformation du Siam en État-nation. Dans son analyse il affirme que «la création
de la nationalité est un processus consistant à bâtir le territoire de l’entité nationale
moyennant le tracé d’une ligne qui en délimite nettement les contours. C’est ainsi
qu’on crée le corps de la nation»228. La dimension territoriale de la nation constitue
selon lui son «corps géographique» et ce dernier résulte de la cartographie
moderne229. Outre les causes généralement admises en relation avec la nation qui
cherche à se créer un corps géographique, une raison concrète liée à la spécificité du
pouvoir ottoman obligeait les nationalistes juifs de Palestine d’instaurer un corps
national homogène au moyen du tracé d’un territoire. En effet, le pays était divisé en
divers districts administratifs. Le sandjak de Jérusalem qui dépendait du vilayet de
Damas depuis la promulgation de la loi des vilayets (1864) en fut séparé en 1887 et
fut placé sous le contrôle direct de la Sublime Porte. En revanche, le nord de la
Palestine ne cessa jamais d’être tributaire du vilayet de Beyrouth230. En pratique, cela
226
Harley and Woodward 1987, vol. 1: 506.
Benvenisti 1997: 8.
228
Winichakul 1996: 68.
229
Smith 2010.
230
Dans les années 1870, avant même que ne commence le peuplement juif de la Palestine, la partie
occidentale du pays correspondant à ce qui allait devenir plus tard la Palestine mandataire était divisée
en trois circonscriptions administratives: les sandjaks d’Acre et de Naplouse et le mutasaraflik
(circonscription élargie) de Jérusalem qui résultait de la fusion des sandjaks de Jérusalem et de Gaza.
Malgré la fusion des deux sandjaks on pouvait encore percevoir dans les années 1870 les traces de la
frontière qui séparait auparavant le sandjak de Jérusalem de celui de Gaza (Ben-Aryeh 1990: 73).
227
68
signifiait qu’un Juif de Jérusalem comme Ben Yehuda habitait un district
administratif distinct de celui où résidait un Juif de Rosh-Pinah, soumise à la
juridiction de Beyrouth. De ce point de vue, un Juif de Rosh-Pinah était officiellement
plus proche des Juifs de Tyr et de Sidon que des Juifs de Jérusalem ou de Hébron.
Une dimension supplémentaire dans la création de nouvelles cartes dans l’État-nation
est la création de toponymes pour remplir ces cartes. L’instauration de toponymes
nouveaux et la modification de ceux qui existaient auparavant est une expression
manifeste de la souveraineté. Leah Mazor fait remarquer que cette pratique consistant
à changer les toponymes pour exprimer la souveraineté sur un lieu à peine conquis
remonte à la Bible231. Jaïr fils de Manassé appela le lieu dont il avait pris contrôle en
Galaad du nom de «Domaine de Jaïr»232. Nobach donna son nom à la ville de Kenath
et à ses habitants après qu’il s’en fut emparé233. Après la conquête de Laïs, les Danites
lui donnèrent le nom de leur ancêtre Dan, l’un des enfants d’Israël234. David appela la
citadelle qu’il avait prise de son propre nom: «Cité de David»235. Joab pressa David
de courir à Rabbat ‘Ammon en menaçant d’appeler la ville de son propre nom si le roi
ne le devançait pas236. Il apparaît donc que la théologie politico-géographique ne
s’exprime pas seulement à travers le recours à des toponymes bibliques: c’est l’acte
même de nomination de l’espace qui tire son origine d'une pratique datant de la Bible.
Ben Yehuda n’était pas un cartographe. Toutefois, ses journaux mentionnent
fréquemment des toponymes anciens et modernes, ils évoquent souvent les paysages
et les antiquités de la Palestine et ils font même référence au climat du pays. Tout cela
visait à inculquer au lecteur une nouvelle carte cognitive de la Palestine comme pour
préparer son arrivée là-bas.
En un sens, la géographie humaine que Ben Yehuda ébaucha dans ses journaux
s’apparentait à une reconfiguration cartographique maximale pour autant que les
circonstances du moment le permettaient. La carte cognitive constitue en quelque
231
Mazor 2004: 102.
Nombres 32: 41; Deutéronome 3: 14.
233
Nombres 32: 42.
234
Juges 18: 29.
235
Samuel II 5: 9.
236
Ibid., 12: 28.
232
69
sorte un substitut de la carte hébraïsée dont la réalisation n’était pas encore possible à
l’époque.
La carte cognitive est une herméneutique culturelle de l’espace physique. Elle ne vise
pas à décrire des caractéristiques naturelles et objectives du lieu, comme le ferait une
carte habituelle, mais elle cherche à exprimer le sens que revêt cet espace aux yeux de
ses habitants. La carte cognitive est liée à des processus culturels qui se produisent au
sein de la société. Elle produit un code commun qui fédère tous ceux qui s’y
reconnaissent237.
Tout comme le recensement, la carte de facture européenne se fondait sur une
classification généralisante. Elle amena les cartographes et les fonctionnaires qui se
servaient des travaux de ces derniers à entreprendre des politiques aux conséquences
révolutionnaires. L’invention du chronomètre par John Harrison en 1761 permit de
mesurer avec précision les méridiens durant les voyages maritimes. Désormais le
globe fut quadrillé par un réseau géométrique de latitudes et de méridiens qui
enserrèrent l’espace vide des océans et des terres inconnues. C’est aux explorateurs,
aux arpenteurs et aux militaires qu’il incomba de donner un contenu aux cases vides
de ce réseau238. Mais en fait, une grande partie de la tâche consistant à combler les
cases vides fut assurée par les intellectuels.
Ardemment convaincus du droit des Juifs à revenir sur leur terre ancestrale, les
Sionistes s’attachèrent à ancrer ce droit dans les paysages bibliques. Ils établirent un
lien avec les paysages anciens. Ce lien ne pouvait devenir sensible que grâce à la
toponymie antique puisque la géographie physique du lieu qu’il découvrait leur
paraissait insolite, menaçante et peuplée d’étrangers peut-être animés par des
intentions hostiles239. La réactivation de l’antique toponymie hébraïque était un
237
Portugali 1999: 70-73.
Anderson 2000: 209.
239
Sur les changements toponymiques faisant suite à des changements politiques en Europe orientale et
dans les Balkans et sur ce qui les distingue du cas palestinien, voir Benvenisti 1997: 28. Sur les
changements toponymiques dans les nouveaux États africains comme le Ghana, la Zambie, le Malawi,
le Zimbabwe, voir Yaari 1985: 387. Selon Yaari, ce phénomène reflète la volonté de se reconnecter
avec le passé et d’abolir ce qui avait profané celui-ci.
238
70
moyen d’apprivoiser un paysage aliéné. Elle eut un impact considérable sur le
processus qui transforma la patrie spirituelle en un lieu concret et réel240.
Les prodromes du mouvement national qui permit de remplacer des centaines de
toponymes arabes par leurs équivalents hébreux sont déjà reconnaissables dans les
journaux de Ben Yehuda241. Dès avant l’arrivée de ce dernier en Palestine, des
expéditions européennes, essentiellement britanniques, françaises ou allemandes,
avaient commencé à cartographier les lieux242. Ces expéditions avaient entrepris
d’identifier sur le terrain le site des toponymes bibliques. De leur côté, les
nationalistes juifs commencèrent à mettre en place des implantations auxquelles ils
donnèrent le plus souvent des noms inspirés des textes de la tradition juive. Les
journaux de Ben Yehuda suivirent le plus souvent de très près les deux processus au
fur et à mesure de leur développement. Ce faisant ils contribuèrent à ancrer cette
nouvelle toponymie sur la carte cognitive comme nous l’allons voir ci-dessous.
Le point de départ de ce qu’on peut appeler la «cartographie cognitive» de la culture
hébraïque en Palestine correspond en grande partie aux débuts de l’activité
journalistique de Ben Yehuda. Le plus souvent, le lecteur hébreu nationaliste
connaissait la Palestine grâce aux journaux de Ben Yehuda et à la toponymie
hébraïque qui s’y manifestait243. Aussi ne fut-il pas très difficile de débarrasser la
conscience hébraïque des dernières réminiscences de la toponymie arabe: Gedera
remplaça Qatrah, Nes Tsiona Wadi al-Hanin, Zichron Yaakov Zammarin et ainsi de
suite. Quant à la carte de la Palestine, l’effacement des anciens toponymes entraîna
l’abolition d’une quantité innombrable de mots rattachés à certaines réalités244.
Toutefois, en ce qui concerne la carte cognitive hébraïque, le souvenir cartographique
hébreu empreint dans la mémoire collective fut affermi sans qu’il fût besoin d’abolir
aucune réminiscence, du moins pas en ce qui concerne les toponymes désignant de
240
Benvenisti 1997: 25.
Cette entreprise connut un grand essor pendant la période mandataire et atteignit son apogée après
l’indépendance d’Israël avec la création d’une Commission gouvernementale chargée de la toponymie
(Bitan 1992).
242
Comme par exemple l’expédition du géographe Edward Hall qui parcourut la région en 1883
(Benvenisti 1997: 9). Sur ces expéditions, voir aussi le chapitre consacré à l’archéologie.
243
Parfois les toponymes arabes étaient tout de même mentionnés comme dans le reportage «Depuis
les colonies», Ha-Tsvi, 12 février 1897. Dans cet article Nes Tsionah est encore appelée Wadi Hanin.
Le toponyme arabe ne fut éclipsé que par la suite.
244
Foucault 1966.
241
71
nouveaux établissements. C’était une mémoire éminemment sélective, mais qui ne
procéda pas par abolition. Selon De Certeau, la dynamique de la mémoire n’est pas
une donnée compréhensible d’office. Si on n’y prête pas attention, elle a tendance à
s’enrayer. Dès lors la mémoire n’est plus capable d’évoluer et ne peut plus rien faire
d’autre que de revenir à ses premières réponses245. Sur ce point, les «premières
réponses» de la conscience nationale hébraïque consistaient généralement en des
toponymes hébreux préexistants auxquels les journaux de Ben Yehuda se contentaient
de conférer une reconnaissance collective en tirant partie des résonances qui y étaient
associées. Cette gestion de l’espace moyennant la création de réseaux d’associations
d’idées faisait intervenir un mélange de rites et d’improvisations.
Les journaux devinrent le «lieu de la découverte» du pays dans toute sa splendeur. Ils
constituèrent un substitut en format réduit et compact du monde national, une
«réplique en vrai» de cet espace. C’était le lieu où s’exprimaient des aspirations de
très grande portée qui trouvaient leur exutoire grâce à une interprétation superficielle,
pluridisciplinaire, raisonnable et sérieuse. Presque tous les numéros des journaux de
Ben Yehuda essayaient de rendre compte de la signification des événements heureux
ou malheureux. On y trouvait dispensé à haute dose un substitut à la rédemption
religieuse. C’était le lieu de la fusion de la réalité laborieuse et des idéaux sublimes,
l’endroit où la vie quotidienne prenait tout son sens au sein de la pensée sioniste en
gestation. Il transmettait l’écho des coups de marteau qui résonnaient à Gedera à
l’activiste sioniste en Pologne ou tout simplement au colon juif déjà installé en
Palestine. Ils combinaient la justification de la souffrance avec la volonté de s’en
affranchir.
On aurait pu penser que les activités polymorphes et parfois brouillonnes qui se
multipliaient dans les nouvelles colonies agricoles et qui se profilaient de façon
discrètes à travers des mécanismes leur servant en quelque sorte de mode d’emploi,
étaient dénuées d’idéologies ou d’institutions qui leur fussent propres. Or ces activités
obéissaient manifestement à certaines règles. En d’autres termes, comme l’a montré
De Certeau, toute pratique doit reposer en quelque endroit sur une logique
245
De Certeau 1990.
72
quelconque246. Le mouvement sioniste regorgeait de «lieux» qui rassemblaient en leur
sein «la logique de ces pratiques». Chaque protocole des organisations sionistes par
exemple peut être considéré comme un «lieu» de ce genre. La presse hébraïque dans
son ensemble, même celle qui était publiée alors en Europe, devint elle aussi un tel
«lieu»247. Pourtant du fait même de leur proximité par rapport à ce qui se produisait
dans les colonies agricoles, les journaux de Ben Yehuda devinrent, au moins pendant
les débuts de la première immigration, la tribune centrale de la vie culturelle
palestinienne. C’est là que furent élaborées et établies ces pratiques quotidiennes qui
se fixèrent sous la forme d’une idéologie constituée dans le contexte national.
Des reportages publiés généralement en première page sur les manifestations du
progrès (comme par exemple le téléphone248 dans le train249, l’aéroplane250, l’énergie
246
Ibid.
Les professionnels de la presse hébraïque en Europe remplirent un rôle important dans la
configuration de l’opinion publique. Étant donné les difficultés de communication rencontrées par la
société juive dans l’état d’éparpillement où elle se trouvait, les enjeux politiques de cette presse étaient
énormes (Kouts 2013: 12).
248
«Le téléphone vient à peine d’être inventé ou plus, il a à peine atteint son degré de perfectionnement
actuel, que déjà tous les pays d’Europe sont reliés par les fils téléphoniques. Quelqu’un peut se trouver
à Berlin et converser avec Paris, Madrid, Rome et Vienne comme si on se trouvait au domicile de son
interlocuteur et qu’on parlait avec lui au travers d’une fine cloison sans le voir. On peut se trouver dans
sa chambre avec vue sur l’Opéra de Paris en train de regarder les passants et d’entendre le tumulte de la
vie parisienne tout en écoutant parler un ami ou un partenaire commercial qui appelle de Berlin en
voyant de sa fenêtre le palais impérial et les exercices de la garde avec le son de la fanfare qui retentit
en l’honneur de l’empereur Guillaume II» («Vraiment, l’esprit souffle en l’homme», Ha-Tsvi, 19
décembre 1911).
249
«Londres: On apprend l’installation d’un téléphone sans fil pour transmettre des instructions au
trafic ferroviaire. La boîte de téléphone du train envoie à son tour des signaux à d’autres trains d’une
façon claire et intelligible» («Dernières nouvelles», Ha-Or, 27 avril 1911).
250
«Et voici l’aéroplane. Ce n’est pas une invention fondamentale, mais une invention de second plan.
Néanmoins l’aéronautique permettra diverses applications. L’aéroplane servira de charrette aérienne;
ce sera aussi une arme de guerre comme on l’a vu ces jours-ci à Tripoli («Vraiment, l’esprit souffle en
l’homme», Ha-Tsvi, 19 décembre 1911). Le journal chercha même à susciter l’envie de voler: «Il n’est
rien que l’homme, la créature la plus élevée, ait considéré avec plus d’envie chez certains animaux que
la capacité de voler. L’homme a toujours aspiré à prendre son essor dans le ciel, à s’éloigner de la terre,
à se rapprocher du firmament, à voler, à planer («Voler dans les airs», Ha-Tsvi, 30 novembre 1900).
Dans sa volonté de susciter chez ses lecteurs l’amour du vol, Ha-Tsvi emploie beaucoup comme à son
habitude des citations des sources juives, mais il les détourne de leur signification originelle. Il affirme
en substance que les découvertes scientifiques sont la réalisation d’aspirations que la mystique juive
n’a pas réussi à combler. Il cite le verset de Psaumes 55: 7 («Oh! si j'avais les ailes de la colombe, Je
m'envolerais, et je trouverais le repos») et ajoute une considération empruntée à la mystique juive: «Il a
donné des ailes à toutes les créatures supérieures qu’il a créées à son image. Les démons mangent et
boivent comme des êtres humains et comme eux ils se reproduisent, mais ils volent dans les airs! Telle
est leur force et telle est leur prééminence. Voler dans les airs a toujours constitué pour l’homme la
perfection souveraine. Et cette chose que les anciens, qui étaient comme des anges, n’ont pas été
capables de restituer, nous allons bientôt y réussir par nous-mêmes, nous les hommes de cette
génération qui sommes semblables aux ânes, pour reprendre une formule connue» [Ben Yehuda se
réfère ici à un passage du traité Shabbat 110 b: «si les anciens étaient comme des anges, nous nous
sommes comme des êtres humains, et si les anciens étaient comme des êtres humains, nous nous
247
73
solaire251, la découverte des rayons X252 et autres inventions du même genre) étaient
souvent placés à côté des reportages concernant la carte cognitive de la Palestine. Ils
finirent par devenir une sorte d’accompagnement obligé de ces reportages.
Ces reportages comportaient généralement des explications enthousiastes sur les
charmes du progrès253. Ils contribuèrent à faire passer Ben Yehuda pour un
importateur et un diffuseur du progrès technique auprès du public juif palestinien.
Cette stratégie rédactionnelle qui consistait à présenter côte à côte le nationalisme
hébraïque et les importations du modernisme sauva peut-être l’activisme juif en
Palestine de la sphère du fantasme utopique en mal de réalisation en le présentant
comme un rêve réalisable tout comme les succès louables du progrès technique qui
avaient déjà été appliqués. C’était une allusion patente au fait que tout était possible,
qu’on pouvait assujétir la nature aux besoins des êtres humains et que tous les
obstacles du passé étaient destinés à s’abolir devant l’élan du progrès. L’existence
d’un jardin d’enfant d’expression hébraïque à Rishon Letsiyon, l’esprit nationaliste du
lycée Hertsliyah de Tel-Aviv, la pioche des travailleurs de Petah-Tiqvah bénéficiaient
tous du halo de la modernité que Ben Yehuda exaltait dans ses reportages. Outre que
ces reportages donnaient un parfum des capitales européennes ils suggéraient que
sommes comme des ânes»]. Or le journal Ha-Tsvi ajoute dans un sens contraire aux propos de la
Guémara que justement les gens de la génération présente ont ceci de supérieur aux générations
précédentes qu’ils arrivent à faire prévaloir leur opinion, la science et la technologie réussissant à
réaliser ce que la mystique n’est pas parvenue à faire. Les anciens qui étaient comme des anges
disaient: ‘le juste décide et Dieu accomplit’ [cette croyance en la puissance des sages se fonde sur Job
22: 28: «A tes résolutions répondra le succès; Sur tes sentiers brillera la lumière»]. Or les modernes qui
sont semblables aux ânes disent: «La sagesse décide et la nature accomplit». Ces ânes ne connaissent
pas les combinaisons du Nom divin, ils n’écrivent pas d’amulettes, ils n’ont aucune connaissance ni
aucune notion des secrets que l’ange Raziel révéla à Adam, absolument aucune, croyez-moi! Et
pourtant ces ignorants finis sondent les mystères de la nature, ils en découvrent chaque jour des aspects
et sans autre combinaison que celles qui sont enseignées par la chimie, ils nous donnent «les ailes de la
colombe». Et «nous nous envolerons et trouverons le repos» selon notre bon plaisir!» («Voler dans les
airs», Ha-Tsvi, 30 novembre 1900).
251
«La lumière émanant du grand luminaire crée sur terre une énergie 600 000 fois supérieure à
l’énergie produite par tout le charbon extrait pendant une année de toutes les mines du monde! Cette
énergie immense, l’homme se l’assujétira dès lors qu’il réussira à voler à son gré. Et je vous le dis
encore une fois, ce jour adviendra très bientôt» («Voler dans les airs», Ha-Tsvi, 30 novembre 1900).
252
«Si hier encore nous ne pouvions savoir ce qu’il y avait derrière une feuille de papier fin, voici
qu’aujourd’hui, un professeur allemand du nom de Röntgen a brisé le mur, abattu le rempart et enlevé
la glaise qui nous entravait la vue. Même mille feuilles ou une épaisse planche de bois ne pourront plus
dissimuler quoi que ce soit à nos yeux. Les rayons de lumière que ce savant a découverts dernièrement
et dont le lecteur trouvera ci-dessous une description détaillée dans un article sur les progrès des
sciences, sont à l’origine de cette faculté divine qui permet de voir tout ce qui est dissimulé et de savoir
tout ce qui est caché» («Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 7 février 1896).
253
Ben Yehuda ne fut pas le premier à mêler l’information et l’interprétation dans les nouvelles de
l’étranger. Parmi ses prédécesseurs on peut mentionner David Gordon, le rédacteur en chef du HaMaggid (Kouts 2013: 40).
74
l’esprit révolutionnaire en action était irrésistible254. Ils cherchaient à investir cette
énergie pour transformer d’une façon révolutionnaire la configuration de la Terre
Sainte.
Selon le philosophe Claude Lefort (1924-2010), l’une des caractéristiques de la
modernité est la perte de points de repère sûrs et la tentative visant à en créer de
nouveaux255. En saturant ses journaux de reportages sur le progrès technique, Ben
Yehuda cherchait manifestement à pourvoir un point de repère alternatif. Le maîtremot des reportages que nous avons cités ci-dessus est que l’on peut compter sur le
progrès et que les moyens technologiques sont opérationnels et constituent un bienfait
pour l’humanité.
En mélangeant des informations de l’étranger avec des nouvelles concernant la
Palestine, notamment le nouveau Yishuv, était une façon de propulser ce dernier à une
dimension universelle. Si les journaux de Ben Yehuda reflétaient les nouvelles du
monde entier, la mention qui y était faite des colonies agricoles permettait de revêtir
celles-ci d’une importance disproportionnée par rapport à la réalité. Aussi peut-on en
réalité parler de deux cercles de communautés imaginées que les gens du nouveau
Yishuv furent contraints de placer dans leur système de représentation: du point de
vue du cercle intérieur, ils étaient «Hébreux» et du point de vue du cercle extérieur, ils
faisaient partie de la communauté progressiste universelle. Bien qu’une grande partie
des prodiges de la technologie leur fût inaccessible, les descriptions que leur en
fournissaient les journaux de Ben Yehuda constituaient pour eux un succédané.
Moyennant quoi, l’image de «l’homme éclairé» se confondait avec celle de
«l’Hébreu». On pouvait donc rester en Palestine tout en imaginant, si on le voulait,
qu’on faisait partie d’un projet progressiste à l’échelle de la planète. Les journaux de
Ben Yehuda cautionnaient en quelque sorte cette idée. L’idée selon laquelle on se
254
Les recherches classiques sur la modernité font généralement état du caractère irréversible de la
modernisation. Cette opinion s’exprime notamment dans les journaux de Ben Yehuda. Et pourtant
selon le sociologue Shmuel Noah Eisenstadt (1923-2010), les types de la modernité varient selon les
sociétés. L’élaboration de la modernité implique des solutions idéologiques qui se mettent en place
moyennant la sélection de présupposés symboliques et de formes institutionnelles liées aux
civilisations originales de l’Occident et aux systèmes traditionnels et historiques d’autres civilisations.
La combinaison des deux civilisations provoque un changement de leur configuration et une
modification du fonctionnement des institutions et des systèmes sociaux provenant des premiers
centres de la modernité.
255
Lefort 1998.
75
trouvait faire partie du grand monde aida les colons à se connecter avec leur lieu de
résidence tout en se coupant de tout ce qui dans ce pays ne correspondait pas à la
dimension cosmopolite du progrès.256
La période ottomane en Palestine était assez éloignée du progrès technique257. Et
donc, étant donné le système du millet qui garantissait l’autonomie religieuse et même
culturelle à chaque communauté258, la fusion de l’esprit des Lumières avec l’identité
hébraïque était plus facile à réaliser concrétement dans le domaine de la culture (qui
se camouflait parfois derrière le paravent de la théologie) que dans celui de la
technologie. A partir du moment où il était publié, le reportage sur les inventions
scientifiques transformait l’intérêt pour les innovations technologiques en un
instrument de compensation et un vecteur d’espérance pour les lecteurs accablés par
un dur labeur dans les conditions primitives de la Palestine ottomane.
Et donc il était relativement plus facile d’aligner la culture juive palestinienne sur la
culture occidentale que sur les acquis technologiques de l’Occident. Les journaux de
Ben Yehuda essayaient de créer une relation de ressemblance entre les reportages sur
les théâtres et les opéras de Londres et de Paris et les reportages portant sur les
manifestations culturelles du nouveau Yishuv et dans ses prolongements dans les
vieilles villes de Palestine. Souvent, ils insistaient sur le caractère progressif et
«européen» des spectacles et des assemblées solennelles259. Parfois les journaux de
256
Finalement, le journal devient une partie de l'industrie de la culture qui essaie de modeler et définir
l'identité du lecteur (Elyada 2015, p. 22). Le format des journaux de masse, sert aux différents
journaux, parmi eux les journaux d'Eliezer Ben Yehuda, pour passer des messages de caractère laïconationaux-capitalistes (Elyada 2015, p. 23).
257
Le niveau de pénétration technologique en Palestine au cours du XIXe siècle variait selon les
secteurs de l’économie et il dépendait de la régulation exercée par les autorités ottomanes. Au
commencement de la Première ‘Alyah, le pays était arriéré. Plus tard, le gouverneur ottoman de
Jérusalem chercher à octroyer des concessions pour l’approvisionnement en eau, la construction d’un
tramway et l’électrification de la Palestine. Or le pouvoir central de Constantinople empêcha ces
projets pour contrevenir à l’influence étrangère (Gross 1976 : 120). En ibid., 111, Gross cite Israël
Kolatt selon lequel «la Palestine était l’un des endroits les plus arriérés de la région… Pourtant des
signes de changement s’y faisaient sentir».
258
Voir à ce sujet le chapitre 3.3.1 sur le Hakham Bashi.
259
«Le théâtre! Le théâtre! Ah! Y a-t-il de nos jours sur toute l’étendue de notre monde civilisé une
institution plus prestigieuse et plus plaisante?», s’exclamait Itamar Ben-Avi en première page du HaTsvi. Ben Avi qui, comme son père, avait établi une équivalence entre le progrès, une culture hébraïque
évoluée et le théâtre, évoquait dans cet article ses années en Europe, «le centre des Lumières et de la
culture» pour reprendre son expression. C’est là qu’il dit avoir compris l’importance du théâtre. Il émit
l’espoir que l’on érigerait en Palestine un théâtre aussi imposant que ceux de Paris, Berlin, Rome et
Vienne, un théâtre «que le peuple reconnaîtra comme sa scène nationale» («Le théâtre hébreu», HaTsvi, 11 février 1910). Ben Yehuda lui-même rêvait de faire construire un théâtre à Jérusalem («La
76
Ben Yehuda signalaient la présence de spectateurs chrétiens lors de ces
représentations comme si leur venue était un gage de progrès qui cautionnait le
caractère évolué de ce moment fort de la vie culturelle hébraïque en Palestine260.
L’influence chrétienne sur la carte cognitive de la Terre Sainte a commencé bien
avant Ben Yehuda. Des pèlerins et des explorateurs occidentaux ont sillonné la Terre
Sainte depuis l’époque byzantine. Mais c’est seulement à la faveur du développement
de la recherche historique et géographique moderne entre la fin du XVIIIe et le début
du XIXe siècle que les savants biblistes et autres spécialistes de textes anciens
commencèrent à reconstituer le paysage des pays de la Bible sur la base de la
topographie, des références bibliques et des vestiges archéologiques en rejetant
l’autorité des traditions ecclésiastiques sur tel ou tel lieu saint. Le pionnier dans cette
entreprise était le pasteur américain Edward Robinson qui entreprit deux longues
expéditions en Palestine en 1838 et en 1852 dans le but de localiser et d’identifier des
sites archéologiques bibliques. Son but était aussi de réfuter les théories de la critique
biblique261.
Certains des sites principaux de l’histoire biblique comme Jérusalem, Hébron, Jaffa,
Beith Shéan, Gaza n’ont jamais cessé d’être connus. En revanche des centaines
d’autres toponymes mentionnés dans la Bible n’étaient pas identifiés. Utilisant les
données géographiques contenues dans le texte de la Bible (notamment grâce aux
localités limitrophes des endroits dont l’identification était controversée) et
moyennant la comparaison minutieuse avec les avatars arabes de ces toponymes
scène hébraïque», Doar Ha-Yom, 29 de Heshvan 1919). La représentation à Jaffa de sa pièce Les
Hasmonéens fut saluée par une recension dithyrambique dans le journal Ha-Tsvi. Le critique théâtral y
jure de ne jamais avoir vu une pièce meilleure que celle-là. «Aïe, aïe, aïe! Quelle pièce! Quels bonds!
Quels battements de pieds! Quelle belle diction!» («D’un Sabbat à l’autre», Ha-Tsvi, 24 décembre
1909).
260
Ainsi le journal Ha-Tsvi s’enorgueillit en première page du fait que parmi les gens qui assistaient à
la soirée de gala organisée à Jérusalem en l’honneur du mouvement Maccabi, on comptait de
nombreux invités de marque: «La grande tribune des invités était emplie d’hommes et de femmes,
chrétiens pour beaucoup, des voyageurs ou des habitants de notre ville, tous en habit de fête. Aux
portes se tenaient les deux appariteurs du Hakham Bashi dans leurs livrées. Tous les invités se
montraient joyeux et impatients comme des spectateurs au spectacle qui attendent la levée du rideau et
le commencement d’une pièce où jouent des acteurs renommés (« Le convoi des Maccabées » Ha-Tsvi,
30.4.1897).
261
Finkelstein et Asher Silverman 2003: 32-33.
77
Robinson découvrit des dizaines de tells et de ruines antiques qu’il identifia avec des
localités bibliques dont on avait perdu la trace262.
Il semble que la reconnaissance des toponymes chère à Robinson connut un grand
succès du fait même de sa nature scientifique. Selon Yoad Eliaz, cette méthode
incarne tous les standards de la science qui étaient en cours durant la première moitié
du XIXe siècle: scepticisme; enquête systématique; rejet des résultats insuffisamment
prouvés. Or pour mieux comprendre ce que la reconnaissance des toponymes avait de
révolutionnaire, il faut avoir présent à l’esprit que l’identification des toponymes
mentionnés dans les Écritures précède la démonstration de leur existence réelle par les
moyens de la science et par là-même l’octroi d’une dimension scientifique à la
théologie et du christianisme qui permet
à ces dernières de devenir une partie
intégrale de la culture occidentale263.
Les journaux de Ben Yehuda, qui suivaient de près l’activité intensive des
scientifiques en Palestine, avaient l’habitude de citer les conclusions des savants,
notamment des archéologues, quand ceux-ci procédaient à des identifications de
toponymes bibliques264. D’un reportage à l’autre le lecteur assidu voyait s’accumuler
les toponymes anciens qui en arrivaient à constituer une sorte de réseau de vérités
parallèles aux vérités qui se voyaient en surface. Ces vérités tapies sous chaque tell
n’attendaient que l’occasion d’être exhumées. Ce système de vérités souterraines créa
en quelque sorte une carte cognitive alternative constituée des vestiges de l’ancien
peuplement juif. Elle n’attendait qu’un signal pour ressusciter de leur amas de
poussière et de terre. Le toponyme moderne, en général arabe, n’était généralement
pas remplacé sur la carte, mais on lui ajoutait le plus souvent un nom-fantôme hébreu
262
Ibid. Finkelstein et Silverman montrent comment Robinson et ses émules réussirent à reconnaître
avec une certitude presque totale derrière les villages et les ruines d’Al-Jib, Bayatin et Saylun, localités
situées au nord de Jérusalem, les sites bibliques de Gabaon, Béthel et Silo. Ce processus fut
particulièrement efficace dans les lieux qui restèrent habités sans interruption tout au long de l’histoire
et dont le nom original avait donc été préservé. Des chercheurs plus récents comprirent qu’en d’autres
lieux dont les noms ne présentaient aucun point commun avec les toponymes bibliques, on pouvait
procéder à l’identification avec d’autres méthodes telles que la datation des tessons de poterie qui
jonchent le site. Ainsi la géographie biblique s’enrichit peu à peu des sites de Meggido, Hatzor,
Lachish et des dizaines d’autres lieux mentionnés dans la Bible. Les ingénieurs britanniques qui
travaillaient à la fin du XIXe siècle au Palestine Exploration Fund, entreprirent des reconnaissances de
façon méthodique. Ils mirent sur pied des cartes topographiques détaillées de tout le pays, depuis les
sources du Jourdain au nord jusqu’à Bersabée au sud. Ils procédèrent même à de nombreuses
identifications de toponymes bibliques.
263
Eliaz 2008: 55.
264
Voir quelques exemples dans le chapitre consacré à l’archéologie.
78
qui se prévalait de l’autorité de la science. La plupart du temps, ces toponymes
anciens sortirent de leur existence livresque dès la fin de la domination ottomane. De
ce point de vue, la presse hébraïque servit d’étape intermédiaire dans ce processus de
redécouverte du patrimoine culturel. Elle consacra par l’imprimerie les découvertes
scientifiques pendant le laps de temps qui se déroula entre leur découverte et leur
mise en service dans le cadre du processus prolongé de la substitution des toponymes.
Avant même que la cartographie ne commençât à connaître des transformations grâce
à l’action des commissions mandataires ou israéliennes, Ben Yehuda avait déjà
commencé à se livrer à une pratique qui semblait influencée par les identifications de
Robinson et qui consistait à insérer des toponymes renouvellés dans le reportage
journalistique. Ce fut le cas des noms de villes notamment. A propos d’un compterendu sur les vendanges à Gedera le journal Ha-Tsvi signale en passant l’existence des
«monts de Juda Maccabée» et des «monts de Moïse et Judith»:
Les vignes de Gedera, aux monts Juda Maccabée et aux monts Moïse265 et Judith266,
sont presque d’une santé plus solide que toutes les autres vignes car elles sont
épargnées par la chute de la qualité des raisins qui affectent les autres colonies
agricoles267.
Une grande partie des activités de Ben Yehuda eurent lieu à l’époque de la
domination ottomane. Durant cette période il n’y avait pas de réseau officiel et
organisé d’intellectuels chargés de remettre en usage des toponymes anciens sur la
carte du pays. Les toponymes juifs et hébreux brillaient par leur absence. En outre, ce
régime politique était particulièrement rigide et n’aurait certainement pas toléré une
activité cartographique mise au service du nationalisme juif. Pourtant ce régime
permit la construction de nouvelles implantations juives dont les noms étaient inspirés
des sources juives comme Rishon Letsyon, Zikhron Ya‘aqov, Rehovot et Tel-Aviv
bien que la création d’une implantation et même sa nomination ne pouvaient se faire
que moyennant une autorisation officielle.
265
De toute évidence, Lord Moïse Montefiori (1784-1885), le fameux philanthrope et activiste juif
anglais.
266
De toute évidence, Judith Montefiori (1784-1862), l’épouse de Moïse Montefiori.
267
«Sur les colonies agricoles», Ha-Tsvi, 19 août 1887.
79
Reportons-nous à nouveau à la citation ci-dessus où il est question de la vendange à
Gedera. On voit que ce qui apparaît à première vue comme l’invention audacieuse de
nouveaux oronymes était en fait marqué sous le sceau d’une grande prudence: «Les
monts Juda Maccabée» et les «monts Moïse et Judith» faisaient partie du territoire de
Gedera et ne se réfèrent pas à des montagnes éloignées des zones d’habitation. Et
donc Ben Yehuda ne pouvait être accusé d’avoir modifié des oronymes. Il s’était
contenté de donner des noms à des lieux dits au sein d’une implantation autorisée par
le pouvoir. Il s’agit là d’un exemple peu banal de la volonté acharnée de modifier les
configurations de la carte du pays. Cette volonté était le plus souvent refoulée par Ben
Yehuda et ses amis à cause de la situation qui régnait durant la période ottomane. Or
au-delà de ce refoulement on peut reconnaître les signes avant-coureurs des processus
significatifs que les nationalistes juifs menèrent à bien à l’époque du Mandat
britannique.
Incapable de produire une cartographie officielle où des centaines de toponymes
auraient été remplacés par leurs équivalent hébreux inspirés des sources juives,
comme ce fut le cas à l’époque du Mandat britannique et plus encore après la création
de l’État d’Israël, Ben Yehuda apporta une contribution notable quoique sous-estimée
de nos jours à la cartographie nationale. En effet, il introduisit de nouveaux
toponymes dans le discours journalistique, comme nous allons le voir ci-dessous.
Les chroniques que les journaux de Ben Yehuda consacraient aux colonies agricoles
n’obéissaient pas à un ordre thématique, mais plutôt à un mode de présentation
géographique qui prenait en compte chacune des implantations tour à tour. Cette
stratégie qui semblait vouloir donner une impression de systématicité et de régularité
moyennant l’amplification du nombre des endroits d’où provenaient les reportages
entraîna la multiplication des dépêches émanant de nouvelles implantations
chichement peuplées. En général ce procédé avait pour corollaire la prise en compte
d’événements insignifiants. Ainsi une fête routinière dans une école maternelle268 ou
primaire269 pouvait fort bien bénéficier d’une couverture médiatique. Parfois la
première page du journal était consacrée à dresser les statistiques concernant le
268
Le cadastre ottoman distinguait les terres situées dans des localités habitées de celles qui se situaient
dans des zones non peuplées. Ces dernières étaient appelées mawât.
269
Voir par exemple «Dépêche de Jaffa et des colonies agricoles: le Gymnase Hébreu», Ha-Tsvi, 23
décembre 1908; «Les festivités de Hanoukka en Palestine», Ha-Or, 26 février 1911; «La Fête des
Maccabées dans une école de Rishon Letsyon», Ha-Tsvi, 4 janvier 1889; «La Fête de la langue
hébraïque à Jaffa», Ha-Or, 12 décembre 1910; «La vie à Jérusalem», Ha-Or, 26 mai 1912.
80
nombre des enfants scolarisés dans le nouveau Yishuv270. Ces nouvelles à caractère
éminemment local permettaient de rendre présent le nom de l’implantation où se
déroulait un événement lors même qu’il ne s’agissait que d’un embryon
d’implantation.
Les nouveaux toponymes figuraient souvent dans le titre même du reportage, comme
dans l’exemple suivant: «La Fête des ‘Maccabées’ à Petah Tiqvah»; «L’hébreu à
Petah Tiqvah»; «L’inauguration de la Maison du Peuple à Rishon Letsyon» ou encore
«Pose de la première pierre à Rishon Letsyon»271 de telle façon que les nouvelles
importantes272 étaient mêlés à des articles dont l’intérêt était négligeable et
éminemment local. On reconnaît ici un dessein global dans cette préférence pour les
toponymes nouveaux de préférence aux anciens dans les titres des articles des
journaux de Ben Yehuda. Ainsi, à la différence du titre ci-dessus mentionné
«Inauguration de la Maison du Peuple à Rishon Letsyon»273, une nouvelle non moins
importante intitulée «Fête de l’inauguration»274 passe sous silence le fait qu’il s’agit
de l’inauguration d’un bâtiment de l’école de l’Alliance Israélite à Jérusalem.
D’autre part, une dépêche provenant des colonies agricoles évoque que des jeunes de
Rishon Letsyon et de Rehovot écrivirent une lettre de remerciement à un chanteuramateur nommé David Kavonovsky. Ils lui savaient gré de savoir chanter et jouer au
piano des mélodies nationales275. Si Kavonovsky et Rishon Letsyon eurent droit à une
mention de leur nom dans le journal, c’est uniquement parce qu’une lettre avait été
envoyée à cet homme. Conscient de l’insignifiance des colonies agricoles et du peu
d’écho médiatique qu’on pouvait en tirer dans la plupart des cas, Ben Yehuda essaya
270
Voir par exemple la «Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 8 septembre 1893.
«La Fête des ‘Maccabées’ à Petah Tiqvah», Ha-Tsvi, 26 décembre 1909; «L’hébreu à Petah
Tiqvah», Ha-Or, 30 mars 1910; «L’inauguration de la Maison du Peuple à Rishon Letsyon»; Ha-Tsvi,
11 mars 1898; «Pose de la première pierre à Rishon Letsyon», Ha-Tsvi, 5 juin 1896.
272
Un exemple d’une nouvelle capitale qui ne fut pas répercuté à sa juste mesure nous est fourni par un
reportage sur Aharon Aharonson (1879-1919) qui, le premier en Palestine, découvrit un moyen de
lutter contre la malaria avant de devenir agronome, puis chef du mouvement de résistance Nili: «M.
Aharonson qui est employé dans la maison de commerce H. Epstein, a découvert une espèce de graines
capables de lutter contre la malaria. Il est attendu en ces lieux où il viendra présenter sa découverte
devant son excellence le Pasha. Et le gouvernement lui conférera un diplôme pour en témoigner et
grâce aux efforts de M. Nissim Behar, le Pasha a accédé à la demande d’Aharonson et il a promis de
l’envoyer à Istanbul» («Chronique hebdomadaire», Ha-Or, 17 juillet 1891). La concision et la
sécheresse de ce reportage sont peut–être dûs à l’âge de l’inventeur: il n’avait que quinze ans.
273
«Inauguration de la Maison du Peuple à Rishon Letsyon», Ha-Tsvi, 11 mars 1898.
274
«Fête d’inauguration à Rishon Letsyon», Ha-Tsvi, 24 décembre 1897.
275
«Mélodies nationales», Ha-Or, 14 avril 1893.
271
81
souvent d’insérer dans les reportages qui s’y référaient la description d’un processus,
si modeste soit-il, susceptible de revêtir une signification intéressant la nation tout
entière, comme dans l’exemple ci-dessus, où l’article mentionnait tout simplement
l’envoi d’une lettre à un chanteur.276
Dans une perspective générale, l’importance de ces nouvelles confidentielles ne réside
pas dans leur contenu. Parfois, leur principale contribution à la culture nationale
n’était autre que leur existence même et leur inclusion dans un continuum
programmatique de reportages répétitifs dont le rôle était de fixer dans les
consciences et de situer sur la carte cognitive l’existence d’une implantation
minuscule peuplée de quelques dizaines d’habitants, mais qui principale en croire le
journaliste, constituait un lieu plein de vie. «Et pendant tout cette journée, on sentit la
vie palpiter dans les rues de la colonie. Untel court par ici et une telle par là», lit-on
par exemple dans un article du journal Ha-Tsvi sur les préparatifs de Hanoukka à
Petah Tiqvah277. Ces reportages qui essayaient d’amplifier l’importance d’un
événement ainsi que sa visibilité et sa popularité reflètent la volonté de Ben-Yehuda
d’en faire ressortir la fonction sociale. Il s’agissait tantôt de la plantation d’arbres278,
des festivités de Hanoukka279, des bals de Pourim280 etc. De toute évidence, l’emphase
de Ben Yehuda n’était pas dénuée de fondement. Elle reposait généralement sur un
incident réel auquel l’auteur s’efforçait de conférer de l’importance en le replaçant
dans un contexte plus global. C’était une manipulation visant à créer une certaine
atmosphère et à donner une impression d’ubiquité de telle sorte que le récit suscite un
processus bien plus qu’il ne le décrit, pour reprendre une formule de De Certeau281.
Bien plus, du fait même de leur surreprésentation tendancieuse et disproportionnée
dans les journaux de Ben Yehuda, il est probable que les habitants du nouveau Yishuv
se sentaient investis de la mission de représenter le peuple, comme s’ils étaient
possédés par autrui282 et qu’ils se trouvaient agrandis par une loupe. De fait, leurs
276
Elyada a remarqué que les lieux les plus couverts dans Ha-Tsvi étaient Rishon Letzion, qui a été
rebaptisé « Le petit Paris » et Petakh-Tikva (Elyada 2015, p. 70). Et y voir également la répartition des
rubriques dans Ha-Tsvi.
277
«La Fête des Maccabées à Petah-Tiqvah», Ha-Tsvi, 26 décembre 1909.
278
Voir par exemple «Au jour le jour», Ha-Tsvi, 27 janvier 1910.
279
Voir par exemple «Dépêche de la Haute-Galilée», Ha-Tsvi, 28 décembre 1909.
280
Voir par exemple «Dépêche de Jaffa». Ha-Or, 10 mars 1912.
281
De Certeau 1990.
282
«Je ne regarde pas le monde de l’intérieur avec mes propres yeux, mais je me regarde moi-même
avec les yeux du monde, avec des yeux étrangers; je suis possédé par autrui» (Bakhtine 2008, p. 37).
82
actions quotidiennes n’étaient-elles pas répercutées par un journal lu dans tout le
pays? Il n’est pas exclu que ces représentations projetêes aux yeux de ceux qui s’en
repaissaient auriaent pu influer dans une multitude de domaines, notamment en ce
qui concerne leur dévouement au projet sioniste. Et peu à peu, ils en arrivèrent peutêtre à se considérer comme une sorte d’élite aussi distinguée qu’elle était prestigieuse.
Les journaux de Ben Yehuda modifièrent la sphère cognitive qui avait eu cours
jusqu’alors en Palestine. L’impression qui pouvait résulter à un certain point de la
lecture des journaux de Ben Yehuda était que les implantations nouvelles comme les
anciennes étaient beaucoup plus importantes que ne le laissaient supposer leur âge.
Si le nationalisme était une sorte de tenture qu’il importait de fixer au sol, chaque
événement de ce jour constituait un piolet contribuant à cette fixation. Manifestement,
la continuité des reportages d’une portée historique et géographique limitée dans les
journaux de Ben Yehuda constituaient une façon de dresser un inventaire
systématique du territoire qui créa une sorte de village global virtuel. Dans ce village
dont l’unité était seulement virtuelle, un paysan de Rishon Letsyon confronté aux
attaques des brigands arabes, aux maladies touchant les êtres humains et les vignes, à
la sécheresse et à la pauvreté trouvait un plaisir à lire des reportages sur les activités
des élèves des écoles maternelles ou sur des festivités dans une colonie agricole
reculée.
Les processus de construction des divers systèmes décrits par Ben Yehuda étaient
généralement accompagnés d’une sorte de nébuleuse où s’exprimaient tout à la fois le
bien-être, l’orgueil et l’enchantement. Tout ce processus visait à provoquer chez le
lecteur un sentiment de jouissance. C’était presque une jouissance physique au sens
où l’entend Roland Barthes quand il décrit le plaisir du texte. Ce plaisir est selon lui
une manifestation éminemment physique et en tant que tel, il se situe au-delà de toute
idéologie. C’est un produit naturel plutôt que culturel283.
283
Graeme Turner sur Stuart Hall in Liebes et Talmon, 2003: 323. La prise en compte du plaisir
comme une catégorie distincte de l’idéologie a révolutionné les études culturelles. Auparavant les
plaisirs procurés par la culture populaire étaient perçus comme un moyen d’édulcorer la pilule amère
de l’idéologie dans la perspective de la violence asservissante de l’agrément telle qu’elle est conçue par
Bourdieu qui s’opposait en cela à la théorie bakhtinienne. Sur la dimension carnavalesque et sur la
conception bakhtinienne du populaire comme organique et authentique et comme la source naturelle de
l’opposition au pouvoir bourgeois, voir Graeme Turner sur Stuart Hall in Liebes et Talmon, 2003: 322.
83
Les rapports entre la jouissance, le pouvoir culturel, la jouissance et la culture
populaire n’ont pas été suffisamment abordés du point de vue théorique. Ils
constituent une problématique essentielle des études culturelles de demain284. Comme
l’écrit Terry Laval, les recherches qui ont été effectuées sur la jouissance se sont
surtout focalisées sur les désirs et les plaisirs individuels au risque de négliger les
plaisirs procurés par les expériences communes et collectives, ceux-ci n’étant que les
produits de ceux-là285. Les hommes ne comprennent pas toujours comment le plaisir
les met à l’unisson avec les conceptions du monde dominantes ou au contraire, les
pousse à résister à ces dernières. Nous ne savons même pas comment les textes
produisent toute la gamme des plaisirs qu’ils recèlent. Ce que nous pouvons dire, c’est
qu’on ne peut réduire le plaisir à une dimension idéologique et oppressive non plus
qu’à une pure libération. De plus, il n’existe pas une forme générale de plaisir qui soit
susceptible d’exercer à coup sûr une influence politique et culturelle.286
Une des stratégie rédactionnelles de Ben Yehuda pour conférer une plus-value aux
reportages sur des événements locaux sans importance dans un journal qui se piquait
d’avoir une dimension palestinienne consistait à jouer avec la mise en page afin de
mettre ensemble des faits insignifiants et des nouvelles aussi importances que
l’actualité internationale (pas seulement celles qui avaient trait aux progrès
techniques)287. Des nouvelles sensationnelles sur la course aux armements ou sur les
mouvements de troupe sur la planète coexistaient souvent en première page avec des
entrefilets sur les élections au conseil des colonies agricoles de Judée288 ou avec des
chroniques sur la vie quotidienne à Petah-Tiqwah, bourgade endormie au milieu de
ses plantations d’agrumes au parfum envoûtant. Le dosage subtil des deux types
284
Ibid., 324.
Lovell 1980, 78.
286
Mercer 1986: 67; Voir Graeme Turner sur Stuart Hall in Liebes et Talmon, 2003: 324.
287
Dans la presse juive, les nouvelles internationales constituaient un secteur noble du texte
journalistique car il était difficile de se les procurer. Cette situation prévalait déjà du temps de HaMaggid et de Levanon (Kouts 2013: 26). Elle ne se démentit pas dans les journaux de Ben Yehuda.
Gideon Kouts fait remarquer que même si les journaux paraissaient en général dans des lieux situés à
l’écart du pouvoir central, mais néanmoins exposés en permanence à la censure des autorités locales.
Paradoxalement, cela rendait assez facile la publication de nouvelles internationales. On peut donc
affirmer que la combinaison de nouvelles internationales prestigieuses et des reportages sur les
colonies agricoles de Palestine ennoblissait ces dernières et en rachetait la médiocrité. Plus l’aura du
journal était menacée par la trivialité des chroniques locales, plus le besoin se faisait sentir de rehausser
le niveau au moyen de nouvelles internationales.
288
«La question de la Judée», Ha-Tsvi, 1er juillet 1900. A côté du reportage sur les colonies agricoles
de la Judée on trouve des dépêches militaires de portée internationale. Sur la couverture militaire de la
presse de masse en Eretz Israël, voir Elyada 2015, p. 204-206.
285
84
d’information et les trucs de mise en page conféraient un style européen aux journaux
de Ben Yehuda. C’est en tout cas ce que croyait le rédacteur289 qui essayait par làmême de conférer un lustre international, du moins dans la conscience du lecteur qui
transpirait sous un soleil trop intense pour être européen290.
L’impression de rationalité et d’importance journalistique qui émanait des reportages
figurant à la une des journaux de Ben Yehuda conférait un air de sérieux et une
épaisseur de réalité à l’ensemble du numéro. Moyennant quoi, on sentait moins que
les pages intérieures et parfois même les premières pages qui ne devaient leur
existence qu’à la décision arbitraire d’un rédacteur tendancieux.
Une autre technique visant à valoriser les nouvelles du vieux Yishuv consistait à
ajouter des commentaires qui conféraient une importance nationale, voire parfois
internationale à un événement local. Citons par exemple:
Cette belle fête, outre qu’elle célèbre les cinquante ans d’un homme qui a beaucoup
œuvré en faveur de la renaissance nationale et sociale dans notre pays, est devenue
tout naturellement une solennité célébrant la victoire de la langue hébraïque vivante.
En effet, c’était une fête hébraïque dans tous les sens de cet adjectif qui nous est si
doux. Tout au long de cette fête on entendit parler dans la salle l’hébreu vivant, si joli
et si suave! Et tout cela en présence de deux fonctionnaires gouvernementaux
préposés à l’éducation, de deux délégués des pouvoirs locaux et de bien d’autres
notables291.
On peut donc affirmer d’une manière générale que le flux des reportages émanant des
nouvelles localités juives donnaient au lecteur l’impression que le nouveau Yishuv
289
Ben Yehuda se vantait du caractère prétendument européen de son journal, comme par exemple
dans ce passage: «On aurait pu croire l’espace de quelques instants qu’à Jérusalem un journal en tout
point européen était publié et à tous les coins de la Vieille Ville, à Jaffa ou dans les colonies agricoles
le journal Ha-Tsvi arborait fièrement l’étendard de la souveraineté nationale hébraïque, «En vain», HaTsvi, 13 mai 1909. Même après la transformation de Ha-Tsvi en quotidien et l'introduction d'Itamar
Ben Avi, Eliezer Ben Yehuda a continué à traiter principalement les sujets intérieurs et les questions
concernant le peuple juif, alors que son fils se concentrait sur les questions étrangères. (Elyada 2015, p.
70).
290
L’orgueil d’être «européen», c’est-à-dire d’incarner un esprit nouveau, caractérisait d’autres
journaux juifs analogues à ceux de Ben Yehuda. C’est ainsi que Yehuda Leib Kantor qui fit paraître
pendant deux ans (1886-1888) Ha-Yom, le premier quotidien d’expression hébraïque, pensait avoir
réussi «à créer pour les Juifs un journal écrit en hébreu, mais incarnant un esprit européen» (Kouts
2013: 97).
291
“Le jubilée d’Ephraïm Cohen”, Ha-Or, 17 avril 1912.
85
s’étendait sur un espace bien plus important que les effectifs de sa population, que
c’était un endroit dynamique et vivant, pour le moins aussi significatif, voire plus
significatif encore que les anciennes localités et que l’activité de ces diverses
implantations obéit à des valeurs nationales homogènes qui les unissent en dépit de
leurs différences et de leur éloignement les uns par rapport aux autres.
Uri Ram considère la terminologie comme l’un des moyens qui permirent au sionisme
de constituer son narratif292. La désignation de notions uniformes que Ben Yehuda
examina en fonction d’un projet codificateur rigoureux et qui fut appliquée avec un
soin religieux par ses journaux contribua à fournir une armature conceptuelle
cohérente sur laquelle fut érigée la communauté nationale imaginée constituée de
gens différents venus de divers lieux. En vertu de ce discours homogène, les
nationalistes de la ville et de la campagne se réunirent dans la �maison du peuple»293,
dans les écoles294, ils lurent et menèrent des actions culturelles et dans le «séminaire»
(midrashah)295, mot qui fut d’ailleurs forgé par Ben Yehuda lui-même, étudiaient les
filles et les fils des nationalistes, qu’ils soient originaires de Jérusalem ou d’un
domaine rural. Moyennant quoi le sémantisme de la langue se cristallisa au contact de
sa représentation sur le terrain et elle affina ses significations. Elle devint invisible ou
presque et en arriva à devenir une évidence296 culturelle propre à se conformer aux
postulats politiques du nationalisme297. Alors que le colon juif est décrit comme un
travailleur zélé, vertueux et frugal, le discours des journaux de Ben Yehuda sur les
colonies agricoles se teintait souvent d’une touche d’orgueil et de prestige. Ce
prestige se camouflait derrière un discours apparemment sérieux, qui s’autorisait de
tout un système de preuves factuelles et légitimes telles que les vendanges, les succès
remportés dans les concours œnologiques, les cérémonies solennelles. Ben Yehuda
292
Ram 2006: 51. Voir aussi Kimmerling 1994.
Voir par exemple l’article sur «L’assemblée générale de l’Union Maccabi», Ha-Or, 24 mars 1913;
«Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 6 mai 1912; «Dépêche d’Alexandrie», Ha-Or, 18 juillet 1912;
«Jérusalem au jour le jour», 3 mai 1910.
294
Voir par exemple «Dépêche des colonies agricoles», Ha-Tsvi, 17 mars 1909; «La pierre de
fondation de Rishon Letsiyon», Ha-Tsvi, 5 juin 1896; «La vie à Jérusalem», Ha-Or, 29 juillet 1912.
295
Voir par exemple, «Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 19 novembre 1912; «Dans notre pays», HaOr, 12 avril 1912.
296
Dans Les mots et les choses Foucault montre comment le langage est imposée de l’extérieur par des
individus qui sont induits, qu’ils le veuillent ou non, à utiliser des termes concrets ou abstraits, précis
ou dénués de fondement (Foucault 1966).
297
Linn Hent, historienne spécialisée dans la culture politique de la Révolution française, affirme que
la légitimité de l’autorité politique dépend de sa conformité avec des postulats plus généraux, voire de
présupposés universaux. (Hent 1984 p. 87, Ram 2006 : 13).
293
86
vantait le caractère inédit de ces divers exploits constituant comme des records
notables à forte plus-value symbolique qui n’accédaient à la dignité d’événements
relatables qu’en vertu du contexte des valeurs nationalistes où ils étaient mentionnés.
Ces records et ces exploits n’étaient pas présentés comme les réalisations du pionnier
citadin ou rural, mais comme le succès collectif du nationalisme et comme l’orgueil
du peuple. A ces reportages spécifiques venaient s’ajouter des citations et des
commentaires qui renforçaient la dimension nationale de l’événement.
Alors que le colon juif était généralement décrit comme un travailleur acharné,
vertueux et ascétique298, le ton des discours sur les colonies agricoles dans les
journaux de Ben Yehuda se teintait en fait d’une touche d’orgueil et de prestige. Ce
prestige se camouflait derrière discours en apparence objectif, qui s’autorisait de tout
un système de preuves factuelles et légitimes telles que les vendanges, les succès
remportés dans les concours œnologiques299 ou les cérémonies solennelles. Ben
Yehuda vantait le caractère inédit de ces divers exploits, comme s’ils constituaient des
records notables à forte plus-value symbolique. Or ils n’accédaient à la dignité
d’événements mémorables qu’en vertu du contexte des valeurs nationalistes où ils
s’inscrivaient. Ces records et ces exploits n’étaient pas présentés comme des
réalisations du pionner citadin ou rural, mais, en définitive, comme le succès collectif
du nationalisme et comme l’orgueil du peuple. À ces reportages spécifiques venaient
s’ajouter des citations et des commentaires qui renforçaient la dimension nationale de
l’événement. Ainsi, par exemple, le compte-rendu de la cérémonie de la pose de la
première pierre du lycée hébraïque, le Gymnasium Herzlia dans Ahouzat Bayt, était-il
bien évidemment étoffé de citations et d’explications sur la portée nationale de la
fondation de l’institution, explications d’ailleurs étayées d’éléments théologiques :
Nous construisons à présent l’école qui abritera le destin national des centaines
d’enfants qui viendront des quatre coins de la diaspora pour planter leurs racines dans
la terre de leurs pères… Devant nous se dressent les monts de Judée, où sont tombés les
héros de notre peuple ! Nous posons la première pierre d’un temple d’où sortiront, aux
prochaines générations, les héros d’Israël, qui marcheront à grands pas vers les monts
298
Comme en témoigne par exemple le souhait suivant : « Que demandons-nous à Dieu ? Juste un petit
coin, un coin modeste, bien à nous, pour que nous puissions y vivre et nous développer sans pressions
intérieures ni extérieures », (« Échos des festivités », Ha-Or, 28/01/1913).
299
Par exemple : « Les vins des vignerons de la terre d’Israël ont reçu un prix d’honneur à l’exposition
de Hambourg » (« Dans les colonies », Ha-Tsvi, 27/08/1897).
87
d’Israël. Peuples, entendez ! Terre, écoute ! Des sentiments profonds nous habitent, des
sentiments saints tendus "du plus profond de l’abîme au plus haut des cieux". Je ne
trouve pas les mots pour les exprimer… Dans ce lycée nous voulons créer une
génération dotée d’énergie et assurée de son avenir, une génération dotée d’une âme
juive entière, en liant notre devenir à Herzl300… En toute liberté, nous posons les bases
de l’édifice qui donnera le jour à une génération sans défauts, la génération qui mènera
la lutte pour notre existence nationale…301
En mêlant intimement descriptions et commentaires sur les événements décrits, les
journaux de Ben Yehuda entendaient graver immédiatement dans l’esprit du lecteur
l’interprétation de l’événement au même titre que l’événement même302. De
nombreux reportages comportaient la retranscription des discours prononcés par des
personnalités au moment des événements relatés, ce qui permettait de fixer pour le
lecteur sa valeur nationaliste, et de plus, de faire l’économie d’interprétations
supplémentaires. Ces procédés rendaient difficile la lecture critique qui aurait permis
de dissocier la nouvelle de son interprétation nationaliste. Le lecteur s’était habitué à
ce que le moindre événement, le plus insignifiant soit-il, soit évalué en fonction sa
valeur nationaliste potentielle303. Toute l’actualité était donc immédiatement réinsérée
dans une perspective juive métahistorique. Par voie de conséquence, la conscience
historique du lecteur assidu s’en trouvait d’autant diminuée.
La stratégie publiciste des journaux de Ben Yehuda était tout à fait légitime en regard
des règles éthiques du journalisme. Après tout, les discours des personnalités avaient
effectivement été prononcés, et ils constituaient une partie intégrante des cérémonies
relatées. Tout compte-rendu honnête aurait été tenu de les refléter. Plus encore, le
clou de nombreuses manifestations était justement un discours nationaliste enflammé,
qui se retrouvait donc au centre du compte-rendu journalistique. Ainsi trouve-t-on
300
L’auteur de cette citation précise que cette génération sera dotée d’une âme nationaliste qui liera sa
vie à celle d’Herzl, qui était déjà décédé à cette époque. Ce désir de lier son âme à celle d’une personne
illustre renvoie dans le judaïsme au lien avec l’âme d’un Juste. Cette croyance plonge ses racines dans
la Kabale et dans le Hassidisme. Voir par exemple la prière qui précède l’énoncé du Tikoun HaKlali (Lavi, 2013, p. 332 et 403).
301
« Un grand jour à Jaffa », Ha-Tsvi, 30/07/1909.
302
Uri Ram estime que l’interprétation est un des outils permettant au sionisme d’instaurer son propre
narratif (Ram, 2006, p. 51).
303
Selon Bakhtine, l’expression, son style et sa composition, sont fixés par sa signification et par sa
portée expressive, autrement dit par la valeur que le locuteur accorde à la signification du sujet de son
allocution (Bakhtine, 2008, p. 84).
88
dans la relation d’une manifestation qui se résumait à une rencontre entre enseignants
et élèves à Mazkeret Batya, la carte cognitive typique :
Aujourd’hui nous nous sommes réunis, filles et garçons élèves de l’école, pour
entendre de nos chers maîtres, dans un bel hébreu, un exposé des événements du jour et
une analyse du rapport entre les habitants de la terre d’Israël avec nos frères juifs de la
diaspora, qui est comme le rapport de l’âme au corps. À ce titre nous devons nous
efforcer d’être de bons agriculteurs, et aussi de bons agriculteurs juifs, érudits dans
l’étude de la Torah et de la langue hébraïque, que nous devons tâcher de parler au
quotidien. Nous devons aussi connaître les chroniques de notre grand et noble peuple,
qui a connu un tel déclin au cours des siècles de destruction et d’exil, et qui a malgré
tout su rester noble et éternel304.
Citer les propos qui s’étaient tenus pendant les réunions et les assemblées d’une
nouvelle implantation permettait aux journaux de Ben Yehuda de surmonter la
carence en sujets à traiter. Sans cela, ces nouvelles colonies en auraient été réduites à
n’être citées que très rarement. Cela ajoutait aussi une dimension dramatique à ce qui
se produisait dans les colonies et les villages, les citations introduisant un quota de
points d’exclamations et de bravos propres à évoquer des conflits et des drames dans
des hameaux qui, sans cela, n’auraient offert que des rangées de vignes et d’oignons
bien mornes. Plus encore, la flamme éternelle du discours nationaliste était un
élément stabilisateur de la vie des colons. La plupart d’entre eux vivaient loin de leur
patrie d’origine, loin de la ville, dépendants de la générosité du baron de Rothschild, à
la merci des pluies et des raids des Arabes ; le discours nationaliste était donc un des
rares éléments stables de leur univers, si ce n’est le plus stable. Il justifiait les
moments de souffrance et de crise, tout comme il attisait les moments de bonheur et
d’espoir. Il offrait un système complet de croyances. Pour certains, il faisait même
office de religion.
Les rapports entre les journaux de de Ben Yehuda et les colons ne se limitaient pas à
une relation « chroniqueurs-chroniqués » ou producteurs-consommateurs de presse.
Un très faible effectif de journalistes contraignait le rédacteur en chef à faire appel
aux compétences des colons eux-mêmes, qui servaient d’ « envoyés spéciaux »
304
« Mazkeret Batya, Tou Bi-Shvat », Ha-Tsvi, 14/02/1896.
89
locaux305. Ces gens qui travaillaient dur en serrant les dents, gardaient le silence
devant la dureté insupportable des gardes, des travaux dans les vergers et dans les
vignes306, exposaient de bon cœur leurs rudes conditions de vie et rendaient compte à
Eliezer Ben Yehuda des récoltes de leurs champs, des conduites de leurs voisins et
des professeurs de leurs enfants. L’intimité, embrigadée par les journaux, atteignait
l’imaginaire national.
À une époque où régnaient des idéaux démesurés, les journaux de Ben Yehuda
réussirent plus d’une fois à échapper au ridicule en créant un discours nationaliste
humanisé, concrétisé par des actes quotidiens et représenté par des hommes de chair
et de sang pourvus d’un nom, d’un travail et de problèmes qui ressemblaient à ceux
des lecteurs. C’est pourquoi ils inspiraient confiance, et suscitaient une identification
qui facilitait l’engagement idéologique. Par conséquent le produit conçu par un
brillant intellectuel fin stratège et touche-à-tout avait souvent l’air, grâce aux
reportages « sur le terrain », de refléter la voix du peuple, une voix bien réelle, qui
n’aurait pas été sujette à des manipulations, et qui n’aurait rien eu de commun avec
une quelconque « communauté imaginaire ». En fait, il est évident qu’il s’agissait là
d’une machine bien huilée, voire même une variation anticipatrice très intéressante du
passage du « journalisme des journalistes privés » aux « services publics de
consommation des moyens de communication de masse » décrite par Jürgen
Habermas307.
Il arrivait que les journaux de Ben Yehuda publient des reportages de quelques
centaines de mots rédigés par des journalistes professionnels, décrivant la façon dont
le paysan national s’adaptait étonnamment bien à son état : « Regardez, observez bien
le visage tanné de ces paysans brandissant la faux, les gerbes d’or qui semblent
s’incliner respectueusement en tombant à terre »308. La sublimation de la scène et la
tentative pour entrainer l’enthousiasme du lecteur étaient parfois obtenus par la mise
305
Qu’on songe aux pigistes employés par les journaux hébreux en Europe, qui ne pouvaient se
permettre, pour des questions budgétaires, d’employer des journalistes professionnels (Kouts, 2013, p.
13).
306
Les vignerons devaient faire face, en plus des problèmes courants liés à l’agriculture, à des
problèmes de gestion. Voir p. ex. « Le compromis », Ha-Or, 05/07/1910. Les problèmes des vignerons
étaient si complexes et occupaient une place si importante dans la conscience collective
qu’inévitablement, dans un éditorial de 1889, Eliezer Ben Yehuda comparait le nationalisme à la vigne
en promettant : « Nous ne cesserons pas de combattre ceux qui veulent nuire à notre vigne nationale,
qui qu’ils soient » (« À nos chers lecteurs », Ha-Tsvi, 18/09/1889).
307
Habermas, 1989, p. 181-190.
308
« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 11/06/1897.
90
en scène du propre enthousiasme du journaliste devant les réussites des colonies. Par
exemple Ha-Tsvi s’extasie devant le spectacle des paysans de Beer-Touvia au travail :
« Comme ce tableau est agréable et ce spectacle magnifique ! Voir nos frères paysans
partir pour les champs labourer et sarcler leur terre ! »309. Dans ces articles
parfaitement rédigés, l’enthousiasme semblait spontané. Le style comportait souvent
des appels à la communion, des interjections et des points d’exclamations310, qui
encourageaient l’intériorisation des schémas adéquats pour la vie en terre d’Israël.
Le discours nationaliste élargi (les valeurs abstraites se concrétisant dans l’espace) fut
doté dans les journaux d’un corps bien réel dans la vie quotidienne.311 Le système
conceptuel du journal octroyait un sens à ce qui, autrement, aurait été dénué de toute
valeur informative d’actualité. Ce système s’introduisit dans la vie nationale des villes
bien établies, en identifiant les bribes de nationalisme urbain pour se les approprier
sans vergogne.
La « divinité nationale » s’exprimait dans les petits détails, du cep de vigne et de la
grange pleine de grains du village312 à la charmante petite fille qui avait offert un
bouquet de fleurs à un donateur potentiel313. Du moment où le sujet du reportage
recevait le baiser national magique, il n’y avait plus rien de banal en soi. Chacun de
ses gestes, en fonction de l’objectif du moment, était comme dirigé par des fils
invisibles pour mettre en branle les rouages du saint nationalisme314 dans les sphères
309
« Beer-Tuvia », Ha-Tsvi, 04/01/1898.
Les interjections et les points d’exclamations sont des éléments stylistiques qui traduisent
l’enthousiasme et la spontanéité, et ce faisant, crée un effet de proximité avec la scène décrite tout en
lui conférant un accent authentique et populaire. Gideon Kouts estime que l’aspiration populiste est une
des tendances dominantes du journalisme hébreux du dernier quart du XIXe siècle (Kouts, 1013, p.
103).
311
Selon la « stratégie de la pertinence populaire » du journal de masse, Elyada décrit que le texte
populaire est construit de telle façon qu'il aura une signification concernant l'existence quotidienne du
lecteur populaire. Le sujet traité dans le journal de masse est défini de telle façon que le lecteur sente
qu'il est relié à sa vie quotidienne, à l'espace géographique dans lequel il vit, à son activité
professionnelle et à ses pratiques matérielles et culturelles (Elyada 2015, p. 21).
312
« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 10/10/1897.
313
La petite fille « mignonne comme un ange » participait à une récolte de fonds pour le Kéren
Kayémet. « Vie à Jérusalem », Ha-Or, 26/05/1912.
314
Eliezer Ben Yehuda a à de nombreuses reprises attribué les caractéristiques de la sainteté au
nationalisme et à ses dérivés comme la langue, l’éducation et la terre, comme par exemple : « Ce lieu
est saint », Ha-Or, 23/06/1912.
310
91
supérieures, et comme aspiré au cœur d’un maelstrom. Le nationalisme était le récitclé qui posait les axiomes culturels du nouveau Yishuv315.
L’attribution d’une signification unique, nationale, comme système de valeurs étendu
à tout l’espace, empêchait qu’on néglige les événements insignifiants, éclos en fait
des microcosmes locaux. Elle exigeait en revanche qu’ils deviennent une partie de la
mosaïque constituant un unique événement national délocalisé, vorace, sans fin,
exigeant de ses sujets une dévotion sans limites. Elle représentait le prétexte éternel à
la publication de reportages sans aucun intérêt sur le plan de l’actualité, surtout au
sujet des jeunes localités.
Les nouvelles colonies ont gagné à plusieurs reprises l’honneur d’être représentées
dans une sorte de compte-rendu général intitulé : « Nouvelles des colonies » ou
encore « Dans les colonies »316. Selon les principes rédactionnels et la mise en page
adoptés par Eliezer Ben Yehuda, il ressort que les colonies étaient considérées comme
un secteur à part, dont la totalité tenait lieu de cohérence. C’était vraisemblablement
là que s’exprimait de la façon la plus évidente la symbolique graphique développée
par Ben Eliezer, qui voyait dans les colonies le groupe le plus représentatif du
nationalisme. De la même manière, ses journaux avaient pour habitude de condenser
toutes les nouvelles des colonies en une seule colonne, parfois même sans
paragraphes distincts, jusqu’à créer un seul paragraphe géant sans interruption. Sous
un seul titre se pressaient « les fidélités voisines et similaires de l’interprétation »317 :
une colonie se soude à une autre, du bétail au labour, silencieusement et fidèlement
unis les uns aux autres. Chaque représentant d’une colonie apportait sa propre
contribution, à chacun selon ses moyens, en exploitant l’illusion de l’analogie318, afin
315
Selon Clifford Geertz, l’ensemble des propositions culturelles se retrouve unies dans un « récit-clé »
(master fiction) au statut sublimé, parfois sanctifié, qui permet de conférer un sens commun aux
différents éléments (Geertz, 1977).
316
P. ex. : « Dans les colonies », Ha-Tsvi, 28/05/1909.
317
Foucault, 1966.
318
Dans Les mots et les choses, Michel Foucault tente d’analyser l’origine des préjugés qui conduisent
à voir de la ressemblance entre différents signes. Il marche en cela sur les traces de Francis Bacon
(Bacon, 1847, vol. I, p. 45, 55, 111, 119) au sujet du concept d’incompréhension. Ce que Bacon
dénomme « les divinités de la grotte et les divinités du théâtre » nous fait croire que les choses
ressemblent à ce que nous avons appris et aux théories que nous nous sommes forgées ; d’autres
divinités nous poussent à croire que les choses se ressemblent entre elles. « L’esprit de l’homme tend
naturellement à supposer qu’il existe dans les choses plus d’ordre et de ressemblances qu’il ne peut en
déceler », explique Bacon, « et alors que la nature regorge d’exceptions et d’anomalies, son esprit
recherche à la place l’harmonie, la concordance et la ressemblance. De là l’illusion selon laquelle le
parcours des planètes trace des cercles parfaits ». Foucault ajoute que ce sont là les divinités de la tribu,
les illusions spontanées de l’esprit, auxquelles s’additionnent – en tant que raisons et parfois en tant
92
de recréer l’interprétation hégémonique de « l’Un national », que le lecteur devait
assimiler.
La suite des reportages sur les colonies, réunis sans discontinuité graphique, récusait
la possibilité qu’un reportage spécifique s’impose dans son autodéfinition. Les effets
produits par ce type de condensation graphique sont la soi-disant unité d’action
d’entités distinctes, l’identité palpable, l’amplitude des réalisations, le manque de
temps, la réduction des moyens matériels, la supériorité de l’unité, la possibilité de sa
maîtrise et son extension pleine et complète à un champ culturel donné319.
En somme la condensation des informations au sujet des colonies constituait un
moyen commode de regrouper les espaces du désir imaginaires dans une case
rigoureusement organisée, propre à reliée dans la conscience une grille imaginaire de
localités partageant un dénominateur commun. Il s’agissait là d’un espace évident,
rituel, capable d’expulser les facteurs susceptibles de bouleverser son organisation ou
ses représentations. On pourrait même concevoir ces ressemblances fumeuses
d’opportunités suggestives en faveur d’une mémoire en attente d’utilisation, comme
un pas en direction d’un resserrement métaphorique qui convertirait des colonies
éparses en un seul Yishuv. Comme il n’était pas question d’un dénominateur commun
géographique, leur réunion dans un même catalogue s’appuyait sur la base d’une
différence idéologique dictée par un mode de vie particulier (et en fait, aussi ethnique,
car adopté en majorité par des Juifs originaires d’Europe de l’Est).
La mise en page réunissait pour le lecteur, de manière virtuelle mais cependant sur
une base quotidienne ou hebdomadaire, ce que la pratique politique et sociale à cette
époque en terre d’Israël n’autorisait que de manière sporadique : la rencontre entre les
représentants des différentes colonies. Ces reportages figés en un seul grand
paragraphe ressemblaient parfois à une réunion au sommet imaginaire, réalisable
uniquement sur la feuille du journal, des représentants occasionnels du Yishuv juif,
que conséquences – les imprécisions de la langue : un seul mot est attribué indifféremment à des objets
de nature différente. Ce sont là les dieux du forum. Seule la prudence de la raison peut dissiper cette
illusion, à condition que la raison sacrifie sa diligence et sa légèreté naturelle afin de devenir
« perçante » et d’enfin distinguer les différences propres à la nature. Pour un autre exemple de
l’application du « concept d’incompréhension » de Francis Bacon dans le domaine des symboles judéoisraéliens, voir Lavi, 2011, p. 16-17.
319
Par exemple : « Dans les colonies », dans « Du cœur du pays », Ha-Tsvi, 15/01/1886. La première
page condense des reportages des colonies sous une ligne qui les sépare d’un reportage sur Jaffa. Tout
ce qui concerne les colonies est comprimé en un seul paragraphe (!) de plusieurs centaines de mots,
réparti sur deux colonnes.
93
que des politiciens de métier n’avaient pas réussi à empêcher. On comptait parmi eux
des apprentis paysans, des professeurs portés par leur vocation, des enfants de
maternelle, des écoliers, des poètes nationaux, des choristes et des militants locaux,
qui se rencontraient malgré eux dans l’espace imaginaire de la troisième page de HaOr ou pas très loin de là. Ils y fêtaient avec abnégation la conformité opérationnelle
de leur quotidien, et s’abandonnaient à leur merveilleuse vie nationale. Là ils
devenaient représentatifs, bien qu’en fait ils ne se représentaient pas vraiment euxmêmes dans leur spécificité. Sublimes mais dénués de véritable indépendance, ils se
rapprochaient les uns des autres alors que le journal modelait l’illusion du
rapprochement géographique, et parfois même mental, entre eux tous. Là, ils avaient
l’air de ne former qu’une seule entité.
Ainsi était-ce un peu comme si l’importance des réunions passées trouvait
confirmation, et dans un même mouvement préparait les consciences à accepter les
réunions à venir, avec un changement dans l’identité des participants, qui tous
collaboraient à la représentation de l’harmonie magique jouée par la grande harpe
nationale, corde après corde, de la plus proche à la plus éloignée, qui toutes vibraient
sous une main invisible. À ces occasions chaque participant représentait en filigrane
une figure du passé320 en même temps qu’un délégué bien actualisé des colonies. Les
représentants du présent étaient composés en partie de figures du passé, selon un
dosage changeant adapté aux besoins de la scène médiatique321. Malgré le manque de
stabilité des représentations, certains paramètres se répétaient avec constance. Les
personnages des colonies représentaient en général – conformément à la ligne dictée
par le rédacteur Eliezer Ben Yehuda – la normalité honnête d’une colonie de gens
320
Selon Bakhtine, il ne peut y avoir d’énoncé unique. Un énoncé présuppose l’existence d’énoncés
antérieurs et d’énoncés à venir. Il n’y a donc pas d’énoncé premier ou dernier, mais seulement un
maillon dans une chaîne qui ne peut être analysé indépendamment de la chaîne. Il existe entre les
énoncés des rapports qui ne peuvent être définis en termes de catégories mécaniques ou linguistiques,
et il n’y a rien qui leur soit analogue (Bakhtine, 2008, p. 164).
321
L’énoncé possède d’après Bakhtine deux particularités en apparence contradictoires : d’une part, il
est défini et auto-suffisant, et d’autre part, il est ouvert et indéfini. On ne peut comprendre l’énoncé
qu’en se rapportant à l’ensemble, qui ne se résume pas à la somme de ses parties, et qui ne peut pas non
plus être décomposé et recomposé sans porter atteinte à son sens. Cependant l’ensemble est ouvert – le
comprendre, l’appréhender comme un tout, ne représente qu’une perspective fondée sur une interaction
dialogique spécifique. Elle n’épuise pas sa signification, ses significations étant d’ailleurs multiples et
inépuisables. Celle-ci continuera à changer et à présenter de nouveaux visages à chaque nouvelle
interaction. La culture d’une époque constitue aussi un ensemble de ce type, et il incombe aux époques
suivantes de tenter d’en extraire la signification gommée par le temps et de la placer, encore et encore,
face à de nouvelles questions (Bakhtine, 2008, p. 17).
94
posés. Un idéal pastorahl digne des narodniks, laborieux et satisfait, qui
vraisemblablement n’a jamais existé en Israël, même de nos jours322.
En amplifiant l’importance des activités qui se déroulaient dans les nouvelles
colonies, les journaux de Ben Yehuda atténuaient par contre coup l’importance des
événements du vieux Yishuv juif, qui était soi-disant peuplé d’« improductifs
culturels »323. Les comptes rendus généraient des représentations de remplacement,
significatifs non seulement pour les Juifs de l’ancien Yishuv en terre d’Israël, mais
aussi pour les nouveaux colons eux-mêmes.324 La tendance d’Eliezer Ben Yehuda, qui
allait en s’amplifiant avec les années, étant de se concentrer sur les figures les plus
représentatives (généralement en terme de prestige) du nationalisme, du moins tel
qu’il les concevait, était susceptible de conférer l’impression fausse que la vie d’un
citoyen moyen se déroulait entre les vignes, les spectacles325 et les fêtes nationales,
entre les cérémonies où brillaient des Maccabées altiers326 et des bals où on risquait
fort de croiser des professeurs visionnaires et d’entonner avec eux des chants
patriotiques avec accompagnement au piano.
La réalité ainsi décrite n’était pas fausse, mais elle faisait en général abstraction des
moments de désespoir et des difficultés financières, de toute une gamme d’attaques et
d’hostilités, des maladies et du mouvement d’émigration hors d’Israël327, de
322
La description des « personnages incarnés » présentée ici est basée sur la conception que les
descriptions des journaux de Ben Yehuda doivent être interprétées selon les intentions médiatiques de
leur rédacteur. Nourit Mor Basman précise que des philosophes comme Storson, Searle, Grace, Austin
et Wittgenstein, expliquent le sens de phrases en fonction des intentions performatives du locuteur sur
l’interlocuteur. Ces philosophes estiment que l’approche qui explique le sens d’un message linguistique
en termes d’intentions communicationnelles permet d’échapper au cercle vicieux des analyses
déconnectées de la fonction de communication du message, qui elles sont basées sur des termes tels
que marqueur sémantique, sens dénoté selon Frege etc. Mor Basman renvoit à Stampe, 1968 et Searle,
1972 (Mor Basman, 2010, p. 307).
323
Selon le concept de De Certeau, 1990.
324
Selon les constatations d'Elyada, on peut en conclure qu'il s'agissait généralement d'une presse
légère destinée au « bon peuple », productif, respecté par les élites. Sur le journal de masse « bon » ou
« mauvais », voir Elyada 2015, p. 11. Sur la différence entre la presse d'Eliezer Ben Yehuda et le « bon
lecteur » du nouveau Yishuv et « le mauvais lecteur » de l'ancien Yishuv, (qui selon Ben Yehuda en
s'ouvrant aux contenus séculaires nationaux s'ouvrira finalement sur le monde) voir Elyada 2015, p.
44-47. Sur la participation du «bon lecteur » à la productivité du journal, voir également les pages 5159.
325
Voir p. ex. « Jaffa et les colonies au Gymnasium hébreu », Ha-Tsvi, 23/12/1908.
326
P. ex. : « Affaires du jour », Ha-Or, 22/12/1911 : « … Voici que défilent devant nous les héritiers
des Maccabées, accompagnés de chants et de musique, et qu’ils nous montrent, altiers et le dos droit,
des exercices de gymnastique ».
327
La question de l’émigration hors d’Israël, précisément, a souvent été abordée dans Hashkafa. La
raison en est peut-être qu’à certaines périodes, ce journal était relativement bien diffusé dans les
communautés de la diaspora.
95
l’intransigeance des employés du baron de Rothschild, du sentiment de vide qui
accablait parfois ceux qui s’agrippaient à une petite colonie isolée, du fossé culturel
qui touchait à presque tous les domaines, sans parler de multiples autres problèmes et
tourments. L’activité phénoménale d’Eliezer Ben Yehuda et de ses amis n’est
cependant pas parvenue à combler tout à fait le vide culturel creusé par l’émigration,
la laïcisation ou la plongée dans une culture en formation, dans laquelle même le
vocabulaire de base manquait encore. Parfois le processus d’adaptation des premiers
colons était particulièrement traumatisant : « Une attaque surprise, le meurtre des
voisins, l’enlèvement d’enfants ; après un appartement dans l’étable, en compagnie
des animaux… », raconte après plusieurs années la fille de colons de Ness Tsiona et
Rehovot328.
Les journaux de Ben Yehuda, en particulier à leurs débuts, ne tentaient pas de
dissimuler aux yeux des lecteurs les difficultés bravées par les premiers colons : «
Voilà plusieurs années que ces gens souffrent, et ils souffriront encore », rapporte HaTsvi dans les premières années de sa parution au sujet des agriculteurs de Gedera329.
On trouve ailleurs, à propos des problèmes de transport et de commercialisation
rencontrés par les agriculteurs de Rosh Pina et de Yessod Ha-Maala : « Ici on ignore
ce qu’est une charrette et il n’y a pas non plus de marché où vendre le blé »330. Ceci
posé, la tendance à éviter de rappeler, même dans les moments difficiles, le lourd
désespoir et l’amère déception des colons était largement dominante.
Très rapidement, les propos faisant état de la souffrance des colons ont été modérés
ou étouffés afin de faire place à un discours axé sur l’espoir et la promesse de
compensations à venir. Il était devenu abscons de parler de la souffrance, comme si
elle s’était autodétruite d’année en année. On racontait par exemple que l’ardeur au
travail du paysan s’était accrue « sans limites, quand un agréable espoir commence à
le réchauffer de ses rayons »331. On mettait en avant les efforts qui avaient déjà porté
leurs fruits, grâce à « l’acier humain » qui avait permis la création d’un « paradis
divin » à la place d’une « terre rendue aride durant des millénaires par des cieux
328
Extrait des mémoires publiées par Ha-Tsvi sous le titre «Harrarit» (« En marge des mémoires du
Yishuv », Ha-Tsvi, 21/10/1909).
329
« Gedera », Ha-Tsvi, 17/07/1885.
330
« Les colonies de Rosh Pina et de Yessod Ha-Maala », Ha-Tsvi, 26/12/1984.
331
L’espoir qui se trouve au centre de ce compte-rendu est motivé par la nouvelle que le baron de
Rothschild a apporté son aide aux colons de Wadi Hanin, aujourd’hui Nes Tsiona (« Du cœur du
pays », Ha-Tsvi, 15/01/1886).
96
incandescents »332. Quelques années après l’identification avec la souffrance, les
colonies de Judée étaient comparées à des nourrissons souffrant de poussée dentaire,
afin de suggérer que ces douleurs inévitables passeraient d’elles-mêmes avec le
temps333.
Les journaux de Ben Yehuda encourageaient les paysans à surmonter leurs difficultés
par des descriptions visionnaires des réalisations futures, qui seraient les fruits de leur
labeur présent. Aux vignerons de Rishon Le-Tsion, par exemple, on faisait miroiter le
rêve de vendre leurs vins à l’étranger, et cet espoir les réconfortait dans les moments
difficiles334. On retrouvait d’ailleurs la vision des vins secs exportés dans la bouche
même des agriculteurs : « L’oreille ne saurait contenir tous les doux espoirs que se
plaisent à imaginer les gens de Rishon Le-Tsion. Chacun selon son cœur bâtit son
château, mais tous s’entendent à dire que le jour viendra où toute la diaspora boira le
vin de leurs vignes, et du sang de leurs raisins335 toute la terre d’Israël prospérera »336.
La souffrance symbolisée des premiers pionniers a été si bien refoulée que leurs
héritiers se sont trouvés absorbés dans un cycle de vie qui, s’il comportait une part
nullement négligeable de souffrance et de tristesses, était néanmoins caractérisé
essentiellement par le sens de l’effort et par un grand dévouement. Les difficultés
étaient en quelque sorte compensées par une solidarité chaleureuse et par les
événements communautaires. De fait, la réalité reflétée par les journaux de Ben
Yehuda traduisait bien souvent un effort pour amenuiser la morosité et amplifier
l’enthousiasme et la joie en mettant l’accent sur les festivités. Par exemple on
rapporte qu’à Rishon Le-Tsion « le public est nombreux, plein de joie de vivre et gai.
332
« Dans les colonies », Ha-Tsvi, 27/08/1897. Cette déclaration faisait suite au succès qu’avaient
emporté en Europe les produits agricoles importés de la terre d’Israël.
333
« Au sujet des réussites des colonies de Judée », Ha-Tsvi, 01/12/1899.
334
La description d’un avenir rose qui se fixe pour but d’encourager les investissements et d’empêcher
le découragement est à rattacher aux « énoncés performatifs ». En effet ce type d’énoncés ne décrit pas
une réalité mais l’invente. John Austin les dénomme plus précisément « énoncés perlocutoires », dans
la mesure où le fait même de les énoncer entraîne une action et pousse l’interlocuteur à agir pour
achever leur accomplissement. Qu’il s’agisse de convaincre ou d’influencer, ces énoncés sont
susceptibles de conduire aux effets désirés, ou aux résultats inverses (Austin, 2006).
335
L’expression « sang des raisins » a son origine dans Genèse 49: 11 : « Alors on attachera son ânon à
la vigne, et à la treille le fils de son ânesse ; on lavera son vêtement dans le vin, et dans le sang des
raisins sa tunique ».
336
« Du cœur du pays », Ha-Tsvi, 15/01/1886. Cette vision s’est accomplie de manière plutôt
satisfaisante. La directrice export des vins Carmel, qui englobent aussi les caves de Rishon Le-Tsion,
rapporte que 10% des ventes pour l’année 2014 étaient réalisées à l’exportation, ce qui représente un
chiffre d’affaires de plusieurs millions de shekels par an (Ben Simon, correspondance, 2014).
97
Il crie : Hourra ! »
337
. Quant au reportage sur une fête à Jaffa, le lecteur s’est
certainement senti ému en lisant que « celui qui n’a pas vu de ses yeux la joie des
élèves ne sait pas ce qu’est la véritable joie »338.
La réalité représentée par les journaux de Ben Yehuda était à telle point embellie qu’il
arrivait que même les habitants du nouveau Yishuv se rebiffent. Ils tempêtaient surtout
contre le fait que Ben Yehuda, au lieu de soutenir leur combat, prenait fait et cause
pour le baron de Rothschild, allant même jusqu’à appuyer ses fonctionnaires339 (ils
ignoraient vraisemblablement que le baron versait une rente mensuelle directement à
Ben Yehuda)340. Dans de telles circonstances, Ben Yehuda relevait le défi et se lançait
dans la description du côté bougon des colons :
Ha-Tsvi n’a jamais prétendu que tout était beau et bon dans les colonies. Souvent nous
avons affirmé que même les fonctionnaires du baron sont des êtres de chair et de sang,
et comme tels, ils courent le risque de se tromper et parfois d’échouer. Mais ces
erreurs, d’une part, sont de peu de poids face à l’essentiel, et d’autre part, ils peuvent se
corriger petit à petit. Mais reconnaissons-le sans honte, nous avons guère espoir qu’un
jour viendra l’âge d’or où les habitants des colonies chanteront jour après jour la
droiture de ces fonctionnaires.341
On peut constater qu’en accordant une place relativement disproportionnée aux
questions touchant au jeune Yishuv, l’image de marque des anciennes colonies s’en
trouvait ternie, et ce essentiellement dans le domaine de la vie communautaire. Leur
absence dans les journaux était même flagrante. Eliezer Ben Yehuda désavouait le
passé récent de la diaspora, et le romantisme qui s’y rattachait342. De nombreuses
études, comme celles de Raz-Krakotzkin ont démontré que la conscience historique
israélienne-sioniste reposait sur diverses attitudes de déni et de silence. En effet la
mémoire est liée au refoulé et au mutisme. Selon certains chercheurs, l’élément de
négation a reçu une place centrale explicite dans le processus de formation et de
337
« Jaffa et les colonies au Gymnasium hébreu », Ha-Tsvi, 23/12/1908.
« Jaffa », Ha-Tsvi, 25/12/1908.
339
Par exemple on trouvera des louanges de Ben Yehuda pour le plus haut fonctionnaire du baron,
Elihaou Sheid, dans « Chroniques hebdomadaires », Ha-Tsvi, 28/06/1889.
340
Lang, interview.
341
« Brève réponse », Ha-Tsvi, 19/10/1888.
342
Lang, 2008, p. 698. On en trouve des témoignages dans de nombreuses sources. Selon Lang, cette
conception se retrouve dans les propos du fils d’Eliezer Ben Yehuda, Itamar : « Nous sommes les fils
de la terre d’Israël, nous sommes la petite portion [du peuple] qui a réussi à tirer un trait pour toujours
sur le monde de la diaspora » (« Que par notre faute ! », Ha-Tsfira 120, 07/06/1911, 11 Sivan 5671).
338
98
définition de la conscience juive nationale et territoriale343. On peut étendre cette
interprétation de l’origine du rejet de la diaspora aux anciennes implantations en terre
d’Israël. Plus la vie communautaire de Tibériade, Safed et Hébron était passée sous
silence, de manière douce et détournée, plus on assistait à un déplacement du centre
de gravité, sourd et inavoué, qui annonçait des changements dans le gouvernement du
Yishuv juif. Il s’agissait là cependant d’une démarche systématique et arrêtée,
élaborée de fait dans les journaux de Ben Yehuda, et imposant en silence un nouvel
ordre géographique et social différentiel.
Une des caractéristiques de l’entreprise qui visait à masquer la dépréciation de
« l’ancien »344 Yishuv était que, loin de disparaître tout à fait des journaux de Ben
Yehuda, ses colonies étaient au contraire abondamment mentionnées, mais d’une
façon qui les différenciait du tout au tout des nouvelles colonies, qui étaient devenues,
sous la plume d’un des collaborateurs de Ben Yehuda, « la nouvelle terre d’Israël »345.
Les reportages sur les villes saintes auraient pu être marqués négativement, par
exemple en mentionnant la corruption financière de l’institution rabbinique de
Hébron346, ou positivement, par exemple en racontant comment les habitants de
Tibériade avaient contribué à l’entreprise sioniste347 ou en décrivant les membres de
l’association Maccabi qui avaient participé aux festivités de Lag Ba-Omer à
343
Raz-Krakotzkin, 2007, p. 102.
Le mot « ancien » dans l’expression « ancien Yishuv » est adopté dans la présente thèse entre
guillemets parce que cette expression très fréquente risque d’être connotée sur le plan
psycholinguistique dans le sens de façonnement de la conscience quand elle figure sans guillemets.
C’est particulièrement important dans un travail comme celui-ci, qui s’attache à définir les modes de
formation de la conscience à travers le vocabulaire et les textes. Le dictionnaire Sapir propose deux
champs sémantiques pour la définition du terme « ancien » (yashan) : 1. Qui existe depuis longtemps
(antonyme : nouveau) ; 2. Qui a perdu sa fraîcheur (Avneon, 1998). Il me semble qu’une étude
consacrée aux modes de formation de la conscience nationale par le biais de la langue et de la culture
doit se distancer des termes en usage dans le domaine de recherche pertinent, quand bien même ceux-ci
seraient fortement implantés et utilisés depuis longtemps. Livnat Zohar précise que l’utilisation de la
langue repose sur des opérations infinies de choix (Zohar, 2010, p. 125). Les choix ne sont jamais
neutres, mêmes ceux qui ont l’air normaux ou standards. Zohar estime cependant que même le choix de
termes neutres révèle une intention argumentative (Ch. Perleman et L. Obrechts-Tyteca, 1985, p. 19).
« La langue sait se masquer elle-même », écrit Roé (194, p. 132), « comme si elle s’annulait afin
d’obtenir un effet de transparence. Cela signifie que la langue peut "faire semblant" d’être neutre et
passive, comme si elle ne participait pas aux processus de communication, y compris aux éléments de
puissance, d’intérêt, de persuasion et d’idéologie qu’elle véhicule toujours ». De surcroît, Israël Bartal
a montré comment des expressions comme « nouveau Yishuv » et « « ancien Yishuv » ne réflètent pas
la réalité pour la raison que la majorité du peuplement ashkénaze « ancien » était en fait « nouveau »
(Bartal, 1976, p. 5). Voir aussi, ibid., les origines des déclinaisons par rapport à ces concepts.
345
P. ex. « Lettre d’Alexandrie », Ha-Or, 18/07/1912.
346
« De Hébron », Ha-Tsvi, 18/10/1909.
347
« Tibériade, 17 février 1893 » (1er Adar 5653), Ha-Or, 17/03/1893.
344
99
Jérusalem, ce qui « avait insufflé au Hiérosolymites un souffle de vie »348. Le
problème est qu’un esprit positif était très souvent associé dans les villes au
nationalisme, alors qu’un esprit négatif (par exemple faire état des conditions
sanitaires déplorables de Jérusalem) semblait être réservé aux habitants des villes
saintes et de « l’ancien Yishuv », en fait d’être lié à un « lieu » et à ceux qui se
continuaient à se rattacher à ce même lieu géographique. On pourrait par conséquent
avancer que, dans les journaux de Ben Yehuda, « l’ancien Yishuv » ne désignait pas
une région physique, mais bien une zone mentale. Les limites de cette zone
s’effritaient du fait même de son immobilité, perdaient de leur consistance à cause de
son ancienneté, à cause de son mutisme. Le passé biblique, en revanche, était
représenté dans les journaux de Ben Yehuda comme un passé éternel, dont on pouvait
comprimer l’étendue mais pas l’esprit, un passé qui attendait qu’on le fasse parler, un
passé capable de faire pousser de nouveaux membres afin de soutenir le nationalisme,
à chaque millénaire, à chaque fois que cela serait nécessaire.
Il s’agissait là d’une distinction entre deux types de passé, voire même d’une
opposition. D’un côté se tenait le passé antique représenté par le patrimoine culturel
classique, offert depuis des années aux regards (dont les représentations comprenaient
par exemple le Mur des Lamentations et les murailles de Jérusalem), auquel s’était
ajoutées les découvertes archéologiques récentes (Tel Gezer, Tel Hassi et d’autres
encore) ; ce qu’on ne pouvait en voir ou n’avait pas encore été découvert pouvait être
imaginé à l’aide de la Bible. Tous ces monuments du patrimoine culturel avaient été
adoptés par le nationalisme et l’occidentalisme, comme une coalition de l’« antique »
et du « moderne » fondus dans le creuset de la culture de l’« Hébreu ».
D’un autre côté se tenait le patrimoine culturel du passé récent : son ancienneté
fatiguée ne lui conférait aucun prestige, et il continuait d’être administré par les
membres de « l’ancien Yishuv » (parmi ses représentations les plus typiques : la
tombe de Rabbi Shimon Bar-Yohaï, celles de Rabi Meïr Baal Ha-Ness et de Rabbi
Itshak Louria Ben Shlomo, et d’autres encore). Ce patrimoine symbolique était donc
considéré, tout comme ses représentants, comme « ancien », ou plus simplement,
comme « juif ». Ce passé qui s’était obstinément appliqué à échapper à l’éclat des
Lumières s’était fossilisé, par sa faute, justement dans la période escamotée, effacée,
348
« Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 06/05/1912.
100
dans la non-continuité historique. Du point de vue du nationalisme esquissé par les
journaux de Ben Yehuda, le patrimoine culturel ancien – à la différence de l’antique –
présentait autant d’attraits qu’une vieille couverture élimée, mais il était beaucoup
plus nocif (pas nocif en soi, mais nocif en raison de sa contribution à l’entretien des
« superstitions » et de son rôle dans la collecte des dons et dans l’organisation de leur
répartition charitable)349.
Le national, dans les journaux d’Eliezer Ben Yehuda, rimait non seulement avec le
progressiste et l’européen, mais aussi avec le rationnel350. Avec la formulation de la
logique nationaliste (ou de ce qui était considéré comme « logique » sur ce plan),
l’ancien Yishuv
se trouvait généralement dépourvu de tout aspect de logique
nationaliste, en fait dépourvu de « logique » autre que les intérêts de l’oisiveté et de la
mendicité (intérêts qui étaient aux yeux des « rationnels », les intérêts « rationnels »
des « irrationnels »). Par conséquent, on peut avancer que, dans une certaine mesure,
cette constante orientation dans les journaux de Ben Yehuda a tracé les contours du
rationnel face à l’irrationnel, et de là, de la figure attachée au passé significatif face à
celle qui s’attache à un passé insignifiant. Ces nuances rejoignent les conclusions
d’Amnon Raz-Krakotzkin, selon lequel la pensée sioniste a renié le passé d’après
l’exil car, pour le nationalisme sioniste, la terre elle-même n’avait pas d’histoire en
dehors de la place qu’elle occupait dans l’imaginaire théologique judéo-chrétien :
La terre vers laquelle s’est effectué le Retour d’exil n’était pas réelle, avec ses habitants
et son histoire, mais la représentation d’une terre selon la théologie juive et chrétienne.
Toutes les bases qui ont modelé le rapport à la terre ont été empruntées à la perspective
chrétienne et l’ont poursuivie – l’archéologie chrétienne, les voyageurs chrétiens, en les
redirigeant vers d’autres lieux.351
349
Voir p. ex. « Danger », Ha-Tsvi, 09/03/1888.
Galia Yardeni a décrit de quelle façon Ben Yehuda avait déclaré la guerre, dès les premiers numéros
de ses journaux, à la crasse et à la saleté, à l’oisiveté et à la mendicité, à l’ignorance et aux
superstitions, à la corruption et aux prises de décisions ineptes dans le domaine des affaires publiques,
pour favoriser la nouveauté, la beauté, l’ordre et la discipline, la joie de vivre et ainsi de suite.
Cependant dans le huitième numéro de Ha-Tsvi/ Ha-Or, Ben Yehuda décrit les maisons et les palais
noyés dans la verdure construits à Jérusalem par des non Juifs, conçus « avec bon goût… au nom de
l’agrément, de la beauté, pour honorer le peuple et la religion… et là, pour Israël… tout n’est que
désolation… travail grossier, ordinaire, maladroit, sans agrément, sans beauté, sans ornements,
insignifiant, nimbé de deuil, couvert d’un souffle obscur…. et tout cela fait honte à tout Israël » (dans
Yardeni, 1968, p. 248).
351
Raz-Krakotzkin, 2007, p. 112-113.
350
101
La géographie des implantations de Ben Yehuda avait par conséquent tendance à être
fragmentaire, aussi bien sur le plan des villages que des événements et des hommes
considérés comme « positifs » sur le plan national dans l’ancien Yishuv352, et qui par
certains aspects étaient proches du nouveau Yishuv, isolés géographiquement de leur
environnement immédiat « ancien » par ce qui était souvent décrit comme « dégradé »
et « sale »353, et récupérés au nom de leurs actions ou de leurs qualités nationales à la
faveur de leur simple proximité physique.354 En signalant socialement et
culturellement ces valeurs dans ses comptes rendus sur l’ancien Yishuv, Ben Eliezer
agissait en apparence à l’encontre de la pure distinction géographique stéréotypée
entre les « bons » (le nouveau Yishuv) et les « mauvais » (« l’ancien » Yishuv), en
élaborant un système géographique et social complexe, protéiforme, mais cependant
partial et clairement hiérarchisé et aisément identifiable par tout un chacun.
Parallèlement, les journaux de Ben Yehuda avaient à cœur de marquer les
comportements « importés de l’exil » dans l’ancien Yishuv. On peut par exemple
trouver des mentions de ces caractéristiques dans le rappel incessant des conditions
sanitaires déplorables dans les anciennes villes, surtout à Jérusalem355 – que Ben
Yehuda combattait, quitte à invoquer une variété de raison halakhiques356 – ou la
question de la viande contaminée357. Cette question faisait écho à la description de la
352
Cette tendance est cohérente avec l’approche d’Anthony Smith (voir supra) selon lequel la terre
était devenu un « sujet moral » (Smith, 2010).
353
Voir p. ex. : « Jérusalem ne sera sauvé que par les égouts ! », Ha-Or, 05/12/1912.
354
Sur la couverture des faits de corruption dans les anciennes villes comme Jaffa et Jérusalem dans
Ha-Tsvi , voir Elyada 2015, p. 104-106. Sur la contribution de la couverture sur les faits de violence à
Jaffa à former une image d'elle dans la presse d'Eliezer Ben Yehuda comme l'orientale corrompue et
attardée en comparaison de Tel-Aviv l'esthétique qui sera construite selon les normes occidentales, voir
p. 170.
355
Dès les premières années de parution de ses journaux, Ben Yehuda déplorait les conditions
sanitaires de Jérusalem, qu’il qualifiait de « grand crime » imputable aux citadins, « que nous avons
déjà signalé et auquel personne ne se charge de remédier pour plaire à Dieu, ce crime qui est celui des
ordures qui prolifèrent chaque jour aux portes de Jérusalem et dans sa périphérie, baissez les yeux et
lisez la lettre de M. Lian au sujet des déchets et de la saleté qui emplissent les rues du quartier Méa
Shéarim et jugez si les gens qui ont le pouvoir de protester contre cela n’aggravent pas leur crime. Les
déchets et la saleté sont à l’origine de toutes les maladies, de la tourbe sort toute la vermine que
l’hygiène ne peut supporter, elle s’attaque au corps et à l’estomac et au sang et à la chaire et crée de
multiples maux et fomente des maladies dont nous avons déjà eu l’occasion de contempler maints et
maints exemples », (« Du cœur du pays », Ha-Tsvi, 11/06/1886).
356
Les raisons halakhiques invoquées en faveur de l’hygiène comportaient une analogie au
commandement « préventif », ou mitsvat maaké : « La règle est que la source de toutes les infections
est la saleté, et par conséquent tous ceux qui contribuent à la saleté de la ville doivent être considérés
comme des individus nocifs et criminels. Voici deux crimes graves, le vol et le crime, pour lesquels
vous demandez pardon, et je m’étonne ! Consultez le Sefer Ha-Hinoukh, paragraphe 546 au sujet de la
mitsvat maaké » (ibid.).
357
Ha-Tsvi considérait comme un devoir de rapporter que « une femme a vu chez le boucher une
viande avariée pleine de vers à l’odeur insupportable. Lorsqu’elle a demandé : à qui cette viande est-
102
saleté de la diaspora, comme par exemple la saleté caractéristique du déguisement du
Juif Mardochée dans les villes de Lituanie358, et elle pouvait créer dans les
consciences une impression de continuité temporelle et géographique. La mention
d’autres caractéristiques de ce type était à même de transformer « l’ancien » Yishuv en
une sorte d’annexe de la diaspora, une « Lituanie made in Israël ». Ces descriptions,
en plus du culte admiratif voué au nouveau Yishuv, constituaient un code implicite qui
instaurait une hiérarchie très nette, dans un journal qui prétendait prôner l’unité
nationale mais qui en fait accusait et organisait les différences à l’intérieur du peuple
juif, sur la base de ce qu’il considérait comme une distinction légitime359.
La distinction entre le nouveau Yishuv et « l’ancien » n’était pas valable uniquement
pour les groupes de population mais aussi pour les autorités locales. Lorsque les
journaux de Ben Yehuda évoquaient les comités des colonies, ils le faisaient
généralement sur un ton compréhensif et plein d’empathie360. En revanche, lorsqu’ils
décrivaient le fonctionnement des mairies des villes anciennes, la rhétorique
empruntait souvent la tournure d’une discussion sur les droits des citoyens et sur la
remise en question des autorités par le public361. On peut constater cela même au sujet
de la ville où vivait Ben Yehuda, Jérusalem :
À compter de ses toutes premières réunions, la mairie se doit de consacrer tous ses
efforts à la grande question de l’approvisionnement en eau de Jérusalem. Il n’est pas
nécessaire de s’étendre sur l’importance de cette question pour notre ville et pour la
santé de ses habitants, et ceci sera la première épreuve à laquelle sera confrontée la
nouvelle mairie, qui devra prouver son empressement à agir pour le bien public.362
Ce type de comptes rendus, avec leur esprit de jugement constant et insaisissable,
portait atteinte à la suprématie de l’ancien Yishuv, et à sa dépossession rampante de la
elle destinée ?, le boucher a répondu : aux élèves de Mikvé Israël… », (« Faits et récits », Ha-Tsvi,
10/03/1909).
358
« Chroniques de la semaine », Ha-Or, 03/03/1893.
359
Ces comptes rendus systématiques correspondent à ce qu’Anthony Smith décrit au sujet de ce qui
est devenu en Israël un « sujet esthétique » (Smith, 2010).
360
L’empathie dont faisait preuve Ben Yehuda à l’égard des comités des implantations n’était pas sans
réserve. Elle faiblissait devant les décisions qui contredisaient son point de vue, et pouvait aller jusqu’à
une critique circonspecte. Voir par exemple l’article au sujet de la décision prise à Petah Tikva
d’interdire la présence d’acteurs hommes et femmes sur la même scène (« Dans les colonies », HaTsvi, 17/03/1909).
361
Il est probable que le fait que les comités des colonies étaient constitués de Juifs alors que les
mairies étaient gérées par des membres de toutes les confessions et religions, jouait un rôle dans cette
attitude.
362
« Première réunion », Ha-Or, 15/03/1910.
103
terre par le biais de la nouvelle langue créée par les journaux (où se trouvaient réunies
les normes directives de la nouvelle culture).363 Cette dépossession culturelle avait
commencé alors même que l’ancien Yishuv représentait encore la majorité des Juifs
de la terre d’Israël sur le plan démographique.
L’effort pour créer une conscience de diaspora intérieure au moyen de la démarcation
de poches quelques peu discutables d’« esprit de la diaspora » en terre d’Israël
ménageait cependant des sorties de secours qui permettaient d’échapper à cet esprit.
Le fait que ses limites n’étaient pas hermétiques donnait à ses habitants une lueur
d’espoir. Leur lieu de résidence n’était pas une fatalité, on pouvait échapper à son sort
en adoptant le bon système de valeurs et en modifiant sa conduite, quand celui qui
choisissait de s’extirper de « l’ancien » Yishuv devait abandonner derrière lui ses
voisins sans avenir, sans espoirs et sans rêves. On décrivait par exemple la beauté
d’un enfant d’une école orthodoxe qui avait participé à l’action nationale de
plantation d’arbres à Tou Bi-Shvat : « Non loin de moi, un petit garçon d’environ sept
ans, avec ses longues papillotes, élève d’un Talmud Torah, avec ses profonds yeux
noirs, beau et clair comme le soleil, se met à genoux pour planter un arbre tout seul. Il
a placé le jeune plant dans le trou, et avec ses petites mains, il ramène la terre tout
autour et la tasse »364. L’enfant est marqué comme Autre, mais l’accomplissement
d’une action appropriée du point de vue nationaliste lui permet de recevoir la
bénédiction nationale.
Voici donc un exemple supplémentaire de l’usage que faisait le sionisme des
mécanismes sociaux d’un soi-disant libre arbitre pour construire l’identité sioniste –
un usage qui lui conférait une puissance symbolique extraordinaire365. Ceux qui
restaient en arrière dans « l’ancien » Yishuv étaient dépouillés d’identité pour Eliezer
363
On peut voir dans la presse d'Eliezer Ben Yehuda, une démonstration assez précoce de l'argument
des adeptes de l'école de Franckfurt et de Max Horkheimer, qui traitait la presse à scandale d'
« industrie de la culture ». Le journal a participé au processus de destruction de la culture populaire
« authentique » du lecteur, et la remplacée par la « culture de masse ». Ce qui signifie que les élites ont
transformé la culture du peuple par une culture qu'elle a créé pour le peuple. (Elyada 2015, p. 13).
Parfois, les relations sociales concrètes ont été remplacées par des représentations au moyen d'images
spectaculaires, ce qui a été qualifié par l'essayiste français Guy Debord de « société spectacle »
(Debord, 1967, voir à ce propos Elyada 2015, p. 13).
364
« Échos des festivités », Ha-Or, 28/01/1913.
365
Shoham, 2012, p. 26-27.
104
Ben Yehuda366, et le plus souvent le discours communautaire à leur sujet était
insensible, critique, et dénué d’empathie. Quand malgré tout on exprimait de la peine
ou de la compassion, c’était généralement sur le plan collectif, comme une douleur
ressentie pour une partie du « peuple ».
Souvent les journaux se désolaient que les habitants de l’ancien Yishuv ne soient pas
maîtres de leur destin. Ainsi, par exemple, Ha-Tsvi exprima-t-il son affliction, selon
ses propres termes, devant les efforts inefficaces, à ses yeux, des Juifs croyants qui
priaient sur le tombeau de Rachel, femme de Jacob, en demandant l’annulation de
l’enrôlement dans l’armée turque. Ha-Tsvi jugeait qu’il valait mieux aborder « ces
grands problèmes comme il convient à des personnes adultes »367.
Ben Yehuda
estimait que ceux qui tombaient dans le piège des faiseurs de miracles faisaient
preuve d’infantilisme et de stupidité. Le journal raconte par exemple le « canular »
d’un homme qui a envoyé des lettres à des centaines de Juifs de la terre d’Israël et de
la diaspora, en demandant qu’on lui envoie de l’argent afin qu’un rabbin de
Jérusalem, doué de pouvoirs, prie pour eux et les délivre du sort qui les accable. Les
sots qui accordent foi à ce genre de promesses sont ceux-là même, d’après le journal,
qui les encouragent368.
Eliezer Ben Yehuda a lui-même donné l’exemple en matière de rationalité. Bien qu’il
ait perdu trois enfants en l’espace de deux semaines, il a déclaré un jour que, pendant
qu’il était placé aux arrêts par les Turcs369, sa femme a accouché sans qu’il ne recoure
à aucun des charmes et talismans traditionnellement utilisés pour protéger la mère et
le nouveau-né : « Ma femme a accouché, et il nous semble à tous que le danger est
passé. Nous avons accueilli le shabbat sereinement et paisiblement, nous ne sommes
pas tombés malades et nous n’avons pas craint qu’une Lilith accompagnée de toute sa
clique vienne danser autour de nous. Je dois avouer que je n’ai pas fait protéger
366
Comme par exemple des comptes rendus au sujet des Juifs qui dépendaient de l’aide économique et
médicale de la Mission. Voir ici le chapitre consacré à la conversion et à la mission et convention
chapitre 3.3.6.
367
« Enrôlement général dans l’armée », Ha-Tsvi, 13/11/1908.
368
« On ne doit pas vraiment s’étonner qu’il y ait de telles mystifications et de tels tricheurs, tout
comme il faudrait rire des sots qui s’abandonnent aux mains des tricheurs. Tant que de tels sots ne
disparaîtront pas de la terre d’Israël, les tricheurs ne cesseront pas d’utiliser leur bêtise à leur profit.
Maître du monde ! Il y a encore des sots en terre d’Israël ! », (« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi,
22/03/1895).
369
Eliezer Ben Yehuda a été arrêté par les autorités ottomanes à la suite de la publication d’un article
de son gendre, Shlomo Naftali Yonas, à Hanouka 1893. L’article, qui vantait la bravoure des
Maccabées, a été interprété comme une incitation à la rébellion.
105
l’accouchée, je n’ai pas accroché les "Cantiques des degrés" au-dessus du berceau et
je n’ai pas déroulé de fil tout autour des murs de la chambre »370. Ha-Or a d’ailleurs
incité à mener une guerre culturelle où les forces de la raison et de l’intelligence
vaincraient enfin l’ignorance. Il était évident, d’après le contexte, que les habitants de
« l’ancien » Yishuv étaient visés :
Voici le devoir de tout homme lettré, de tout homme droit qui par son intelligence et sa
sagesse s’est élevé au-dessus des foules, de tout homme qui a été éduqué et instruit :
combattre pour ses opinions et pour ses idées. Il est de son devoir de brandir haut la
bannière de ses pensées, de son devoir de bloquer le mauvais esprit qui souffle sur les
foules qui l’entourent et de faire souffler à la place un vent pur, de son devoir de
devenir la cible de la moitié des ignorants, mais aussi d’être un tel brave que jamais
l’ignorance n’aura raison de lui, d’être si brave qu’enfin il vaincra les ignorants du
peuple et étendra sur lui le règne de la sagesse. 371
À partir d’un certain moment, il n’était plus nécessaire de décrire les actions – et
surtout les échecs – qui avaient mené à la création de « l’ancien » Yishuv dans l’esprit
des journaux de Ben Yehuda, car ses caractéristiques étaient si bien encodées qu’il
suffisait de mentionner le nom de la localité. La conscience nationaliste-scholastique
les cataloguait automatiquement dans les marges de la géographie sociale.
La galoutyot, la mentalité d’exilés qui était attribuée aux villes saintes et aux autres
agglomérations de l’ancien Yishuv et à leurs habitants, était parfois neutralisée dans
certains reportages, par exemple en rapport avec la visite à Jérusalem et à Hébron
d’invités de marque de l’étranger, pour lesquels ces villes représentaient un
patrimoine culturel de grande valeur372. Les anciennes communes pouvaient aussi
bénéficier d’un rapport non négatif dans les comptes rendus d’événements dotés d’un
caractère nationaliste, et dans ces cas il arrivait même que leur nom figure en gros
titre. On en trouve des exemples dans le reportage sur la réunion des membres du
comité de la langue hébraïque, publié sous le titre « La vie à Jérusalem » (comme s’il
s’agissait là d’une sorte d’erreur statistique, et que la réunion n’était pas réellement
représentative des activités culturelles de la majorité des habitants de la ville)373, dans
la couverture de célébrations nationales comme les festivités de la langue
370
« Hanouka », Ha-Tsvi, 18/12/1908.
« Poussée de vapeur à Jérusalem », Ha-Or, 0/09/1892.
372
« Du cœur du pays », Ha-Tsvi, 11/06/1886.
373
« La vie à Jérusalem », Ha-Or, 29/07/1912.
371
106
hébraïque374, les fêtes de Hanouka dans les écoles de Jaffa375 ou les cérémonies où
l’on prononçait des discours nationalistes376. Les nouvelles provenant des villes
séculaires concernaient les réalisations nationales, et par conséquent déformaient de
façon disproportionnée la réalité qui était vécue dans ces villes, en dehors du journal.
La différenciation entre les activités à caractère national des anciennes bourgades et
les activités qui n’étaient pas marquées du sceau du sionisme conduisait à exalter les
premières au détriment des secondes. Celles-ci s’ajoutaient aux nouvelles en
provenance du nouveau Yishuv, et ensemble proclamaient un monde nouveau, un
univers national qui embrassait toutes les localités juives, en faisant abstraction de
l’identité de chacune et du monde de vie qui existait en terre d’Israël avant la
« première Alya ». L’appellation « ancien Yishuv » devint de plus en plus
fréquemment synonyme de galouti, jusqu’à que l’esprit du journal, et à sa suite, la
conscience publique, l’ensevelissent au fond d’un abîme d’insignifiance relative.
L’identification d’un processus de transformation des zones géographiques de la terre
d’Israël en espaces empreints de l’esprit de la diaspora est cohérente avec l’approche
de Raz-Krakotzkin qui décrit un processus analogue dans le rapport négatif à la
diaspora de la part de l’historiographie sioniste. Raz-Krakotzkin a souligné la
différence fondamentale entre la perception du pays selon « l’ancien Yishuv » et la
perception sioniste. Les sites historiques qui ont forgé la conscience de l’ancien
Yishuv, exception faite des lieux saints à Jérusalem et Hébron, étaient justement liés à
la période postbiblique : le mont Méron et les tombes des Tanaïm, et même les sites
plus récents comme la tombe de Rabbi Itshak Louria Ben Shlomo. Bien que les
historiens sionistes aient eu à cœur de souligner la continuité du peuplement juif en
terre d’Israël, affirme Raz-Krakotzkin, ils s’appliquaient en fait à nier cette
continuité377.
Dans l’un des rares exemples où justement sont mentionnées, dans les journaux de
Ben Yehuda des toutes premières années, les tombes des Justes en Galilée, les sites
sont décrits comme « les tombeaux des présidents et des juges des tribunaux des
374
« La fête de l’hébreu à Jaffa », Ha-Or, 12/12/1910.
« De Jaffa », Ha-Tsvi, 25/12/1908 ; « La fête des Maccabées à Jaffa », Ha-Or, 13/12/1912.
376
« Un grand jour à Jaffa », Ha-Tsvi, 30/07/1909.
377
Raz-Krakotzkin, 2007, p. 112-113.
375
107
grandes yeshivot de Galilée et des Tanaïm »378, c’est-à-dire selon une formulation qui
met en avant la dimension de l’autorité et de la souveraineté sous-entendues par les
fonctions qu’occupaient une partie des Tanaïm et des Justes (il y avait en effet parmi
eux des présidents de tribunal et des juges, mais ce n’est certainement pas en vertu de
ces qualités-là que des miliers de Juifs allaient se recueillir sur leurs tombes au cours
des siècles, faisant de ces lieux un patrimoine symbolique cher aux yeux de nombreux
Juifs).
L’argument de la continuité du peuplement juif en terre d’Israël a été en particulier
souligné par Dinur379. Cette géographie des lieux saints a aussi été effacée du narratif
sioniste, postule Raz-Krakotzkin, parce qu’elle exposait des principes propres à l’exil
comme base de l’autodéfinition des Juifs en terre d’Israël. C’est peut-être lié à
l’hypothèse exprimée par Raz-Krakotzkin, selon lequel l’imaginaire sioniste ne relève
pas de la tradition juive : « Bien au contraire, la reformulation de la conception du
pays est un des aspects de ce que l’on peut définir comme une influence protestante
sur la mémoire juive, et une tentative pour former un espace commun judéo-chrétien,
qui s’oppose à la terre, qui s’oppose à l’Orient musulman. Dans cette géographie,
aucune place centrale n’était dévolue à Jérusalem, et le sionisme des débuts
entretenait avec ce lieu un rapport ambivalent »380.
L’application des particularités mentionnées par Raz-Krakotzkin à l’analyse des
rapports des journaux de Ben Yehuda aux périmètres de l’ancien et du nouveau
Yishuv, tels qu’ils ont été décrits précédemment, révèle que, de façon générale,
l’attitude de Ben Yehuda était conforme à celle des pères fondateurs du sionisme en
ce qui concerne le rejet de la diaspora. Eliezer Ben Yehuda faisait en sorte d’opposer
le nouveau Yishuv à l’espace local préexistant, en le rattachant néanmoins à l’espace
local antique, y compris l’ancien Yishuv, avec les réserves mentionnées ci-dessus.
« L’ancien » Yishuv était « l’Autre » en comparaison duquel on pouvait affirmer les
avantages du nouveau Yishuv et souligner les vertus du jeune rejeton. Son altérité
n’était pas une donnée immuable, comme la présentait l’historiographie sioniste
canonique, mais la conséquence d’une construction active dont l’objectif était
instrumental : ériger le sublime national, le nouveau, l’éclairé. De fait les journaux de
378
« Sept semaines en Galilée », Ha-Tsvi, 24/07/1885.
Voir p. ex. Dinur, 1974.
380
Raz-Krakotzkin, 2007, p. 112-113.
379
108
Ben Yehuda jouaient un rôle déterminant dans la formation des représentations de cet
« ancien » Yishuv.
Eliezer Ben Yehuda s’est consacré à la codification d’une carte cognitive de la terre
d’Israël, non seulement dans ses journaux, mais aussi en essayant d’étendre son
influence à d’autres supports. Comme pour la critique des livres d’histoire destinés
aux enfants, ses journaux accordaient leur attention à la cartographie et à la
géographie et tentaient de superviser les activités des intellectuels de tout bord, en se
livrant à des recensions de leurs ouvrages et en instaurant une échelle de valeur entre
les différentes publications. Par exemple Ha-Or a rendu compte de quatre livres
consacrés à la géographie juive et israélienne de la façon suivante381 :
Les implantations des Juifs en Palestine, de Yeshaya Peretz a été publié en allemand
dans un recueil scientifique allemand. Il s’agit d’une petite brochure d’une grande
importance, car on y trouve des informations organisées avec grand soin et avec
précision sur toutes nos implantations. Il est aisé d’y trouver tous les détails et tous les
chiffres nécessaires et tous ceux qui s’intéressent à nos localités en feront leur livre de
chevet.
Panoramas de la terre d’Israël, de H. A. Zouta382. Voici un autre exemple de la
description de la nature de notre terre d’Israël, rédigée avec amour et affection, une
nature telle que dans notre pays, l’hiver y est plus beau que toutes les autres saisons.
Dans la terre de nos pères, de Shalom Asch383. Ce sont des miniatures issues de la
visite de l’écrivain dans notre pays, des dessins légers et agréables à voir, pleins
d’émotion et de poésie.
Chère zone de résidence384, de Gourelik385. C’est un très beau recueil de dessins et de
notes, mais nous, les hommes du renouveau, ne nous intéressons pas à la vie de la
diaspora.386
381
« Nouveaux livres », Ha-Or, 19/12/1912.
Haïm Arié Leib Zouta (1868-1939), écrivain et éducateur juif, parmi les fondateurs de « la nouvelle
éducation » en Russie, directeur de l’école Lamel et de la première école hébraïque de Jérusalem.
383
Shalom Asch (1880-1957), écrivain et homme politique.
384
Die leibe Paravintz, B. A. Klatskin, Vilnius, 1910.
385
Shmariahou Gourelik (1877-1942), écrivain, journaliste et homme politique.
386
Ce paragraphe, qui annule toute nécessité de se référer à un live ayant trait à la diaspora est un
exemple typique de la thèse de la « négation de la diaspora » énoncée par Raz-Krakotzkin. Cette façon
de mentionner un ouvrage illustre bien l’objectif du contre-exemple. Si ce sujet n’avait vraiment
aucune importance, point n’était besoin de le mentionner. Son importance réside donc bien dans
l’expression de son manque de pertinence.
382
109
Les principaux critères d’évaluation des recensions de livres de géographie sont
l’ampleur et le caractère systématique de l’entreprise de repli sur soi, l’empathie de
l’auteur dans ses descriptions de la nature, la capacité à provoquer l’émotion et bien
sûr la pertinence de l’œuvre sur le plan national.
Par certains aspects on pourrait considérer la géographie de la terre d’Israël décrite
par Ben Yehuda et par ses collègues, qui s’appliquait à harmoniser les valeurs du
progrès et de l’évolution nationale avec la géographie sociale juive, comme la
continuation de la géographie chrétienne en terre sainte. Eliaz explique qu’en tant que
discipline universitaire occidentale au XIXe siècle, la géographie de la terre sainte a
appuyé son épistémologie sur des grilles de pensée clairement européennes. C’est
ainsi que réapparaissent la perfection de la terre / du texte comme une perfection
moderne de progrès et d’évolution nationale. Selon lui, on ne peut pas comprendre la
discipline sioniste des « études de la terre d’Israël » sans connaître le genre de la
« géographie sainte » chrétienne, de même qu’on ne peut pas comprendre la
préoccupation populaire sioniste, qui comprenait l’intérêt pour les excursions, les
visites guidées, les leçons sur la terre d’Israël et son archéologie, sans connaître la
popularité de la curiosité pour la terre sainte dans l’Europe du XIXe siècle. Plus
encore, on ne peut pas comprendre « l’amour pour la terre d’Israël » exprimé par le
discours sioniste sans y voir la continuation de l’Europe et de l’Amérique du Nord
dans l’Israël de la même époque387.
Ce chapitre consacré à la carte cognitive du pays et de ses implantations s’achève
avec la question des frontières territoriales. Dans les journaux de Ben Yehuda, on
évite les expressions géographiques et on a tendance à ne pas déterminer de frontières
territoriales mais plutôt des lieux à l’intérieur de la terre promise. Ceci ne diffère
guère de la tradition juive des livres saints, où ce qui est dit de l’espace ne désigne pas
en général de territoires avec des frontières définies sans ambiguïté. Nili Vazana, qui
a étudié les variations des descriptions des frontières du pays selon les promesses de
la Bible, affirme que la langue de la promesse comprend des expressions brumeuses
garantissant le pouvoir et s’appuyant sur une terminologie princière utopique,
répandue dans le Proche-Orient de l’antiquité néo-assyrienne. Cette langue s’accorde
387
Eliaz, 2008, p. 83.
110
parfaitement avec la promesse de victoire et de pouvoir sur les autres peuples388. Mais
à l’inverse de ce qui est habituellement admis, ces descriptions ne désignent pas une
unité territoriale définie389. Il paraît évident que l’expression « terre de Canaan » est
un concept géographique connu et accepté à l’époque biblique, mais alors que sa
frontière nord est définie, sa frontière sud n’est pas du tout précise390. Cette réalité de
frontières instables était encore de mise à l’époque d’Eliezer Ben Yehuda, et ses
journaux évitaient en général d’aborder la question des frontières.
388
Voir Deutéronome 11: 24-25 ; comparer avec Josué 1: 3.
Vazana, 2007, p. 120.
390
Vazana explique que le tracé de la frontière nord passait par Lavo-Hamat, et il semble que les
origines de cette conception sont ancrées dans la réalité géographique en vigueur mille ans avant notre
ère et dans la tradition littéraire sumérienne, qui l’a imposée aux habitants de la région. La ligne sud,
qui marquait la limite des terres habitées, n’était pas une frontière internationale jusqu’à la période
assyrienne, et de là provient le fait que les expressions imprécises du domaine de la « terre de Canaan »
ne reposent pas sur tradition conceptuelle similaire. La frontière sud était une ligne imprécise, qui
suivait la limite des terres exploitées et habitées et qui s’étendait de la Mer Morte au fleuve Egypte et à
la Méditerranée, si bien qu’elle pouvait être exprimée par différents concepts (Vazana, 2007, p. 284).
389
111
2.1.2 Jérusalem et le Mur des Lamentations
L’élaboration du statut de Jérusalem comme centre national se base pour Eliezer Ben
Yehuda sur le besoin d’une capitale et sur la nécessité que cette capitale soit aussi un
centre spirituel qui puisse à l’avenir représenter l’âme spirituelle et théologique,
teintée de spiritualité culturelle laïque. Cette abondance de « spiritualité » est censée
attirer vers la ville toutes sortes de Juifs. La vision de Ben Yehuda est en cela proche
de celle de Théodore Herzl, qui rêvait que Jérusalem, « la ville sainte » selon ses
propres termes, soit reconstruite afin de retrouver sa splendeur d’antan, qu’il
comparait à celle de Rome391.
Parmi les qualités de Jérusalem était comptée sa capacité à résister relativement bien
aux influences de l’époque moderne. L’ancienneté de la ville représente donc un
patrimoine culturel et le concrétise en tant que patrimoine culturel objectivé392 dans la
pierre, tel que la conçue la pensée sioniste à ses débuts : le retour à une origine
biblique « pure » ininterrompue :
Le royaume d’Israël a besoin à présent d’une ville royale, afin qu’il puisse se
consolider sans limites ; une ville royale, que le vent de la modernité n’a pas encore
effleuré, et si nous pouvions posséder un tel lieu, il en sortirait un courant vital qui
inonderait toutes les communautés de l’exil, car c’est seulement si la royauté est
vivante que nous vivrons, et que devant elles se prosterneront tous ses enfants aux
quatre coins du monde. Si seulement nous pouvions posséder un lieu où fleurira la
Torah d’Israël dans toute sa beauté et dans toute sa splendeur, où de jour en jour
grandira et se développera la littérature d’Israël dans la langue d’Israël.393
Selon Ha-Tsvi, la relative autonomie religieuse accordée par le gouvernement
ottoman à différentes confessions représente la base d’une tradition tolérante, qui
laisse prédire la non-intervention des autorités dans la vie nationale des Juifs et dans
celle des autres peuples :
Si seulement nous possédions un lieu où tous les Juifs pourraient résider et vivre leur
vie de peuple indépendant, avec toutes ses coutumes et ses lois, et que ce lieu
391
Hazony, 2001 ; Lavi, 2011, p. 100.
Selon l’expression consacrée par Pierre Bourdieu (1930-2002).
393
« Du cœur du pays », Ha-Tsvi, 17/07/1885.
392
112
devienne une source de vie pour tout le peuple d’Israël, où qu’il se trouve. Ce lieu,
c’est la terre d’Israël et la ville royale de ce royaume spirituel, de ce royaume de la
Torah394, c’est Jérusalem. Dans cette ville uniquement nous pourrons accomplir de
telles choses, car viendra le jour où c’est vers ce mur que tout Israël se tournera.
Uniquement dans ce pays les Juifs pourront vivre une vie de Juifs, quand vivront ici
aussi des non-Juifs, chacun avec ses dirigeants, et que le gouvernement ne les
considèrera pas d’un mauvais œil, et qu’à Jérusalem nous pourrons préparer le
royaume de la Torah sur des fondations solides et indestructibles.395
Eliezer Ben Yehuda a tenté d’esquisser un récit mythique selon lequel l’histoire de
Jérusalem est composée de périodes continues durant lesquelles Jérusalem a
fonctionné dans les faits comme une capitale juive396. La locution « ville forteresse »
qu’utilise Ha-Or pour désigner la ville construit un espace métaphorique à l’intérieur
duquel on peut déverser toutes les activités juives anciennes de la ville (pour la
plupart, des activités religieuses) tout comme celles de l’époque moderne, et aussi
celles des autres peuples397. Dans un reportage citant une conversation surprise par
hasard (cependant planifiée et tendancieuse) entre des visiteurs au mont des Oliviers,
les prières passées de millions de Juifs, qui étaient déjà un peuple, sont redéfinies.
Jérusalem comme centre de la foi devient un aspect du centre national dans la vie de
la ville :
Dans ce lieu antique se sont réunis il y a des milliers d’années les descendants d’un
seul peuple, les enfants d’Israël, venus de tous les coins du pays afin de prier leur
Dieu. La ville hébraïque de Jérusalem était le centre de la foi pour des millions de
personnes… Autrefois Jérusalem était la ville de la foi, la ville forteresse des enfants
d’Israël uniquement. Aujourd’hui les yeux de tous les peuples cultivés sont tournés
vers Jérusalem, avec l’autorisation du gouvernement ottoman
hachémite. Sion,
394
Le rappel explicite du « royaume de la Torah » côtoie celui du « royaume spirituel », néanmoins il
biaise vers un pur idéal théologique, ce qui est une tendance plus caractéristique des premières années
de parution des journaux de Ben Yehuda.
395
« Du cœur du pays », Ha-Tsvi, 17/07/1885.
396
Quand Herzl a visité Jérusalem, il était encore convaincu qu’il fallait transformer la ville en un
centre religieux de grande puissance, qui serait pour les Juifs ce que La Mecque représente pour les
Musulmans (Hazony, 2001).
397
On pourrait penser que la force de l’évocation de Jérusalem comme centre d’activité chrétienne et
musulmane risque d’amoindrir l’importance de la ville aux yeux des Juifs, mais c’est l’inverse qui se
produit : l’importance que revêt la ville sur le plan international confirme la reconnaissance universelle
dont jouit la capitale.
113
Jérusalem, la ville de David et de Salomon, la ville d’Isaïe et de Jérémie, la
merveilleuse ville de Jérusalem avec ses collines et ses cieux. 398
Le reportage du mont des Oliviers vient compléter la description précisant que
« pendant ce temps, une grande chorale composée d’hommes, de femmes et d’enfants
entonne des chants "sionistes", dans le plein sens du terme »399. En donnant le ton
juste, cette description permet de donner au lecteur un exemple concret et
recommandable de la façon dont on doit comprendre l’ensemble des segments
temporels. Le chant patriotique retentit sur le fond des générations réunies, et elle aide
le lecteur à reconnaître les différentes époques dans la vie de la ville et à prendre
conscience de « la ligne épaisse tracée par le calame de l’histoire », comme il
convient à la tendance de raconter l’histoire juive selon la « longue durée »400. Cette
approche permet d’observer Jérusalem à distance, et ainsi de faire abstraction des îlots
de vide401 entre les segments tout en se concentrant sur les significations positives.
Tout le monde ne se sentait pas enthousiasmé par l’interprétation du patrimoine
symbolique juif exposée par les journaux de Ben Yehuda, aussi Eliezer Ben Yehuda
avait-il pour habitude de secouer les indifférents en leur décrivant une atteinte à la
dignité du Mur des Lamentations, « notre Saint des Saints »402. Il cite par exemple une
lettre « chaleureuse et diligente » envoyée par le Hakham Bashi au Pacha turc « au
sujet de la profanation de mécréants qui ont déversé des ordures sur le Mur des
Lamentations le jour de Tisha Be-Av »403.
398
« Du cœur du pays », Ha-Tsvi, 17/07/1885.
« L’inauguration au mont des Oliviers », Ha-Or, 11/04/1910.
400
Le concept de longue durée, développé par l’école des Annales, favorise l’étude de périodes
historiques étendues, au lieu de celle d’événements marquants ponctuels (voir Braudel et Matthews,
1982). Au sujet de l’application de ce concept à l’historiographie juive, voir par exemple Shulamit
Volkov, dans Hazan et Cohen, 2011, p. 273. Sur l'école des Annales et la culture du livre, voir Elyada
1999.
401
Le vide de Jérusalem n’est pas seulement dû à l’absence d’autonomie nationale depuis le début de
l’exil (un abîme historiographique que les intellectuels sionistes ont tenté de combler en s’attachant au
passé biblique, comme tente de le montrer de différentes manières la présente thèse). Les textes
chrétiens du XIXe siècle qui traitent de Jérusalem sont pleins de déclarations sur sa centralité, son
importance et sa dignité. Cependant les textes protestants qui ont été rédigés dans le cadre de la
géographie sainte soulignent la sainteté de la ville en regard de son abandon, et le manque d’entités
sacrées dans la ville (Eliaz, 2008, p. 121). Eliaz estime que ce thème du vide et du manque recèle une
signification politique par-delà sa dimension théologique (ibid., p. 123).
402
Cette expression a été utilisée à de nombreuses reprises pour désigner le Mur occidental. Voir p. ex.
« Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 05/08/1912 ; « Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 17/06/1887 ;
« Menahem Ussichkin à Jérusalem », Ha-Or, 23/12/1912. L’expression désigne à l’origine la partie la
plus sainte du Temple. L’utilisation métaphorique qui en est faite pour désigner Jérusalem étend la
sainteté à tous les habitants de la ville et à la ville dans son ensemble.
403
« Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 05/08/1912.
399
114
Bien avant qu’il s’avère que le projet d’achat de la zone du Mur des Lamentations ne
se réaliserait pas, Eliezer Ben Yehuda a tenté de consolider le droit de propriété en le
comparant, d’un point de vue métaphorique, au patrimoine symbolique juif le plus
sublime qui soit404. Les Juifs ont acquis le droit de se prévaloir de la possession du
Mur occidental par la grâce de centaines d’années de pleurs et de sacrifices. Selon
Ben Yehuda, la larme individuelle est devenue collective, et chaque profanation des
non-Juifs405, le prix de l’attachement indéfectible des Juifs aux pierres subsistantes du
Temple détruit :
Durant des centaines d’années ce lieu qui est pour Israël le Saint des Saints a été
occupé par des hommes qui n’appartiennent pas aux enfants d’Israël, et même la
ruelle étroite entre les maisons des habitants et le Mur était considérée par ces gens
comme leur propriété, à laquelle les étrangers, les Juifs, ne pouvaient prétendre.
Combien les Juifs ont-ils supporté de jurons et de blasphèmes, d’insultes et
d’affronts, quand ils venaient s’appuyer contre ce saint Mur, embrasser ses pierres,
les dissoudre de leurs larmes, déverser leurs prières vers le Dieu qui avait choisi ce
lieu. Combien les enfants des habitants ont-ils raillé les Juifs qui venaient prier là,
combien ceux-ci ont-ils essuyé de quolibets et combien d’amères colères ont-ils
ressenti. Combien de fois a-t-on déversé sur les hommes en prière les eaux usées, et
combien de fois un des riverains s’est-il soulagé aux yeux de tous, afin de souiller et
polluer cet endroit saint, ou bien une des femmes, en tenue d’Ève, s’est-elle tenue à
l’entrée de sa maison devant les priants à seule fin de les agacer et de les enjôler.
Combien de fois avons-nous vu tout cela de nos propres yeux, nos yeux à tous voient
et se consument, nos dents grincent de colère, mais nous ne mordrons que notre
propre chair, nous nous tairons, nous nous contrôlerons, car nous n’avons que notre
Dieu. Les saintes pierres ne perdront pas pour nous leur sainteté à cause de cela.
Toutes les immondices, les ordures, les racailles, les impuretés, ne peuvent pas les
souiller à nos yeux. Nous vous avons embrassées, saintes pierres, chères pierres, de
nos lèvres embrasées, mais quelle ne fut pas notre douleur, comme nous étions
déchirés !406
404
La vision de Benjamin Théodore Herzl était que le Temple serait reconstruit (Hazony, 2001). Une
partie des citations des journaux de Ben Yehuda présentées ici ont été publiées avant 1896, l’année de
la parution de L’État des Juifs d’Herzl.
405
À de nombreuses reprises, Ben Yehuda a pris soin de mentionner en première page de ses journaux
les profanations ordurières de Mur.
406
« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 17/06/1887.
115
En 1887, le baron de Rothschild s’intéressa à l’achat de la zone du Mur des
Lamentations, qui appartenait alors au Waqf musulman. La publicité que Ben Yehuda
a donnée au projet dans ses journaux a provoqué une certaine gêne et certains
estiment que c’est à cause de cela que le projet a échoué. Ben Yehuda était
enthousiaste, ce qui a conduit à une brouille entre les sages sépharades de Jérusalem
et lui, parce qu’ils s’opposaient au projet par crainte de conflits avec les
Musulmans407. Dans une lettre à Menahem Ussichkin, Eliezer Ben Yehuda révèle la
nature de son rapport au Mur occidental, qu’il considère comme un patrimoine
symbolique. Il écrit que le Mur est « le reste de notre beauté des temps anciens… Que
ce lieu devienne le centre du mouvement national. Tout est sorti de là. De là sortira la
Torah nationale d’Israël »408. La propension à développer la valeur historique
nationale du Mur occidental s’est poursuivie, pour conduire en 1941 à la tentative
d’acquérir le lieu par le biais de la « Société de conservation des lieux historiques en
terre d’Israël », fondée par un groupe dont faisait partie David Yelin, l’ami de Ben
Yehuda. Toutes les tentatives pour mener à bien cet achat ont échoué.
La défense du Mur comme patrimoine culturel s’est aussi traduite par le compterendu de visites de personnalités connues sur les lieux. Grâce au journal, les lecteurs
prenaient conscience du choc subi par les visiteurs et qui, reflété par des yeux
d’étrangers, les conduisait peut-être à reconsidérer d’un regard neuf et moins déformé
ce qui auparavant les avait laissés indifférents. Par exemple Menahem Ussichkin a
décrit la boue et la saleté au voisinage du Mur occidental, « et en particulier l’audace
d’un des touristes409 étrangers venu sur notre lieu le plus saint, monté sur un âne dont
les sabots encrottés ont foulé les pierres du Mur et profané sa sainteté ». L’offense
ressentie par Ussichkin était significative pour le journaliste, comme s’il avait pénétré
les profondeurs de l’âme de l’éminent visiteur : « Tout le génie national de notre terre
disparaît à l’instant où les yeux d’Ussichkin, qui vit, persécuté, en exil, voyaient
l’avilissement à chaque pas de l’âne, comme s’ils nous voyaient, nous, les enfants
d’Israël, humiliés et avilis ». Selon Ha-Or, le seul remède à l’offense subie par
Ussichkin était « la promesse des jeunes "Maccabées" de se battre pour l’honneur de
407
Lang 2008.
Lettre d’Eliezer Ben Yehuda à Menahem Ussichkin, le 25 Tamouz 5647 (17/07/1887), dans
Druyanov, Écrits II, et dans Lang, 2008.
409
Ussichkin emploie en hébreu le terme « explorateur ».
408
116
la nation410, qui agirait comme un baume sur une plaie »411. D’ailleurs Ha-Or ne se
contentait pas de relater les faits et les prétendus « états d’âme » du visiteur, il ajoutait
la dimension personnelle d’Ussichkin lui-même : « Monsieur Ussichkin, si vous
n’étiez venu cette fois à Jérusalem que pour prendre conscience de notre humiliation
nationale, pour qu’à votre retour en exil, vous éleviez la voix et criiez : "Protégez le
Mur et purifiez-le !", afin que nous puissions dire à tous ceux qui s’en approchent :
"Ôte tes souliers de tes pieds"412 – cela nous aurait suffi. Vous avez fait beaucoup et
beaucoup accompli en venant cette fois à Jérusalem ».
Le fait que Ben Yehuda cite un verset biblique est susceptible d’éveiller un écho
intertextuel d’où émerge une analogie entre le buisson ardent et le Mur des
Lamentations. Selon le midrash au sujet du buisson ardent, la révélation jaillissant de
l’intérieur du buisson, qui est un lieu étroit, provient de l’identification de Dieu avec
son peuple413. D’après cette analogie, le Mur n’est pas seulement un lieu saint parmi
d’autres mais le lieu de la révélation divine, et par conséquent il mérite apparemment
la définition de « Saint des Saints » dont le gratifie Ben Yehuda. L’application du
verset de Rabbénou Behaï414 au sujet du buisson ardent à l’image du Mur mène à
l’argument que, pour Ben Yehuda, le Mur est une sorte de buisson ardent qui comme
lui est entouré d’ennemis, qu’il brûle d’un feu miraculeux, et que Dieu a choisi de se
révéler à son peuple justement dans un lieu accablé de tourments, par identification à
son peuple misérable et proscrit. Ben Yehuda s’adresse à Ussichkin afin que les
partisans de la splendeur et de la sainteté du Mur en appellent aux étrangers qui ne
respectent pas ce verset énoncé à l’origine par Dieu. De la sorte le statut du locuteur
est réinvesti : Ben Yehuda et ses amis deviennent soi-disant les porte-paroles de Dieu
en rappelant la sainteté du lieu.
410
Selon les sources juives, le peuple n’est pas autorisé à renoncer à son honneur. Sur les concepts
d’« honneur de la nation » et d’« honneur du peuple » et leur glissement du domaine théologique au
domaine nationaliste, voir Lavi, 2001, p. 92-93.
411
« Menahem Ussichkin à Jérusalem », Ha-Or, 23/12/1912.
412
Locution empruntée à Exode 3: 5 : « Et Dieu dit : N’approche point d’ici ! Ôte tes souliers de tes
pieds car l’endroit sur lequel tu te tiens est une terre sacrée ». La phrase est prononcée lorsque Dieu
s’adresse à Moïse qui contemple le buisson qui brûle sans se consumer.
413
« Mes enfants sont jetés en esclavage comme le fer dans le creuset, mais ma révélation jaillit du
buisson et du lieu étroit… et il brûle toujours du feu des tourments, et les tourments le cernent de toutes
parts, et il devrait se consumer dans ses tourments, mais il se dresse et résiste à ses ennemis comme par
miracle » (Haloua, 1993, p. 22).
414
Rabbénou Bahayei Ben Asher Haloua (1255 – ca. 1340), l’un des commentateurs bibliques le plus
important. Il a vécu en Espagne, à Saragosse. Il compte parmi les premiers commentateurs de la Torah
qui ont utilisé la « voie du secret », la Kabbale, dans ses interprétations. Yehuda Liebes émet
l’hypothèse que Rabbénou Bahayei était l’un des rédacteurs du Zohar (Liebes, 1988). Son commentaire
sur la Torah est l’un des premiers livres hébreux à avoir été imprimé (en 1525 à Venise).
117
Les sentiments de Ben Yehuda et d’Ussichkin devant la situation du Mur occidental
ne les ont pas empêchés de distinguer entre l’affront national et les plaisirs sociaux de
Jérusalem. L’article ajoute en effet que « accompagné de nombreux amis, monsieur
Ussichkin s’est rendu au domicile de Ben Yehuda pour y passer le reste de la soirée
dans une ambiance agréable et joyeuse ».
Voir le Mur des Lamentations comme le symbole national peut être interprété comme
la continuation de la perception de Ben Yehuda que la reconstruction du second
Temple est un symbole laïc de la renaissance du pays, comme il l’a exprimé dans son
livre Chroniques des enfants d’Israël à leur retour sur leur terre. Bosmat Even-Zohar
indique qu’Eliezer Ben Yehuda y décrit la reconstruction du Temple non comme un
lieu de prière ou un site dédié à Dieu, mais comme l’expression de la résurrection de
Sion de ses cendres, à la façon dont à son époque la colonisation de la terre d’Israël a
participé à la construction du pays, comme par exemple dans la description suivante :
« […] Les non-Juifs alentour, et en particulier les Samaritains […] étaient jaloux des
Juifs parce que ceux-ci avaient commencé à rebâtir sur les ruines de leur pays ; ils
cherchaient des prétextes pour les discréditer, et ils demandaient aux Juifs de les
laisser participer à la reconstruction du Temple… Et ils travaillèrent à la
reconstruction de l’édifice de tout leur cœur… afin de redresser les ruines de leur
pays »415. Even-Zohar remarque qu’ici Dieu n’est pas mentionné du tout, ni le culte ni
aucune injonction ou contexte religieux. Le récit se termine avec la reconstruction du
Temple « au bout de soixante-dix ans après la destruction du premier Temple »416, et
avec les festivités de l’inauguration du Temple à la grande joie du peuple – la boucle
est bouclée, le pays renaît grâce au retour de ses enfants et le peuple fête l’événement
national417.
415
Ben Yehuda, 1892, p. 111-112.
Ibid., p. 113.
417
Bosmat Even-Zohar, 1999, p. 222.
416
118
2.1.3 Synagogues et yeshivot
Malgré la réputation de laïc d’Eliezer Ben Yehuda, ses journaux soutenaient la
construction de synagogues et de yeshivot en terre d’Israël. Mais bien sûr, leur soutien
se limitait aux institutions religieuses qui adoptaient une ligne nationaliste, et ils
n’étaient pas concernés par les aspects de la foi Torahnique. Il semble que Ben
Yehuda, en accord en cela avec la vision d’Herzl, aspirait à ce que chaque
agglomération de l’état des Juifs soit pourvue de sa propre synagogue, qui serait
construite par les autorités juives, de telle sorte que « une synagogue se voie de
loin418, car en effet c’est la foi qui nous a unis »419. Herzl rêvait de la fondation de
grands « centres religieux » qui répondraient « aux profonds besoins religieux de
notre peuple »420. Mais selon Ben Yehuda, les grands monuments religieux ne
devaient pas servir que les besoins des croyants mais devaient aussi être inféodés au
patrimoine symbolique objectivé nationaliste.
Le rapport « respectueux » des écoles de pensée issues d’Herzl et de Ben Yehuda
concernant les synagogues et les yeshivot en tant que lieux sublimés de la sainteté,
masquait une allusion : il convenait à la sainteté qu’elle soit cantonnée entre leurs
murs. Cette approche s’oppose à différentes conceptions du judaïsme, pour lesquelles
il n’y a pas d’espace essentiel de « sainteté » délimité aux synagogues. Malgré les
prescriptions particulières de la loi juive concernant le respect de ces lieux421, la
synagogue n’est pas le territoire inaliénable du sacré, mais bien une essence éternelle
qui recouvre tout. L’homme doit tendre à la sainteté à tout moment, de l’instant qui
précède sa propre conception422 et jusqu’à sa dernière heure. Le Juif peut attirer sur
lui la sainteté en priant pratiquement à n’importe quel endroit, de l’instant où il sort
des lieux d’aisance423 et jusqu’à celui où il pénètre dans le palais d’un roi424. Eliezer
418
On trouve dans le plan d’Herzl un écho moderniste de la prescription selon laquelle « on ne
construit pas de synagogue ailleurs que sur une éminence de la ville, et on la surélève de façon à ce
qu’elle dépasse en hauteur tous les autres bâtiments de la ville » (Gantzfried 1924, Mode de vie (Orah
Haïm), article 150 b).
419
Herzl, 1896, p. 31-32.
420
Hazony, 2001.
421
Voir par exemple Gantzfried, 1924, Mode de vie (Orah Haïm), article 151.
422
Voir par exemple Lavi, 2013, p. 255-262.
423
Voir par exemple la bénédiction Asher Yatsar, Talmud de Babel, traité Berachot 60b.
119
Schweid explique que selon le judaïsme Torahnique, la sainteté n’est pas incarnée par
des actes rituels réservés à l’entité séparée des synagogues ou du Temple, elle n’est
pas perçue comme un rôle exclusivement réservé aux prêtres. Le sacré doit s’étendre
à tous les actes des hommes et les conduire à l’unité. Chaque homme du peuple
d’Israël est tenu de sanctifier lui-même ses actes ; il est tenu de sanctifier lui-même
chacun de ses actes. Cette approche, de la loi participe à la formation non seulement
de symboles rituels, mais aussi à celle de tous les comportements sociaux. Selon
l’analyse de Schweid, la distinction entre le « sacré » et le « séculier » n’est pas
identique, par conséquent, à la distinction chrétienne entre le domaine de l’église
représentant la royauté spirituelle et le domaine des institutions terrestres425.
Du point de vue de l’autorité ottomane, la construction des synagogues n’était pas
sujette à des limitations durant la période d’activité de Ben Yehuda426. Durant les
premières années de Ha-Tsvi, on peut remarquer une tendance de l’hebdomadaire à
encourager la construction de nouvelles synagogues, en particulier lorsqu’il est
question de bâtiments de grande taille susceptibles de rappeler le Temple. Ha-Tsvi a
même utilisé explicitement le terme « Temple »427 pour désigner une synagogue,
dérogeant en cela à la formule plus courante dans le judaïsme pour désigner une
synagogue : « sanctuaire »428.
En 1887, Ha-Tsvi a exprimé une critique concernant la grande synagogue en
construction à Jérusalem. Elle n’attirait pas suffisamment le regard parce que, malgré
le grand investissement financier dans sa réalisation429, elle était masquée par
différents bâtiments et ne disposait pas d’un parvis ou d’un jardin conséquent, comme
il convient à un « Temple » : « Pour tout, on a trouvé de l’argent, mais pas pour faire
de la place, pour le rendre ouvert, offert aux regards, pour y planter un arbre, comme
424
Par exemple en récitant la bénédiction pour la protection d’un monarque, connue comme « Qui
donne le salut aux rois », ou encore grâce à la bénédiction à laquelle est tenu tout Juif qui voit un roi,
Juif ou non Juif.
425
Schweid, 1981, p. 13.
426
En fait l’ordonnance royale ottomane de septembre 1841 au sujet de Hakham Bashi autorisait aussi
à ouvrir de nouvelles synagogues et leur octroyait l’immunité contre toute atteinte (Eliav, 1980, p.
145).
427
En 1909 Ha-Tsvi utilisait encore le terme Mikdash, « Temple », pour désigner une synagogue, mais
il le plaçait entre guillemets (« Inauguration d’une nouvelle synagogue à Sofia », Ha-Tsvi, 24/10/1909).
428
L’expression Mikdash Meat, « sanctuaire », provient d’une interprétation qu’ont donnée les Sages à
ce verset d’Ézéchiel 11: 16 : « Je leur ai été un sanctuaire quelque temps dans les pays où ils sont
venus », identifiant le « sanctuaire » aux synagogues et aux maisons d’études.
429
Ha-Tsvi s’était vanté d’avoir récolté des fonds pour la construction de la synagogue. « Pendant des
années nous avons fait résonner dans toutes les communautés de la diaspora les appels de dons pour la
construction d’une maison de Dieu à Jérusalem », « Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 22/04/1887.
120
il convient à un Temple dans la ville sainte, dans la ville où la dignité est celle de tout
un peuple et où la honte est celle de tout Israël, pour cela seulement on n’a pas trouvé
d’argent »430. Cette critique est née de la conception de Ben Yehuda selon laquelle
l’importance de la visibilité de la synagogue dépasse sa fonctionnalité en tant que
maison de prière.
Les journaux de Ben Yehuda suivaient scrupuleusement les programmes de
construction des synagogues dans les nouvelles colonies, surtout ceux qui portaient
sur de grandes synagogues qui auraient pu contribuer à la création d’une ligne
d’horizon « juive », et créer ainsi un patrimoine symbolique architectural431. Souvent
les reportages mentionnaient les noms des donateurs et les sommes qu’ils avaient
octroyées aux projets de construction de synagogues432.
Parallèlement, les inaugurations de synagogues importantes de la diaspora étaient
relatées avec force détails, et elles étaient souvent qualifiées de « fête juive »433. Dans
ces reportages, on soulignait en général les aspects cérémoniels et nationalistes de
l’événement, alors que la dimension religieuse-confessionnelle était totalement
éradiquée (alors que dans l’expression du grand honneur qu’apportait l’événement, on
pouvait sentir une tendance à brouiller cette dimension, ou tout au moins à en faire
abstraction).
Les comptes rendus sur l’inauguration des synagogues de la diaspora évoquaient en
général l’impression que la cérémonie avait faite sur les participants, Juifs et nonJuifs. Par exemple en racontant l’inauguration de la grande synagogue de Sophia, en
Bulgarie, Ha-Tsvi écrit que « ce jour restera gravé dans les chroniques du judaïsme de
Bulgarie. L’inauguration de ce "Temple" dans toute sa gloire et sa splendeur, en
présence du roi et de son épouse ainsi que de tous les dignitaires du royaume434,
n’aurait pu se dérouler sans laisser une forte et bonne impression sur le public hébreu
430
« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 22/04/1887.
Voir par exemple : « Il s’est tenu une grande réunion à Ahuzat Tel Aviv au sujet de la construction
d’une grande synagogue dans ce lieu », « Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 11/11/1910.
432
Pour la synagogue de Tel Aviv mentionnée précédemment, « Monsieur Kidriansky a promis mille
francs. H. Bener a aussi promis une certaine somme. Monsieur Weiss s’est engagé à réunir quelques
dizaines de milliers de francs afin que ce sanctuaire soit construit superbement », « Jérusalem au jour le
jour », Ha-Or, 11/11/1910.
433
« Inauguration de la nouvelle synagogue de Sofia », Ha-Tsvi, 24/10/1909.
434
Les invités d’honneur de la famille royale bulgare donnent l’impression d’une reconnaissance
officielle du patrimoine culturel juif. Pareillement le reportage sur l’inauguration de la nouvelle
synagogue de Berlin mentionne la participation d’un des fils de l’empereur Guillaume (« Dans la
diaspora », Ha-Or, 29/08/1912).
431
121
en général et le public bulgare en particulier ». L’enthousiasme du journaliste de HaTsvi435 devant l’ordre exceptionnel de la cérémonie était immense, et il a exprimé
l’espoir que cette discipline parvienne jusqu’en Terre sainte :
Le caractère public très particulier de cette fête et les belles et bonnes dispositions qui
ont été respectées avec une précision parfaite ont accru notre prestige auprès des nonJuifs et augmenteront encore notre valeur. Cela contribuera parfaitement à faire
savoir au peuple de ce pays que l’harmonie, l’art et la discipline exemplaire sont aussi
possibles chez nous. Le public juif aussi a compris l’importance de l’événement et il
s’est efforcé de s’adapter à la pompe et à l’organisation.
Dans les journaux de Ben Yehuda, les reportages sur les inaugurations de synagogues
en Israël se préoccupaient aussi des nombreux aspects communautaires et esthétiques,
mais ils ne touchaient pratiquement pas aux questions théologiques, qui étaient
significatives dès lors qu’il s’agissait d’un lieu de prière. Par exemple l’inauguration
d’une synagogue dans le quartier des maisons Horenstein à Jérusalem est racontée par
Ha-Or « comme s’il ne s’agissait pas de l’inauguration d’une synagogue mais
seulement d’une fête en l’honneur du quartier lui-même, et pour l'étage inférieur»436.
Les comptes rendus des journaux de Ben Yehuda au sujet de la construction de
synagogues et de yeshivot peuvent être trompeurs. Sous prétexte d’augmenter le
prestige de la Torah et de l’encenser, l’intention de Ben Yehuda n’était pas de
multiplier les institutions religieuses mais à l’inverse, de réduire leur nombre et de les
fusionner aux grandes institutions plus impressionnantes. Ainsi, par exemple, au tout
début de son parcours, quand Ha-Tsvi tentait de se mêler – même dans ses colonnes –
à la question des nominations des chefs de yeshivot, un article qui proposait que le
rabbin Isaac Winograd soit nommé à la tête de la yeshiva de Jérusalem a-t-il été
publié en première page. En effet selon Ha-Tsvi, ce rabbin avait la capacité de réunir
les petites yeshivot en un seul et grand établissement, sur le modèle des grandes
yeshivot d’Europe de l’Est :
L’approbation des grands rabbins de l’étranger témoigne du fait que la couronne de
dirigeant de la yeshiva convient parfaitement au rabbin Isaac Winograd susnommé. Si
nous avons tendance à le préférer, c’est que nous avons bon espoir qu’il développe la
présence de la Torah dans la ville sainte et qu’il accroisse son prestige. Ce rabbin est
435
436
Le signataire de l’article est A. Ben Meïr.
« Inauguration d’une synagogue », Ha-Or, 21/03/1912.
122
encore jeune, plein d’une puissance insoupçonnée et habité du désir intense de
réaliser à Jérusalem quelque chose qui sera à l’honneur de qui l’accomplira. Il est
relativement nouveau dans notre ville, il n’a pas encore acquis sa pleine stature et il
devra œuvrer afin de la renforcer. L’idée de fonder une grande yeshiva à Jérusalem
l’a conduit dans ce pays, et il s’est appliqué à cette tâche de toutes ses forces. Nous
doutons néanmoins qu’il y parvienne sans aide car il devra construire intégralement
un nouveau bâtiment alors qu’il n’a pas eu encore l’occasion de s’initier aux arcanes
de la quête de dons. En revanche si on le place à la tête de la yeshiva Ets Haïm qui
existe bel et bien et qui dispose déjà de nombreuses sources de revenus, et si on
incorpore à cette institution les étudiants et les sources de rentrées que le rabbin est
parvenu à réunir dans sa nouvelle yeshiva, nous serons doublement gagnants.
Premièrement, il y aura une yeshiva de moins à Jérusalem, car vraiment il ne manque
pas de yeshivot dans la ville sainte, ce dont nous sommes bien aise, mais il manque
une grande yeshiva. Ensuite ses nouvelles fonctions renforceront ce rabbin et
l’encourageront à agrandir et embellir une seule grande yeshiva. Alors peut-être
aurons-nous le privilège de voir un jour qu’elle a réussi à englober tous les autres
lieux d’étude. Alors peut-être, peu à peu, Jérusalem gagnera le bonheur d’abriter en
son sein une grande yeshiva, de celles qu’on trouve dans les communautés
ashkénazes de l’étranger.437
Galia Yardeni fait remarquer que dans les années 1883-1885, Eliezer Ben Yehuda
évoquait la fondation d’une seule grande yeshiva centrale à Jérusalem ; il avait à
l’esprit la yeshiva réputée de Valojyn, qui devrait selon lui être transférée à Jérusalem.
« Peu à peu cette yeshiva deviendra le centre dont nous avons parlé jusqu’à présent,
car Israël a besoin de vie spirituelle et de vie matérielle tout comme le poisson a
besoin d’eau ». Il est inutile de préciser que la langue de l’enseignement dans
l’institution hiérosolymite devra être l’hébreu, et que cette yeshiva servira aussi en
quelque sorte d’académie hébraïque, parce que « là seulement nous pourrons combler
les manques… de notre langue et l’enrichir, mais non avec des mots étrangers… sans
y mêler d’autres langues, sans la meurtrir avec des épines et des chardons »438.
Eliezer Ben Yehuda a identifié le potentiel nationaliste de la yeshiva, non seulement
du point de vue sa présence physique mais aussi de celui de son organisation. Même
le comité des centres d’étude communautaires, qui soutenait les étudiants des
437
438
« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 03/06/1887.
Yardeni, 1968, p. 246.
123
yeshivot, représentait à ses yeux une institution religieuse dans laquelle on pouvait
déceler un aspect national. « Le poste au comité des centres d’étude communautaires
est celui qui me plaît le plus », écrit Ben Yehuda, « et je pense que nos bienfaiteurs de
l’étranger qui soutiennent ce comité sont en faveur de la colonisation de la terre
d’Israël aussi bien dans le sens religieux que dans le sens national »439.
439
« Le comité des centres d’étude communautaire et le rabbinat officiel », Ha-Or, 19/11/1912.
124
2.1.4 La jachère
La polémique autour de la jachère exprime bien la méthode particulière utilisée par
Ben Yehuda pour promouvoir le nationalisme par le biais de la théologie juive. Son
argument principal soutenait que les décideurs (Poskim) de la Halakha sont autorisés
à décider dans un esprit conforme aux besoins du nationalisme. La question de la
jachère (1888-1889) menaça de porter une grave atteinte à l'implantation juive
agricole, et Ben Yehuda pensa que les rabbins devaient émettre un jugement selon
lequel on peut vendre la terre à un goy afin que les Juifs puissent continuer à la
cultiver. Cette polémique revêtit une signification certaine dans le façonnement du
visage de la nouvelle implantation juive et des rapports de force qui y existaient440.
La théologie politique classique de Ben Yehuda comprenait une tentative pour
changer les concepts théologiques juifs en concepts nationalistes, mais concernant la
jachère, il fit une utilisation différente du capital culturel juif. Il tenta, au moyen d'un
discours apparaissant comme tout-à-fait intra-halakhique, de convaincre les décideurs
à changer la Halakha sans pour autant transgresser les règles du jeu, tout en affirmant
qu'il s'agissait d'un état d'urgence halakhique impliquant un changement radical dans
la Halakha elle-même441.
Ben Yehuda reconnaissait apparemment la souveraineté des rabbins, et prêcha le
changement de la Halakha de l'intérieur, sans contester son autorité, et ce, au moyen
d'instruments existant de toute manière en elle (bien que réservés à des situations
extrêmes). La voie technique et juridique pour atteindre ce but était de reconnaître que
les agriculteurs juifs ne pouvaient pas obéir à une décret leur interdisant de cultiver la
terre pendant l'année de jachère, et de là que c'était "un décret que le public ne pouvait
supporter". Cet état d'urgence était inclus dans le champ halakhique existant. Dans
son article "L'étendard du nationalisme", Ben Yehuda détaille des arguments
halakhiques en faveur de l'autorisation de la culture des terres pendant la jachère, tout
440
Lang 2008.
L'argument d'Eliezer Ben Yehuda selon lequel la situation d'urgence permet l'affranchissement des
limites fixées par la Halakha domine dans une autre mesure l'approche de Carl Schmitt selon laquelle,
l'existence d'une situation d'urgence (en allemand : « Ausnahmezustand ») libère le pouvoir exécutif de
toute limite légale de son pouvoir, en toutes circonstances (Smith 2005).
441
125
en déclarant qu'il reconnaît l'autorité des Sages de la Halakha et en affirmant qu'il est
nécessaire de transgresser la Torah au nom du besoin d'"agir pour le bien de Dieu":
"Mais il y une chose qui permet vraiment aux ennemis de notre pays de proférer des
critiques: les dettes du pays, le don, la dîme, la septième [année], diminueront la
récolte du cultivateur juif en Eretz Israël, et cela rendra son sort plus dur que celui du
cultivateur à l'étranger. Ce n'est pas à nous, les écrivains, de trancher sur cette
question. Mais c'est aux rabbins, qui professent la Torah; aux rabbins, vers qui se
tournent les regards de tout Israël; aux rabbins, qui aiment leur peuple comme leur
Torah – c'est à eux qu'il incombe de donner leur avis et d'approfondir la recherche sur
cette question. Nous sommes sur ce point leurs disciples; nous écouterons leurs
propos fondés sur la Torah. Leur amour du peuple leur montrera quelle voie suivre
pour alléger le fardeau des dîmes qui pèse sur les pauvres parmi les Juifs. Nous ne
cherchons pas à transgresser les préceptes de la Torah et du Talmud; nous cherchons
à faire de la Halakha la pierre d'angle de tous nos actes. Mais il est du pouvoir des
rabbins de ruser et d'édicter un décret concernant quelque chose que le public ne peut
supporter. Ils ont même le pouvoir de transgresser une chose de la Torah si l'heure le
demande, et les dons et les dîmes, en cette époque, n'existent que par leur parole!
Hillel le Vieux n'a-t-il pas édicté le Prozbul? Les Sages n'ont-ils pas édicté la vente
du hametz? Pourquoi n'édicteraient-ils pas la vente de la terre à un goy? Eretz Israël
en ce moment est comme la Syrie à l'époque du Temple, et "celui qui achète des fruits
du goy de Syrie, qu'ils soient en vrac ou grappes, même avant qu'ils soient parvenus à
la saison des dîmes, et bien qu'Israël les préserve, comme ils ne sont pas de sa terre,
[il est] exempté" (Maïmonide, préceptes des dons, chapitre I, 15). […] Les dettes du
pays sont des lois politiques; celui qui les transgresse volontairement est un pêcheur,
et on dira qu'il trahit et commet un crime envers les lois de son pays. Mais il est du
pouvoir des rabbins d'édicter des règles selon les besoins du moment. C'est la Torah
qui leur a donné ce pouvoir; il est temps d'agir pour le bien de Dieu – transgressez la
Torah! Et quand serait-il temps d'agir pour le bien de Dieu si ce n'était
maintenant?"442.
Ben Yehuda, qui s'opposait à l'atteinte économique portée aux agriculteurs, se référait
à la finalité de la loi religieuse traitant des dons et des dîmes. Il affirmait que la
logique sous-tendant la loi avait perdu sa validité du moment où le Temple n'existait
plus et que les prêtres ne le servaient plus. Il ajouta un argument issu des polémiques
442
Eliezer Ben Yehuda 1978.
126
halakhiques concernant la difficulté à suivre le précepte des dons et des dîmes étant
donné qu'à l'époque moderne, il était impossible d'identifier des prêtres (Cohen et
Lévi) avec certitude.
Yardeni précise que c'est Ben Yehuda lui-même qui souleva la polémique de la
jachère, en publiant l'avis du rabbin Shmuel Salant préconisant l'interdiction absolue
de cultiver la terre, et tout de suite après, des avis contraires, émis par des rabbins
sympathisants du Yishuv en Israël et à l'étranger443. Cette opposition à leur opinion
provoqua la colère des rabbins principaux d'Eretz Israël et ils s'empressèrent
d'interdire toute culture pendant la septième année; ainsi fut barrée la voie à une
solution de compromis. Ben Yehuda ne reniait pas le précepte de jachère en tant que
tel. Dès 1882, il parlait dans Havatzelet du droit d'exister des préceptes liés au pays, y
compris le précepte de jachère. Même après avoir soulevé la polémique, il pensait
qu'"une merveilleuse intention, supérieure, est contenue dans cette haute idée" de
jachère, et exprimait l'espoir que "viendra encore le grand jour où Israël mettra en
pratique le précepte de la jachère". Il dit de lui-même que "ce n'est pas avec légèreté,
sans réfléchir ni sans de nombreux doutes, que nous avons lancé la guerre contre la
jachère", mais maintenant, vu la situation précaire du Yishuv, la jachère risquait de
causer un désastre dans les villages et dans le pays tout entier: "Le Yishuv est une
jeune pousse, il n'a pas encore pris racine dans le pays […]. La terre est encore pour
lui comme une marâtre", et de ce fait, "le précepte de la jachère, à l'heure qu'il est,
[serait] un désastre pour l'idée même du Yishuv, pour tous nos espoirs"444.
Avec cette polémique, la lutte entre les intellectuels éclairés et les ultra-orthodoxes
concernant le caractère du Yishuv atteignit un de ses tournants. Ehud Luz rappelle que
cette question préoccupait l'opinion juive bien avant les débuts de la nouvelle
implantation. Plus que tous les autres préceptes liés au pays, la jachère symbolisait la
sainteté d'Eretz Israël et le lien entre la Torah, le peuple et le pays. A partir de la
Torah (Lévitique, 26), la tradition lie la destruction du Temple et l'exil au non-respect
de ce précepte. Certains rabbins, tels Kalisher et Alkalay, qui prêchaient
l'implantation en Israël, considéraient la remise en œuvre des préceptes liés à la terre
comme une condition nécessaire à l'accélération du salut, et ce fut un des facteurs
443
444
Yardeni 1969, p. 279.
Ibid.
127
importants dans l'édification des premiers villages agricoles – Petah Tikva et Gay-Oni
– par les membres de l'ancien Yishuv445. Toutefois, un des arguments décisifs
soutenant les réserves exprimées par les rabbins, tant en Israël qu'en Gola, concernant
l'idée même d'implantation, était la crainte que les cultivateurs juifs ne pourraient pas
suivre comme il se doit ces préceptes et de ce fait, profaneraient la sainteté du pays.
Luz précise encore que même parmi les intellectuels éclairés, tels Y. L. Gordon,
certains s'opposaient à l'émigration en Israël car ils craignaient que le retour au pays
oblige le renouvellement de ces préceptes, et cela saperait complètement toute
possibilité de d'établir le Yishuv sur des bases solides. A l'opposé, parmi les
intellectuels "Amants de Sion", tels Y. M. Pinès, M. Lilienblum et même Ben
Yehuda, régnait un certain optimisme quant à la capacité et la disposition des rabbins
à assouplir la Halakha pour résoudre le problème446.
Luz pense que la position de Ben Yehuda sur cette question était "ambivalente",
comparativement à celle des rabbins Amants de Sion, tels Naphtali Zvi Yehuda Berlin
(appelé "Hanatziv") ou Mordekhai Gimpel Yaffé, qui s'opposaient simplement et de
façon suivie à l'autorisation de cultiver la terre pendant l'année de jachère447. Les
rabbins de Jérusalem, dans leur ensemble, s'opposaient également à toute autorisation.
Leur position prouva à Ben Yehuda qu'il était impossible de les atteler au chariot de la
renaissance. Luz pense que cet événement marqua un tournant dans l'approche de Ben
Yehuda vis-à-vis de la religion, car d'après lui, "à partir de ce moment-là, il se libéra
de tout frein et toute retenue et partit en guerre déclarée en faveur de la sécularisation
totale de la vie en Eretz Israël". Le signe extérieur de ce revirement idéologique fut le
changement de tenue vestimentaire: il troqua les vêtements orientaux pour des
vêtements européens, tailla sa barbe et cessa d'aller à la synagogue. Son épouse,
Hemda, souligna que ce qui avait fait déborder le vase, aux yeux de son époux, était le
fait que malgré les importants compromis qu'il avait faits, les Juifs de Jérusalem le
considéraient comme un hérétique hypocrite, qui cachait son identité sous un talith et
une barbe, "alors qu'il faisait ce qu'il faisait d'un cœur pur, comme celui qui va au
sacrifice"448.
445
Luz 1984, p. 108.
Ibid.
447
Ibid. p. 110.
448
Ibid. p. 112.
446
128
2.2 Déconstruction du passé juif
2.2.1 L'histoire revisitée
L'historiographie scientifique est l'une des formes principales de l'application de l'idée
de sécularisme à la dimension spirituelle de la culture moderne. Elle remplace le
mythe historique des Écritures dans le modelage de la mémoire culturelle et héritée449.
D'après la terminologie de Smith, on peut définir Ben Yehuda comme ethnosymboliste et comme archéologue politique. Son travail est conforme à la définition
de Smith selon laquelle la mission des ethno-symbolistes est de redécouvrir, choisir et
commenter à nouveau le passé ou du moins celui d'une communauté particulière,
remodeler la conception de l’État et aider au renouvellement de la communauté. Dans
cette perspective, le nationalisme devient une sorte d'archéologie politique, et les
archéologues politiques désirent placer la communauté dans les contextes de temps et
d'espace qui conviennent450.
Les Écritures juives sont l'inconscient du judaïsme mais elles renferment également
son livre d'histoire. Ben Yehuda, qui avait une connaissance approfondie du capital
culturel juif 451, œuvra comme un historien triant dans la "matière première"452, selon
les termes de Hobsbawm, les matériaux dignes d'être utilisés sur le marché national
des traditions, et leur fit subir l'adaptation souhaitée. On peut lui appliquer le concept
de "bricolage" élaboré par Levi-Strauss453. Le bricoleur culturel engrange divers
449
Schweid 2008, p. 45.
Smith 2009, p. 65.
451
L'école de "La Sagesse d'Israël" (Hokhmat Israël), qui fut active au 19e siècle et préfigura les
sciences du judaïsme contemporaines, avait préparé le terrain pour le travail de clivage du capital
culturel juif qui devait servir Ben Yehuda. C'était une école philologique: comprendre un peuple en
profondeur, cela signifie apprendre à connaître son esprit, et pour connaître l'esprit juif, il faut étudier
la très ample littérature juive, qui est essentiellement religieuse (Arieh Gertner, dans Zimmermann,
Stern et Shalmon 1988, p. 172). Concernant les influences allemandes sur cette école et sur son
fondateur, Léopold Zunz, vois Yehoshua Arieli, id., p. 148). Arieli précise par exemple que Zunz avait
puisé chez Johann Gottfried Herder les nouveaux concepts de "culture" (Kultur) et d'"histoire
culturelle", considérés comme décrivant l'identité juive à travers les âges. C'est ainsi que Zunz définit
les Juifs comme un peuple de culture (Kultur Volk) et ce concept devint central pour la compréhension
du passé et de l'existence juifs. Sur la critique que fit Gershom Sholem de cette école, affirmant qu'elle
falsifiait les Écritures, voir Sholem 1975.
452
Hobsbawm 2006.
453
Claude Levi-Strauss (1908-2009), concernant le concept de "bricolage".
450
129
éléments et au besoin, les utilise de manière improvisée: il relie des choses destinées à
l'origine à d'autres usages, et rapproche des objets qui n'avaient par le passé aucun lien
entre eux, le tout pour résoudre un problème qui se présente et créer de nouveaux
usages. En reliant des "événements" ou des "vestiges d'événements", il crée des
"structures"454. Ou pour paraphraser le mot d'Edward Hallett Carr: les faits parlent,
Ben Yehuda n'a fait que les inciter à le faire455.
Contrairement aux autres idéologies de la même époque, le sionisme ne se considérait
pas comme une science et ne prétendait pas apporter une solution scientifique au
problème juif, mais une solution pratique. Le travail de Ben Yehuda est conforme à
l'explication de Gelber selon laquelle le sionisme croyait en la science et au génie juif
et les sanctifiait, de même qu'il sanctifiait l'histoire456. L'historiographie sioniste fut
tout autant influencée par l'héritage rationaliste et éclairé de la Sagesse d'Israël en
Allemagne que par le romantisme national juif d'Europe orientale, façon Dubnov, et
voulut les fusionner457. Dès le début du 18e siècle, en Allemagne, on peut repérer dans
l'histoire générale les racines de l'historicisme458. C'était une ouverture sur le
traitement du passé comme domaine autonome et séculaire459.
Le mouvement national juif parla un langage historique. L'idée nationale reçut sa
légitimité de "l'histoire", y puisa des précédents, des symboles et surtout, structure et
signification. Yaakov Shavit précise que l'importance et la pertinence de la
"conscience du passé historique" et de la "connaissance du passé historique" crûrent
en conséquence. L'idéologie nationale se basa tant sur la conception historique que
454
Amos Hoffman explique que comme Levi-Strauss, et de la même manière, Keith Baker affirme que
l'on peut imaginer une sorte d'"entrepôt" intellectuel de la société, composé d'une collection de
concepts, ou plus exactement de "discours" différents, qui constituent des espaces variés de
significations. Chaque discours de ce genre possède une infrastructure d'idées qui lui est propre. Il
existe dans chaque société des discours hégémoniques ou dominants, et d'autres considérés comme
marginaux. Il se peut qu'une partie d'entre eux se recoupent en certains points. Quoi qu'il en soit, la
différence entre les discours, ou leur hiérarchie, ne sont pas le produit de considérations logiques mais
un résultat fixé de façon historique, et elles dépendent de contextes politiques et sociaux (Hoffman
2012, pp. 42-43).
455
Hallett Carr 1986, p. 25 [en hébreu].
456
Gelber 2007, p. 357.
457
Ibid., p. 358.
458
Reill 1975.
459
Feiner 1995, p. 29. Il cite le nom de Naphtali Hertz Weisel comme ayant été le premier des
intellectuels juifs à évoquer, en 1782, de nouvelles possibilités d'exploitation didactique du savoir
historique, en rupture avec les légitimations traditionnelles. Il proposa en fait un nouvel idéal du Juif
(Ibid., p. 35). Feiner estime toutefois qu'une historiographie nouvelle et élaborée ne fut proposée qu'en
1820 par les tenants de la Sagesse d'Israël (Ibid., p. 91).
130
sur l'existence d'une "image du passé" claire. Dubnov formula cette affinité profonde
en écrivant que "la connaissance historique est à la base de l'idée nationale". C'est
aussi ce qu'écrivit Smolenskin dans son article "Even-Israël" (Le fondement
d'Israël)460, qui affirmait que la renaissance nationale se ferait par le biais de la
conscience historique et que pour la rendre possible, le mouvement national avait
besoin
de "l'histoire"461. Le temps juif cyclique462, qui se déploie de fêtes en
célébrations, fut remplacé par le temps linéaire multi-générationnel, qui se déploie,
lui, d'un événement historique à un autre.
En effet, tant dans l'analyse que dans l'interprétation, l'historien prend d'une certaine
manière le pas sur le matériau463. Ben Yehuda et les initiateurs de la culture en Eretz
Israël présentèrent le passé d'une certaine façon afin de créer des symboles
d'identification. Il s'agissait en apparence de trouver des éléments du passé historique,
mais en fait, ils "revêtirent" des valeurs du nationalisme moderne, fruit du19e siècle,
une "image du passée" revue et corrigée464. Ils n'agirent pas seulement comme
historiens mais également comme agents de la mémoire465.
Certains pensent que la détermination même d'une "histoire du peuple d'Israël" était
une sorte d'invention d'un "fait" nouveau, c'est-à-dire une présentation selon laquelle
il existerait une entité uniforme, homogène et continue appelée "peuple d'Israël" et
dotée d'une histoire continue depuis Abraham jusqu'aux Juifs de la fin du 19e
siècle466. Une invention d'un autre type fut l'ignorance totale de l'activité considérée
pendant des siècles comme l'activité centrale de la culture juive – l'institution
rabbinique, la production et l'organisation de la Halakha (la législation juive), la
rédaction des commentaires, la littérature des questions et réponses, les Géonim (les
460
Hashachar, première année.
Shavit 1984, pp. 17-18. Yossef Haïm Yérushalmi parle même du 19e siècle comme d'une époque
pendant laquelle naquit un nouveau type de Juif, le Juif historique (Yérushalmi 1988, p. 174).
462
Sur la conception du temps dans la structuration du nationalisme, voir Anderson 2000.
463
Gelber 2007, p. 53. Dans presque toutes les révolutions, les révolutionnaires ont voulu reconstruire
la mémoire collective afin d'asseoir leur légitimité, et ils ont tenté dans le même temps d'oblitérer la
mémoire de ce qui avait précédé ou de la changer selon leurs besoins. Ainsi, par exemple, la
Révolution française voulut effacer la mémoire de l'Ancien régime (la décapitation solennelle et
publique de Louis XVI et de Marie-Antoinette démontra cela plus que toute autre chose), et créer une
mémoire nouvelle, révolutionnaire (Ibid., p. 304). Sur le champ théorique de la mémoire culturelle, y
compris le problème du manque de théories dans ce domaine, voir Erll Astrid, dans Erll 2008, p. 1-18.
464
Even-Zohar 1999, p. V; Bartal 1994.
465
Gelber pense qu'un journaliste traitant d'histoire populaire est un agent de la mémoire (Gelber 2007,
p. 309).
466
Even-Zohar 1999, p. V; Bartal 1996 b, p. 179; Volkov 1996, p. 109.
461
131
Maîtres) et les chefs d'écoles. Tout cela fut effacé de "l'histoire" et remplacé par des
activités qui étaient considérées jusqu'alors comme marginales ou négatives, telles les
immigrations en Eretz Israël, la construction dans le pays au cours des siècles
précédents (Safed, Tibériade, Jérusalem), les royaumes "juifs", ou l'apparition de
"faux Messies"467.
"L'histoire traditionnelle" niait presque totalement la légitimité de tout traitement du
passé historique qui ne soit pas au service des objectifs théologiques placés au-dessus
de l'histoire elle-même. Les intellectuels juifs, qui se penchèrent sur une révision du
passé, se trouvaient face à une tradition juive qui considérait l'histoire comme un
domaine de savoir externe, nécessitant une légitimation particulière468. Chez eux, par
contre, l'histoire était présentée comme un champ dans lequel se mène une lutte
ininterrompue entre les fondements de la raison et les éléments opposés menaçant de
les détruire469.
Bien que de nombreux intellectuels aient été portés sur la passé biblique470, Heinrich
Graetz, souvent cité dans les journaux de Ben Yehuda, est justement celui qui
provoqua un tournant dans le renouveau de la conscience historique et la conscience
de soi des Juifs, et ce malgré son adhésion à l'idée selon laquelle ils étaient investis
d'une mission universelle. L'histoire juive générale qu'il écrivit de 1852 à 1876
contribua largement à l'élaboration de la conception des Juifs comme nation. Il fut le
premier à présenter les Juifs comme un peuple doté d'une histoire continue et
changeante selon les circonstances471. C'était l'image d'une vivacité continue, en
467
Even-Zohar 1999, p. V.
Feiner 1995, p. 25.
469
Ibid., p. 32. De ce point de vue, la description de la distribution des fonds (Hahalouka), de la saleté,
de l'affairisme et des superstitions au sein de l'ancienne colonie, avec à l'opposé les éloges de la
nouvelle colonie qui abondaient dans les journaux de Ben Yehuda, symbolisait la suite du regard
éclairé porté sur l'histoire. La fondation d'un récit de la guerre de la lumière contre l'obscurité créait une
continuité mentale entre passé et présent, puisque ce récit servait de code organisateur tant pour le
passé que pour le présent. Sur les leçons que la Haskala tira de l'histoire en vue du futur, voir Feiner,
ibid., p. 33.
470
Feiner 1995, p. 15.
471
Gelber 2007, p. 355. Cependant, Gelber fait remarquer que la nouvelle conscience juive du passé
s'éveilla en Allemagne bien avant que ne fut élaborée la nouvelle historiographie juive au 19e siècle, et
avant que ne furent formulés et façonnés les conceptions de la science (Wissenschaft), la recherche
philologique-historique et les schèmes historiosophiques-idéalistes qui nourrirent la Sagesse d'Israël à
ses débuts. Du point de vue de l'histoire des idées, le fait d'avancer le moment de la rupture d'avec la
connaissance traditionnelle du passé déplace en quelque sorte le centre de gravité de la période de
l'historicisme, de l'idéalisme et du romantisme du 19e siècle à la période du rationalisme et des
Lumières du 18e siècle (Feiner 1995, p. 21). Toutefois, de manière plus ou moins semblable à la
468
132
opposition totale avec l'image pétrifiée créée par les érudits chrétiens. On trouve dans
ses écrits des déclarations telles que "la Torah, le peuple d'Israël et la Terre sainte sont
liés l'un à l'autre, pourrait-on dire, d'un lien mystique; ils sont liés entre eux d'un lien
indéfectible et caché"472.
La grande entreprise de recherche et d'écriture dans laquelle s'était investi Joseph
Salvador fut elle aussi animée par la volonté de révéler la grandeur du judaïsme
antique et de glorifier avec fierté ce que celui-ci exigeait du futur. Le contexte à
l'intérieur duquel œuvra Salvador était différent de celui des intellectuels et des
réformateurs de la religion, qui avaient de la foi messianique une vision universelle,
mais à de nombreux égards, il lui était parallèle. De même que Mendelssohn,
Salvador pensait que la religion mosaïque convenait plus aux principes rationnels du
mouvement de la Haskala que le christianisme473. Mais il œuvra comme quelqu'un
qui s'était déjà intégré à l'environnement intellectuel libéral et éclairé, bien que celuici fût encore profondément chrétien, et il en partageait la foi474.
rhétorique qui caractérisa souvent le travail plus tardif de Ben Yehuda, cette démarche réformiste
revêtit parfois un caractère d'amendement et de renouvellement apparents au profit du judaïsme.
Yehoshua Arieli cite comme exemple l'œuvre d'Emmanuel Wolf, qui dès 1822 voulut ressusciter par le
biais des sciences du judaïsme l'esprit éternel du judaïsme (Arieli, dans Zimmerman, Stern et Shalmon
1998, pp. 150-160).
472
Shimoni 1995, p. 18. Sur la réception des écrits de Graetz dans le monde juif et leur influence
notoire, voir Sand 2008. Ce dernier raconte que Graetz encouragea la lecture séculaire de la Bible, bien
que non franchement athéiste. Son livre servit aux colons sionistes de Palestine de première carte de
repérage dans le labyrinthe de la longue durée. D'autres chercheurs emboitèrent le pas à cette technique
de gommage des fissures et des hiatus dans le temps juif. D'après la distinction opérée entre la
définition de "l'histoire" et celle de la "mémoire" (Halbwachs 1980), il semble que Graetz ne se soit pas
moins occupé du modelage d'une mémoire tournée vers le futur que de l'étude de l'histoire. Benedetto
Croce avait déjà remarqué, concernant la souplesse de l'histoire, que "toute histoire est une histoire
contemporaine" (Croce 1955), tandis que David Lowenthal décrit comment, dès le lointain passé, les
gens embellissaient le passé ou le peignait à l'image du présent (Lowenthal 1985). Alon Confino pense
que la mémoire historique est une image du passé basée sur la subjectivité du présent. Elle est sélective
parce que son but principal est d'élaborer une identité dans le temps présent et non de comprendre le
passé (par exemple, l'image d'une renaissance nationale pendant une fête nationale). La mémoire est
actuelle, elle peut sauter du tardif au précoce, utiliser des inventions et des demi-vérités, et c'est
pourquoi elle peut facilement être trompeuse, irrationnelle ou unilatérale. Elle est adaptée à l'édification
d'une identité, mais en tant que telle, elle n'est pas le meilleur fondement à la compréhension du passé
(Confino 2008, p. 298).
473
La recherche des principes apparemment rationnels du judaïsme était nécessaire du fait de
l'identification de la religion avec l'irrationnel. Talal Asad pense qu'en levant le voile sur ce qui se
faisait passer pour sacré, la raison universelle se positionne comme dotée d'un pouvoir et d'une autorité
légitimes (Asad 2003).
474
Shimoni 1995, p. 19. Ben Yehuda édita les propos de Salvador "selon notre conception" (Lang
2008, p. 124).
133
D'après Ram, l'historiographie sioniste s'imposa tant à l'histoire juive qu'à celle
d'Eretz Israël et celle du sionisme et de l’État d'Israël475. C'était un travail
d'interprétation, réalisé par le biais d'un discours mimétique (descriptif et narratif),
dans lequel s'exprimaient de façon implicite des significations ou des affirmations
concernant le monde, à la différence du discours argumentaire476. Des mécanismes
semblables de tamisage du passé et de sélection d'éléments convenant au nationalisme
furent aussi mis en œuvre dans d'autres pays. Un exemple probant en est l'œuvre
d'Ernest Lavisse477, qui eut une influence décisive sur le façonnement de la
conscience française du passé, en particulier par le biais de l'enseignement de ce
même passé dans les écoles.
Le récit sioniste essentialiste, c'est-à-dire l'identification du judaïsme avec des
principes nationaux, ne fut dès l'abord ni évident ni accepté. D'après Ram, c'est une
"tradition" qui n'existe que par son invention. La mission des intellectuels sionistes
était de composer un récit historique sioniste tout en rejetant les récits découlant des
autres stratégies identitaires étudiées478. Le récit qui se structura peu à peu permit de
renoncer au récit religieux du peuple élu et de remplacer ce dernier par un peuple élu
par la force de son activité significative, riche en preuves tangibles tout au long du
temps historique479. Comme le travail d'autres intellectuels à travers le monde, celui
de Ben Yehuda intercéda entre les pressions pour le changement et l'aspiration non
moins forte à la continuité480, et préféra clairement se tourner vers une source
475
Selon Ram, tout ce qui ne convenait pas au super-récit fut oublié ou mis sous le boisseau. Les
méthodes et les moyens rhétoriques utilisés pour rédiger un récit historique sont nombreux et variés. Ils
comprennent, entre autre, la terminologie, la périodisation, la sélection, l'accentuation et l'élision,
l'interprétation et même la constitution d'un sujet (première personne du pluriel) (Ram 2006, p. 51;
Kimerling 1994).
476
Sur l'opposition dans la presse entre discours mimétique et discours argumentaire (discours
composé d'énoncés directs, que Ben Yehuda appliqua abondamment dans ses chroniques), voir Itzhak
Roéh, dans Hacohen 1998. Sur le paradoxe du camouflage des moyens de persuasion dans le texte
scientifique, afin que celui-ci convainque ses lecteurs, voir Latour et Woolgar 1988; Zohar, p. 41.
477
Ernest Lavisse (1842-1922), historien francais. Sur les modes de façonnement du passé français
qu'il mit en œuvre, voir certains des travaux de Pierre Nora, par exemple; Nora (in) Kritzman 1997, p.
152. Pour une revue situant l'activité de Nora, Halbwachs, Bloch et les autres chercheurs dans le
domaine de la mémoire collective, en regard de l'histoire des idées, voir Alon Confino (in) Erll 2008,
pp. 77-84. Sur la mémoire dans l'histoire, voir également Klein 2000, pp. 179-197; Kansteiner 2002.
478
Ram 2006, p. 33.
479
Sur les modes changeants de définition du groupe ethnique à l'ère moderne, permettant au groupe de
se dessiner lui-même sans ce qui peut apparaître comme une stratégie raciste, voir certains des travaux
d'Etienne Balibar. Le dessin du temps historique peut être considéré comme une stratégie légitime de
différenciation ethnique.
480
Breisach 1983, p. 228; Ram 2006, p. 51.
134
d'autorité481. A partir du moment où Ben Yehuda raconta le récit "traditionnel", celuici devint déjà une nouvelle tradition, car comme le remarquait Zigmunt Bauman, dès
que l'on parle de tradition, "la tradition n'est déjà plus ce que ceux qui parle en son
nom affirment qu'elle est"482.
Les modes d'élaboration des personnages de la fête de Hanoukka démontrent bien la
technologie culturelle de Ben Yehuda. D'après le judaïsme historique cette fête est
essentiellement marquée par le miracle de l'inauguration du Temple. L'héroïsme des
maccabéens étaient considéré comme secondaire par rapport aux bienfaits de Dieu et
au miracle de la fiole d'huile483. En fait, il était une résultante, une expression de la
puissance divine, mais il est clair que le mythe de l'héroïsme était nécessaire à
l'édification nationale renouvelée, bien plus que le récit de la référence au miracle, qui
était sans valeur aux yeux de la conception nationale.
Le changement d'accentuation effectué par Ben Yehuda dans le récit de la fête de
Hanoukka est l'invention d'une tradition nationale qui n'invente presque rien d'un
point de vue factuel par rapport au récit contenu dans le capital culturel juif existant.
D'une manière qui caractérise l'ensemble de son œuvre, ce changement fut en fait
effectué par le biais d'une reproduction sélective de micro-éléments contenus dans ce
même capital. On pouvait par exemple prendre un certain de trait de caractère d'un
personnage biblique et en abandonner d'autres.
On pouvait reproduire certains
aspects d'une coutume de la fête et en ignorer d'autres, contenus dans cette coutume
ou considéré comme secondaires, etc.
Il arriva que la compilation des reproductions – grâce à des actions d'endoctrinement
complémentaires, comme les représentations théâtrales – soit considérée comme plus
pertinente, convaincante et actuelle que la source théologique, ce qui voila pour une
large part l'occultation des aspects oubliés. Renan et Hobsbawm ont fait remarquer
que parallèlement aux événements desservant l'édification de la nation, le processus
‫פ‬d'invention des traditions comprend toujours des événements minimisés qui ne
481
Graham 1993.
Bauman 1996, Sur la tradition comme expression propre de l'esprit moderne et comme démarche
consciente de choix, préférence et octroi de signification, voir Yedger 2010, p. 29.
483
La fête de Hannouka a par ailleurs été évoquée dans le Talmud de Jérusalem et dans la Mishnah, et
de façon résumée dans le Talmud Bavli (Chabbat 21, bet). Certains supposent que la gloire des
Asmonéens des livres canoniques était le résultat des influences extérieures qui leur ont été attribuées.
482
135
desservent pas le but national. L'application de cette règle à l'invention de la tradition
fut effectuée par Ben Yehuda au travers de la minimisation du contexte religieux et
l'ignorance de la part que la tradition religieuse attribuait à Dieu conformément au
récit originel de la fête. Ainsi, le personnage central et "sacré", chez Ben Yehuda,
n'est pas Dieu mais les maccabéens, désormais décrits comme "sacrés"484,
contrairement à la théologie juive485. Le fait que les maccabéens aient été des
personnages significatifs, enracinés dans le passé et connus de tout Juif, aida à
camoufler le fait qu'ils étaient devenus les nouveaux héros de la fête et en fait, les
nouveaux héros de la nation, car comme le précise Yérushalmi, les Juifs avaient
sanctifié la tradition historique et l'avaient fixée, et ils ne pouvaient de ce fait pas la
considérer d'un œil critique. De leur point de vue, jusqu'au 19e siècle, la question de la
fiabilité du récit ou de ses sources ne se posait même pas486. Foucault explique que de
par sa nature même, une telle action constitutive ne peut pas ne pas être oubliée487.
Raison pour laquelle le processus d'établissement d'une tradition moderne camoufla
souvent la novation des traditions, et pas seulement dans le cas de Hanoukka488. D'un
484
"La littérature et la langue", Ha-Tsvi, 28.6.1889; "Hanoukka", Ha-Tsvi, 18.12.1908; "Chronique
hebdomadaire", Ha-Or, 24.3.1891, etc. Voir plus largement le chapitre 3.4 sur Hanoukka.
485
Yeshayahu Leibowitz pensait que dans le judaïsme, est "sacré" tout ce qui ne touche pas à
l'existence de l'homme ou à l'existence du monde. Le "sacré" est la reconnaissance du royaume des fins
et des significations, qui déborde de l'existence; "sacrée" est toute chose qui touche au statut de
l'homme face à Dieu. C'est un concept qui ne s'applique qu'à Dieu et il est appliqué par métaphore à
tout ce qui touche le culte de Dieu. Il s'agit d'une distinction de principe, supposée par la Bible et par
les Sages d'Israël (Katzman, dans Sagi 1995, pp. 300-313). Gershom Sholem pensait que cette position
était erronée mais il semble qu'il était d'accord avec Leibowitz quant à "la profanation du sacré et sa
transformation en instrument desservant des fins terrestres" (Sholem 1976, p. 335).
486
Yérushalmi 1982; Gelber 2007, p. 17. Ceci, bien que dès la fin du 17e siècle, un prêtre catholique du
nom de Richard Simon (1638-1712) examina les Écritures et arriva à la conclusion que la Bible est une
création humaine et qu'il faut donc lui appliquer les règles de la critique historique (Belfer 2004, p. 22).
Sur les tentatives précoces, au sein du judaïsme, d'interpréter les Écritures en ignorant l'exégèse
rabbinique, tels les néo-caraïtes d'Amsterdam au cours des années 1720, voir Kaplan 2003; Feiner
2010, p. 44.
487
Foucault 2005, p. 54 [Voir: L'Ordre du discours, Gallimard 1971].
488
Les stratégies de camouflage au moyen de concepts théologiques n'étaient pas étrangères à la presse
juive. L'utilisation de la langue sacrée pour traiter de questions non religieuses constituait déjà un grave
problème dans la presse juive d'Europe. Il en était ainsi dans les hebdomadaires traditionnalistes
(Hamggid, Halevanon), mais également dans les journaux de la Haskala (Hamelitz, Hatsefira) [Kouts
2013, p. 22]. Cette presse s'était développée dans un environnement hostile et incertain. C'était celle
d'une minorité tributaire du pouvoir "étranger" (Ibid., p. 23). Il y eut aussi une censure interne, surtout
de la part des imprimeurs, qui refusaient de publier des contenus qui ne convenaient pas au code
officiel des leaders religieux (Kouts 2012, p. 27). Les censeurs juifs de Russie remplirent un rôle très
important dans ce processus dès la fin du 18e siècle. Les éditeurs et les auteurs prenaient soin de ne rien
publier qui puisse entraîner des sanctions de la part des autorités (Kouts 2003, p. 29). Contre ces
mesures, les journaux juifs d'Europe développèrent des moyens de contournement légalistes et
stylistiques. Ces derniers influencèrent sans aucun doute le style hébraïque, qui se trouvait alors à un
stade d'élaboration et de transition, de telle manière que leurs résultats se firent sentir longtemps après.
Citons par exemple l'écriture par sous-entendus, par indices, surtout des symboles religieux communs,
même de la part d'auteurs laïques. Les contournements sémantiques abondaient dans cette presse et
136
point de vue textuel, on peut considérer l'ignorance et la minimisation sûre d'ellemême des éléments théologiques inutiles au nationalisme comme une violence faite
au texte théologique (comme le suggérait Heidegger), et peut-être comme une
violence faite au lecteur, comme le propose Harold Bloom489.
Concernant des super-héros tels que les patriarches490, la reine Esther491, le roi
David492, Samson493 et autres, on peut constater qu'à la manière de Ben Yehuda, on
s'appuya également sur des personnages dotés d'un super-statut dans la théologie juive
(ce qui devait en principe neutraliser la critique pour cause d'"invention"). Les
antiques héros militaires furent engagés comme symboles494 de la conscience
nationale – ce qui d'après James Young devait accroître, dans le présent, la
durant la période de la Haskala, on utilisa de manière normative des expressions bibliques pour des
questions prosaïques. Face à la censure, un verset de la Bible couvrait les véritables intentions de
l'auteur. C'est ici qu'entrent en scène les nombreux articles sur les fêtes, comme par exemple Pessah,
fête de la liberté, Pourim ou Hanoukka. On ne se référait pas explicitement à l'actualité, mais le lecteur
comprenait clairement que la sortie d’Égypte voulait dire qu'il pouvait y avoir une sortie de Russie, que
la victoire des maccabéens sur les Grecs revêtait une signification actuelle et que la punition de ceux
qui avaient planifié des violences contre les Juifs serait digne de celle de Haman le méchant (Kouts
2013, p. 32).
489
Ben-Pazi 2012, p. 150, A propos de la pensée de Heidegger et à propos de : Bloom 1982, p. 13.
490
Les pères sont souvent considérés dans les commentaires juifs, comme « des héros créateurs de
culture », avec exactement la même signification qu'a pointée Mircea Eliade : leur parcours est
l'histoire de l'essence de la nation et de la foi qui découleront d'eux. (cette ligne de commentaire profite
d'un plein écho dans la convention kabbalistique, selon laquelle l'histoire des pères représente d'une
façon allégorique la succession des décomptes, depuis celui de la bonté à celui de la splendeur (Amir
2003, p. 240) . Sur le Panthéon des héros nationaux sur lequel a grandi la période de la Haskala, voir
Feiner 1995, p. 76-78. Là encore il est question de l'adoption didactique des modèles exemplaires par
les héros, qui portent soi-disant les valeurs éclairées.
491
Voir les exemples donnés ici dans les paragraphes sur la fête de Hanouka et de Pourim.
492
Par exemple, le roi David : « le Roi David – homme guerrier », « Contemplation », 14.5.1897. voir
des exemples supplémentaires ici dans le chapitre 2.2.4 traitant des rois et des héros. Le narratif
allégorique concernant David, qui a préféré la description de l'héroïsme de David et ses actes plutôt que
ses péchés, avait déjà commencé chez Tsvi Graetz. Sur l'indulgence de Graetz à l'égard de David, voir
Sand 2008, p. 82.
493
« Eretz Israël », Ha-Tsvi, 20.10.1909. Des personnages comme ceux de Samson ont nourri le
nationalisme clé en main du personnage qui sacrifie sa vie pour la nation. Le genre du martyr était
courant au Panthéon des personnages nationaux dans de nombreux pays. Par exemple, sur le martyre
polonais, voir Mickiewicz 1923.
494
Dans les lignes de description des personnages ont été glissées des significations nationalistes.
Comme par exemple, Yehuda le Maccabéen est devenu, dans la pièce « Les Asmonéens » de Ben
Yehuda, une sorte de héros surhumain qui représente toutes les valeurs de la liberté, (Even-Zohar 1999,
p. 252). Ben Yehuda n'était pas le seul à s'être occupé de la construction de personnages de héros qui
ont été opprimés durant des générations par la perception hégémonique. Mikha Yossef Berditchevski a
mystiquement créé des personnages puissants et héroïques de la période du premier et du deuxième
temples, que le narratif historique juif mystérieux a oublié et délaissé de Josué à Samson, à Saül et
jusqu'au Asmonéens et aux combattants de Massada, qui jusque là ne faisaient pas partie de la tradition
juive, (Shapira 2014, p. 40). Selon Bakhtine, il existe dans le symbole « la chaleur du secret unit »
(Bakhtine 2008, p. 194).
137
sympathie495 pour le groupe national. Les personnages des héros subirent ce que
Bakhtine nomme "un approfondissement au moyen de l'élargissement du contexte
lointain"496. Ainsi Ben Yehuda se permit souvent de publier des œuvres dans
lesquelles les héros mythiques défunts étaient doublés497, ou bien des commentaires
au moyen desquels il déposait dans leur conscience des aspirations nationales. Cette
tactique consistant à parler au nom du héros national défunt caractérisa également les
intellectuels nationaux d'autres pays, comme la France pendant la Révolution498.
Une autre stratégie de camouflage de l'invention de la tradition499 concerna les
éléments importés. On associa souvent aux éléments "juifs" antiques des éléments qui
étaient étrangers à la tradition religieuse, comme la coutume des plantations à
l'occasion du Nouvel an des arbres (Tou Bihevat)500. L'existence de tels éléments au
495
Lorsqu'un parti qui prétend être vu par l'opinion publique comme étant le seul qui a engendré des
leaders nationalistes et des héros nationaux, seuls à mener les combats et les efforts de leur peuple à
l'indépendance et à l'auto-définition, cela sera traduit par les faiseurs de mémoire, comme une
approbation politique concrète, (Young 1993, p. 2 ; Lebel 2008, p. 177).
496
Bakhtine 2008, p. 195.
497
Par exemple le poème de K. L. Silman dans lequel Yehuda le Maccabéen se parle soi-disant à luimême (« La renaissance de l'année 1083», Ha-Or, 15.12.11). En voir le détail ici dans le chapitre 3.4
sur la fête de Hanouka.
498
Comme exemple d'intellectuel français qui a parlé au nom des héros morts pour la nation, il faut
souligner Jules Michelet. Michelet a expliqué que ceux qu'il a sorti du tombeau, ne sont pas pris au
hasard parmi les morts oubliés, des fils sans nom. Ces morts là sont des gens dont le sacrifice, tout au
long de l'histoire, ont permis la révolution de 1789 et l'apparition consciente d'elle-même de la nation
française, même si ces sacrifiés n'ont pas été considérés en tant que tel par ces mêmes personnes,
(Anderson 2000, p. 233-234).
499
Les inventeurs et les instigateurs des cultures nationalistes ont toujours essayé de brouiller les pistes
dans la mesure du possible, alors que l'élément le plus important dans l'invention du nationalisme était
celui de « l'authenticité », (au nom d'Even-Zohar et en se basant également sur Fishman 1971 et BarAdon 1982, p. 123). La subversion d'une partie des fondateurs nationalistes s'est dissimulée derrière
une action en faveur du judaïsme et pour son honneur, au moyen d'une rhétorique de continuité. Il est
peut-être possible de repérer des racines de ce phénomène de dissimulation de la subversion qui voulait
dévorer le statut de la Halakha mais qui, dans le même temps, place au niveau du miracle, la nation, la
foi et les commandements, à la période de la Haskala même. Shmuel Feiner décrit des érudits qui ont
traité de la laïcisation des contenus juifs mais qui ont critiqué les érudits radicaux qui ont fait preuve de
mépris vis-à-vis de la foi et des commandements, (Feiner 2009, p. 24). Selon Ever-Zohar, la stratégie
du brouillage est une raison supplémentaire pour laquelle la recherche est souvent passée à côté de
l'importance de « l'entreprise », la « planification » et « l'invention » des actions des inventeurs de la
culture (Even-Zohar 1999, P. 27). A cela il faut ajouter le fait que l'endoctrinement naturel, nie les
conditions du développement du débat critique autour de lui. Il n'a aucun intérêt à développer la
compréhension, les commentaires et la créativité, il est dirigé vers le conformisme de la foi et des
comportements dictés .Alexander appelle cela « la pédagogie de l'uniformité » (pedagogy of
uniformity), (Alexander 2005 ; Lanberg 2011, p. 106).
500
La « provocation religieuse », « Ha-Or », 10.2.1913. En voir plus à ce sujet ici, dans le paragraphe
sur Tou Bishevat. Sur l'intégration de la fête des arbres américaine parmi les coutumes de Tou Bishevat
par le cérémonial de plantation d'arbres, voir Shoham 2014. Tou Bishevat sert de prétexte à des
promenades dans la nature avec les écoliers. Sur cette tradition des promenades pédagogiques voir :
Even-Zohar 1999, p. 75. La conception de la promenade et du contact direct avec l'environnement
comme outil pédagogique national provient de tendances semblables en Europe (par exemple le
138
sein de la culture hébraïque ne pouvait que renforcer la critique concernant l'invention
des traditions dont Ben Yehuda s'occupait. Ses journaux traitaient les traditions
inventées comme si elles étaient des traditions instituées de longue date501. Les
rapports de ces journaux minimisaient souvent la dimension novatrice et la fraîcheur
incarnées par ces traditions. Cela se faisait en général en mentionnant de manière
laconique et dans une "langue transparente" que le rituel dont on parlait a lieu "tous
les ans", ou qu'il était déjà question d'une "fête hébraïque"502. Ainsi, concernant par
exemple la plantation d'arbres, qui ne faisait pas partie des coutumes de la fête jusqu'à
ce qu'elle y fut mêlée par les nationaux, Ha-Or rétorqua: "Cette fête que nous
célébrons est entièrement et purement hébraïque, y compris dans la forme fixée par
les nationaux". Cette façon de s'exprimer dans les journaux de Ben Yehuda fondait
implicitement l'existence de Tou bishevat comme "fête", bien que cela ne fût pas son
statut exact dans les sources juives. Cette formulation établissait le droit des nationaux
à produire des traditions, même s'ils devaient pour cela écarter des éléments
appartenant à des traditions juives existantes, et tendait en fait à faire accréditer le fait
qu'il existait déjà de longue date une tradition hébraïque nationale503.
Anita Shapira précise que le rapport du mouvement national à la culture dont il
s'inspire est toujours dialectique: d'une part, il se nourrit des sources populaires et
historiques – ce que firent les mouvements nationaux européens, particulièrement
depuis l'époque romantique. D'autre part, le nationalisme vient remplacer les
symboles identitaires qui l'ont précédé. La religion joue dans ce processus un rôle
particulier: la culture européenne élaborée pendant mille ans d'histoire était une
mouvement allemand du Wandervogel). Yaël Zrubavel pense que la promenade est le processus
moderne des activités de croisade religieuse (Zrubavel chez Hazan et Cohen 2011, p. 501-502). Sur la
promenade comme combinaison de l'étude géographique, historique, hébraïque, la connaissance de la
nature etc., voir Even-Zohar 1999, p. 79. Sur la promenade comme appareil sociétal national, voir
Berlovitch 1996, p. 167-195.
501
L'argument de Ben Yehuda considère, d'un autre point de vue, la supposition de Shmuel Noah
Eisenstadt selon laquelle la modernité peut être perçue comme tradition par elle-même, (Eisenstadt
2001).
502
Itshak Roé suggère que les journalistes n'avoueront pas l'illusion de « transparence de la langue »
pour des raisons tactiques ou autres. Selon lui, la culture occidentale fait un lien avec le déni de pouvoir
rhétorique de la langue, en particulier son pouvoir de produire l'effet de déni d'elle-même, c'est à dire,
l'effet de transparence, (Itshak Roé chez Hacohen, 1998).
503
Sur la différence entre la mémoire historique et la tradition s’immisçant dans le présent, voir
Gadamer 1975, p. 289.
139
culture religieuse, et il est impossible de décrire une quelconque culture européenne
sans se référer aux symboles religieux504.
Shapira apporte comme exemple les églises de Westminster et de Notre-Dame qui
servent de symboles religieux et nationalistes ensemble, de même que Jeanne D'Arc,
considérée comme la première héroïne nationaliste de la France, également érigée en
sainte catholique. La vierge noire polonaise est le symbole de l'identité polonaise, et
pas seulement un objet d'admiration religieuse. Shapira souligne également que la
superposition entre nation et religion n'est pas particulière aux Juifs : en dehors des
cas évidents de la Pologne et de la Russie, où l'appartenance religieuse et le
nationalisme national vont de soi, il faut se rappeler de la place de la religion dans la
construction de l'identité anglaise et de l'identité irlandaise. Même en France, berceau
de la révolution, le combat entre l'église et l'état a continué durant cent ans, jusqu'à
leur séparation. Les états modernes n'ont pas fait l'effort de se libérer de leur penchant
pour la tradition religieuse : le serment chrétien est encore présent dans de nombreux
pays. L'hymne britannique dit bien « Dieu sauve la reine » et le drapeau britannique
est orné d'une croix. La participation du président des États-Unis aux cérémonies
religieuses va également de soi.505
Les mythologies nationales racontant l'histoire nationale ne nient pas l'histoire506. Il
s'ensuit que la guerre déclarée par les journaux de Ben Yehuda aux codex religieux ne
se fit en général pas au moyen de polémiques frontales avec les principes
théologiques, polémiques qui auraient nécessité des joutes verbales publiques et la
négation de l'histoire ou de l'opinion des rabbins507. La guerre culturelle contre le
codex théologique, camouflée en général sur le plan doctrinaire, s'exprima en partie
par le biais d'articles relatant les réalisations culturelles au sein de la nouvelle colonie,
réalisations qui créaient une sorte de "Torah verbale" dressée en partie contre la
théologie juive.
504
Shapira 2007, p. 265.
Ibid.
506
Azaria 2008, p. 35.
507
On sort de la règle générale les questions comme la polémique sur la chmita (année de jachère), où
Ben Yehuda va à l'encontre des arguments des grands penseurs. Mais dans ce cas précis, il se fait aider
par des prescriptions de rabbins qui ont autorisé le traitement de la terre durant l'année de chmita. A ce
propos, voir ici par la suite, le paragraphe consacré à la question de la chmita.
505
140
2.2.2 La négation de l'Exil
L'impressionnante et très vaste entreprise intellectuelle de Ben Yehuda constitue un
exemple particulièrement probant des modes de structuration de la conscience
nationale à partir de l'idée de négation de l'Exil. Le nationalisme juif considérait que
l'existence juive en exil était imparfaite, mais qu'elle pouvait être amendée par
l'installation en Eretz Israël508, et le travail de Ben Yehuda venait réparer ce que l'Exil
avait apparemment déformé. La "réparation" s'effectuait par le biais d'actions directes
entreprises par Ben Yehuda lui-même et par celui de la revue du processus de
"réparation" entrepris par d'autres. Certains chercheurs, tells Ella Belfer et Amnon
Raz-Karkotzkin, ont montré la centralité de l'idée de négation de l'Exil dans la pensée
sioniste509. La focalisation de Ben Yehuda sur la modification du contenu des fêtes et
des jours fériés, et en fait, sur le changement de la conception juive du temps, peut
corroborer l'affirmation de Raz-Karkotzkin selon laquelle la conception de l'Exil était
le fondement à partir duquel étaient définis la conception du temps et l'ordre du jour,
et elle était au centre de l'organisme communautaire et de sa conception de soi. Elle
constituait la toile de fond des moments qui créaient la conscience de la communauté
de destin des Juifs, comme Pessah et le 9 Av, et elle façonna la perception du présent
par rapport au passé, la continuité et même le sentiment de rupture510. Même si d'un
point de vue historique, la culture sioniste conserva et perpétua des éléments issus de
la culture juive d'Europe orientale, il n'en reste pas moins que le sionisme en général
se basait sur la négation de cette même culture ethnique et nationale, et c'est
également le sens profond, selon Raz-Karkotzkin, du concept de négation de l'Exil511.
Cette action, basée sur le modèle de la négation de l'Exil, peut être divisée, chez Ben
Yehuda, en négation active et négation passive. La négation active s'opère par le biais
d'une référence négative à la vie juive en exil. Ainsi, par exemple, Ben Yehuda se
moquait du déguisement caractéristique du Juif Mardochée, dont il avait
508
Shimoni 1995, p. 79.
Belfer 2004, p. 27.
510
Raz-Karkotzkin 2007, p. 108.
511
Ibid. p. 107.
509
141
apparemment été témoin pendant les fêtes de Pourim dans les villes de Lituanie512.
Par contre, la négation passive s'opérait par le biais du silence, de l'ignorance et de la
dénégation, et dans le cas des journaux de Ben Yehuda, en présentant de façon
positive un dispositif de vie alternatif qui pouvait se passer de la plupart des éléments
inclus dans les dispositifs de vie diasporiques niés. Cette présentation d'une nouvelle
vie comprenant des éléments théologiques ne nécessitait aucune justification, car ce
qui est "naturel" – ou celui qui prétend baser sa vie sur la nature – n'a pas besoin
d'apologétique. Le discours concernant le "naturel" remplaçait de cette manière ce qui
était en apparence "non naturel". L'Exil étant l'élément passé sous silence dans le
nouveau parler national, il recoupait pour une large part le non-naturel réduit au
silence et se retirant devant le naturel.
Chez Ben Yehuda, la négation de l'Exil était doublée d'une occultation de ce qui en
était le corollaire: la vie religieuse dans son précédent format. Son travail prouve
l'affirmation de chercheurs tels que Belfer, selon lesquels dans la conscience sioniste
en général, la négation de l'Exil était identique à la négation de la religion. On peut
interpréter son œuvre comme ayant voulu soigner ou brouiller le paradoxe pointé par
Belfer, selon lequel la négation de l'Exil et la dénégation des fondements
métaphysiques de la foi en la rédemption étaient proches de l'idée de retour à Sion,
laquelle a de tout temps fait partie des fondements de la religion et Sion étant la
destination élective de la foi messianique. Le retour actuel à Sion n'avait été rendu
possible que grâce au rejet de la passivité historique à laquelle cette foi était liée.
Belfer souligne la tension interne inhérente au réveil sioniste: d'une part, le salut
terrestre et humain d'Israël était dénudé des principes religieux de la tradition
messianique, mais d'autre part, la focalisation historique et géographique sur Eretz
Israël servait de cordon ombilical liant la renaissance sioniste à une tradition
d'alliance et de Messie513. Ce paradoxe obligea les intellectuels nationaux, tels Ben
Yehuda, à produire de nouvelles valeurs capables d'inclure en leur sein des éléments
culturels provenant des espaces diasporiques qui avaient été écartés de la conscience,
mais qui relevaient maintenant d'un autre mode l'existence, appelé à devenir
l'infrastructure de la nouvelle tradition nationale.
512
« Paroles des jours de semaine », « Ha-Or », 3.3.1893. Voir plus largement dans le chapitre 3.6 sur
la fête de Pourim.
513
Belfer 2004, p. 27.
142
Cette apparent recoupement entre les éléments de la tradition diasporique et ceux mis
en action dans l'espace culturel national pouvait donner l'impression que c'est l'Exil
qui avait été retiré du nationalisme juif, et non le judaïsme, puisque les éléments de
celui-ci bouillonnaient dans les eaux souterraines du nouveau nationalisme. Mais
comme nous le détaillerons dans les prochains chapitres, les éléments théologiques
recueillis pour le nationalisme avaient été détachés de leur contexte et on leur avait
attribué de nouvelles fonctions. Raison pour laquelle, dans de nombreux cas, il ne
s'agissait pas des mêmes éléments ayant servi les Juifs dans leur culture religieuse
diasporique, mais plutôt de leur seul reflet, de leur simulacre. Or ce reflet prétendait
être l'amendement de sa propre origine abandonnée.
Even-Zohar montre que le modèle du "Retour à Sion" fut construit d'après la
conception développée par le nationalisme hébraïque depuis Peretz Smolenskin514.
Celui-ci eut une influence déterminante sur Ben Yehuda, qui le considérait comme un
prophète national515. Raz-Karkotzkin explique que le retour à Sion était perçu comme
un retour au passé antique, à l'époque de la Bible et du Second Temple, tout en
annulant la valeur de la période diasporique, même si pendant cette dernière furent
écrits des textes que la culture sioniste intégra à son propre corpus516. On peut
affirmer, à partir de ces propos, que la conception de la négation de l'Exil permit à
Ben Yehuda et à ses amis de nier à la culture diasporique agonisante l'exclusivité de
la propriété des éléments de la théologie juive et même de se les approprier, ou tout au
moins de s'approprier ses signes, au profit de la séquence non-niée et prétendant être
l'élément vivace de la vie juive: le nationalisme.
Ben Yehuda se consacra aux manières selon lesquelles le mythe de la négation de
l'Exil façonna l'image d'Eretz Israël. Ce mythe modela la conception du pays comme
dépourvu d'une histoire propre pendant la période allant de la destruction du Temple
ou de la révolte de Bar Kokhba jusqu'au début de l'implantation sioniste, hormis le
Yishuv juif , tout en soulignant ce qui fut défini comme "sa continuité historique"517.
514
Even-Zohar 1999, p. 209. Voir également Feiner 1991.
A propos des fameux titres honorifiques délivrés par Ben Yehuda à Smolenskin dans son journal,
voir le début du chapitre 2.3.5 sur la relation et les titres religieux et laïcs.
516
Raz-Karkotzkin 2007, p. 110.
517
Ibid., p. 112-113 ; Barani 1995.
515
143
Dans ce vaste contexte furent également établis les aspects de la négation de l'histoire,
sur lesquels reposait la conscience sioniste: d'une part négation de l'histoire du pays et
d'autre part, négation de l'histoire des Juifs, et ce, sur deux plans: négation de
l'autorité halakhique et de la tradition juive post-biblique, et négation des diverses
cultures au sein desquels les Juifs s'étaient définis eux-mêmes. Ces aspects sont
indissociables, car ils découlent tous du même mythe fondateur518. Cette négation fut
doublée d'un périple de découverte: la découverte de ce qui ne devait pas être nié. La
découverte, tout au moins celle passée en revue dans les journaux de Ben Yehuda, se
focalisait sur le pays et ses environs et structura de façon apparemment scientifique
des enclaves d'un savoir supposé consistant à propos des continuités historiques
juives. L'application la plus remarquable de cette démarche fut l'activité de Ben
Yehuda dans le domaine de l'archéologie519.
La négation de l'Exil en fut également l'occultation, et les nombreux exemples qui
seront
apportés
par
la
suite
montrent
que
Ben
Yehuda
s'en
occupait
consciencieusement. Il semble que concernant l'occultation comme étant une sorte de
devoir civil du membre de la nation, Ben Yehuda ait suivi un de ces penseurs
préférés, Ernest Renan. La plupart de ses descriptions pertinentes sont adressés aux
Juifs se trouvant "déjà après le stade de l'occultation", ainsi qu'Anderson interprète les
propos de Renan520. Les journaux de Ben Yehuda exaltaient le lointain passé, le passé
récent était estompé et n'était mentionné que de manière sélective, le présent national
israélien était rehaussé et façonné comme s'il avait de tout temps joui d'une indéniable
validité. Le nouveau façonnement des contenus et des codes juifs opéré par Ben
Yehuda, tel qu'il est décrit ici, démontre bien l'affirmation de Hazan et Cohen selon
laquelle l'imagination, l'intérêt et les bouleversements de temps et de lieu influencent
le récit et façonnent sans cesse les contenus des codes et les associations qu'ils
contiennent, conformément à leur pertinence du point de vue des contemporains.
518
Ibid., 111.
Voir plusieurs exemples dans le chapitre 2.2.3 sur l'archéologie.
520
Benedict Anderson affirme que, lorsque que Renan a publié, en 1882, son texte « Qu'est-ce qu'une
nation ? », ce qui l'intéressait était justement ce besoin d'oublier. Renan pensait que l'essence de la
nation se trouve dans le fait que dans chacun de ses individus, "il y a de nombreux points communs et
que tout le monde a oublié beaucoup de choses […] chaque citoyen français a été contraint d'oublier la
nuit de la Saint Barthélémy, le massacre (des Cathares) dans le sud de la France au 13e siècle." Il
suggère que l'oubli des tragédies du passé est une sorte d'obligation civique à laquelle se plie chaque
Français. En fait, ce que Renan dit ici à ses lecteurs, c'est qu'ils devaient « être déjà après cet oubli » de
ce qu'ils devraient soi-disant se souvenir, (Anderson 2000, p. 235-236). Sur l'oubli comme partie de la
mémoire, voir : Ben-Pazi 2012, p. 201.
519
144
L'élite intellectuelle dont Ben Yehuda faisait partie521 glorifiait le passé lointain,
voulait brouiller les sources juives traditionnelles de l'autorité522 et produire une
autorité alternative nationale et séculaire, à orientation éthique occidentale. Selon
Hazan et Cohen, la vénération et l'exaltation du passé fonctionnent parfois comme
instruments aidant à brouiller et à contester les sources de l'autorité sociale, au service
de nouvelles élites. Celles-ci désirent faire progresser leurs expériences constitutives
depuis les profondeurs de la scène historique jusqu'en son centre. Là, elles veulent
constituer à nouveau tant l'image de l'identité sociale commune, factuelle et fictive à
la fois, que la conscience qu'en ont les contemporains523.
Et en effet, les promoteurs de la culture, et parmi eux Ben Yehuda, firent une nouvelle
sélection, différente de celle qu'avait faite la Haskala. Ben Yehuda et ses amis se
basèrent sur les sources juives canoniques (la Bible, la Michna, etc.), sur des sources
juives extérieures au canon (les livres de Flavius Josèphe, les livres des Maccabéens I
et II, des livres du Moyen-âge, etc.) et sur des sources étrangères (depuis des
historiens de l'Antiquité jusqu'à des historiens européens contemporains). "La
continuité du récit" du passé – son point de départ, les événements qui eurent lieu en
son milieu et son point de chute – était dominée par sa fonction nationale524. Comme
les siècles passés en exil n'avaient aucune valeur, ils devaient être écartés525. Les
sources canoniques du judaïsme "diasporique", telles le Talmud, furent en règle
générale repoussées et restèrent en fait liées entre elles comme des dépôts cachés de
l'esprit diasporique nié. Ceci, tandis que les journaux de Ben Yehuda entretenaient la
convention qui s'établissait concernant la justification de l'exclusion du capital
culturel juif, ce même capital qui s'était appuyé sur la vie en exil et devait donc
devenir "silencieux", selon l'expression de Winter. La conception de ce dernier est
conforme à la formulation de Marc Auger, selon lequel "la mémoire est façonnée au
521
Sur les caractéristiques de Ben Yehuda et de ses camarades en tant qu' « élite », voir Even-Zohar
1999, p. 25, et ce selon Elboïm-Dror 1986, p. 188 ; Ben-Arié 1976, p. 56 ; Morag 1990, p. 81 : Kolat
1990, p. 65.
522
Sur l'autorité des écrivains sacrés, voir, entre autre : Haran 1992, Warfield 1948, Wood 1987. Sur
les paroles de pouvoir, voir Hoffman 2012, p. 44. Sur la puissance théologique du texte sacré, voir Barr
1973 ; Sur le changement d'autorité dans le judaïsme du à l'apparition du nationalisme, voir ElboïmDror 1993, p. 126.
523
Hazan et Cohen 2012, p. 16.
524
Even-Zohar 1999, p. 164.
525
Smith 2010.
145
moyen de l'effacement, un peu à la manière dont la mer façonne le litTorahl"526.
D'après Winter, les silences sont des espaces situés au-delà des mots, ou bien des
espaces qu'il est convenu de situer hors du domaine de ce dont nous parlons. Le
silence est un espace structuré socialement, dans le cadre duquel et le concernant, les
thèmes et les mots du quotidien ne sont pas exprimés. Il est entouré de groupes de
personnes qui, à un certain moment, font la distinction entre ce qu'il est possible de
dire et ce qui est interdit – ou entre l'exprimé et l'inexprimé – et décident d'établir ces
distinctions de manière rigoureuse. Ces gens créent des normes et les font appliquer.
En retour, celles-ci renforcent l'interdiction de pénétrer dans l'espace intérieur du
cercle du silence527. Dans de nombreux cas, comme celui de Ben Yehuda et de ses
amis, l'interdiction de pénétrer dans l'espace juif du silence n'est pas généralisée: elle
est levée pour des intellectuels ayant la permission de pénétrer dans cet espace pour y
puiser les éléments nécessaires aux dispositifs du nouveau capital culturel, ou pour
mener des combats culturels face à des intellectuels qui perpétuent l'existence de ces
espaces de silence528. Cette tactique permit au judaïsme national de se présenter
comme ouvert et fermé en même temps529.
Toutefois, même concernant la période de l'Exil, la réduction au silence opérée par
Ben Yehuda ne fut pas généralisée530. La sélectivité entre les sources pertinentes et
celles qui ne l'étaient pas ne s'arrêtait pas à l'adoption ou au rejet d'une source entière
mais pénétrait dans les entrailles de cette source. Malgré l'adoption de la Bible par le
526
Auge 1998, p. 4.
Jay Winter (dans) Hazan et Cohen 2012, p. 54.
528
Comme exemple de l'entrée de Ben Yehuda dans l'espace du silence, on peut prendre l'intérêt de
« Ha-Or » («Provocation religieuse », « Ha-Or » 10.2.1913) dans l'abandon de la tradition des dons et
du « maasser » (don de 10 % de ses revenus) par ceux qui se présentent comme les gardiens de la
Torah. Le fait que Ben Yehuda traite de cette question a pour but d'éviter une critique de la part des
orthodoxes sur l'appropriation de la tradition de planter des arbres à Tou Bishevat par les nationalistes.
La logique de Ben Yehuda veut que même les orthodoxes ne respectent pas comme il se doit les
commandements concernant Tou Bishevat, et donc ils n'ont aucun droit de critiquer les nationalistes sur
le fait que la tradition de planter des arbres des nationalistes ne fait pas partie des coutumes de Tou
Bishevat. Voir à ce sujet le chapitre 3.5 sur Tou Bishevat. Un autre exemple de son incursion dans
l'espace du silence : dans un débat public sur le partage, Ben Yehuda s'est moqué de Elazar Rokeah et
Naphtali Hertz Imbar qui « n'ont jamais respecté un seul chabbat, et qui tout à coup, merveilles du
temps, sont ceux qui ont pris le parti de la religion ! » (Yardeni 1969, p. 280).
529
La tactique de la nation montrée en même temps comme ouverte et fermée était acceptée pour
d'autres nations dans différents contextes, (Anderson, 2000, p. 179).
530
Ainsi, par exemple, Ben Yehuda n'a pas renoncé au personnage de Hasdaï Ibn Shaprout parvenu au
rang de ministre du roi d'Espagne au dixième siècle de notre ère, bien qu'il s'agisse de la période
d'exode (Eliezer Ben Yehuda 1904 ; p. 76). Sur les attitudes mentales des nationalistes que voit Ben
Yehuda dans la conscience d'Ibn Shaprout, comme le fait de poser que les Juifs constituent une nation,
voir Even-Zohar 1999, p. 255.
527
146
nationalisme, certains de ses épisodes, ou des interprétations découlant de son
contenu, furent rejetés de facto. Les modes d'interprétation d'une source, bien qu'elle
ait été adoptée par le nationalisme, pouvaient être considérés comme "diasporiques" et
donc déformés. Restèrent donc en exil non seulement des recueils de capital culturel
qui avaient été rejetés mais également des modes d'interprétation indésirables aux
yeux du capital culturel "national". Ainsi, par exemple, Eliezer Schweid pointe
l'ambiguïté inhérente au rapport du nationalisme juif aux preuves bibliques
concernant la signification moderne du concept de "patrie". Il explique que l'Amour
de Sion (Hibat Tsion), en tant que mouvement national parallèle aux autres
mouvements nationaux européens du 19e siècle, définissait le rapport du peuple juif à
sa terre comme le faisait d'autres peuples par rapport à leur propre terre: comme à une
patrie. D'après lui, pourtant, il semble que cette affirmation ne convenait pas tout-àfait à ce qui était raconté dans la Bible: selon le témoignage de celle-ci, les enfants
d'Israël, sur leur route pour hériter de leur pays, étaient devenus un peuple du désert,
c'est-à-dire que le peuple d'Israël entra dans son pays comme envahisseur et l'arracha
des mains des peuples naturels qui y vivaient531.
Toujours d'après Schweid, certains sionistes se dressèrent contre l'influence du
nationalisme moderne sur cette compréhension traditionnelle du témoignage biblique.
Il y avait tout d'abord la question de l'acte lui-même: le fait d'avoir hérité de peuples
ayant un droit naturel. A cette époque, cette question ne revêtait pas une signification
actuelle, mais elle pouvait porter une atteinte morale au lien historique du peuple à
son pays. Ensuite, se demande Schweid, si le peuple d'Israël n'est pas né dans son
pays, celui-ci n'est donc pas sa patrie dans le sens où les autres peuples à l'époque
moderne entendent ce terme. La volonté de définir le peuple d'Israël comme un
peuple semblable à tous les autres entraîna l'attente d'une autre image du lien
historique: Eretz Israël devait être la patrie des Juifs au même titre que l'Angleterre est
celle des Anglais et la France celle des Français. Et Schweid de conclure qu'il ne faut
pas s'étonner si l'on trouve déjà dans la littérature des Amants de Sion des efforts
idéologiques et même des recherches pour prouver que la conception conventionnelle
531
Il est possible d'utiliser l'interprétation d'Anthony Smith pour expliquer l'échec pointé par Schweid.
Smith pense qu'une terre peut devenir la terre de ses ancêtres après quelques générations, même si, au
début, on s'y est installé suite à une immigration et/ou à une conquête. Au fil des générations, elle
devient une patrie, « notre terre », et le lieu de sépulture de nos pères et de nos ancêtres, si ce n'est la
terre de nos patriarches (mythiques pour la plupart), (Smith 2010).
147
du témoignage biblique est erronée et qu'elle n'est qu'une déformation produite en
exil532. Le format selon lequel, dans les journaux de Ben Yehuda, se tint d'une part un
vaste discours national basé sur une théologie juive, et d'autre part, un discours
"progressiste" et "scientifique", apparemment basé sur des découvertes historiques et
archéologiques, peut être considéré comme une des techniques utilisées pour
surmonter la difficulté logique pointée par Schweid. En règle générale, Ben Yehuda
présentait Eretz Israël comme la patrie du peuple d'après les sources théologiques, et
ne faisait aucun cas de doutes du genre de ceux relevés par Schweid. Pour autant qu'il
y ait eu une réponse à de tels doutes, elle était donnée à partir d'un espace de savoir
extérieur: le monde "scientifique", comme par exemple les fouilles et découvertes
archéologiques. En ce sens, les journaux de Ben Yehuda considéraient implicitement
le progrès scientifique comme doté d'une capacité de décision quant aux incertitudes
contenues dans les Écritures juives.
532
Schweid 1997, p. 218.
148
2.2.3 Archéologie et histoire biblique
Les journaux de Ben Yehuda ont joué un rôle majeur dans l’enracinement, dans les
consciences des lecteurs hébreux, de l’activité intense de l’archéologie développée
entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle en terre d’Israël. Ben Yehuda a
contribué à asseoir l’importance de la recherche archéologique, entre autre comme
moyen de confirmer les données historiques transmises par les écrits saints et il a
consigné une part importante de ses travaux et de ses réussites.
Certains estiment que l’archéologie a enflammé l’imagination des partisans du
mouvement sioniste, à un point plus haut que les autres domaines de connaissance533.
L’archéologie était le symbole de l’annulation de la diaspora et elle a exprimé
l’aspiration à créer un lien direct entre le présent et le passé lointain en faisant
abstraction des époques intermédiaires534.
Avant même que les fouilles archéologiques n’aient débutées en terre sainte comme
pratique authentiquement scientifique et moderne, sont apparues d’autres pratiques
concernées par l’interprétation biblique à la lumière des découvertes matérielles535.
L’utilisation des antiquités et des découvertes archéologiques a permis aux historiens
de ce libérer de l’historiographie qui existait jusque-là et de raconter une autre
histoire, une histoire qui confirme ou infirme les données transmises par la Bible et
par les livres d’histoire. Parce que la Bible était perçue par le nationalisme sionisme
comme le maillon reliant le peuple à sa terre536, l’aspiration des nationalistes juifs
était que l’archéologie contribue à confirmer le récit biblique, et non, à Dieu ne plaise,
à réfuter les informations de l’histoire biblique. Si les bases de cette confiance avaient
été sapées, c’est toute l’institution théologique-historique probante qui aurait risqué
533
Michaël Feige dans Feige et Shiloni, 2008, p. 1.
Raz-Krakotzkin 2007, p. 112-113.
535
Eliaz 2008, p. 105.
536
Ram 2006, p. 43. Uri Ram précise encore que cette conception sioniste-israélienne de la Bible a été
transmise aux élèves de l’enseignement hébraïque en Israël, comme une sorte de culte territorial qui
s’exprimait par le devenir de l’archéologie et de la géographie.
534
149
d’en être affectée, et le nationalisme juif aurait couru le danger de perdre son
ancrage537.
Cela étant, les premiers historiens juifs du XIXe siècle et du début du XXe siècle
considéraient la terre d’Israël comme une sorte de « terre du passé » des Juifs, qui
avaient été détruite et abandonnée par eux depuis l’Antiquité538. Par conséquent, du
point de vue des nationalistes, les découvertes archéologiques confirmaient non
seulement les droits revendiqués par les enfants d’Israël sur leur terre, mais surtout
elles apportaient la preuve de la présence de l’intégration culturelle qu’avaient
esquissée ces mêmes historiens à travers leurs différents travaux, et qui étaient
parvenus à des conclusions solidement étayées quand à la présence significative d’un
passé juif national en terre d’Israël.
L’utilisation de l’archéologie à des fins de construction du nationalisme n’était pas
spécifique au peuple juif. L’archéologie a par exemple contribué à construire le
nationalisme italien et le nationalisme grec, ainsi qu’elle a été utilisée par des pays du
Sud-Est asiatique, d’Amérique latine et d’Afrique noire. Dans des états extérieurs à
l’Europe, les découvertes archéologiques ont parfois servi d’arme contre le discours
de la supériorité colonialiste539.
Arnaldo Momigliano540, qui a étudié l’historiographie de la Grèce antique et de
l’Empire romain, voit les débuts de la nouvelle historiographie dans la combinaison
entre la recherche sur les antiquités et l’historiographie politique et culturelle, quand
les historiens commencent à exploiter le corpus des savoirs matriarcaux, juridiques et
institutionnels, la connaissance des pratiques religieuses et l’épigraphie, qui ont été
méthodiquement et méticuleusement assemblés par les chercheurs en antiquités
depuis le XVIIe siècle541. Cette combinaison a permis aux historiens de s’affranchir
du passé, des chroniques, de la littérature historiographique et des archives de
documents officiels. Cela leur a aussi permis de se baser sur des données
indépendantes et sur des témoignages directs du passé, dans des domaines extérieurs à
537
Au sujet des rapports entre politique et archéologie, voir C. P. Fawcett et P. L. Kohl, 1995. Sur la
possibilité de construire le nationalisme sur les bases d’une archéologie sélective, voir Nachman BenYehuda, P. L. Kohl et Mara Kozelsky, 2008.
538
Barnai 1995, p. 80.
539
Michaël Feige dans Feige et Shiloni, 2008, p. 3.
540
Arnaldo Dante Momigliano (1908-1987), historien judéo-italien. Il est considéré comme l’un des
plus grands spécialistes de l’histoire de l’Antiquité.
541
Momigliano 1966. Voir aussi Arieli dans Zimerman et Stern, 1987, p. 156.
150
l’histoire politique – c’est-à-dire dans le domaine culturel, anthropologique,
institutionnel et traditionnel – qui étaient dotés de profondeur de champs, d’espace et
de complexité, au lieu du récit linéaire de l’histoire politique ou des annales des faits
et des événements. Les découvertes épigraphiques, diplomatiques et archéologiques
ont commencé à servir de source autorisée à l’histoire politique542.
La recherche archéologique a aussi permis de libérer dans une certaine mesure
l’histoire, comme on la connaissait jusqu’alors, de ce qui était parfois perçu comme
des préjugés dictés par les rédacteurs bibliques. On estime par exemple que l’histoire
des Hébreux de l’Antiquité a été rédigée à la lumière d’une certaine perspective en
vigueur dans le royaume de Judée du VIIe au Ve siècle avant notre ère. Les rédacteurs
auraient examiné les matériaux et décidé ce qui convenait d’être conservé dans les
descriptions et ce qui devait être rejeté, puis auraient établi de quelle façon présenter
les événements. Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman précisent que ce point de
vue expose le lecteur à une histoire sélective, dans la mesure om le récit biblique ne
rend pas compte des autres groupes de population en Judée, qui peut-être appuyaient
une autre ligne religieuse et politique. Il est certain qu’on n’y trouve pas l’expression
des points de vue du royaume d’Israël, au nord du pays, qui est systématiquement
représenté dans le texte sous un jour négatif. On peut seulement imaginer, ajoutent
Finkelstein et Silberman, à quel point une version des événements décrits par le texte
biblique mais rédigée par des scribes du royaume du nord aurait pu être différente543.
Du point de vue de nationalistes comme Eliezer Ben Yehuda, il se pourrait que
l’intérêt pour l’archéologie comportait une quelconque dimension libératrice par
rapport au complexe sioniste544, lié à l’acceptation de la Bible en son entier comme
une vérité historique mais aussi obligatoirement lié à son rejet sur le plan de la vérité
théologique545. Les découvertes archéologiques, tant qu’elles pouvaient êtres
identifiées par les spécialistes comme cohérentes avec le texte biblique, renforçaient
en apparence les vérités de la Bible, ou plus exactement, la vérité nationale enclose
542
Ibid.
Finkelstein et Silberman, 2003, p. 15.
544
Même ceux qui estiment qu’il s’agit là d’un paradoxe significatif de la conception sioniste sont
forcés de reconnaître que cela n’affecte pas tous les courants du sionisme, comme par exemple le
courant sioniste religieux.
545
On peut résumer ce paradoxe logique à la formule : « Dieu n’existe pas, mais il nous a promis cette
terre », comme l’a énoncé Amnon Raz-Krakotzkin (Raz-Krakotzkin, 2005). Du point de vue des
nationalistes, la Bible permet, selon Uriel Simon, « l’acceptation du joug national et le rejet du joug
religieux » (Simon, 1999, p. 17).
543
151
dans la Bible. Cependant l’approche scientifique et intellectualisée
de la Bible
sublime une partie de ses contenus, essentiellement les contenus géographiques et
historiques, mais parallèlement comprend une dimension subversive à l’encontre de
l’autorité de la Bible elle-même. Plus on découvrait des « preuves » des vérités de la
Bible, plus augmentait la vague des « identifications » selon la Bible qui étaient
corroborées par des autorités occidentales, plus diminuait la nécessité de se fier aux
assertions de la Bible546.
Cela dit, le besoin national d’utiliser la Bible n’a jamais diminué de façon
significative, et le courant central du sionisme n’a jamais cessé de se référer à la
Bible. Anita Shapira remarque que pendant près de cent ans, la Bible était le texte
fondateur de l’identité, le plus important dans la société juive en formation en terre
d’Israël. La nouvelle culture hébraïque s’est consolidée dans l’ombre de la Bible547.
Selon le spécialiste du nationalisme Elie Kedouri, l’histoire est une science nouvelle
qui s’est développée depuis le XVIIe siècle et dont le but était de fournir un moyen de
donner sens à des événements qui auparavant étaient « intemporels » et qui ne
servaient que de source d’inspiration : « Le passé dévoile l’identité et l’histoire définit
le rôle de chaque individu dans le drame du développement et du progrès humain »548.
La conclusion qui en découle est que, selon Kedouri et ses adeptes, seule une entité
liée à son « vrai » passé est viable549. L’archéologie biblique a garanti le lien affirmé
par la Bible entre les entités et leur passé, et elle aurait confirmé ou infirmé les
revendications de toujours ; en conséquence de quoi elle se serait construite comme
une autorité apte à juger de façon catégorique qui représente une entité viable et qui
en est incapable.
546
On pourrait avancer que l’archéologie biblique – qui présentait des preuves de la vérité du récit
biblique – a aussi permis au courant nationaliste sioniste de justifier dans une certaine mesure, aux
yeux de son public « éclairé », l’usage même qu’elle faisait de la Bible. Anita Shapira précise que dans
le cadre du discours juif laïc qui s’est développé vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle,
les courants nationalistes juifs de la diaspora comme les autonomistes ou les bundistes, voyaient dans
la Bible une œuvre religieuse par essence, qui n’avait pas sa place auprès d’un public « progressiste ».
En revanche le sionisme a adopté la Bible et l’a placée au cœur du récit de la formation de la nation,
comme l’histoire de la grandeur passée du peuple sur sa terre, et comme l’œuvre spirituelle capitale
léguée à l’humanité toute entière. Avant même que les Juifs possèdent une terre, ils l’avaient créée en
imagination, elle était le but de leurs aspirations, ce que Ahad Ha-Am dénommait « la mémoire dans le
livre » (Shapira 2005, p. 3). On pourrait en conclure que chaque découverte archéologique réduisait
d’autant la nécessité de se baser sur la Bible pour imaginer ce qui y était décrit.
547
Shapira, 2005, p. 1.
548
Kedourie, 1971, p. 36.
549
Shazar, 1988, p. 54.
152
L’opération de sélection, de choix et de saisie des textes connus et des découvertes
archéologiques a été confiée aux intellectuels. Le problème est que ceux-ci avançaient
un agenda idéologique. Les partisans du nationalisme juif, qui se basaient sur la Bible
comme source des droits historiques des Juifs sur la terre d’Israël, avaient recours à
l’archéologie biblique pour conforter leurs thèses, entre autre en raison de la tendance
de la critique biblique qui avait cours dans les cercles juifs aussi bien que non juifs.
L’utilisation de l’archéologie pour confirmer l’historicité de la Bible pourrait sembler
scientifique et objectif, comme « un absolu inébranlable ». Or celui-ci pouvait aussi
être sujet à un détournement intéressé550.
Du point de vue des nationalistes comme Ben Yehuda, la nécessité d’entretenir un
système de vérification scientifique, extérieur à la Bible mais confirmant son discours,
était capital, en particulier pour tout ce qui concerne le cœur des arguments bibliques
qui intéressaient les architectes du nationalisme juif : la preuve de la présence juive en
terre d’Israël dans le passé et l’existence de formes de souveraineté juive sur cette
terre. Il fallait bien évidemment valider ces revendications par des preuves
« scientifiques et objectives » face à toutes les positions susceptibles de les remettre
en question551.
Yaakov Shavit estime que l’archéologie de l’Orient antique, qui pour le public a
commencé à prendre la place de l’archéologie classique au début du XIXe siècle, a
fait jaillir des profondeurs du sol le passé historique antique et l’a rendu réel et
concret, en même temps qu’elle a permis d’entretenir un lien plus direct avec le passé.
550
Uri Ram remarque que dans le cadre de la construction du discours nationaliste, les concepts ou les
faits « absolus » a priori dépendent d’une reconstruction sociale et historique variable, et par
conséquent politique. Comme le savoir est politique et que la politique est téléologique, les entités
sociales, qui constituent des catégories de discours, sont sujettes à des discussions et à des combats
entre les groupes défendant des intérêts divergents et emplissant des fonctions diverses (Ram 2006, p.
12). Comme le soutient Pierre Bourdieu, dès qu’il existe un espace social, il y a lutte pour le pouvoir ;
il y a un pôle dominant et un pôle dominé ; il y a dès lors des vérités antagonistes, quoiqu’on y fasse.
S’il y a une vérité, alors celle-ci est le témoin d’un défi et d’une lutte (Bourdieu, 2005, p. 96). Ram
ajoute à Bourdieu que le défi consiste à lutter non seulement pour la vérité mais aussi pour le statut de
cette vérité. De ce point de vue, on pourrait avancer que pour Eliezer Ben Yehuda, l’archéologie est
conçue comme une vérité scientifique absolue. En plus de ses efforts pour contribuer à son
développement, Ben Yehuda a fait en sorte de renforcer sa valeur de vérité auprès du public. Le statut
de ce domaine de recherche s’est amélioré parce que les découvertes archéologiques confirment une
vérité présentée comme « absolue », non seulement du point de vue du texte biblique, mais aussi du
point de vue de la véridicité de l’archéologie comme science.
551
Sur les points de vue critiques au sujet de l’influence de l’archéologie par rapport à la population
arabe, voir Abu El-Haj, 2001.
153
Le passé a été arraché à l’exclusivité de la littérature canonique, et il a reçu au passage
la confirmation et la concrétisation de riches découvertes archéologiques552.
Selon l’avis de Shavit, les découvertes archéologiques en Égypte et en Mésopotamie
ont eu sur le monde « oriental » de l’antiquité le même effet que les découvertes de
Pompéi et d’Herculanum sur l’Antiquité « classique ». L’archéologie orientale – y
compris celle du monde de la Bible – ont été très populaires et ont reçu un large écho.
Ses découvertes pouvaient valider les récits bibliques et leur donner corps ; ou encore,
à l’inverse, elles pouvaient remettre en question les vérités historiques des Saintes
Écritures553. L’archéologie biblique classique était dominée presqu’exclusivement par
le récit biblique. Le texte était placé au centre, et d’après Israël Finkelstein et Asher
Silberman, l’archéologie constituait une sorte d’ornement, un outil à découvrir des
preuves des événements décrits dans la Bible. Elle n’était pas considérée comme une
méthode indépendante de recherche historique. Par exemple, jusqu’aux années
soixante du XXe siècle, pas un archéologue n’a émis de doutes quand à l’historicité
des récits des Patriarches ; les discussions tournaient autour de la question de savoir
quelle réalité archéologique antique correspondait le mieux à la description biblique.
C’était aussi valable pour d’autres sujets, comme par exemple pour la période de la
monarchie unifiée de David et Salomon554.
Les documents et les monuments de l’Antiquité, qui ont eu droit à une résurrection
comme « ceux qui dorment dans la poussière », ont permis de reconstituer les
« grandes relations » (die grossen Zusammenhänger) à travers lesquelles avait vécu et
s’était développée Israël555. Driver écrit que l’importance de l’archéologie et de la
recherche sur les cultures de l’Antiquité orientale réside en ce que les passés
émergeaient de la solitude qui avait été jusqu’à présent leur lot, en mettant en relief
les relations profondes qui avaient relié les différentes cultures de la région556.
En 1870, les Français ont commencé à dresser la cartographie de la terre d’Israël557.
Les officiers devaient dresser les cartes de la région du Jourdain et de la Mer Morte.
552
Shavit 1984, p. 22-23.
Ibid.
554
Finkelstein et Silberman 2003, p. 12.
555
Shavit et Haran, 2003.
556
Ibid., qui renvoient à Driver, dans Hogarth, Authority and Archeology, p. 6-7.
557
Les trois derniers chapitres du The Development of Palestine Exploration de Bliss, 1906, soulignent,
selon Eliaz, la fin de la présence en Terre sainte. Ernest Renan, qui y jouit d’une attention particulière,
est présenté comme le premier à avoir mené des fouilles archéologiques dans la région. Les fouilles
553
154
Leur travail fut interrompu par le déclenchement de la guerre franco-prussienne, si
bien qu’ils n’eurent le temps de cartographier que la région de la Galilée. La défaite
française a laissé le terrain libre aux Anglais, désormais la seule force impériale
capable de cartographier le pays558. Ce projet était le plus grand et le plus complexe
que l’Empire anglais ait mené à bien. Il s’agissait d’un projet total, le summum de
l’effort colonial : « L’objectif de la recherche était donc de fournir rien moins qu’un
inventaire complet de toutes les caractéristiques naturelles et historiques de la
Palestine »559. Il s’agissait aussi d’un projet éducatif ; Silberman résume ainsi les
paroles de soutien de l’archevêque de York : « Une grande enquête sur la Palestine
était une dette du monde occidental et un devoir scientifique, et quand elle se finira,
elle permettra sans aucun doute [selon les paroles de l’archevêque] de donner "la
contribution la plus utile et la plus évoluée qu’il se peut obtenir pour l’éducation selon
les caractéristiques naturelles de la Bible" »560.
Eliaz distingue entre deux narratifs centraux. L’un correspondait au discours chrétien
selon le modèle connu des récits de voyageurs et selon la géographie de la Terre
Sainte ; selon cette approche, c’est une région sainte, une île dans l’espace qui n’est
pas relié à l’histoire de la région, mais seulement au texte biblique. L’autre se basait
sur les découvertes archéologiques qui reflétaient l’histoire de la région, y compris les
cultures antiques qui avaient influencé et dominé tout le Moyen-Orient561.
Après plusieurs années durant lesquelles des expéditions d’archéologues européens se
sont succédées en Palestine, quelques Juifs de la terre d’Israël, dont certains amis
occupent dorénavant une place de plus en plus importante dans la pratique de la recherche
géographique en Terre Sainte. « La surface de la Palestine est comme un livre ouvert dont on a déjà
appris les principaux chapitres […]. En revanche, sous la surface, dans la terre, il y a encore beaucoup
à découvrir » (Bliss 1906, p. 288). Renan est arrivé en Terre Sainte sous le parrainage des troupes
françaises qui ont conquis les rives de la Syrie (le Liban d’aujourd’hui). Sa présence était officielle, en
temps que chercheur délégué par Napoléon III. Renan eut droit à des conditions particulières en tant
que chercheur attaché à l’armée conquérante : « Sous le commandement des troupes impériales, les
soldats ont troqué leurs fusils contre des pelles. Leurs officiers sont devenus contremaîtres sur les sites
des fouilles, et tous étaient sous les ordres de Renan lui-même » (Eliaz 2008, p. 61).
558
Eliaz 2008, p. 42.
559
Silberman 1942, p. 115, dans Eliaz, 2008, p. 42.
560
En marge du discours anglais sur le rapport entre le texte et la terre se tenait un discours allemand
similaire mais qui possédait ses propres déclarations spécifiques. Il comportait par exemple des
expressions au sujet des idées de prise de possession ou d’appropriation de la terre par le biais de
l’étude et de l’acquisition des connaissances. Alors que le discours d’origine anglaise avait pour
objectif la conquête militaire du pays, le discours d’origine allemande se contentait d’une conquête
idéale du pays – une « conquête spirituelle » (Eliaz, 2008, p. 46). Selon la distinction établie par Eliaz,
il semble qu’au moins une partie des articles publiés par les journaux de Ben Yehuda, tout au moins sur
le plan explicite, était plus proche du mode de pensée allemand.
561
Eliaz 2008, p. 106.
155
d’Eliezer Ben Yehuda, ont décidé de fonder la Société archéologique de la terre
d’Israël. Le journal Ha-Or s’est souvent auto-proclamé son porte-parole en publiant
les activités de la Société juive d’exploration de la terre d’Israël à Jérusalem, qui se
fixait pour but d’approfondir la recherche historique, géographique et archéologique
en terre d’Israël. À la tête de cette société se trouvait David Yelin562, un proche ami
de Ben Yehuda. Par conséquent il n’est pas étonnant que « l’appel à contribution »
émis par la société en 1913 ait été publié dans Ha-Or comme s’il s’agissait d’une
nouvelle d’actualité à part entière : « Nos frères qui vivent dans notre pays »,
s’adressait en ces termes la Société aux lecteurs de Ha-Or: « la terre de nos pères est
sainte et elle nous est chère, et tous leurs souvenirs nous sont saints et chers ». La
Société présentait ses objectifs comme un devoir national ; il s’agissait de réunir les
découvertes et de les exposer afin de concrétiser les descriptions de la Bible :
À plus forte raison, il est doublement de notre devoir à nous, fils du peuple qui a
ressuscité sur la terre de ses pères après avoir erré et agonisé pendant des milliers
d’années et fils de la terre à l’antique culture, de réunir et rassembler tous les vestiges
anciens qui témoignent de la gloire et du génie national. Il est de notre devoir de laisser
une marque et des preuves tangibles des époques narrées par nos livres saints, qui sont
devenus l’héritage du monde entier, afin que grâce à ces vestiges, nous les comprenions
mieux. Il est de notre devoir d’une part, d’élever un bâtiment magnifique conçu pour
raconter aux visiteurs les faits et gestes de notre peuple pendant sa jeunesse, et d’autre
part, d’éviter que ces vestiges soient effacés des mémoires et détruits.563
L’obligation d’agir en vue d’étudier le pays est un devoir national à part entière, peu
importe l’activité des missions étrangères en terre d’Israël, ce qui conduit les
dirigeants de la Société à écrire : « Nous n’avons pas besoin de montrer du doigt ce
qu’ont fait les peuples éclairés sur notre terre, tellement leurs rapports à notre terre
sont éloignés du nôtre. Notre devoir est ainsi, un impératif absolu, et même si d’autres
nous ont précédés et nous précèdent encore, même si pour cette question si importante
nous arrivons après les autres ».
Les amis d’Eliezer Ben Yehuda essayèrent de mobiliser les lecteurs du journal afin
qu’ils aident à fonder un « muséum ». Ils demandèrent à ce que quiconque possédait
562
Yeoshoua Ben Arié précise que l’objectif de David Yelin et d’Abraham Yaakov, évidente dès la
fondation de la Société – la première société juive consacrée à la recherche en terre d’Israël – est
l’étude et la connaissance du pays et non l’archéologie (Ben Arié dans Feige et Shiloni 2008, p. 22).
563
« Appel à contribution », Ha-Or, 19/05/1913.
156
des « antiquités » de valeur et de les leur envoyer. La question d’une rémunération
n’était même pas évoquée, on proposait juste de mentionner par une étiquette apposée
sur l’objet le nom du « généreux » donateur. On attirait aussi l’attention des lecteurs
sur l’éventualité qu’ils découvrent des vestiges en creusant les fondations d’une
maison. On leur demandait qu’en pareil cas, ils contactent les représentants de la
Société, « et nous nous occuperons de transmettre ces vestiges aux générations futures
et nous nous chargerons de les évaluer et de les préserver comme il se doit ».
Le comité de la Société juive d’exploration de la terre d’Israël à Jérusalem soulignait
explicitement que son activité ambitionnait à lier le passé au présent, et que « l’institut
remarquable » qui sera érigé « dans la ville sainte » enracinera dans le cœur des
visiteurs « des sentiments de respect et d’admiration pour nos pères, et la fierté
d’appartenir à un peuple qui sait apprécier la valeur de ses ancêtres ».
La fondation de la Société juive d’exploration de la terre d’Israël à Jérusalem564 s’est
produite, comme on l’a vu, après des années d’activité intensive de la part des
missions archéologiques étrangères en terre d’Israël. Les journaux de Ben Yehuda
donnaient des comptes rendus extensifs de ces missions, et même de celles menées en
Orient, en particulier lorsque les découvertes pouvaient éventuellement conforter
l’histoire nationale racontée dans les livres saints565. « Ces dernières années, on
564
La Société a procédé aux premières fouilles en terre d’Israël menées par des archéologues juifs, à
Hamat Tvéria (1921), à Yad Avshalom (1922) et sur la troisième muraille de Jérusalem (1925-1927).
Par la suite la Société a organisé la plupart des fouilles archéologiques de l’état d’Israël, entre autre à
Ramat Rahel, Beth Shearim, Beth Yareah, Tel Kassila, Hatsor etc., y compris les fouilles menées sur
les sites préhistoriques et celles menées après le guerre des Six Jours à Jérusalem, aux pieds des
murailles du mont du Temple, dans le quartier juif et dans la ville de David (site de la Société
d’exploration de la terre d’Israël).
565
De ce point de vue, les missions archéologiques chrétiennes étaient intéressées à prouver la véracité
des livres saints du judaïsme. Finkelstein et Silberman montrent que la recherche scientifique des
patriarches « historiques » était motivée par quelque chose d’encore plus profond, en rapport étroit
avec la croyance religieuse de notre époque. Beaucoup des premiers archéologues bibliques avaient été
formés au sacerdoce ou à la théologie. Ils étaient par conséquent convaincus que la promesse de Dieu à
Abraham, Isaac et Jacob – le droit d’aînesse de peuple juif, qui, comme l’explique l’apôtre Paul dans
son Épître aux Galates, a été transmise aux Chrétiens – était réelle. Si elle était réelle, elle avait donc
été transmise à un peuple réel, et non à des créatures fictives nées de l’imagination d’un écrivain
anonyme. Par exemple le chercheur biblique Roland Guérin de Vaux (1903-1971), qui dirigeait la
première équipe à avoir étudié les Rouleaux de la Mer Morte, affirmait que « si la religion d’Israël
n’est pas consolidée par l’histoire, alors cette religion est fausse, et par conséquent, la nôtre aussi ».
Ainsi, pendant les premières décennies du XXe siècle, avec les grandes découvertes en Mésopotamie et
avec l’intensification de l’activité archéologique en terre d’Israël, beaucoup d’archéologues bibliques
étaient-ils convaincus que les nouvelles découvertes allaient s’accroître en nombre, et que par
conséquent la probabilité de trouver une fois pour toute des preuves que les patriarches étaient des
personnages historiques allait augmenter. Ils affirmaient que les récits de la Bible, même s’ils avaient
été réunis à une période tardive, par exemple à l’époque de la monarchie unifiée, avaient conservé au
157
commence à beaucoup s’intéresser à l’exploration de la terre d’Israël », écrit Ha-Or.
« Dans les grandes villes d’Europe ont été fondées des sociétés consacrées à la
recherche des antiquités dans ce pays, comme par exemple en Angleterre, en Russie,
en Amérique et en Allemagne, des sociétés dont le but est d’explorer les vestiges de la
terre d’Israël »566.
Les journaux de Ben Yehuda tentaient d’accroître l’importance du sujet des fouilles
archéologiques en terre d’Israël, et soulignaient l’intérêt que portait la recherche
internationale à l’histoire juive et à l’archéologie en terre sainte :
La société allemande travaille avec diligence, et le 14 du mois de janvier de cette année
se sont réunis les membres de l’association pour une soirée de conférences que
l’empereur Guillaume en personne a honoré de sa présence, soulignant ainsi l’intérêt
qu’il porte aux membres et au sujet. Certainement désirait-il montrer par sa présence
que la question des fouilles en terre d’Israël est une grande question de grande valeur…
Le conférencier a évoqué d’autres fouilles à d’autres époques et a donné, avec
nonchalance, de nombreux détails de la vie des Juifs en terre d’Israël à différentes
périodes. Pour finir il a livré une description claire des fouilles de Jéricho. Il a montré
la photo de la muraille carrée effondrée, qui a été découverte… Les allemands
travaillent en terre d’Israël, ils explorent et ils construisent à neuf, et nous ? Nous lisons
la description de ce qu’ils font…
Les journaux de Ben Yehuda voulaient s’identifier avec le processus d’exploration de
la terre d’Israël, l’encourager, et même souligner le fait qu’ils suivaient de près ce
projet567. On mettait en avant l’autorité de l’archéologue en rappelant ses réussites
scientifiques ou en le décrivant comme « l’une des plus grande autorité »568. Les
journaux de Ben Yehuda leur décernaient parfois des compliments disproportionnés
moins les caractéristiques essentielles d’une réalité historique antique et authentique (Finkelstein et
Silberman 2003, p. 51).
566
« Les fouilles archéologiques allemandes en terre d’Israël », Ha-Or, 02/02/1912.
567
Voir par exemple : « Les archéologues réputés, dont Ha-Tsvi a parlé à plusieurs reprises en donnant
des détails tellement intéressants, ont déjà quitté Jérusalem et la terre d’Israël… En revanche, dans des
sphères plus proches de nous, les Juifs, on prépare en ce moment de nouvelles campagnes de fouilles,
vraiment importantes, auxquelles participeront des érudits célèbres et des autorités reconnues en la
matière » (« Au jour le jour », Ha-Tsvi, 15/11/1909) ; « Nous avons à quelques reprises rappelé, dans
notre numéro consacré aux fouilles, celles menées par le Dr. Bliss au mont Sion au nom de la Société
anglaise d’exploration de l’antiquité de la terre d’Israël (Palestine Exploration Fund) » (Ha-Tsvi,
10/01/1896).
568
Voir par exemple la description de « l’ingénieur Monsieur Shick » qui a daté des tombes anciennes
de l’époque du roi Hérode (« Chroniques de la semaine », Ha-Or, 08/01/1983).
158
en regard de leurs compétences569. De nombreuses fois, l’apologie des archéologues
coïncidaient avec le fait que leurs hypothèses professionnelles faisaient un lien entre
les découvertes et leur présentation comme preuves d’une réalité historique conforme
aux écritures saintes. En quelque sorte, le panégyrique du statut des archéologues et
la louange de leur travail étaient comme une prime de plus-value accordée à ceux qui
soutenaient l’historicité de la Bible, et donc, incidemment, renforçaient les intérêts
nationaux.
Les reportages des journaux de Ben Yehuda consacrés aux découvertes
archéologiques comprenaient parfois une description linéaire qui loin de souligner
dans le titre le résultat – la découverte archéologique elle-même – la renvoyait à la
dernière ligne pour auparavant s’appliquer à décrire les différentes étapes du travail
de la mission archéologique. Un certain nombre de reportages commençaient par
décrire les hypothèses de l’archéologue concernant une découverte spécifique dans un
lieu de fouilles donné, continuaient par la description de l’avancement des fouilles,
comme une enquête policière dont le dénouement n’est pas encore connu, et se
terminaient par la concrétisation des espoirs du chercheur devant sa découverte. Dans
cet accord final sont réunies les premières hypothèses du chercheur par rapport à ce
qui était caché sous terre et ses découvertes, le tout lié par la tentative les faire
correspondre avec les chroniques des livres saints du judaïsme. Cette démarche
journalistique, qui opte pour la survalorisation du champ d’étude, le récit de la
campagne de fouilles et le personnage du chercheur570 sur le compte de la découverte
même, a contribué à construire le prestige et l’autorité de l’archéologue, celui qui peut
observer, grâce à ses compétences professionnelles, ce qui gît sous terre. Comme
souvent, le fin mot du reportage n’était pas l’objet de la découverte mais ses
circonstances. Un des autres avantages de ce procédé était de favoriser l’identification
569
Voir par exemple : « Le Dr. Bliss, qui est encore un homme jeune, s’est distingué en tant que
"fouilleur" zélé au plus haut point, en particulier pendant ses fouilles à Tel Harishi, et la société en
question n’aurait pu confier les fouilles à des mains plus compétentes » (« Les fouilles du Dr. Bliss sur
les pentes du mont Sion », Ha-Tsvi, 10/01/1896). Tel Elhashi désigne Tel Hassi, au sud de Kyriat Gat.
570
La mise en évidence de la personnalité du chercheur et la description de la campagne de fouilles du
point de vue du chercheur sont cohérentes avec l’affirmation d’Eliaz selon laquelle le sujet qui
participe au discours terre-texte chrétien est un Européen qui se rend en Terre Sainte – un pèlerin ou un
pénitent qui prend note de ses impressions et des idées religieuses qui s’éveillent en lui au cours de la
visite des lieux mentionnés par la Bible (Eliaz 2008, p. 67). Bliss estimait que la Bible contient de
nombreuses informations géographiques, bien qu’elle ait été rédigée par des enfants et non par des
explorateurs, et cela malgré le fait que les indications géographiques aient toujours été secondaires par
rapport au narratif historique et religieux. Cette remarque sur l’infantilisme des rédacteurs bibliques
révèle une croyance selon laquelle seuls les Européens (à quelques exceptions près) sont autorisés à
participer au discours sur la géographie sainte (ibid., p. 52).
159
entre le lecteur et cette profession hors du commun – mais significative sur le plan du
patrimoine national – qu’est l’archéologie, avec ses expériences et ses réussites.
En fin de compte cette approche permettait aussi de confronter plus ou moins la
science historique brute des écrits saints avec les Juifs. Par exemple le chercheur
américain Dr. Frédérick Bliss571 confiait à Ha-Tsvi au sujet des fouilles à Jérusalem :
Ce tunnel et ces panneaux laissent à penser que là se tenaient les portes de la ville et là
les alentours, les panneaux proviennent du pavement, et les espoirs de l’archéologue de
trouver la muraille sont grands car c’est l’entrée, le seuil. Il se demandait s’il
parviendrait à trouver les traces du passage vers l’extérieur, vers l’est, parce qu’il faut
bien se dire, cet extérieur ou cette rue étaient à l’intérieur de la ville, et la rue conduisait
à l’un des portails de la muraille. Les espoirs du « fouilleur » se sont rapidement
concrétisés. À une distance de trente mètres au sud-est de l’entrée susdite, il a en effet
trouvé les vestiges d’un portail antique.572
Les réussites de l’archéologue américain sont décrites comme le résultat d’une
compétence professionnelle basée sur des calculs précis et sur la synthèse de
méthodes de travail occidentales appliquées au patrimoine culturel antique :
Il a commencé à fouillé de l’autre côté, à l’endroit où était censée se trouver la muraille
selon ses dimensions exactes, et de nouveau, le chercheur ne s’est pas trompé, et trois
jours plus tard, il a découvert la muraille elle-même, dans toute sa largeur, et selon la
qualité des pierres… D’après les hypothèses du Dr. Bliss, qui se base sur les preuves et
l’autorité des Chroniques, la seconde période de la première muraille qui enserre la
piscine à l’intérieur de la ville date de l’impératrice Eudoxie, et il est très probable
qu’elle ait construit sa muraille sur les fondations de celle qui date des rois d’Israël, à
l’époque de la fameuse piscine des « eaux du Siloé » ; les érudits admettent que d’après
l’inscription bien connue qu’on y a trouvé, la piscine à été creusée à l’époque de la
571
Frederick John Bliss (1859-1937), archéologue américain. En 1891, il a entrepris des fouilles en
terre d’Israël au nom de la société pour l’exploration de la terre d’Israël. Il a aussi mené des fouilles
dans la plaine de Judée, à Azeka, Marsha, Tel Goded et Tel Tsafit. Au sujet de Bliss, voir aussi dans
Hallote 2006.
572
« Les fouilles du Dr. Bliss sur les pentes du mont Sion », Ha-Tsvi, 10/01/1896. Dans l’original, le
nom de Bliss figure dans le titre entre parenthèses, en caractères latins, ce qui est une initiative
exceptionnelle de la part de l’ardent défenseur de la langue hébraïque. Il est probable que Ben Yehuda
avait l’intention de montrer le journal à l’archéologue, avec son nom imprimé, afin d’améliorer ses
relations avec lui.
160
Mishna ou à l’époque du roi d’Israël Ezéchias afin d’amener les eaux à l’intérieur de la
ville.573
L’importance de l’archéologie comme facteur potentiel de l’élaboration du patrimoine
culturel national s’est trouvé encore amplifié par le rappel de la contribution du baron
de Rothschild à cette entreprise. « Le baron Edmond de Rothschild de Paris viendra
bientôt en terre d’Israël. Selon la presse, le but de ce voyage est de superviser les
fouilles archéologiques aux tombes des rois », relate Ha-Or, qui ajoute qu’un des
proches du baron, un archéologue français réputé, se trouve déjà à Jérusalem574.
Il semble que les travaux des missions étrangères en terre d’Israël aient exalté Eliezer
Ben Yehuda et ses amis. L’influence de l’archéologie orientale sur la conscience
nationale et politique était un phénomène général au Moyen-Orient, et en fait, un
phénomène universel, qui reflétait le flot des aspirations à secouer le joug de la
civilisation occidentale pour retourner aux traditions anciennes. Les découvertes
archéologiques en Égypte depuis l’époque de Napoléon et ensuite les découvertes en
Mésopotamie, en Syrie et en terre d’Israël, ont influencé différents groupes
d’intellectuels musulmans et chrétiens, qui cherchaient des sources pour étayer leur
identité nationale spécifique575.
Le soin méticuleux avec lequel les journaux de Ben Yehuda suivaient l’ample activité
scientifique des archéologues occidentaux au Moyen-Orient s’étendait aux premières
étapes bureaucratiques de la recherche, comme l’obtention d’un permis de fouille
auprès des autorités ottomanes576. Ce sujet était souvent souligné en première page
des journaux de Ben Yehuda, même s’il n’avait pas de rapport direct avec une
exploration en terre d’Israël. Par exemple on trouve, bien en évidence en première
page, la mention de l’autorisation qu’ont reçue des professeurs de Berlin à effectuer
des fouilles dans le sud de la Turquie577, ou de celle qui a été délivrée à l’empereur
Guillaume pour des fouilles dans l’île de Corfou578. Eliezer Ben Yehuda ne manquait
pas d’informer ses lecteurs, dans les mois suivants, de la progression de ces
573
« Les fouilles du Dr. Bliss sur les pentes du mont Sion », Ha-Tsvi, 10/01/1896.
« Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 27/11/1910.
575
Shavit 1984, p. 46.
576
Voir par exemple : « Un attaché d’ambassade américain a déposé une demande adressée par le
gouvernement à l’un des érudits américains, monsieur Ricardo, et il va entreprendre des fouilles au
bout des terres du royaume » (« Constantinople », Ha-Tsvi, 29/03/1901).
577
« Constantinople », Ha-Tsvi, 29/06/1900.
578
« Dernières nouvelles de la Poste », Ha-Or, 27/04/1911.
574
161
campagnes de fouille579. L’exploration en terre d’Israël devenait ainsi la partie
intégrante d’un phénomène global en plein essor et hautement significatif, la
recherche archéologique. Par là même la partie orientale du bassin méditerranéen était
ramenée à un système signifiant doté de liens internes, et le métier d’archéologue se
trouvait gratifié d’une notoriété et d’une importance qui lui attiraient l’attention de
tous les peuples éclairés.
Parfois Eliezer Ben Yehuda lui-même allait jusqu’à publier sa propre interprétation
des découvertes archéologiques. Par exemple sous le titre « À la lumière des
nouvelles découvertes », celles de Gezer, Ben Yehuda expliquait que le faible nombre
d’œuvres d’art mises à jour parmi les découvertes du site traduisait l’interdit religieux
du judaïsme de fabriquer des statues et des images, et aussi l’histoire des guerres des
anciens Hébreux. On peut y voir une sorte de tentative de Ben Yehuda de donner une
explication nébuleuse afin d’anticiper et contrer l’hypothèse potentielle que la culture
des anciens Hébreux était peu développée, hypothèse qui se serait inscrite dans la
lignée de la « thèse du vide » répandue dans bon nombre d’écrits chrétiens,
essentiellement protestants580. Si cette thèse avait été acceptée sans réserves, elle
aurait pu porter atteinte à la tentative méthodique de Ben Yehuda de démontrer la
richesse culturelle du peuple hébreu de l’Antiquité. Il pouvait de plus extraire des
découvertes de Gezer l’idée que les anciens Hébreux étaient des hommes rationnels
dans un monde noyé dans la superstition :
Avec quelle force et avec quel courage la religion hébraïque a-t-elle éradiqué la
croyance dans les démons et les esprits. Celle-ci était répandue parmi tous les peuples
de la région, et elle n’était certes pas étrangère aux tribus d’Israël qui avaient erré dans
le désert. C’est à l’honneur de la religion d’Israël de s’être détournée de ces croyances,
auxquelles les enfants d’Israël eux-mêmes n’adhéraient pas, ni à celles des Babyloniens
qui vivaient parmi eux. La religion d’Israël ignore les démons et Satan, et c’est
seulement après l’exil de Babylone que l’on rencontre soudain dans le livre de Job la
figure de l’ange en pourparlers avec Dieu, quand il a le pouvoir de rôder de par le
monde pour tromper l’homme et le mettre à l’épreuve, surtout le juste, le simple et
l’honnête homme, de le torturer par divers supplices, de lui infliger des maladies et
ainsi de suite. C’est un démon babylonien, le Dieu ennemi de l’homme, qui a à son
service des armées d’envoyés. C’est un ennemi de l’homme et il ne lui amène que
579
580
« Nouvelles diverses », Ha-Or, 23/04/1912.
Sur cette thèse du vide en terre d’Israël, voir Eliaz 2008, p. 121-123.
162
catastrophes et tourments. Cette vieille croyance, qui a ressuscité en terre d’Israël
malgré l’interdit de la Torah, y a été introduite par les Babyloniens installés dans le
pays.581
L’approche selon laquelle les démons et les esprits sont une croyance tardive,
importée et étrangère à l’esprit du judaïsme, était cohérente avec celle qui aspirait à
un retour à l’esprit de l’époque biblique, à ce qui était perçu comme authentique,
exact, et moins corrompu par les influences étrangères. Parfois Ben Yehuda rédigeait
lui-même les déductions qui permettaient de lier les découvertes aux livres saints, et il
n’avait pas besoin, selon lui, de l’appui des spécialistes : « On a trouvé à Gaza une
petite pièce de monnaie forgée quelques quatre cents ans avant l’ère chrétienne. Elle
porte le nom Y-H-V, et dessous, un volatile ailé chevauché par une figure divine. Cela
rappelle le char d’Ézéchiel »582.
La tentative pour trouver une confirmation de l’histoire biblique des enfants d’Israël a
contraint Ben Yehuda et ses amis à examiner avec soin les publications concernant les
découvertes archéologiques en Égypte583. David Yudilovitch rapporte au sujet de la
découverte de la stèle d’Israël584 : « Lorsqu’on eût dégagé les monceaux de
décombres du temple funéraire du roi Mérenptah585, dans la ville de Thèbes,
Flinders586 découvrit une grande stèle sur laquelle était gravé un long texte où il était
question des enfants d’Israël à l’époque où ils résidaient en Égypte. Il s’agit de la
première inscription, la seule à ce sujet découverte à ce jour »587.
581
« La terre d’Israël », Ha-Tsvi, 20/10/1909.
Ibid.
583
Les découvertes en Égypte et en Mésopotamie ne sont pas passées inaperçues dans les cercles des
Juifs intellectuels éclairés et les nouvelles ont circulé par les canaux de la presse en hébreu et en
d’autres langues afin de toucher le plus grand public possible. Le périodique Ha-Shahar de Smolenkin
affichait une attitude hostile pour la recherche biblique, considérée comme une science critique et
destructrice par essence qui remettait en question le concept d’histoire juive ; à l’inverse le journal HaShiloah suivait avec un intérêt fervent et approbateur les progrès de la critique biblique, surtout durant
les années quatre-vingt du XIXe siècle (Shavit 1984, p. 22-23).
584
La stèle d’Israël est un monument érigé pour commémorer les victoires du pharaon Mérenptah, fils
de Ramsès II, durant les guerres de conquête des années 1209-1208 avant notre ère. L’importance de
cette stèle réside dans la mention du nom i-si-ri-ar, identifié par les chercheurs comme Israël (la
langue égyptienne de distingue pas le l du r). C’est la découverte archéologique la plus ancienne
mentionnant le nom Israël.
585
Les rois de Mérenptah ont régné dans la région de la Nubie en Égypte jusqu’à 300 avant l’ère
chrétienne.
586
Le professeur William Matthew Flinders Petrie (1853-1942), archéologue et égyptologue anglais,
compte parmi les pères de l’archéologie méthodique moderne. Il considérait la stèle d’Israël comme le
sommet de sa carrière.
587
« Le pharaon d’Égypte », Ha-Tsvi, 30/10/1896.
582
163
Quiconque se tenait au courant des progrès de l’archéologie biblique était aussi
conscient de la possibilité que les découvertes étaient susceptibles de nier les
informations historiques d’origine biblique. Les journaux de Ben Yehuda ont parfois
tenté de s’ingérer dans les débats entre archéologues afin de défendre les récits de la
Bible, entre autre en utilisant des arguments qui auraient pu être utilisés justement par
ceux qui tentaient de remettre en question la validité de l’histoire biblique juive à
l’aide des découvertes archéologiques. Par exemple Ha-Tsvi a ouvert ses colonnes à
Samuel Rafaelli588. Celui-ci a tenté d’intervenir dans le différend qui opposait des
archéologues de l’étranger qui « s’entêtent à étudier les noms de ces tribus qui sont
mentionnées comme ayant résidé en terre de Canaan à l’époque où elles auraient dû
être (46) en Égypte »589. La crainte qui taraudait le cœur des nationalistes était que,
s’il était prouvé de façon univoque par les découvertes archéologiques que certaines
tribus d’Israël avaient vécu en terre de Canaan à l’époque où elles étaient censées se
trouver en Égypte (selon la version de la Bible), alors la science risquait de contester
la Bible – concernant les points cruciaux de la sortie d’Égypte et de la conquête du
pays – qui constituait la source légitime centrale du nationalisme juif.
Pour se faire, Rafaelli en appelait au premier livre des Chroniques590, au traité de
Sanhédrin au sujet de la tribu d’Éphraïm et mêmes aux tablettes d’Amarna591, afin de
prouver qu’il n’y avait pas de contradictions entre les découvertes archéologiques et
les livres saints, car, comme on peut le constater dans ces livres, il est tout à fait
probable que la tribu d’Éphraïm soit retournée en Égypte puis repartie,
indépendamment des autres tribus d’Israël. Ce qui signifie en clair : cette découverte
archéologique ne risque en rien de contester le récit biblique de la sortie d’Égypte.
Eliezer Ben Yehuda voyait dans le Calendrier de Gezer l’un des modèles de
l’expression de l’esprit et de la culture authentiques des Hébreux. Ha-Tsvi était fier de
588
Samuel Rafaelli (Rafaelovitch, 1886-1923), commerçant et numismate amateur de Jérusalem, qui a
publié en 1911 une brochure titrée « Le pays avant la conquête de Josué » et qui faisait dans ses articles
l’apologie de l’archéologie (Shavit et Haran, 2003).
589
« À l’époque de la sortie d’Égypte », Ha-Tsvi, 19/11/1909.
590
La Bible, Chroniques 1: 7-12.
591
Au sujet de l’influence positive de l’archéologique orientale sur l’image du passé développée par la
conscience juive nationaliste après la découverte des lettres d’Amarna en 1887, voir Shavit, 1984, p.
22-23.
164
raconter à ses lecteurs les découvertes du chercheur Macalister592, qui avait découvert
à Gezer la tablette de céramique593 « excellente et très intéressante », où étaient gravés
en hébreu ancien les noms des mois de l’année, ce qui en faisait « un calendrier
hébreu antique ». Ha-Tsvi reproduisait le contenu de l’inscription, et tentait de le faire
correspondre avec la réalité de la vie des agriculteurs de la Bible en interprétant les
termes abscons de la façon suivante : « Lunes (deux lunes), récolte (céréales), lune
semence, lunes pour lier, pour signifier : les céréales que l’on sème à la fin de l’année,
arrêt d’une lune (peut-être pour Tirer le lin), une lune pour le reste de la récolte, une
lune pour l’émondage, et une lune d’été pour que les fruits mûrissent un peu »594.
Les découvertes archéologiques telles que le Calendrier de Gezer revêtaient une très
grande importance aux yeux de Ben Yehuda. Non seulement les inscriptions
compensaient la maigreur des découvertes de statues, mais en plus elles étaient liées à
la langue hébraïque et contribuaient à ennoblir son statut. Comme l’ont souligné
Seton-Watson et Benedict Anderson, le XIXe siècle en Europe était l’âge d’or de la
linguistique – lexicographie, grammaire, philologie et études stylistiques. L’activité
zélée de ces intellectuels a joué un rôle capital dans la formation des identités
nationales de l’époque. Les dictionnaires monolingues étaient les trésors des maisons
d’édition dans chaque langue, qu’on pouvait transporter (parfois, difficilement) du
magasin à l’école et du bureau à la maison. Les dictionnaires bilingues révélaient
l’égalité entre les langues, qui allait en s’affirmant, malgré la réalité politique qui
allait advenir. Les morphologistes visionnaires qui avaient consacré des années à la
rédaction de ces dictionnaires s’orientaient obligatoirement vers les grandes langues
de l’Europe, et en premier lieu vers celles des universités595. En ce sens des
découvertes comme le Calendrier de Gezer était perçu au XIXe siècle comme le nec
plus ultra, et de la recherche archéologique, et de la recherche linguistique. Ces deux
aspects avaient bien sûr tout leur sens dans la construction du nationalisme hébreu.
592
Robert Alexander Stewart Macalister (1870-1950), archéologue anglais. Il dirigeait la Société
anglaise pour l’exploration de la terre d’Israël et il a mené des fouilles extensives à Tel Gezer. Il servait
d’assistant au Dr. Bliss.
593
Le Calendrier de Gezer est une des inscriptions hébraïque les plus anciennes (découverte en 1908).
Sur la tablette sont gravées dans un dialecte sémitique du nord-ouest neuf lignes qui font songer à un
calendrier agricole.
594
« Au jour le jour », Ha-Tsvi, 21/10/1909.
595
Anderson, 2000, p. 102-103.
165
Ha-Tsvi raconte à ses lecteurs qu’après les fouilles de Gezer, « qui ont mis à jour tant
de choses importantes pour la science des antiquités en terre d’Israël et pour connaître
la vie des Juifs aux débuts de leur installation sur cette terre et après, le comité de la
Société anglaise d’exploration de la terre d’Israël a décidé d’entreprendre des fouilles
dans un lieu que nous nommerons dès à présent Ein Shemesh »596. Ha-Tsvi s’est
empressé de faire le lien entre le but des prochaines fouilles de la Société anglaise et
les indications cartographiques de la Bible, en se basant sur les dires « des érudits
spécialistes d’antiquités » :
Le lieu où le comité a décidé de commencer à présent des fouilles est dénommé par
les Arabes « Ein Shemesh », et selon l’avis des érudits spécialistes des antiquités du
pays, il s’agit de la célèbre ville de Beth Shemesh, dans le territoire de la tribu de
Judas (Josué 15:10)597, à la frontière avec les Philistins. Les habitants d’Ashdod y ont
envoyé l’Arche sainte et là, dans la maison de Josué de Beth Shemesh, l’Arche est
restée un certain temps, et de là elle a été envoyée à Kyriat Yaarim . Selon les érudits,
cette ville était appelée Beth Shemesh, la maison du soleil, parce qu’au tems des
Philistins, les habitants y adoraient le soleil.
C’était comme si l’archéologie avait révélé du cœur de la terre la « civilisation »
originelle, proche de la nature, et l’essence véritable de la culture antique qu’une
culture étrangère, importée, imposée, avait recouverte. Les monuments découverts
étaient perçus comme l’expression la plus authentique de l’esprit de l’homme vivant à
des époques historiques lointaines – un modèle « utopique » qu’il fallait tenter de
reconstituer pour le ressusciter598.
La vérité ancienne qui avait été mise à jour par les pelles était comme sainte aux yeux
de ceux qui l’avaient découverte, et aussi aux yeux de ceux qui en parlaient à Eliezer
Ben Yehuda. Le sentiment de sainteté qui nimbait l’activité des archéologues et les
reportages qu’en faisait Ben Yehuda n’était pas né du fait que les découvertes
comportaient souvent des objets de culte, mais simplement du fait qu’en tant que
découverte scientifique, elles étaient une « vérité authentique ». Anthony Smith
explique que, au centre d’un système de croyance nationale se tient le culte de
596
« Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 08/08/1910.
Eliezer Ben Yehuda a choisi ici d’indiquer le nombre 15 en caractères hébreux, en opposition à un
principe bien ancré dans la tradition rabbinique : on remplace habituellement les lettres Yod (10) et Hé
(5) par Teth (9) et Vav (6) afin d’éviter d’écrire, accolées, deux des lettres du nom de Dieu.
598
Shavit, 1984, p. 47.
597
166
l’authenticité, et au cœur de ce culte se tient l’aspiration au « vrai moi ». Dans de
nombreuses religions, l’authenticité fonctionne d’une façon équivalente à l’idée de
sainteté sur le plan nationaliste ; la distinction entre la véritable authenticité et la
fausse authenticité ou l’inauthenticité véhicule le même bagage émotionnel qu’entre
« saint » et « laïc »599. On peut par conséquent en conclure que les comptes rendus des
découvertes de la vérité archéologique avaient dans les journaux de Ben Yehuda le
statut de « sainte authenticité ».
599
Smith, 2010.
167
2.2.4 Héros et rois
Adrien Hastings a décrit de quelle façon, dans le processus de reconstruction de la
mémoire nationale, de longues évolutions sont réduites et simplifiées afin de ne
retenir que quelques événements-clefs autour de personnages emblématiques. En
effet, la plupart des événements tombent dans l’oubli dès lors qu’ils n’éveillent aucun
sentiment, ou tout au moins perdent leur potentiel émotif600. Ceci pourrait s’appliquer
aux journaux de Ben Yehuda, dans lesquels la représentation des héros pointe vers
des processus encore plus complexes. Ainsi, par exemple, de longues guerres riches
en affrontements et retournements de situation ont-elles été réduites et condensées
autour du roi David ou de Juda Maccabée afin de mettre l’accent sur leur bravoure et
leur ingéniosité. Quant au récit de Samson, il a été ramené à l’illustration de sa force
phénoménale.
La description historique, linéaire et complexe, qui caractérise le corpus biblique, se
trouve donc concentrée autour d’un personnage héroïque, alors que la description des
événements est comprimée en un noyau de type journalistique, en particulier les
événements propres à renforcer la caractérisation du personnage de manière ad hoc.
Ses actions deviennent secondaires par rapport à ses qualités positives, et les épisodes
se retrouvent réduits bien souvent à une fonction purement instrumentale, le but étant
de faire résonner à travers eux les faiblesses du héros, ce qui bien sûr contribue à
rendre plus crédible la personnalité qui lui a été attribuée. Ainsi, non seulement les
personnages des héros mais aussi les événements qui les mettent en scène ont ils été
entièrement remaniés et remodelés à partir des écrits bibliques. C’est en somme des
pans entiers de l’histoire biblique qui ont été recréés autour de la dimension
personnelle des héros nationaux.
Tout mouvement national se réclame d’une lignée ancestrale. C’est pourquoi la
tendance commune est d’exhumer d’un passé mythologique un âge d’or, une époque
liminale durant laquelle se sont formées les qualités de la nation, ce qui lui confère le
600
Hastings, 2008, p. 216. Sur la personnification comme technique de l'expression de la stratégie
narrative chez Eliezer Ben Yehuda, voir Elyada 2015, p. 18.
168
droit légitime d’exiger sa place au sein des autres nations601. Ce passé idéal peut être
historique ou imaginaire, et se nourrir de mythes spirituels, d’exploits militaires ou
encore de réussites économiques. Chez Ben Yehuda, l’âge d’or est essentiellement
celui de la royauté, comme emblématique de la souveraineté et de l’autonomie
politique, et celui de l’héroïsme, symbolisant la promotion des valeurs de sacrifice
dans le domaine militaire.
On constate parfois dans les journaux de Ben Yehuda un effort de reconstruction d’un
mythe de l’héroïsme juif qui s’autorise des mythes héroïques du temps des Hébreux.
Un des rôles primordiaux de l’âge d’or est semble-t-il d’exprimer une quête
d’authenticité et de l’encourager. Jamais la culture de l’authenticité n’occupe une
place aussi centrale que dans le choix d’un âge d’or et dans sa description. En effet
l’esquisse d’un âge d’or fournit un modèle du « moi véritable » de la nation, une
identité qui n’a pas été souillée par des ajouts tardifs, ni par la corruption, ni par le
déclin602. Anthony Smith estime que l’âge d’or des rois et des héros reflète un
prétendu état de nature innocente qui aurait existé aux origines de la nation, en somme
une nature essentielle, telle qu’elle était et telle qu’elle devait être avant qu’elle ne soit
déformée et qu’elle ne soit progressivement transformée en nation impuissante603. De
fait, dans les journaux de Ben Yehuda, les héros du passé sont façonnés de manière à
servir de modèle aux « nouveaux Hébreux » qui, selon Itamar, le fils d’Eliezer Ben
Yehuda, étaient censés être « des héros qui montaient à cheval et tiraient l’épée. Eux
étaient les Hébreux. Eux étaient des hommes parfaits »604 et dans leurs yeux brillait ce
même éclat qui jaillissait du regard des héros, les « anciens Hébreux Saül, Juda
Maccabée et le Fils de l’Étoile »605.
Selon la constatation de Robert Nigel Gildea, en France aussi hommes de lettres et
hommes politiques – Lamartine, Louis Napoléon, Gambetta, Déroulède, Renan,
601
Shapira 2006, p. 3.
Smith, 2010.
603
Anthony Smith écrit que la mission de l’adepte du nationalisme est avant tout de redécouvrir la
nature immanente de la nation, puis ensuite de l’amener à « se réaliser » en faisant connaître les vertus
nationales et en les imitant. Dans ses efforts pour gagner en authenticité, l’âge d’or fournit des
programmes indispensables à la réalisation de l’identité nationale et encourage le processus de
renaissance collective. Ainsi les adeptes du renouveau national pensent ils en termes de « résurrection
nationale », de « renaissance » et de « renouveau » (Pearson, 1993 ; Anderson, 1999 ; Smith, 2010).
604
Itamar Ben Yehuda, "Que nous a donné la terre d'Israël", Ha-Olam 45, p. 543-544, dans Land,
2008, p. 698-699.
605
« Fils de l’Étoile » : traduction hébraïque du nom araméen d’un personnage connu, Bar Kokhba.
602
169
Maurras, Péguy, Pétain et De Gaulle – ont fait appel à la grande tradition et à la foi
dans le destin singulier de la France. Qu’ils soient royalistes ou républicains, chrétiens
ou athées, au cœur de leur système de valeurs se trouvait l’idéal du destin
exceptionnel de la France, qui se réalisait dans sa gloire militaire606.
Par principe, la culture hébraïque classique n’a pas constitué d’ethos du guerrier ; elle
considérait le sacrifice personnel comme un acte héroïque au service de toute
l’humanité607. Dans l’historiographie juive, les Juifs ont souvent été représentés
comme des combattants et des révoltés. Toutefois, à l’époque moderne, leur
engagement militaire dans différentes armées est resté marginal. L’idéologie sioniste
a conduit à ce que la recherche historique se concentre sur les guerres et les révoltes
des temps anciens, en particulier en terre d’Israël, afin de montrer l’existence d’un
antique esprit combattant, qui aurait été en quelque sorte revivifié avec le retour à la
patrie608.
Ben Yehuda n’a pas été le premier à promouvoir le culte des héros. À l’époque de la
Haskala, les analogies avec des figures historiques étaient fréquentes, à tel point
qu’on pourrait penser que l’une des ambitions principales de « l’histoire des
maskilim », était d’ériger un panthéon des héros et des anti-héros, et d’explorer les
différentes manières de leur donner une résonnance actuelle. Shmuel Feiner,
spécialiste des rapports entre laïcité et Haskala, explique que ce type d’analogie entre
figures historiques et figures contemporaines exprime une tendance de l’histoire
didactique qui fonctionne à double sens. D’une part, on adopte par identification des
modèles exemplaires qui véhiculent des valeurs de la Haskala, comme la vertu
morale, la pensée rationnelle, la lutte pour la vérité et la justice et l’action sociale et
politique pour le bien commun. En retour, les personnalités historiques confèrent une
légitimité – voire même, une autorité – aux valeurs des maskilim et à leur ligne de
606
Gildea, 1994 ; Smith, 2010.
Shapira, 1992 ; Luz 1998, p. 41 ; Penslar, dans Hazan et Cohen, 2011, p. 181.
608
Penslar, dans Hazan et Cohen, 2011, p. 182. Derek Penslar ajoute (ibid., p. 182) que, ces dernières
années, l’étude de l’histoire des Juifs d’Europe a montré que de nombreux Juifs avaient adopté les
coutumes des milieux auxquels ils appartenaient. Ils n’essayaient pas d’éviter leur incorporation
militaire, participaient à des combats et prenaient même part à des activités criminelles, y compris
extorsions, agressions et meurtres (voir p. ex. Meyerson, 2004, Horowitz, 2006). Cependant ces études
mettent l’accent sur des individus et leur environnement immédiat, et ne traitent pas de leur
appartenance nationale.
607
170
pensée. Leurs idéaux sont projetés en arrière en réinvestissant dans les figures du
passé des contenus actuels609.
Dans les journaux de Ben Yehuda, plusieurs rois et héros juifs mythiques se sont
ajoutés au mythe des Maccabées610. Ainsi, par exemple, Ha-Or a ouvert ses colonnes
à Ben-Tsion Hebroni, habitant de la ville Nes-Tsiona, qui a décrit Ha-Shomer Ha-Ivri,
le Garde Hébreu moderne, comme un personnage qui tient autant du guerrier des
Maccabées que d’un combattant du futur. On peut ainsi souligner la dimension
héroïque d’une figure moderne par le biais d’un personnage dont la guerre était la
profession légitime, quand l’intention masquée par l’analogie est d’exprimer une
aspiration à l’héroïsme militaire qui, si elle avait été exprimée littéralement, aurait pu
être interprétée par le régime ottoman comme un appel à la rébellion :
Nous, les Gardes Hébreux, nous sommes courageux. Nous ne craignons pas la mort,
car la mort viendra au nom d’une idée sainte, pour le peuple et pour la patrie, et
quand le Garde Hébreu cavale sur son beau cheval, drapé de sa cape noir et son fusil
à l’épaule, on reconnaît en lui le héros juif ancien et nouveau… Le chant du Garde
Hébreu dans la nuit est merveilleux, il fait entendre la nature, il fait entendre l’espace,
le chant du Juif libre, le chant du Garde Hébreu, héritier des Maccabées et puissant
guerrier du futur611.
Les valeurs du don de soi et du sacrifice du brave pour son peuple qui étaient exaltées
par les journaux de Ben Yehuda correspondent à ce que le spécialiste du nationalisme,
Anthony Smith, avance au sujet des héros nationaux. Selon lui, la raison de
l’importance des héros aux yeux du peuple réside dans la faculté de ces figures,
guerriers ou prophètes, à se sacrifier pour leur communauté – non pas tant au nom
d’un amour impartial, mais bien au nom d’un engagement déterminé et total. « Il ne
s’agit pas ici d’un acte de noble renonciation », explique Smith, « mais bien au
contraire, d’une affirmation passionnée de la vie et une expression de l’amour de la
communauté à laquelle ils appartiennent et envers laquelle ils sont redevables. C’est
609
Feiner, 1995, p. 76.
Au sujet des Maccabées, voir plus loin le développement qui leur est consacré dans le chapitre 3.4
sur la fête de Hanouka.
611
« En marge de l’actualité - le mariage de trois Gardes Hébreux », Ha-Or, 18/10/1912.
610
171
ce qui confère aux exploits des héros – et en particulier à leur sacrifice personnel – un
sens et une importance si profonds aux yeux du peuple et de leurs descendants »612.
Eliezer Ben Yehuda a parfois tenté d’extraire de la Bible des aspects de la bravoure
juive en reconsidérant l’héritage culturel et théologique par le prisme de l’historien
militaire, et en ajoutant des conjectures de son cru basées sur les descriptions
bibliques. Selon lui, les enfants d’Israël, qui avaient vécu pendant des générations
comme des nomades, « étaient courageux, puissants »613. Les membres de la tribu de
Benjamin « étaient réputés pour leur habilité au tir à l’arc, pour la rapidité et la
précision de leurs flèches, et aussi quelque peu pour leurs ruses de guerre », mais ce
n’étaient pas d’après lui des militaires. Toujours selon cette approche, le roi Saül
« utilisa les qualités de la tribu de Benjamin en formant une petite armée de trois mille
hommes, outre un bataillon de coureurs, et plaça à leur tête un officier apte à tenir
cette petite troupe en bon ordre ». Ben Yehuda supposait que « quand David devint le
gendre du roi, Saül le plaça, semble-t-il, à la tête du bataillon de coureurs, et lorsqu’en
suite il dût fuir devant lui, David et ses hommes se trouvèrent contraints de vivre de
leur épée pour se préserver de l’ennemi qui toujours les guettait, de guerroyer et
combattre au péril de leur vie, et d’apprendre le bon ordre et la discipline »614.
Il semble que les journaux de Ben Yehuda n’aient pas trop exagéré la bravoure et la
force de David et de ses guerriers. Menahem Haran, spécialiste de la Bible, explique
que d’après certains témoignages des écrits bibliques, qui s’entrecoupent et se
complètent, les chercheurs, y compris les archéologues familiers du monde de la
Bible, s’accordent à reconnaître qu’en très peu de temps, pendant une grande partie de
la royauté de David et de Salomon, le pouvoir royal a pris des proportions colossales.
Ces témoignages correspondent parfaitement au fait qu’exactement au même
moment, il existait en Asie Mineure un espace de vide politique et militaire dont les
forces de la Mésopotamie et de l’Egypte ont respecté les frontières615.
612
Smith, 2010.
« Le roi David – le guerrier », Hashkafa, 14/05/1897.
614
Ibid.
615
Haran, 2009, p. 257. Selon Haran, les fouilles archéologiques ne peuvent ni confirmer ni invalider le
récit biblique, parce que par nature, l’archéologie ne peut rien prouver, et aussi parce que les
découvertes mêmes sont le fruit du hasard. La locution « Maison de David » (Beit David) qui a été
découverte dans la région de Dan et dans une inscription de Yesha confirme l’existence historique de la
maison de David, mais elle ne peut en rien valider les guerres menées par David selon la Bible. Il va
sans dire que si nous ne devions nous appuyer que sur les seules découvertes archéologiques, nous ne
613
172
Eliezer Ben Yehuda a essayé de faire cadrer le récit biblique avec les grilles
conceptuelles de la guerre à l’époque moderne, en décrivant comment les « héros »
célèbres du roi David étaient répartis en « trois régiments, deux cents hommes par
régiment, et dans chaque régiment dix bataillons, et à leur tête Abisaï, frère de Joab ».
La description de Ben Yehuda met en exergue la transformation de simples guerriers
en armée organisée, et suppose de surcroît l’incorporation, pendant les combats,
d’hommes spécialisés comme les ingénieurs du génie militaire :
« Et lorsque David monta sur le trône de la royauté, il plaça ses amis dans un
bataillons spécial, le bataillon des « héros », et commença à organiser une grande
armée, divisée en régiments de mille hommes chacun, et dans chaque régiment dix
bataillons de cent hommes (II Samuel 18:1). Il s’agissait d’une véritable armée,
organisée selon les besoins de la guerre. À la tête de chaque régiment et de chaque
bataillon étaient placés des chefs de mille et des chefs de cent, et dans cette armée il y
avait aussi des ingénieurs, vraisemblablement pour édifier les fortifications
imposantes de Jérusalem, semblables dans leur conception à celles d’Aman ou de La
Mecque. Le commandant en chef des armées était Joab, un brave et un guerrier »616.
De même que Ben Yehuda s’est appuyé sur l’observation de fortifications antiques
pour justifier la présence d’ingénieurs du génie militaire dans l’armée de David, il
s’est inspiré des fouilles archéologiques de Gezer afin de confirmer le mythe du héros
Samson. « Les fouilles de Gezer nous donnent ainsi une image véridique de la mort
de Samson », affirme-t-il :
« Macalister a découvert les vestiges d’une salle de trente neuf pieds de long et de
vingt quatre pieds de large. À l’intérieur se trouvent les bases de pierre de deux piliers
d’un diamètre de trois pieds et demi chacun. Les murs de la salle avaient une
épaisseur de quatre pieds. Sans aucun doute possible, sur ces fondations reposaient
les poteaux en bois qui soutenaient le toit plat. Dans une salle si longue, il y avait
certainement une seule poutre centrale, car avec une telle longueur, il aurait été
difficile de faire tenir l’arc d’un dôme »617.
saurions quasiment rien de la grande majorité des rois de Judée et d’Israël, et, estime Haran, nous
ignorerions sans doute jusqu’à leurs noms.
616
« Le roi David – le guerrier », Hashkafa, 14/05/1897.
617
« La terre d’Israël », Ha-Tsvi, 20/10/1909.
173
Ha-Tsvi reconnaît que, bien que la salle découverte à Guezer ne soit pas datée de
l’époque de Samson, « les particularités des constructions n’ont certainement pas
changé entre la période de cette salle et celle du héros. La bravoure de Samson
résidait en cela qu’il a déplacé de force les piliers de bois qui reposaient sur les socles
en pierre, ce qui n’est pas au-delà des forces d’un homme doué d’une puissance
extraordinaire, et le toit resté sans soutien s’est effondré ». En somme, bien que la
découverte archéologique de Guezer ne puisse confirmer de façon directe l’action
d’éclat de Samson, elle peut malgré tout, selon Ben Yehuda, contribuer à renforcer les
bases du récit biblique en examinant s’il est plausible en regard du type de
construction découvert à Guezer. Ben Yehuda fait pour cela usage de la force de
l’imagination « dirigée », en bâtissant un scénario possible de la prouesse de Samson
qui repose à la fois sur des fouilles et sur les sources juives :
« Nous pouvons imaginer la scène de la façon suivante. Il y avait trois parties dans le
temple de Dagon : a) le saint des saints, b) une salle dont le toit reposait sur deux
piliers, c) un parvis ouvert. Samson aveuglé fût conduit dans la cour et là les chefs
[des Philistins] assis dans la salle le regardaient, tout comme les gens du peuple
installés sur le toit. Samson fit un acte d’héroïsme en distrayant leur attention ; puis
ensuite il prit appui entre les colonnes, et bandant ses muscles, avant même que les
chefs n’aient eu le temps de comprendre ce que le prisonnier avait l’intention de faire,
il déplaça les colonnes en les détachant de leur base et le toit s’effondra, entraînant
dans sa chute le peuple, et ainsi moururent ensemble le héros d’Israël et les
Philistins ».
Les descriptions de héros chez Eliezer Ben Yehuda proposent très souvent, par
conséquent, des équivalences plus séduisantes et plus éloquentes, du point de vue du
lecteur, que la description de ces mêmes personnages dans les écritures saintes.
Fréquemment dans les journaux de Ben Yehuda, une figure « ronde » et complexe de
héros ancien devient – grâce à sa réduction théorique systématique – un personnage
« plat » et unidimensionnel. Le processus de simplification du personnage est parfois
réalisé par des procédés journalistiques – comme l’attribution d’un titre – qui sont
légitimes. Toutefois la démarche méthodique et systématique qui consiste à se
concentrer sur un aspect spécifique concret, en général militaire, contribue à
174
dissimuler le mécanisme de réduction que subissent les personnages du corpus
biblique.
En plus de la schématisation des personnages, on constate aussi le recours fréquent à
des descriptions et des explications empruntées à des champs épistémologiques
modernes, comme l’archéologie, l’histoire et la géographie. Cependant même ces
compléments d’informations sont susceptibles de faire illusion. Ce qui pourrait
sembler au premier abord comme une tentative d’épaissir un caractère qui avait été
auparavant simplifié s’avère n’être en définitive que la consolidation des quelques
traits saillants conservés. Les détails et précisions ajoutés renforcent, complètent,
concrétisent le caractère du personnage décrit, mais jamais n’entrent en conflit les uns
avec les autres. On est bien loin des personnages complexes de la Bible, pleins de
contradictions et souvent plongés dans des dilemmes d’ordre moral, comme par
exemple le roi David à l’âme aux multiples facettes. Sous la plume du narrateur
moderne, les figures bibliques, grâce aux nombreuses descriptions plastiques, aux
détails de la géographie et de l’architecture, à la description des sentiments et des
pensées intimes, gagnent en ampleur ce qu’elles perdent en profondeur.
Pour le lecteur, il n’est pas aisé de distinguer le degré de réduction du personnage,
entre autre parce que celle-ci s’effectue sur la base d’informations pertinentes par
rapport au sujet traité. À la lumière des « preuves » apportées par la pensée moderne,
les personnages sont dilatés, et ils jouissent de plus d’une singulière élévation morale.
Traditionnellement les personnages plats sont associés dans la littérature aux
personnages secondaires ou aux figures utilitaires. Il est rare que ce traitement soit
appliqué à des personnages principaux, en particulier à ceux dont on veut souligner la
grandeur. Un des procédés employés en ce sens est d’ailleurs d’alléger la description
du personnage des composantes peu compatibles avec une figure héroïque
standardisée. Toutefois, le lecteur ne doit pas être autrement surpris de trouver ce type
de descriptions entre les pages d’une presse d’actualité pour laquelle la simplicité du
message prime souvent sur son exactitude.
175
2.2.5 Critique des manuels d’enseignement de l’histoire juive
Eliezer Ben Yehuda a été le pionner de la littérature pour enfants en hébreu en terre
d’Israël. Il était de plus impliqué dans la conception des livres scolaires618, qui eux
aussi traduisaient les objectifs nationaux qui l’occupèrent toute sa vie, et même dans
les livres conçus par les membres de son entourage. Plus encore, il entendait étendre
son influence par le biais de ses journaux à toutes les productions dans ce domaine,
comme il va être détaillé ci-après. Il entendait utiliser la presse avant tout pour
garantir que le patrimoine culturel juif soit dûment transformé en patrimoine hébreu
national.
La littérature de jeunesse en hébreu a débuté en terre d’Israël par des textes de cours,
avant que des textes littéraires leur soient incorporés. On peut en situer les prémices à
l’année 1883, avec la parution du livre de géographie de Ben Yehuda, ou en 1887,
année de la publication du premier livre de lecture pour enfants édité par David Yelin
et Eliezer Ben Yehuda619.
Bien que les manuels de cours soient généralement présentés comme neutres et
objectifs, ils portent très souvent une empreinte idéologique ; ils posent les bases de la
légitimité de cette idéologie et organisent le champ des connaissances selon la
doctrine en vigueur620. Les manuels de cours peuvent en effet avoir l’air impartial et
se placer au-delà de toute critique, et en cela ils ressemblent aux rituels religieux, qui
se présentent comme au-delà de toute idéologie621. La recherche dans ce domaine a
déjà montré que les manuels d’enseignement de l’histoire du peuple d’Israël en terre
d’Israël ont servi d’outil de socialisation dès l’époque de la première Alya622.
Eliezer Ben Yehuda ne se considérait pas comme un historien, bien qu’il dise avoir
beaucoup étudié ce domaine623. Cela étant, il s’est permis de critiquer le travail des
618
Pour la liste des ouvrages publiés par Eliezer Ben Yehuda, voir la bibliographie.
Bosmat Even-Zohar, 1999, p. II.
620
Apple, 1991, p. 2-3.
621
Olson, 1989, p. 241-242.
622
Pour plus de détails voir Firer, 1980. Les études de Firer montrent que la « loi de la délivrance
sioniste » dans les manuels de cours constitue le cadre explicatif qui canalise les événements passés et
prédit les événements à venir jusqu’à la réalisation du rêve sioniste. Voir aussi id., 2006, p. 50.
623
« Réponse à un ami critique », Ha-Or, 17/12/1912.
619
176
historiens spécialistes de l’histoire juive, en particulier celui des rédacteurs des
manuels d’histoire pour enfants basés sur la Bible. L’étude historique et philologique
de la Bible est un des domaines les plus anciens des humanités. Elle est devenu de
plus en plus précise et pointue au fil du temps (et elle doit être différenciée du
commentaire biblique, encore plus ancien)624.
L’ensemble des activités et des textes liés à l’étude de l’histoire repose à cette époque
sur une nouvelle conception de la « connaissance juive du passé »625. L’instruction
civique transforme l’espace, et l’enseignement de l’histoire, le temps, en termes
nationaux. Selon Uri Ram, la conception organique-téléologique sioniste est que
l’histoire juive est le récit de l’exil et du retour à Sion. Parfois la tendance du retour
est en veille et parfois elle est active, parfois le retour se fait attendre et parfois il est
rapide, mais c’est toujours le vecteur de force de l’histoire juive, comme si, en
d’autres termes, tous les chemins devaient mener à la terre d’Israël, comme si
l’histoire juive ne pouvait être comprise autrement qu’à la lumière d’une longue
préparation vers ce sommet tant attendu626.
Dans les journaux d’Eliezer Ben Yehuda, la critique des livres d’histoire destinés aux
enfants comprend parfois un examen du degré d’adéquation au paradigme décrit par
Ram, et même une évaluation du potentiel de l’objet de la critique à servir de matière
première à d’autres productions culturelles, et à être reconnu en tant que tel par les
cercles intellectuels. Cette reconnaissance par le milieu des intellectuels hébreux était
un acquis en soi. Ainsi, par exemple, dans la critique du « Livre de Jérusalem », un
ouvrage portant sur l’histoire et la géographie de la terre d’Israël rédigé par A. M.
Luntz, vante-t-on le fait que les contenus s’inspirent beaucoup des articles de la presse
juive et étrangère, et que le livre est même référencé par des chercheurs :
Ce livre s’est fait un nom dès la parution du premier volume. Presque tous les
journaux édités par nos frères dans les langues de leur pays et même beaucoup
d’autres journaux l’ont encensé et le comptent parmi les livres qui joignent l’utile à
l’agréable. Beaucoup de savants réputés (et parmi eux des amis aussi bien que des
624
Haran, 2009, p. 348.
Feiner, 1995, p. 11.
626
Ram, 2006, p. 48.
625
177
inconnus) le considèrent avec respect et y puiseront les matériaux nécessaires à
l’élaboration de leurs propres articles sur l’étude de la terre sainte.627
On peut avancer que dès qu’on se livre à ce type de critique de façon systématique,
l’objectif visé est de classer les nouvelles productions culturelles hébraïques selon une
échelle interne, des produits les plus « conformes » aux produits les moins
« conformes » à cette culture. Non seulement Ben Yehuda entendait imposer un
nouveau patrimoine culturel à la place de l’ancien, mais de plus il désirait s’assurer
que cela s’accomplisse selon les normes qu’il avait fixées, et que les produits
supérieurs, selon lui, du nouveau patrimoine culturel, bénéficient d’un surplus de
visibilité afin qu’il façonnent convenablement la conscience historique des élèves.
Comme ses proches collaborateurs faisaient partie de l’élite en formation de
l’éducation, on peut supposer que ses critiques de livre avaient un impact effectif plus
large qu’un simple article d’opinion au sujet de manuels de cours.
Le simple fait de consacrer dans les colonnes de ses journaux une place importante à
la critique des livres de cours témoigne bien du rôle important que Ben Yehuda
octroie à ce medium dans la formation de la conscience collective. Au vu de leur
grand nombre, ces critiques peuvent être lues non seulement du point de vue du
reportage journalistique, mais aussi du point de vue de l’analyse de la culture, comme
exprimant l’opinion de l’architecte de la culture au sujet de ses collègues, voire même
comme exprimant les normes à suivre d’après lui dans ce domaine.
Les recensions des manuels d’enseignement de l’histoire dans les journaux de Ben
Yehuda contenaient essentiellement des critiques, mais aussi des résumés du livre et
quelques exemples et citations. Comme il s’agissait toujours d’ouvrages susceptibles
de présenter un intérêt sur le plan national, leur recension exhaustive portait
l’essentiel de la production culturelle à la connaissance du plus grand nombre, en
touchant un public bien plus étendu que celui des livres eux-mêmes. Compte tenu des
difficultés de distribution de la culture auprès du grand public, les journaux servaient
donc de relais de diffusion de la culture. Le compte rendu journalistique devient ainsi
lui-même un produit culturel qui transmet avec concision l’essentiel de l’histoire juive
même à ceux qui ne fréquentent pas les bancs de l’école. Ces articles n’hésitent
d’ailleurs pas à « corriger » à leur façon les livres d’histoire.
627
« Le livre de Jérusalem », Ha-Or, 01/01/1891.
178
On citera pour exemple la recension de l’ouvrage Sefer Ha-Eshkol, « Le livre de la
grappe », recensé par Ha-Tsvi628. L’article critique avec virulence le projet
historiographique, qui ne distingue pas entre les sources textuelles bibliques et les
sources de la tradition juive comme les agadot. Comme le rédacteur explique que le
patriarche Abraham s’est insurgé contre le paganisme, le journal s’indigne : « Le
rédacteur n’avait pas le droit de mélanger les choses en favorisant l’éloquence au lieu
de la science ».
Cette critique méthodologique s’appuie sur le fait que « les savants rédacteurs
d’articles sur nos ancêtres ne se comportaient pas ainsi […]. Le rédacteur d’un
ouvrage d’érudition n’est pas autorisé à rapporter de telles choses sans préciser leur
origine. Il aurait dû établir une nette distinction entre les chroniques de l’époque du
patriarche Abraham, telles qu’elles sont transmises par la Bible […et…] les
commentaires de la tradition orale »629.
L’exigence de « préciser l’origine » des sources concerne les méthodes de travail du
rédacteur du Sefer Ha-Eshkol, qui n’a pas trouvé nécessaire d’indiquer qu’il avait
utilisé d’autres références du patrimoine culturel juif en plus de la seule Bible. Cette
remarque traduit une approche puriste de la Bible, qui, bien qu’elle n’interdise pas de
citer des sources juives plus tardives, comme par exemple les midrashim, fixe en
revanche des conditions « scientifiques » de références précises. Il se pourrait que ce
désir de différencier entre les différentes sources soit en réalité une manière déguisée
d’instituer la Bible en texte source, indépendamment des autres sources du patrimoine
culturel juif, voire même en texte doté d’une valeur d’autorité supérieure à celle des
textes postérieurs.
La Bible a fourni au mouvement national juif moderne l’image d’un « âge d’or »
archaïque qui a canalisé le sentiment national que ce type de mouvement aime à
« inventer »630. Plus encore, à la différence de quelques autres éléments constitutifs du
patrimoine culturel juif, la Bible est agréée par les Chrétiens. Les sources extérieurs
au corpus biblique étaient selon Ben Yehuda en dehors de l’âge d’or, bien que luimême n’hésitaient pas à y recourir si besoin. Pour les questions d’histoire, il préférait
628
« La littérature et la langue », Ha-Tsvi, 12/10/1888.
Ibid.
630
Smith, 1986, ch. 8 ; Ram, 2006, p. 43.
629
179
les contenus de la Bible, néanmoins dans le domaine linguistique, il ne négligeait
aucune source, fût-ce la Kabbale ou les midrashim, auxquels cas il citait
consciencieusement ses références631.
Les questions de méthodologie applicable à l’historiographie juive destinée à la
jeunesse ont beaucoup préoccupé Ben Yehuda, comme on le constate dans ses
journaux. Au cours d’une recension de l’un des volumes de la série Chroniques des
enfants d’Israël de Tsvi Graetz632, adaptée en hébreu par Braunstein633, Ha-Tsvi
s’interroge634 : « Dans quel esprit a-t-on composé cette chronique destinée aux enfants
d’Israël d’aujourd’hui ? ». L’auteur propose trois réponses, selon trois écoles
différentes : la méthode de Zeev Yabets635, celle de Braunstein et celle de Ben
Yehuda lui-même. Ha-Tsvi dénigre les méthodes de Yabets sous le prétexte qu’il
s’agit d’une historiographie basée sur une véritable théologie, dépassée et sans
vigueur, qui fonde – justement lui – une « nation artificielle »636.
En quoi consistent les Chroniques de Rabbi Zeev Yabets ? C’est le saint des saints,
encore plus saint que le livre des Chroniques des Saintes écritures. Yabets voulait
compléter l’entreprise du livre des Chroniques, en rédigeant toutes les chroniques de
la nation d’Israël d’un seul coup, sous l’inspiration d’un seul esprit saint, refondre les
antiques souvenirs, où pointait encore la trace de l’esprit profane, dans le creuset de la
sainteté absolue. De son souffle, comme un orage torrentiel sur une plante fraîche, il a
desséché et détruit complètement l’ancienne fraîcheur qui reposait entre les lignes du
livre des Juges et du livre de Samuel, et cet Israël qui se dresse d’entre les Chroniques
de Yabets ressemble vraiment à ce que nos auteurs avaient coutume d’appeler
631
Voir les sources citées par son dictionnaire à différentes entrées (Ben Yehuda, 1948).
Tsvi (Heinrich) Hirsch Graetz, Chroniques des enfants d’Israël, Varsovie, Ahiassaf, 1896-1913.
Graetz (1817-1891) était un historien dont l’ouvrage le plus connu, Chroniques d’Israël, est réputé
pour avoir joué un rôle important dans la formation du nationalisme juif. Shlomo Sand estime que c’est
la première tentative cohérente de création de l’identité d’un peuple juif teintée de sentimentalisme,
quand le terme « peuple » anticipe déjà en partie le sens moderne de « nation ». Sand affirme que bien
que Graetz n’ait jamais été vraiment sioniste, c’est lui et nul autre qui a fixé les cadres de
l’historiographie juive nationale. Il a réussi, avec une grande virtuosité, à concevoir un récit unifié qui
réduit la multiplicité « problématique » en une continuité historique, qui malgré ses ramifications,
conserve sa cohésion interne (Sand, 2008).
633
Mandel Menahem Braunstein (1858-1944), journaliste, écrivain, traducteur et activiste sioniste.
634
« Chroniques des enfants d’Israël », Ha-Tsvi, 16 et 23/07/1897.
635
Zeev Yabets (1847-1924), rabbin, écrivain, historien et éducateur. Un des fondateurs du parti
Mizrahi.
636
Cette accusation de caractère « artificiel » a souvent été adressée à Ben Yehuda, en particulier au
sujet de questions touchant à la création de mots nouveaux, entre autres par les écrivains d’Odessa
comme Haïm Nahman Bialik et Shaï Agnon. Sur les déclarations de Bialik et Agnon, voir Haramati,
1997. Au sujet de l’aversion d’Agnon pour les innovations de Ben Yehuda, voir Lang, 2008, p. 672.
Au sujet des réticences des érudits d’Odessa, voir ibid., p. 673.
632
180
« l’ancêtre Israël », un ancêtre dès même sa naissance, une nation artificielle, sans
aucun naturel, un vieil enfant ».637
Alors que Yabets est décrit par Ha-Tsvi comme un « théologien des pieds à la tête ».
Les Chroniques du rédacteur en chef du journal, Eliezer Ben Yehuda, sont jugées
comme « une tentative pour représenter l’Israël naturel, tel qu’il apparaît dans les
annales des souvenirs anciens qui nous ont été transmises par le livre des Chroniques
des Saintes écritures – ni plus ni moins ».
Entre ces deux ouvrages se place celui de Braunstein, qualifié par le critique de
« théologien rationnel ». Aux yeux d’Ha-Tsvi, il ne s’agit cependant pas d’une
rationalité louable, pour la raison qu’elle contraint l’auteur à supprimer des éléments
dans la description d’événements théologiques significatifs, comme par exemple
l’épisode de la pomme638 dans la narration que donne Braustein de la chute du
Paradis :
Son rationalisme ne lui permet pas de raconter aux élèves les faits qu’il ne peut pas
expliquer de façon scientifique. Voici ce qu’il raconte : Dieu a placé Adam et sa
femme dans le jardin d’Éden et leur interdisant de consommer le fruit de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal qui s’y trouvait ; ils ont enfreint l’interdit et Dieu les a
chassé de jardin d’Éden. Toute la belle histoire du serpent est complètement oblitérée,
parce que le cœur rationnel de l’auteur l’empêche de raconter les choses telles
qu’elles sont. Ce récit du serpent est l’un des plus remarquables de l’histoire des
hommes, tels que les imaginaient les peuples sémites.639
Les journaux d’Eliezer Ben Yehuda ne décrivent pas l’approche de leur rédacteur en
chef comme rationnelle, mais bien comme plus naturelle et plus fidèle aux sources,
dans la mesure où elle revendique l’inclusion des mythes bibliques dans les livres
d’histoire pour enfants, même si ces mythes ne peuvent être expliqués de façon
rationnelle. Selon Ha-Tsvi, Braunstein est en revanche rationnel ad nauseam. Il mérite
qu’on se moque de sa décision d’expliquer, par exemple, le récit de la tour de Babel640
et la dispersion des hommes de cette génération à la surface de la Terre par
l’argument fallacieux que Dieu ne voulait pas que les hommes soient concentrés en un
637
« Chroniques des enfants d’Israël », Ha-Tsvi, 16 et 23/07/1897.
Genèse 2-3.
639
« Chroniques des enfants d’Israël », Ha-Tsvi, 23/07/1897.
640
Genèse 11: 1-9.
638
181
seul lieu et abandonnent le reste du monde : « Avez-vous vu comment ce rationnel
théologien n’hésite pas, pour ses élèves, à améliorer les actes divins ? Mais comme ce
raisonnement est artificiel et ridicule »641. Ha-Tsvi tourne encore plus l’auteur en
dérision quand il évoque la suppression du récit du « serment entre les morceaux »642 :
Mais là, nous ne comprenons vraiment pas pourquoi l’auteur a trouvé bon de
supprimer ce magnifique récit du serment entre Israël et son Dieu. Nous ne savons
pas s’il existe un seul peuple au monde qui possède une tradition aussi élevée et
magnifique, qui fait une impression aussi profonde sur l’âme humaine, et plus encore,
sur l’âme tendre d’un enfant, comme ce récit du serment entre les morceaux. Le soleil
se couche et le sommeil s’abat sur Abraham, et voilà qu’une grande peur de
l’obscurité s’empare de lui, et au cœur de cette obscurité, l’autel, la fumée et les
torches enflammées. Pendant cette cérémonie à la fois majestueuse et terrifiante, Dieu
a lié Abraham par un serment, un serment terrible, car les enfants d’Israël seront des
exilés pendant des centaines d’années, ils seront réduits en esclavage et ils souffriront.
Quelle chose terrible pour le cœur d’un père que de voir que ses enfants promis à un
tel avenir : mais après… Après ils en réchapperont et ils hériteront de ce beau pays et
ils deviendront un peuple. Tout cela transperce à travers la grande vision de cette
cérémonie magnifique. Mais notre auteur rationnel ne trouve pas nécessaire de
raconter tout cela à ses élèves.643
Selon Ha-Tsvi, la cérémonie majestueuse et terrible qui fonde la naissance du peuple
est un mythe théologique qu’on ne doit en aucun cas exclure du livre d’histoire
national, quand bien même s’y trouve mêlée une figure totalement irrationnelle, Dieu
en personne. Il semblerait que pour Eliezer Ben Yehuda, le critère d’inclusion des
éléments religieux dans les livres d’histoire pour enfants ne soit pas leur degré de
rationalité mais leur potentiel à provoquer une réaction émotionnelle chez l’enfant, à
l’intéresser et à susciter l’identification. C’est pourquoi il est prêt à dévier de la pure
rationalité. « Voilà comment la théologie rationnelle progresse de victoire en
victoire », continue sarcastiquement Ha-Tsvi :
Il est facile de comprendre que notre ami ne racontera pas aux enfants la visite des
trois anges venus annoncer à Abraham la naissance d’Isaac ou la destruction de
641
Selon les commentaires traditionnels de la Genèse, Dieu a mélangé les langues parlées par les
hommes et les a dispersé à la surface de la Terre en réponse à la construction de la tour de Babel.
642
Ce serment est décrit dans Genèse 15: 7-21.
643
« Chroniques des enfants d’Israël », Ha-Tsvi, 23/07/1897.
182
Sodome644. Le fait est qu’il a aussi supprimé le sacrifice d’Isaac645, et qu’il n’a pas eu
un mot pour l’évoquer : nous comprenons fort bien à quel point il est difficile pour
notre théologien rationnel de raconter aux enfants de telles choses. Mais aller jusqu’à
cacher aux enfants le sacrifice d’Isaac qui occupe une place si importante dans la
littérature antique et dans la vie religieuse des Juifs, c’est pousser un peu loin le
rationalisme.646
Ha-Tsvi critique non seulement le choix des sujets que Braustein a décidé de faire
figurer dans son ouvrage, mais aussi, parfois, jusqu’au style de l’auteur et son
adéquation aux sujets traités. C’est ainsi que Ha-Tsvi647 estime, par exemple, que la
formation d’une identité nationale juive exige une description puissante du miracle de
l’ouverture des eaux de la mer Rouge, « ce grand événement miraculeux et
magnifique ». La sortie d’Égypte est un mythe fondateur qui a marqué de son sceaux
la mémoire du peuple juif à travers textes et rituels648. La Bible octroie une
importance considérable à cet événement, sur lequel les prières et les rituels
reviennent à l’occasion des Shloshet Ha-Regalim. Tout ceci accentue et même
renforce la signification mythique et théologique d’un événement clé fondateur du
peuple juif649.
Eliezer Ben Yehuda n’était pas prêt à renoncer au miracle, malgré sa dimension
métaphysique. Il pensait qu’il n’était pas possible de se contenter d’une description
anémique, comme si Dieu avait envoyé un grand orage qui avait « fendu les eaux »,
sans décrire la dynamique dramatique du miracle650, depuis la sortie d’Égypte, en
passant par la poursuite des enfants d’Israël par les Égyptiens, l’ouverture de la mer,
la traversée des enfants d’Israël à pieds secs entre deux murs d’eau, jusqu’à la noyade
des poursuivants qui coulent comme des plombs dans les flots formidables.
644
Genèse 18: 1-16.
Genèse 32: 1-19.
646
« Chroniques des enfants d’Israël », Ha-Tsvi, 23/07/1897.
647
Ibid.
648
Zeroubavel, 2003, p. 224.
649
Le mythe de la sortie d’Égypte, central dans la mémoire juive, a aussi nourri la mémoire sioniste,
qui l’a conservé comme une des pierres angulaires de la mémoire nationale, bien qu’à l’instar de son
traitement des autres sources traditionnelles juives, le sionisme ait choisi de l’interpréter en termes
nationaux et sociaux modernes. Yaël Zeroubavel estime que la sortie d’Égypte a symbolisé le miracle
de la révolte d’une minorité persécutée et opprimée qui a réussi à se libérer de l’esclavage et de l’exil et
à retourner à la terre de ses ancêtres afin de réaliser son unité nationale et concrétiser la possession de
sa patrie. En tant qu’événement mythique, la sortie d’Égypte est devenue la métaphore historique de
salut, qui était en quelque sorte une promesse de rédemption nationale à l’ère moderne du retour à
Sion. Zeroubavel 2006, p. 224.
650
Exode 14: 5-28.
645
183
Selon Eliezer Ben Yehuda, les mythes fondateurs de la Bible jouent un rôle capital
dans la formation de la conscience nationale, aussi ne doit-on pas les sacrifier, ni
négliger la splendeur des descriptions lorsqu’on rédige une histoire nationale destinée
à des enfants, sous prétexte qu’il est impossible de leur donner une explication
rationnelle. La raison a ses propres limites, et dans l’esprit des journaux de Ben
Yehuda, la raison doit s’incliner devant un mythe national fondateur. Sur ce point la
position de Ben Yehuda se différencie de celle de Tsvi Graetz. Selon l’analyse de
Shlomo Sand, Graetz s’est efforcé de conférer aux miracles des explications
« scientifiques », mais il les a détaché du récit principal et les a renvoyés dans les
annexes. Les prophéties, en revanche, ont été intégralement conservées, avec la
réserve que pour Graetz, ce sont les actes des hommes qui sont décisifs dans les
Chroniques651. En revanche pour Ben Yehuda, l’irrationnel ne saurait gâcher une
bonne histoire, et il ne trouve pas nécessaire d’apporter des explications scientifiques
aux miracles pour les adapter à une époque rationnelle.
651
Sand 2008, p. 82.
184
2.3 Construction de la figure du Juif
2.3.1 Le Hakham Bashi
Eliézer Ben Yehuda pensait que le nationalisme avait besoin d’une personnalité à
même de symboliser l’idée de la représentation politique juive. C’est pourquoi il
préconisa de renforcer le statut du Hakham Bashi (grand-rabbin) de l’Empire ottoman
ainsi que du Hakham Bashi de Palestine appelé aussi le Rishon le-Tsiyon
(littéralement « le premier à Sion »). Il avait perçu que la figure du grand-rabbin de
l’Empire comportait des dimensions quasi-nationales dont il était possible de tirer
profit moyennant une démarche intellectuelle et une campagne journalistique bien
orchestrée qui mettrait en valeur la stature nationale tout en atténuant la composante
religieuse attribuée à cette fonction à propos de laquelle Ben Yehuda écrivit:
J’ai expliqué l’importance que cette fonction revêtait à nos yeux en ce qui concerne
notre statut officiel en Palestine et j’ai dit qu’il fallait la considérer encore davantage
et lui conférer encore plus d’importance en accroissant son prestige et sa splendeur,
même si ce n’est qu’une splendeur de façade652.
Le Hakham Bashi n’était pas seulement le principal décisionnaire en matière de
jurisprudence rabbinique. Il était aussi le représentant officiel le plus important du
judaïsme dans l’Empire ottoman en général et en Palestine en particulier653. Il avait
des compétences élargies touchant l’ensemble des Juifs placés sous sa juridiction654,
652
« Le comité de tous les collèges talmudiques et le rabbinat officiel », Ha-Or, 19 novembre 1912.
À certaines époques, le grand-rabbin de Palestine exerçait ses fonctions en parallèle avec le grandrabbin de l’Empire résidant à Istanbul. Sur la différence entre les deux fonctions et leur spécificité, voir
Shar’abi 2000, Introduction. Mutatis mutandis, la plupart des faits décrits dans ce chapitre concernent
les deux fonctions.
654
Au commencement de la domination ottomane en Palestine, la situation était différente. À cette
époque, le statut du Hakham Bashi comme représentant des Juifs n’était pas encore affermi et les Juifs
devaient adresser leurs requêtes et leurs doléances au gouverneur de Damas sous la juridiction duquel
Jérusalem était placée, ainsi qu’à la Sublime Porte qui était censée leur prêter assistance en situation de
détresse. Il n’existait aucune infrastructure institutionnelle dans les rapports intercommunautaires ou
dans les relations entre le centre de l’Empire et Jérusalem. Les directives et les exigences du sommet
ainsi que les explications et les paiements de la base passaient toujours par l’intermédiaire du walî et du
qadi local. Il n’y avait donc pas dans l’Empire de structure centralisée capable de fédérer les
communautés juives sous une autorité unique, qu’il s’agisse d’un rabbin ou de tout autre fonctionnaire
(Amnon Cohen 1982 : 10).
653
185
notamment en matière de droit personnel et civil655. Ces compétences lui furent
attribuées en vertu d’un firman spécial promulgué en 1841 qui reconnaissait
officiellement le statut du Hakham Bashi de Jérusalem avec les tous les droits et les
devoirs afférant à sa fonction d’autorité suprême pour tout ce qui regardait le millet
juif656. Sa compétence s’étendait aux notables de la communauté qui détenaient des
fonctions non religieuses au sein du millet657. Le Hakham Bashi et ceux qu’il
investissait de son pouvoir jouissait de l’immunité. Au sein du millet, il était tenu de
lever les impôts et de les faire parvenir aux autorités ottomanes. Les fonctionnaires de
l’Empire avaient l’obligation d’assister ses hommes dans l’exécution de cette tâche et
de mettre à sa disposition une garde personnelle. Il avait la prérogative exclusive de
statuer sur l’usage assigné aux legs juifs tombés en déshérence et les autorités
religieuses et séculaires musulmanes ne pouvaient interférer avec lui ni dans ce
domaine ni dans d’autres domaines, comme il était d’usage auparavant. Cet article
revêtait une importance spéciale à Jérusalem à cause de l’amendement concernant les
legs tombés en déshérence qui avait cours pendant des siècles et qui constituait l’une
des principales sources de revenus pour le financement des institutions
communautaires. Outre les articles définissant les prérogatives du Hakham Bashi et
ses droits et ses devoirs en matière de droit familial, d’abattage rituel et de sépulture,
le firman qui confirmait son statut contenait des dispositions générales portant sur les
droits du millet juif. L’un de ces articles garantissait le droit de se prémunir contre des
exactions arbitraires, la permission de construire des synagogues658, l’octroi de
l’immunité aux collèges talmudiques et aux synagogues qui ne pouvaient être
hypothéqués pour raisons fiscales659. Il était loisible d’interpréter ces dispositions
protectrices comme l’embryon de la reconnaissance des droits collectifs de la
nationalité juive.
Du point de vue de l’ancienne communauté juive de Palestine que l’historiographie
sioniste a coutume d’appeler « le vieux Yishuv », les fonctions civiles du Hakham
Bashi avaient beau être secondaires comparées à ses fonctions rabbiniques et
655
Sur les prérogatives afférant au titre de Hakham Bashi, voir par exemple Elmaleh 1970 : 3-4 ;
Barnai 1978 : 6 ; Shar’abi 1985 : 95-122.
656
La teneur du firman est cité chez Luntz 1892 : 186-217.
657
Eliav 1981 : 145.
658
Le droit de construire des synagogues revêtit une importance capitale dans le développement de
nouveaux quartiers à Jérusalem (Eliav 1981 : 145).
659
Efrati 1999 : 11.
186
religieuses, il n’en reste pas moins que pour des nationalistes comme Ben Yehuda,
elles permettaient de poser des bastions nationaux moyennant une redéfinition de la
fonction du Hakham Bashi qui se voyait octroyer une dimension nouvelle grâce à la
distinction établie entre le domaine « national » et la sphère du spirituel. Cette
restructuration s’autorisait du fait que les prérogatives du Hakham Bashi qu’on
pouvait identifier comme «nationales» étaient garanties depuis bien longtemps par le
statut de millet octroyé aux communautés religieuses de l’Empire ottoman.
Moyennant un effort ininterrompu visant à accentuer certains points et élargir
certaines prérogatives, cet embryon d’autorité nationale aurait pu se consolider au
point de constituer un corps de représentation nationale capable de présider les destins
de la nation dans le cadre d’un projet politique en devenir visant à créer une entité
nouvelle, démocratique et nationale.
Le point commun entre l’interprétation du rôle traditionnel dévolu au Hakham Bashi
dans le cadre de ses compétences élargies (quoique sans aucune application à quelque
dimension politique que ce soit) et le principe nouveau, fondé sur l’idée de nation et
de république que Ben Yehuda entendait promouvoir n’était autre que le principe
d’une autorité centralisée. Voilà pourquoi Ben Yehuda insistait tant dans ses articles
sur le rôle représentatif du Hakham Bashi qu’il concevait comme le lien entre deux
ères distinctes. Il avait perçu une dimension latente dans la situation présente et il
voulait y asseoir la base d’une fonction essentielle ou du moins d’un simulacre de
cette fonction pour la situation à venir. C’est ce qui le poussait à adapter autant que
possible l’ordre ancien à l’ordre nouveau qu’il appelait de ses vœux660.
Cette représentativité du Hakham Bashi était double pour peu qu’on visât à y
reconnaître des éléments apparemment nationaux. Bien que le grand-rabbin ne fût pas
élu de façon démocratique au suffrage universel661, il représentait les Juifs aux yeux
du souverain. En l’absence de démocratie, cette fonction se rapprochait autant qu’il
660
L’influence des institutions politiques françaises sur les réformes du Tanzimat (1839-1876) est loin
d’être négligeable, notamment en ce qui concerne le code civil qui fut largement repris par le code
ottoman. Ces réformes tentèrent de réfréner les aspirations sécessionnistes, mais elles octroyèrent
l’égalité des droits aux sujets non musulmans et permirent la représentation de l’ethnos religieux dans
le cadre du millet.
661
Jusqu’en 1906, le Hakham Bashi était élu par un collège restreint de dignitaires appartenant à la
communauté sépharade. Après cette date, les élections se déroulèrent dans un cadre élargi (Shar’abi
2000 : 9)
187
était possible de l’idée d’un mandat politique assumé par un représentant local ou
sectoriel au sein de la chambre des représentants ou auprès du pouvoir. Le Hakham
Bashi était le représentant du Yishuv devant les autorités, il nommait ses délégués au
conseil régional (majlis al-idareh) et son statut égalait celui des prélats chrétiens et
des consuls662.
Par ailleurs, le Hakham Bashi était un fonctionnaire de l’État et partie intégrante de
l’autorité elle-même. C’était un Juif doté de prérogatives politiques prestigieuses, il
avait ses entrées chez le Sultan et il était respecté de lui. Dans ses articles, Ben
Yehuda663 insiste beaucoup sur le respect que la Sublime Porte vouait au Hakham
Bashi ainsi que sur les marques d’attention que lui et le grand-rabbin de Palestine
recevaient dans le cadre de diverses coutumes664 ou encore sur la considération dont
ils jouissaient auprès des hauts fonctionnaires de l’Empire665. Selon la définition de
Ben Yehuda, le Hakham Bashi était le « chef de la communauté israélite »666 et le
«principal défenseur de la collectivité juive »667.
Quand des visiteurs de marque arrivaient en Palestine sans s’acquitter d’une entrevue
officielle avec le grand-rabbin du pays, Ben Yehuda prenait cela à cœur comme s’il
s’agissait d’une offense faite à la nation. Ainsi lors d’un voyage que les princes du
sang allemands effectuèrent en Palestine, les seules autorités religieuses qu’ils
rencontrèrent officiellement furent les patriarches chrétiens. Ben Yehuda demanda au
consul d’Allemagne de rendre compte de ce faux-pas et la réponse qu’il reçut fut que
la visite chez les patriarches faisait partie du protocole obligé668. Ce faisant, Ben
Yehuda développa une pratique journalistique qui consistait à veiller jalousement sur
662
Eliav 1981 : 145.
Voir par exemple le reportage « La bénévolence du sultan » sur les salutations que le Sultan adressa
au rabbin Moïse Levi lors de leur entrevue. Cet article fut publié en première page du journal Ha-Tsvi
le 21 juillet 1893.
664
Voir par exemple le reportage « Chronique hebdomadaire » sur la mort du prince héritier
britannique qui avait rendu visite au grand-rabbin de Palestine Élie Moïse Panigel (1850-1919) qui
assuma cette charge en 1907-1908. Il passa même chez lui la veillée de la Pâque. Cet article paru dans
le journal Ha-Or le 5 février 1892.
665
Voir par exemple le reportage « Chronique hebdomadaire » sur la visite du gouverneur Reshad
Pasha chez le grand-rabbin de Palestine Élie Moïse Panigel. Cet article fut publié dans Ha-Tsvi le 17
mai 1889.
666
« Le Hakham Bashi », Ha-Tsvi, 2 décembre 1909.
667
« Donnez-nous un Hakham Bashi », Ha-Tsvi, 12 novembre 1909.
668
« L’inauguration sur le Mont des Oliviers », Ha-Or, 11 avril 1910. Sur la couverture de la visite des
princes allemands et les mystères de la psychologie de masse dans la presse d'Eliezer Ben Yehuda, voir
Elyada 2015, p. 134-140.
663
188
la représentativité du Hakham Bashi qu’il considérait comme un dignitaire d’une
importance primordiale. Cette vigilance faisait partie de son travail de publiciste
soucieux de déclencher des réactions auprès de son interlocuteur et attentif à le
sensibiliser sur les questions qui lui étaient chères tout en signifiant qu’à l’avenir rien
n’échapperait au regard corrosif du journal.
Ben Yehuda voulait conférer à la dignité de Hakham Bashi « l’importance requise par
le prestige extérieur de rigueur »669. À travers la figure de ce potentat enturbanné et
vêtu de brocard, précédé de son kawas670 on pouvait entrevoir une étincelle de
royauté, le symbole de l’autorité et de la présidence. « Presque une sorte de président
de la nation israélite »671, écrivit Ben Yehuda avec enthousiasme. Selon lui,
l’apparence fastueuse conférée au grand-rabbin pouvait imposer le respect et l’estime
aux nations de la terre à l’instar du prestige conféré aux chefs spirituels d’autres
religions :672 « Le plus important, c’est la fonction du Hakham Bashi. Il faut que
même dans ses attributs extérieurs, la fonction du Hakham Bashi soit convenante et
avenante, ornée d’un faste extérieur plus ou moins semblable au faste officiel conféré
aux chefs des autres communautés de notre pays avec lesquels les pouvoirs locaux
sont en contact et en dialogue »673.
De fait, l’historien Mordechai Eliav mentionne que le statut officiel du Hakham Bashi
et la considération dont il jouissait auprès des autorités eurent des effets bénéfiques
sur la condition des Juifs de Jérusalem, si bien que progressivement les brimades
auxquels ils étaient soumis prirent fin. Mais, ajoute Eliav, ce respect ne fut pas
seulement dû à l’étiquette extérieure tant il est vrai que les grands-rabbins de Palestine
669
« Le comité de tous les collèges talmudiques et le rabbinat officiel », Ha-Or, 19 novembre 1912.
Le terme kawas désigne la fonction du garde du corps du grand-rabbin en Orient. Dans de
nombreux pays, le kawas précédait le rabbin et frappait le pavé au moyen d’un grand bâton en bois
pour signaler l’arrivée de son maître.
671
« Le nouveau Hakham Bashi de l’Empire ottoman », Ha-Tsvi, 26 janvier 1909.
672
Ben Yehuda n’était pas le premier à vouloir comparer le statut du millet juif à celui d’autres
communautés bien vues des autorités. Des dignitaires de la communauté sépharade cherchèrent eux
aussi à faire conférer au millet juif en son entier un statut équivalent à celui des communautés grecqueorthodoxe et arménienne qui étaient les autres milletler reconnus et dont les chefs spirituels à
Constantinople promulguaient des ordonnances ayant force de loi pour leurs ouailles dans toute
l’étendue de l’Empire. Cet amendement fut le fruit des efforts déployés dans la capitale par les
patriarches respectifs des Grecs et des Arméniens. Les chefs de la communauté sépharade pensaient
qu’en vertu de ces amendements, le Hakham Bashi de Jérusalem ne serait pas élu par un collège
restreint de dignitaires, mais au terme d’un vote libre au suffrage universel susceptible d’exprimer la
volonté de la majorité (Haïm 1982 : 107).
673
Le comité de tous les collèges talmudiques et le rabbinat officiel », Ha-Or, 19 novembre 1912.
670
189
se distinguèrent par leurs qualités de dirigeants et leurs bonnes manières tout en
faisant preuve de pugnacité quand les circonstances l’exigeaient674.
Non seulement Ben Yehuda était fasciné par l’allure extérieure du Hakham Bashi,
mais en plus ses journaux évoquent la façon dont les plus grands rabbins
représentaient leurs communautés en des termes inspirés des vieilles légendes où l’on
voit un potentat non juif dialoguant avec un rabbin en caftan soucieux de défendre les
membres de sa communauté et n’ayant à sa disposition que sa puissance spirituelle.
Ainsi le rabbin Jacob Saül Elyashar675, qui présidait le tribunal rabbinique et qui
devint plus tard grand-rabbin de Palestine, fut défini par le journal Ha-Or comme « le
chef des communautés juives de notre pays »676. Et donc, comme Elyashar cherchait à
défendre ses coreligionnaires contre une calomnie ourdie par les Gentils677, il prit
avec lui un rouleau de la Loi et vint trouver le pasha, « bien disposé à se rendre en
personne pour jurer de la façon la plus solennelle sur le saint rouleau de la Loi qu’il
portait, que cette accusation n’était qu’une calomnie »678. La réaction du pasha à
l’intervention du rabbin Elyashar ne fut pas moins impressionnante. Il décréta : « Je
suis prêt à jurer en personne qu’on vous a calomniés injustement ». Dans ses
reportages sur les affaires internes aux Juifs, Ben Yehuda n’emploie généralement pas
l’adjectif « saint » avec le mot « rouleau de la Loi ». Mais dans cette affaire qui
concernait les rapports avec le monde extérieur et dans laquelle il est question d’une
entrevue avec un représentant du pouvoir, le rouleau de la Loi est désigné comme
«saint ». La validité de cette surenchère symbolique n’était pas gratuite et ne
s’explique qu’en vertu des circonstances critiques de cette confrontation avec
«l’Autre ».
L’intérêt des articles de Ben Yehuda pour le Hakham Bashi ressemble parfois à un
entraînement de longue haleine destiné à accoutumer la conscience juive et celle des
nations de la terre à l’idée de la souveraineté juive. Par conséquent, bien que Ben
674
Eliav 1981 : 146.
Le rabbin Jacob Saül Elyashar (1817-1906) surnommé Yissa Berakhah fut grand-rabbin de Palestine
de 1896 à sa mort. Il était juge au tribunal rabbinique et composa des ouvrages pieux.
676
« Chronique hebdomadaire », Ha-Or, 19 août 1892.
677
À l’été 1892, un enfant musulman de Jaffa disparut pendant quelques heures et la rumeur se
répandit que les Juifs l’avaient enlevé pour utiliser son sang pour la construction d’un bain public.
Même après qu’on eut retrouvé l’enfant sain et sauf, la rumeur ne démordit point (« Chronique
hebdomadaire », Ha-Or, 19 août 1892).
678
« Chronique hebdomadaire », Ha-Or, 19 août 1892.
675
190
Yehuda s’opposât au maintien de la distribution d’argent (ḥaluqqah) au sein du vieux
Yishuv, il recommanda de continuer le financement public du bureau du Hakham
Bashi679. On discerne donc ici une manœuvre supplémentaire qui se déroule des
années durant dans les publications de Ben Yehuda à ce propos et qui vise à
familiariser les lecteurs avec la possibilité de mener un discours national séparé du
discours théologique du fait même que les deux dimensions ne coïncident pas
pleinement. Moyennant quoi, la figure du Hakham Bashi se distingue des personnages
historiques comme Juda Maccabée, Bar Kokhba et autres héros défunts récupérés par
le nationalisme juif et souvent évoqués dans les articles de Ben Yehuda. Le grandrabbin est une figure du présent qui est à même de confirmer de sa propre voix le
changement que traversait sa propre fonction. Et donc le plus éminent des ministres
du culte juif cautionnait en quelque sorte (du point de vue national) la caducité
relative de la dimension théologique attachée à sa personne et son remplacement par
un esprit nationaliste.
Cette dimension nouvelle dévolue à la figure du Hakham Bashi est riche
d’implications. C’est ainsi que lorsqu’il effectua une visite en Palestine, les journaux
de Ben Yehuda s’attardèrent sur les festivités « nationales » qui ponctuèrent cet
événement : par exemple, la parade des élèves du lycée au son de l’hymne sioniste.
On insistait aussi sur le dévouement du rabbin à la cause nationale et on passa presque
complètement sous silence les manifestations de son activité religieuse680.
Ces descriptions ample et détaillée de l’accueil fait au grand-rabbin par les maîtres et
les élèves révèlent la collaboration qui s’était instaurée entre les journaux de Ben
Yehuda et les institutions éducatives en phase de constitution681. La transformation du
Hakham Bashi en une figure nationale et publique s’effectua en vertu d’un cérémonial
qui consistait à dépêcher les élèves et les maîtres à la rencontre du rabbin. Puis le
journal répercutait l’événement en le mettant en première page pour lui donner de
l’importance. Moyennant quoi, la dimension nationale du Hakham Bashi était mise en
valeur. Comme il s’agissait d’un événement qui avait bien eu lieu et qui avait attiré un
679
« Des riches reçoivent-ils l’aumône ?», Ha-Or, 8 janvier 1913. Sur les problèmes de financement du
bureau du Hakham Bashi, voir Benbassa 1996, chapitre 8.
680
Voir par exemple « La réception à Jaffa », Ha-Or, 17 juin 1910. On y lit que « le rabbin s’inclina
devant le public ».
681
Toutes les institutions éducatives ne collaborèrent pas avec Ben Yehuda qui n’épargna pas ses
critiques contre les écoles qui ne partageaient pas ses vues. Voir Karkason 2013 : 93-99.
191
nombreux public, le journal ne pouvait être accusé de l’avoir créé de toutes pièces. Le
rabbin avait bel et bien été accueilli par les élèves et leurs maîtres682. La couverture
médiatique détaillée constituait un support de grande envergure que Ben Yehuda et
ses hommes employaient pour exprimer leurs opinions sur les « sentiments
nationaux » du Hakham Bashi. C’était une façon d’égrener un message publiciste tout
au long du reportage d’actualité. Le cérémonial est donc un prétexte pour faire
entendre un narratif national à travers un article commentant apparemment les
événements du jour sans donner l’impression d’assener une opinion à la manière des
publicistes. Il constituait aussi un instrument destiné à relayer le texte journalistique
comme la mise en œuvre sur le plan culturel d’une réalité extratextuelle destinée à
placer l’événement passé ou futur dans la «légitimité » et le bon ton de la perspective
nationale683.
Le corollaire de cette performance culturelle fut la consolidation du système éducatif
qui émergeait à l’époque et qui pouvait se targuer d’avoir reçu la visite de la
personnalité juive la plus éminente de l’Empire. Cela permit aussi la constitution d’un
espace scolaire qui loin de se limiter à des fonctions éducatives remplissait aussi un
important rôle culturel. C’est là que se déroulaient les cérémonies publiques les plus
significatives qui étaient ensuite répercutées comme il se doit dans la presse. Dans le
cas du Hakham Bashi il s’agit même d’une scène culturelle symbolique où l’on fait
communiquer deux ères pour ainsi dire (dans la conception de Ben Yehuda du
moins) : le dignitaire religieux de naguère684 rencontrant sur leur propre terrain les
instituteurs, prêtres de la religion de demain685 légitime par là même leur existence et
leur statut et — qui sait ? — sanctifie l’espace de la religion nouvelle686. Chacune de
ces cérémonies n’est qu’un maillon dans une longue chaîne de passations de pouvoirs
682
L’un des stratagèmes pour camoufler l’introduction de l’idéologie dans la presse est celui de la
naturalisation. Cela consiste à présenter un événement ou un discours comme s’il s’expliquait en vertu
des lois de la nature et non à la lumière d’un contexte historique problématique (Graeme Turner sur
Stuart Hall in Liebes et Talmon 2003 : 311-313).
683
Bakhtine distingue le commentaire du texte au moyen d’un autre texte du cas où le texte est
commenté par un événement extratextuel (Bakhtine 2008 : 198).
684
Ben Yehuda estimait qu’il n’y avait pas lieu de craindre que la religion ne reprenne son ascendant à
l’époque moderne. Voir à ce propos l’article « une Église désintéressée », Ha-Or, 20 juin 1912.
685
Sur le rôle du système éducatif comme substitut du système religieux selon Ben Yehuda, voir le
chapitre 2.3.3 sur l’éducation.
686
Certains chercheurs comme Arieh Saposnik font remarquer qu’en dépit de sa dimension clairement
laïque, le projet sioniste chercha à ses débuts à promouvoir une sacralité d’un genre nouveau associée
à l’idée de nation (Saposnik 2009 : 166).
192
que personne ne reconnaît comme tels, mais où chacune des parties en présence, y
compris la presse, remplit la fonction qui lui est propre.
Le « contrôle journalistique » des gestes « nationaux » du grand-rabbin Haïm Nahum
s’intéressa aussi à ses activités à l’étranger quand il avait affaire à diverses instances à
propos de certaines affaires, notamment la lutte contre les calomnies qu’un journal
damascène687 lança contre les Juifs688, ses efforts pour autoriser l’immigration juive
en Palestine689, sa mobilisation en faveur des réfugiés juifs en Turquie690 et sa lutte
contre les limitations imposées à la vente de terres aux Juifs691. À propos de ce dernier
combat, le journal Ha-Or se félicite du fait que « même si le rabbin Haïm Nahum n’a
accompli là que son devoir, il ne s’y est pas dérobé et il a fait ce qu’il fallait692».
Moyennant quoi, le journal se présenta comme une instance nouvelle qui s’arrogeait
le droit de juger l’institution antique et respectable du rabbinat que traditionnellement
les communautés juives évitaient de critiquer trop ouvertement.
Ben Yehuda était si focalisé sur son interprétation nationale des actions du Hakham
Bashi que quand Haïm Nahum partit à la retraite, il affirma sur le mode du
compliment que ce rabbin s’était davantage distingué sur la scène nationale que sur la
scène religieuse :
Nous pouvons désormais reconnaître avec effusion que le rabbin Haïm Nahum a été
un rabbin d’envergure, moins dans la Torah et la spiritualité que du point de vue du
génie national. Le rabbin Haïm Nahum a été notre premier rabbin d’envergure, notre
premier rabbin national en Turquie depuis le début de notre renaissance693.
687
En mai 1911, des Musulmans de Damas accusèrent un jeune juif d’avoir blasphémé contre l’Islam.
Le jeune homme fut roué de coups par la populace et emprisonné pendant trois mois environ. Pendant
sa détention, il tomba gravement malade et malgré l’avis des médecins et l’intercession du grandrabbin de Damas Jacob Danon, les autorités refusèrent de le transférer à l’hôpital. Finalement, le jeune
homme innocent mourut en prison sans procès. Quelques jours après le décès du jeune homme, le
journal Al-Muqtabas publia une accusation de meurtre rituel contre les Juifs d’Istanbul. Ce journal
opiniâtrement antijuif publia jour après jour des incitations à la violence antisémite. L’atmosphère
antijuive de Damas finit par devenir dangereuse et dégénéra en provocations violentes (Harel 2013 : 910).
688
« Dans l’Empire », Ha-Or, 6 juin 1911.
689
« Un événement grandiose », Ha-Or, 6 juin 1910 ; « Le Hakham Bashi », Ha-Tsvi, 2 février 1909.
690
« Le Hakham Bashi Haïm Nahum a agi avec zèle et promptitude pour leur dépêcher son aide », «
Dans l’Empire », Ha-Or, 20 novembre 1912.
691
« Les limitations posées à la vente de terres aux Juifs », Ha-Or, 11 décembre 1912.
692
Ibid.
693
« Le rabbin Haïm Nahum a démissionné !», Ha-Or, 5 février 1912. Peut-être ces éloges cherchaient
à dissimuler en bloc une histoire plus compliquée que celle que Ben Yehuda cherchait à graver a
posteriori dans les consciences. À maintes reprises, le rabbin Nahum s’opposa au sionisme en général
193
Haïm Nahum n’est pas toujours resté indifférent face aux tentatives qui visaient à
définir sa fonction et son activité en termes nationaux. Il percevait bien l’existence
d’un système de symboles nationaux et comprenait le processus de récupération
nationaliste dont il faisait l’objet. Aussi chercha-t-il parfois à contrecarrer les
tentatives qui visaient à « nationaliser » sa personne. C’est ainsi qu’il s’opposa à ce
qu’on arbore le « drapeau sioniste » lors de la réception qu’on lui organisa à Haïfa.
Mais son opposition fut considérée comme un « événement mineur» par le journal
Ha-Or qui rapporta que pour protester contre la décision du rabbin, les élèves qui
avaient hissé le drapeau quittèrent les lieux en compagnie du directeur de l’école694.
Même la déclaration du rabbin Nahum contre le mouvement Maccabi dont la conduite
portait préjudice, selon lui, aux intérêts du judaïsme, fut passée sous silence dans les
journaux de Ben Yehuda695. Quelques semaines auparavant, le journal Ha-Or avait
félicité le rabbin de ne pas s’être laissé entraîner dans la «diffamation sordide» lancée
par les antisionistes de Turquie tout en reconnaissant par là même, peut-être pour ne
pas compromettre celui qu’il considérait comme une sorte de président, que «le rabbin
Haïm Nahum, qui est le chef officiel de la nation israélite dans l’Empire ottoman n’est
assurément pas sioniste.. C’est un Juif ottoman comme nous tous»696.
Selon Ben Yehuda, la crédibilité de la fonction de grand-rabbin était plus importante
que la question de savoir si ce rabbin était digne d’exercer ses fonctions. En effet, plus
on parlerait d’un « rabbinat officiel respectable et crédible», «plus les autorités locales
le respecteraient comme il se doit »697. Comme l’aptitude du Hakham Bashi à
représenter ses ouailles valait plus aux yeux de Ben Yehuda que sa stature
religieuse698, les candidats au poste de grand-rabbin qui gagnèrent le soutien de ses
journaux étaient ceux qui montraient un attachement à la nation, en premier lieu le
rabbin Jacob Meir699. Ben Yehuda compta parmi ses partisans les plus fidèles et il
et au sionisme dans l’Empire ottoman en particulier. Sur la complexité de cette question, voir Benbassa
1990.
694
« Dépêche de Haïfa », Ha-Or, 10 juillet 1910.
695
Sur la polémique entre le rabbin et le Maccabi, voir Benbassa 1996 : 131.
696
« Un grand événement », Ha-Or, 6 juin 1910.
697
« Le comité de tous les collèges talmudiques et le rabbinat officiel », Ha-Or, 19 novembre 1912.
698
C’est pourquoi Ha-Or exprima son mécontentement sur l’élection d’un rabbin ignorant presque
totalement l’arabe et le turc comme suppléant du Hakham Bashi au Majlis al-idareh : « ce qui a porté
préjudice à l’une des institutions les plus chères qui soient à notre cœur » (« Jérusalem au jour le jour »,
Ha-Or, 1er mars 1912). Par ailleurs, Ha-Tsvi déplorait l’inculture du Hakham Bashi en poste en Syrie
(«Dépêches de la capitale syrienne », Ha-Tsvi, 13 juin 1906.
699
Le rabbin Jacob Meir (1856-1939) fut le grand-rabbin sépharade de Palestine de 1923 à 1939.
194
mena une campagne de propagande en faveur de son élection700. Ben Yehuda voyait
en lui un candidat adéquat du fait de ses convictions progressistes, de son rapport au
nationalisme et de ses efforts en vue de diffuser la langue hébraïque701
Les éloges dithyrambiques que Ben Yehuda décerna au rabbin Meir avant même son
élection surpassaient en intensité ceux dont il avait gratifié le Hakham Bashi en
exercice. Le journal Ha-Tsvi publia en première page un article qui le complimentait
pour la qualité de son hébreu et pour la modernité de ses vues :
«Après le sermon de son excellence le Hakham Bashi, le distingué rabbin Jacob Meir
— que Dieu lui prête vie ! — s’est levé pour dire en hébreu des paroles qui ont
profondément impressionné toute l’assistance. Le rabbin Jacob Meir est connu pour
la qualité de son hébreu et pour son aptitude à prononcer des sermons dans le goût
moderne. Cette fois aussi, ses paroles ont été à la hauteur de la solennité du jour»702.
Bien évidemment le journal Ha-Or ne passait pas sous silence les événements à
même de rehausser le prestige du rabbin Meir et de lui conférer une reconnaissance
internationale comme sa rencontre avec le roi de Grèce703. Le journal écrivit à la une
que «le roi le reçut avec bénévolence »704. Une grande partie de la campagne de
soutien au rabbin Meir fut menée depuis la tribune du journal Hashqafah705.
Ben Yehuda présenta le Hakham Bashi Haïm Nahum706 qui soutenait l’Alliance
Israélite Universelle707 comme un homme qui avait compris « ses fonctions nationales
». Il le loua parce que selon lui,
700
Shar’abi 1985 : 101-102.
Shar’abi mentionne le soutien de Ben Yehuda au rabbin Meir avant même l’élection de ce dernier
en citant le journal Hashqafah, nos 81-82 et 85 (1906). Dans le no. 89 (1906), le rédacteur en chef
énumère les qualités du rabbin Meir : « Il est de notoriété publique que parmi les rabbins sépharades
aucun ne possède autant que lui les qualités requises pour cette fonction importante, prestigieuse et
contraignante… Il allie sa connaissance de la Torah à son aptitude à être le défenseur de la nation.
C’est un homme qui sait négocier avec le pouvoir». L’une des qualités que Ben Yehuda reconnut au
rabbin Meir était « sa connaissance des besoins de notre époque qui lui permet de distinguer les tares
du passé des réformes inévitables du présent. C’est lui qui mènera la communauté d’Israël à la
distinction qu’elle mérite de recevoir». Dans le no. 93 (1906) Ben Yehuda souligne l’attachement du
rabbin pour la langue hébraïque et il signale qu’il la connaît parfaitement, qu’il s’intéresse à sa
résurrection dans la bouche du public, qu’il agit en ce sens et qu’il est l’un des fondateurs de
l’association Safah Berurah à Jérusalem (Shar’abi 1985 : 102).
702
« Ouverture de l’honorable comité de la communauté sépharade », Ha-Tsvi, 3 septembre 1897.
703
Le rabbin Meir fut le grand-rabbin de Salonique. Sa rencontre avec le roi remonte à cette période.
704
« Le rabbin Jacob Meir chez le roi de Grèce», Ha-Or, 22 décembre 1912.
705
Sur les nombreuses difficultés auxquelles se heurta le rabbin Meir, voir Haïm 1982.
706
Le rabbin Haïm Nahum (1873-1960) qui fut le dernier Hakham Bashi de l’Empire ottoman (19061920) était un décisionnaire en matière de jurisprudence rabbinique, un linguiste et un intellectuel
polyvalent. Il avait une formation d’orientaliste acquise à la Sorbonne et il avait étudié l’Islam et la
701
195
il avait compris quelle était ‘sa place’ et quelle devait être sa fonction. Le nouveau Hakham
Bashi comprit d’emblée qu’il ne devait pas seulement être le chef des rabbins, mais aussi le
chef de la nation, l’intercesseur de la nation juive dans l’Empire ottoman»708.
Il fut couvert d’éloges709 pour s’être opposé « à l’offense dont il avait souffert quand à
la cérémonie de l’inauguration de la Chambre des délégués, on ne lui donna que la
cinquième place après les patriarches grec et arménien»710 et aussi quand il œuvra
pour dispenser du service militaire les étudiants des collèges talmudiques711.
Ben Yehuda insista sur la volonté du Hakham Bashi « de remplir ses obligations
grandioses à l’égard de la communauté d’Israël»712. Il espéra qu’il se débarrasserait
des influences qu’exerçaient sur lui les Juifs opposés au nationalisme713, et il essaya à
plusieurs occasions de sonder les intentions nationales du rabbin Nahum ainsi que sa
compréhension de l’importance de l’hébreu714. Il affirma même croire
qu’en vérité il voulait être l’intercesseur de la nation au sens le plus positif et le plus
noble du terme. Le rabbin Haïm Nahum me l’a répété maintes fois. Tel est selon lui
l’essentiel de sa fonction.715.
Dans les lettres ouvertes que s’échangèrent Ben Yehuda et Haïm Nahum on discerne
les efforts déployés par cet architecte de la culture pour extirper des confirmations et
des concessions de la bouche de celui qui occupait une fonction incarnant une
diplomatie à Istanbul. On l’invita à occuper les fonctions de grand-rabbin d’Égypte. Il fut l’un des
fondateurs de l’Académie de la Langue arabe au Caire et membre de l’Assemblée législative
égyptienne.
707
Benbassa 1996 : 128.
708
« Viatique », Ha-Or, 24 juin 1910.
709
Sur l’activité infatigable de Haïm Nahum dans les domaines de la vie publique et de la diplomatie,
voir Benbassa 1990.
710
« Le Hakham Bashi », Ha-Tsvi, 2 décembre 1909.
711
Ibid. Néanmoins Ben Yehuda voyait dans le service militaire un moyen de «démontrer sa loyauté à
l’État» (Karkason 2013 : 34).
712
« Ne quitte pas ta place », Ha-Or, 6 février 1911.
713
Ibid. Sur les sympathisants au sionisme et sur ses opposants dans la presse d’Istanbul et de
Salonique, voir Benbasa 1989.
714
C’est ainsi que le rabbin Nahum dit qu’ « on ne peut qu’admirer la diffusion de la langue hébraïque.
Tout le monde la reconnaît là-bas comme la langue parlée commune à tous » (« Causerie avec le rabbin
Haïm Nahum », Ha-Or, 16 août 1910). Le journal Ha-Or signale que le rabbin « ne manquait jamais
une occasion pour souligner l’importance de la langue hébraïque pour les Juifs de Turquie, non
seulement parce que c’est dans cette langue que sont écrits les livres saints, mais aussi parce que c’est
la langue de la nation en son entier » (« Un grand événement », Ha-Or, 6 juin 1910). « Il était tout à
fait enchanté d’apprendre que dans les collèges talmudiques ashkénazes les élèves lui avaient parlé
hébreu avec une prononciation sépharade des plus correctes. Le rabbin en a déduit que l’hébreu en
Palestine n’est point lettre morte, mais bien une chose concrète, le fondement sur lequel s’affermira le
Yishuv juif à l’avenir » (« Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 22 juin 1910).
715
« Viatique », Ha-Or, 24 juin 1910.
196
composante culturelle et humaine exceptionnelle et qui était autorisé à l’interpréter à
son gré. L’essentiel de son propos était la thèse nationaliste qu’il lui présentait par
bribes en la diluant au travers de questions journalistiques passe-partout716. Le rabbin
Nahum jouait le jeu en partie sans se départir de sa conception du monde théologique
de Juif sépharade qui n’a pas d’objection de principe contre la reconnaissance de la
nationalité, peut-être pas comme un concept indépendant de la religion, mais comme
une dimension inextricablement liée avec celle-ci717. En axant ses interviews
journalistique avec le rabbin autour d’un contenu « national » Ben Yehuda put
exploiter avec astuce un filon porteur qui consistait à le solliciter de façon
systématique sur des questions nationales auxquelles il ne s’opposait pas
complètement, mais qu’il refusait bien évidemment de couper de la religion. Pour ce
faire, Ben Yehuda supprima ou atténua toute référence à des dimensions théologiques
(du moins du point de vue de l’interviewé).
L’exploitation chirurgicale de ce filon aboutit à couper les composantes du capital
culturel et national de leur contextes et à les séparer des scories théologiques qui y
716
Cette pratique est particulièrement nette dans le journal sioniste Die Welt, notamment dans les
interviews des parlementaires ottomans après la Révolution des Jeunes-Turcs. Voir la citation de
l’interview qu’un journaliste de Die Welt obtint du rabbin Haïm Nahum et dont plusieurs extraits
furent traduits en hébreu et publiés dans le journal Ha-Or (« Causerie avec le rabbin Haïm Nahum »,
Ha-Or, 16 juillet 1910). À cette occasion aussi, le correspondant de Die Welt essaie d’attirer l’attention
du rabbin Nahum sur des questions nationales, mais le Hakham Bashi ne se montre guère coopératif.
Ainsi quand le journaliste questionna le rabbin sur le papier rouge par lequel les autorités ottomanes
limitaient l’octroi des permis de séjour aux Juifs arrivés en Palestine, Nahum réagit « par un
mouvement d’impatience » et refusa de promettre de se mêler de cette affaire sous prétexte que cela ne
relevait pas de ses compétences.
717
Divers chercheurs (parmi lesquels Benny Lao, in : Ravitsky, 2006) ont tenté d’expliquer la nature
particulière de la relation des Juifs sépharades et orientaux au nationalisme en examinant le cas du
mouvement Shas et en étudiant les décisions du rabbin Ovadiah Yossef (1920-2013, érudit, ancien
grand-rabbin sépharade d’Israël et chef spirituel). Une partie des tentatives visant à comprendre
scientifiquement le nationalisme des Juifs sépharades et orientaux, notamment celles qui ne prennent
pas en compte les décisions rabbiniques émanant de ces milieux, se fondent sur un système
problématique de catégories et de concepts qui sont empruntés à d’autres domaines de recherche. Cela
empêche de produire des études exhaustives intégrées à un domaine de recherche pertinent (La raison
d’une partie de ces problèmes touchant aux catégories et aux concepts est expliquée par Leon 2009 ;
Dahan in Bar-Levav 2013, pp. 785-796 ; Lavi 2011, pp. 52-53). Le stéréotype de l’aptitude du
judaïsme sépharade, oriental et yéménite à intégrer le nationalisme sioniste et l’utilisation de concepts
comme le « libéralisme » ou la « tolérance » par rapport à ce nationalisme reflète en général une
pétition de principe et ne prend pas en compte les situations historiques concrètes dans lesquelles ces
idées se sont développées dans toute leur complexité. Aussi ce stéréotype aussi inexact qu’inintéressant
persiste lors même que d’importants rabbins sépharades et orientaux ont refusé de soutenir le sionisme
ou même se sont opposés à ce mouvement ou à certains de ses aspects. Cela est emblématique
de l’incompréhension qui règne encore dans la recherche sur le modèle national concret qui concerne
près de la moitié des Juifs en Israël. Les échecs du dialogue académique risquent de se reproduire tant
qu’on s’entêtera à essayer de comprendre l’idée nationale chez ces Juifs selon le paradigme du
nationalisme laïc des Ashkénazes, c’est-à-dire comme un système d’idées antagonistes au judaïsme
orthodoxe. Sur le sionisme des Juifs sépharades et orientaux et sur leur apport, voir aussi Bezalel 2008.
197
étaient attachées dans la perspective de l’interviewé. La conglomération de ces
éléments en une interview bien ficelée grâce à des explications ad hoc permettait de
fondre les diverses concessions du rabbin sur la question nationale en un tout
cohérent. Cette concession apparaît comme un ensemble continu qui semble avoir été
prononcé par la bouche de la plus éminente autorité religieuse juive de l’Empire, une
sorte de « président »718 des Juifs qui était aussi le fonctionnaire juif le plus gradé de
l’État ottoman. L’interview semble reproduire une conversation existante, mais en
réalité, elle constitue en un certain sens un produit culturel moderne719 utilisant les
mécanismes routiniers de la rédaction journalistique pour dissimuler les processus
d’exploitation d’un certain filon, la sélection, le raffinement, la consolidation et la
conglomération des éléments qui pris ensemble donnent l’impression d’une
affirmation globale. À l’en croire, il ressort que le Hakham Bashi soutenait certains
des aspects centraux de l’idée nationale et même qu’il se considérait comme un
instrument dans la réalisation de ce projet. Alors que le rabbin Nahum répond aux
questions dans un contexte religieux, le lecteur ne peut comprendre ses réponses que
dans un contexte national.
Même si l’interviewé est cité mot pour mot, notamment en ce qui concerne son
soutien à la langue hébraïque, on peut discerner un décalage entre les propos et ce qui
en reste une fois que l’intervieweur-rédacteur les a disposés d’une façon qui en fausse
le sens du fait de ce travail de rédaction et même grâce à la nature du medium
véhiculant certaines connotations (au sens kristevien du terme) liées à des prises de
position analogues de par le passé. Du point de vue linguistique, ce dialogue est un
discours homogène entre deux interlocuteurs, mais du point de vue sémantique, il
consiste « à octroyer un sens nouveau à un contexte nouveau », selon l’expression de
Bakhtine.720 En fait ce discours se situe à un autre niveau sémantique que le dialogue
entre l’intervieweur et l’interviewé721.
718
Cette conception de Ben Yehuda s’exprime dans « Un nouveau Hakham Bashi pour l’Empire
ottoman », Ha-Tsvi, 26 janvier 1909.
719
Sur l'interview journalistique comme spectacle polyphonique qui participe à la théâtralisation et à la
dramatisation des informations dans la presse d'Eliezer Ben Yehuda, voir Elyada 2015, p. 140-145. Sur
le style sensationnel-dramatico-spectaculaire comme servant les objectifs idéologiques de Ben Yehuda,
voir la page 228.
720
Bakhtine 2008 : 197.
721
Ibid. : 126.
198
Malgré tout, il est difficile de considérer cela comme un rapport unilatéral entre un
exploiteur et un exploité. Le rabbin Nahum n’a pas caché son impuissance à
combattre le nationalisme722. À l’ère de l’expansion des nationalismes qui n’épargna
pas les Juifs de Palestine et de la diaspora, le Hakham Bashi avait peut-être intérêt à
conférer un aspect apparemment nationaliste à son activité. C’était une façon de créer
un système de valeurs juif de portée générale, regroupant sous lui des Juifs plus ou
moins religieux et lui permettant d’être le représentant de l’ensemble des Juifs pourvu
qu’il conserve le droit de présenter au pouvoir ottoman et à l’orthodoxie du judaïsme
un alibi théologique pour toute expression susceptible d’être comprise par un biais
nationaliste. Depuis qu’il avait élu à sa fonction, le rabbin Nahum dut se mesurer sur
plusieurs fronts à des tentatives visant à remettre en question son autorité723. Une
grande partie de ses activités au sein de la communauté visait à réduire les désaccords
entre diverses communautés et factions724.
On peut même se représenter l’intervieweur et l’interviewé comme deux intellectuels
versés tous deux dans la culture religieuse et dans les questions nationales, faisant
l’un comme l’autre autorité dans leurs systèmes respectif mais attachés chacun de son
côté à un modèle différent d’investissement personnel en faveur du peuple juif.
Chacun d’entre eux essayait d’obtenir une concession de l’autre725 sans se départir de
l’univers culturel qu’ils devaient définir, construire et préserver, chacun à sa façon.726
Les mass media servent d’intermédiaires entre les diverses couches de la société.727
La rencontre entre le journaliste Ben Yehuda et le Hakham Bashi, représentant chacun
un groupe idéologique différent, constitue donc une utilisation moderniste du journal
comme un canal permettant de faire passer ne fût-ce qu’une partie des revendications
de la partie adverse d’un pôle à l’autre dans le cadre d’un jeu démocratique et
722
Benbassa 1996 : 130.
Ibid. : 34.
724
Voir par exemple, ibid. : 35.
725
Sur le développement de cette dimension dans les études culturelles, voir les écrits de la
théoricienne Bell Hooks.
726
L’idée d’hégémonie n’implique pas que la maîtrise soit obtenue au moyen d’une manipulation de la
vision du monde des masses. Elle signifie au contraire que pour obtenir la prépondérance culturelle, le
groupe dominant doit négocier avec les groupes, les classes et les systèmes de valeur antagonistes.
Cette négociation doit se terminer par une reconnaissance effective. En d’autres termes, l’hégémonie
ne s’obtient pas par la liquidation de l’opposition mais au moyen de la fusion d’intérêts contradictoires
combinés au sein du système de relations du groupe hégémonique. Le groupe dominant est obligé de
modifier dans une certaine mesure son orientation politique afin de convaincre ceux qu’elle gouvernera
d’accepter son gouvernement (Graeme Turner sur Stuart Hall in Liebes et Talmon 2003 : 317).
727
Ruben et Lievrouw 1990 : 317.
723
199
politique faisant intervenir les représentants et les représentés avec leurs sympathies et
leurs réticences.728
On peut même considérer que ces deux personnalités cherchaient chacune les limites
de l’autre de façon à créer ensemble une plate-forme idéologique commune sur
laquelle ils pussent édifier une charte unique pour l’ensemble du peuple juif729. Dans
ce cadre, la langue fonctionne comme un cadre polysémique capable de créer un
consensus moderne diluant les clivages entre la religion et la laïcité, entre le
nationalisme et le judaïsme traditionnel sans visée nationale730. Cette interview du
Hakham Bashi occupait la première page du journal et elle était écrite en caractères
presque aussi gros que le titre principal qui selon la coutume de l’époque figurait en
grosses lettres dans les journaux de Ben Yehuda. Et pourtant il ne s’agissait pas d’un
événement d’actualité, mais d’une interview préparée d’avance. Tout cela confère aux
propos distillés au cours de cette interview une importance supérieure aux événements
du jour. Cette initiative du journaliste se place délibérément au dessus de
l’actualité.731
Le Hakham Bashi occupait une place si importante dans les journaux de Ben Yehuda
que des rabbins d’une importance négligeable mais susceptibles d’atteindre un jour
cette position convoitée firent eux-mêmes l’objet d’une couverture journalistique
exprimant un ensemble de revendications en vue d’une conduite « nationale ». Ainsi
le rabbin Benzion Uziel732 qui devait devenir grand-rabbin sépharade de Palestine et
728
L’information transmise par les mass media constitue une ressource vitale dans la négociation
politique et dans la répartition du pouvoir au sein de la société. La maîtrise de cette ressource permet
aux mass media d’accumuler un immense pouvoir et de devenir un des secteurs les plus courtisés au
sein de la société (Caspi et Limor 2002 : 1-2). En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un modèle classique
de rencontre organisée de façon journalistique entre le citoyen et le pouvoir, mais d’une confrontation
entre un citoyen et celui qu’il considère comme son représentant auprès du pouvoir. Plutôt que
d’aspirer à faire valoir ses droits civils, ce citoyen cherche à obtenir que son représentant élargisse le
domaine de sa représentation. L’essentiel du débat ne consiste pas à revendiquer des droits, mais à faire
en sorte que le représentant définisse différemment les domaines de son action.
729
Ben Yehuda recourt à une pratique analogue pour d’autres questions liées aux positions des
Sépharades. Sur les relations entre Ben Yehuda et les Sépharades, voir Karkason 2013.
730
Graeme Turner, spécialiste de l’idéologie dans la communication, évoque la possibilité de la
construction d’un consensus au moyen des media. Un consensus ainsi construit est une forme d’ordre
social consistant à « imposer une discipline sociale, politique et juridique ». Elle favorise
nécessairement « la répartition présente de la classe, du pouvoir et de l’autorité » (Graeme Turner sur
Stuart Hall in : Liebes et Talmon 2003 : p. 310).
731
Sur la différentiation entre « événement média » et « événements spontanés », voir Elyada 2015, p.
22-24. Et voir également par la suite les nombreux exemples des journaux d'Eliezer Ben Yehuda de la
couverture de « l'événement média ».
732
Le rabbin Benzion Hai Meir Uziel (1880-1953) fut grand-rabbin sépharade de la Palestine
mandataire, puis d’Israël de 1939 à sa mort.
200
qui n’était alors que le grand-rabbin de Jaffa eut droit à «une orientation nationale»
dans les colonnes du journal. Cela ressemblait davantage à une requête des citoyens
auprès de ceux qu’ils avaient élus selon les règles qu’au respect que les fidèles vouent
traditionnellement au rabbin de leur communauté sans lui demander de comptes et
sans lui dicter la conduite qu’il doit tenir.733 Après la première visite de Benzion Uziel
dans la colonie de Rishon Le-Tsion, le journal Ha-Or déclara que le rabbin « était
obligé » de visiter à nouveau les colonies agricoles pour « savoir en parler lors de ses
contacts avec les autorités ». En effet, « le Hakham Bashi qui est l’intercesseur du
peuple doit se rapprocher de lui et savoir ce que le peuple veut de lui»734.
La distinction entre les fonctions « politique» et religieuse dans la fonction du
Hakham Bashi telle que la concevait Ben Yehuda apparaît clairement dans l’article
qu’il publia en première page du journal Ha-Tsvi après la Révolution des JeunesTurcs (1908). La promulgation d’une nouvelle constitution qui bouleversait l’ordre
ancien en ce qui concerne l’autonomie des cultes réduisit à néant les espérances que
caressait Ben Yehuda quand il prévoyait que les prérogatives «politiques» attachées à
l’autorité religieuse auraient été en mesure de subsister dans le cadre d’un État laïc.
Dès lors il cessa de s’intéresser au Hakham Bashi.
Cette fonction de Hakham Bashi dans l’Empire ottoman qui, il y a encore quelques
mois, était importante et d’intérêt général… a perdu de son importance depuis la
promulgation de la Loi constitutionnelle735 et l’instauration de la liberté. Désormais la
fonction de rabbin en chef est passée du statut de fonction générale pour la nation
israélite à celle de chef spirituel de la religion juive. Or comme la religion n’a ni
pouvoir ni autorité736 dans un pays régi par la constitution d’un État libre, le Hakham
Bashi, même celui de l’Empire en son entier, ne peut régir les affaires de la nation.
Comme celle-ci est un corps politique et non une communauté religieuse, elle a
d’autres besoins, d’autres intérêts et d’autres moyens pour veiller à ces derniers. Elle
n’a plus besoin du truchement du Hakham Bashi. Aussi, le Hakham Bashi de tout
l’Empire ottoman n’est plus que le rabbin en chef, le chef de la religion. Il est facile
de comprendre que cela ne nous intéresse plus737.
733
Sur le combat pour la transparence et la défense du public contre le régime comme partie de la
stratégie éditoriale du spectacle à sensations, voir Elyada 2015, p. 20.
734
« Dépêche de Rishon Le-Tsion », Ha-Or, 28 décembre 1911.
735
C’est-à-dire la nouvelle constitution qui limitait les pouvoirs du Sultan dans le cadre de l’Empire
ottoman rénové.
736
C’est le modèle français plutôt que le modèle turc qui semble inspirer ces paroles à Ben Yehuda.
737
« Le nouveau Hakham Bashi de l’Empire ottoman», Ha-Tsvi, 26 janvier 1909.
201
À plusieurs reprises par la suite Ben Yehuda reconnut s’être trompé quand il
considérait le Hakham Bashi comme le détenteur d’une fonction religieuse sans
importance :738
Ce fut une erreur qui fut démentie par les faits. Les événements se compliquèrent et
les nationalités diverses habitant l’Empire comprirent que plus que jamais elles
avaient besoin de défendre chacune sa personnalité particulière en tant que nation739.
Ben Yehuda reconnut qu’en fait, la représentation au moyen de délégués laïcs valait
mieux que la représentation par le biais du grand-rabbin : « C’était une espérance
illusoire que de penser que la population juive de ce pays pourrait compter sur
d’autres intercesseurs, plus valables, des laïcs».740 Toutefois, il demanda que faute de
mieux on restituât ses fonctions publiques au Hakham Bashi, car même après la
révolution « la population juive ne peut subsister sans un délégué officiel, honnête et
digne de cette grande et importante fonction »741.
Ben Yehuda combattit méthodiquement et non sans originalité les rabbins haut placés
qu’il jugeait indignes d’occuper le poste de Hakham Bashi. C’est ainsi qu’il déclara
qu’au lieu de critiquer le rabbin Élie Panigel742, il s’avisa de le louer dans le seul but
de provoquer une réaction contraire de la part du journal Ha-Havatzelet , comme il
fallait s’y attendre. C’était une façon d’attaquer Panigel par le truchement d’un
journal avec la rédaction duquel il polémiquait sans cesse. Il ressortait des propos de
Ben Yehuda que c’était lui et non ceux qui passaient pour être les gardiens du bastion
de la religion, qui accomplissait la volonté de Dieu quand il s’opposait au rabbin
Panigel :
Quand Israël accomplit la volonté divine, d’autres œuvrent en sa faveur743… Et je
dois maintenant avouer un stratagème bénin que j’ai mis en œuvre à ce propos et qui,
avec l’aide de Dieu, ne m’a pas trop mal réussi. J’ai voulu soulever une sédition
738
« Le rabbinat officiel », Ha-Or, 16 août 1912.
« Donnez-nous un Hakham Bashi !», Ha-Tsvi, 12 novembre 1909.
740
Ibid.
741
Son antipathie pour le rabbin Panigel ressort entre autres du fait qu’il traita ses partisans de
« Panigels». C’était assez irrévérencieux à l’égard de quelqu’un qui avait été revêtu du titre de grandrabbin de Palestine : « Les Panigels chez Haïm Nahum », Ha-Or, 15 juin 1910.
742
Talmud de Babylone, Berakhot 35b.
743
« Rabbi Josué ben Qarḥa dit : Tous les jours ils examinaient les témoins en utilisant un nom
d’emprunt : ‘Que Yosi frappe Yosi !» (Mishnah, Sanhedrin, 7, 5).
739
202
intestine contre toute cette faction néfaste afin que Yosi frappe Yosi744. Car je savais
bien que si je les avais combattus en personne, le journal Ha-Havatzelet les aurait
défendus, en vertu de cette habitude juive qui consiste à toujours prendre le contrepied… Et voici que depuis deux semaines, Ha-Havatzelet ne cesse de blâmer Élie
Panigel celui qui avait occupé les fonctions de grand-rabbin de Palestine et qui était
naguère glorifié, loué et gratifié des titres pompeux de génie et de juste intègre et
pieux etc.… Désormais c’est Ha-Havatzelet lui-même qui dénonce ses mauvais côtés,
qui énumère par le menu ses torts et ses iniquités… Ha-Havatzelet s’est fait prendre
au piège ! Je lui ai fait dire exactement ce que voulais !
Avec le temps Ben Yehuda exigea de façon plus insistante et explicite que le poste de
Hakham Bashi fût doté de prérogatives nationales. Un peu avant les élections au titre
de Hakham Bashi de l’Empire en 1912, le journal Ha-Or publia un article où Ben
Yehuda comparait les mérites et les défauts respectifs des candidats du point de vue
de leur aptitude à représenter officiellement la nation745. Il complimenta le rabbin
Haïm Bedjerano en ces termes : « Il est capable de s’adresser au gouvernement pour
défendre nos droits. Il y a un an, lors des manœuvres de l’armée à Edirne, le Sultan lui
accorda une entrevue et lui fit présent d’une montre en or d’un grand prix». À propos
du rabbi Abraham Danon il écrivit que « pour remplir la fonction de personnalité
officielle, c’est-à-dire pour s’adresser au gouvernement, défendre nos droits et
intercéder en notre faveur comme le représentant des Juifs de toutes les villes de
l’Empire, le rabbin Danon n’est pas des plus doués». Même à l’égard de son favori
Jacob Meir, Ben Yehuda n’épargna pas ses critiques. Il émit des doutes « sur son
courage et sa vigilance pour défendre l’honneur de la nation israélite et la prémunir de
toute atteinte… Mais celui qui est le moins apte à remplir cette fonction est le Dr.
Markus… car il émane de lui une odeur de diaspora et il n’est pas homme à s’adresser
au gouvernement pour défendre publiquement nos droits».
744
745
« Fourberies », Ha-Tsvi, 1er janvier 1909.
« Qui sera notre grand-rabbin ?», Ha-Or, 5 février 1912.
203
2.3.2 Rabbins
Dans L’état juif, Théodore Hertzl destine aux rabbins un rôle de directeurs
d’associations et de prédicateurs, et il en fait des théologiens politiques œuvrant en
faveur de l’idéal sioniste746, car il était persuadé que les rabbins seraient les premiers à
le comprendre et à le défendre747. Vouloir embrigader l’élite rabbinique, rigide dans
sa politique culturelle et concernée essentiellement par sa propre sphère et par la
consolidation de son propre statut, au profit de la cause nationale748 était une ambition
bien hardie. Dès ses débuts, le mouvement sioniste a tenté d’inciter les rabbins à
prendre parti pour lui par le biais de la presse hébraïque, en utilisant des éléments de
la langue Torahnique749.
Au fil du temps il s’est avéré que l’idée de mobiliser les rabbins en faveur de la cause
nationale n’avait réussi à toucher qu’une petite partie de l’élite rabbinique, en
particulier celle qui s’identifiait avec le sionisme religieux. Quelques-uns parmi les
rabbins les plus importants, après avoir cessés de soutenir Hibat Tsion750, étaient
disposés à apporter leur appui à des implantations en terre d’Israël à condition que
celles-ci soient complètement inféodées aux autorités religieuses, et ils proposèrent
même de fonder une Hibat Tsion traditionnaliste et totalement indépendante. Le
spécialiste de l’idéologie sioniste Gidon Shimoni estime que si les rabbins avaient pu
746
Lavi, 2011, p. 100.
« Les rabbins seront les premiers à comprendre nos désirs et nos objectifs. Ils seront les premiers à
nous consacrer leur force et du haut des tribunes, ils enflammeront le cœur du peuple. Ils n’auront pas
besoin de convoquer des assemblées et de multiplier les discours, car ils parleront au moment des
offices ». (Hertzl, 1896). Voir aussi Hazony, 2001.
748
Selon le spécialiste du nationalisme Ernest Gellner, la seule couche sociale supérieure dont on peut
dire d’une certaine façon qu’elle poursuit une politique culturelle est celle des prêtres et des lettrés.
Parfois, comme dans la caste des brahmanes en Inde, cette politique vise en fait à créer une
interdépendance entre elle et les autres couches sociales, en se complétant mutuellement. Ce type de
classe tente de renforcer son statut en se rendant indispensable aux autres classes, et les rôles
complémentaires qu’elle s’attribue et ceux qu’elle destine aux autres classes, loin de transformer la
culture de la classe des prêtres/lettrés en patrimoine commun, empêchent explicitement ce processus.
Bien qu’elle exige le monopole du culte, elle n’a pas du tout l’ambition de créer une émulation. Elle
n’est que très peu intéressée à être imitée, ce qui serait la forme la plus naïve de flatterie, bien qu’elle
suscite elle-même ce désir (Gellner, 1994, p. 35).
749
On en trouvera des exemples dans la série d’articles intitulés « À nos maîtres et rabbins », que
Nahoum a conçue dans un but de propagande sioniste. Ces articles ont d’abord été publiés dans HaTsfira, puis repris en recueil. Ils constituaient une partie de la littérature de propagande sioniste
destinée aux rabbins et visant à susciter leur appui à la cause sioniste dans le cadre d’un processus de
réforme de la société traditionnaliste (Sofer, 2006, p. 164).
750
Par exemple Yossef Bar Slovetchik (1820-1892) de Brisk, et Eliezer Gordon (1840-1910), directeur
de la yeshiva de Telsze (Shimoni, 1995, p. 41).
747
204
réaliser eux-mêmes ce projet, ils n’auraient été freinés par aucune considération
halakhique ou découlant du midrash. Mais il semble que ces rabbins aient douté de
leurs capacités à faire face aux arcanes de la diplomatie et à maîtriser les pratiques
séculaires indispensables à la bonne réalisation de l’entreprise751.
En 1884, Eliezer Ben Yehuda croyait encore – c’est du moins ce qu’il affirme – que
les grands rabbins d’Israël et de la diaspora dirigeraient le mouvement de renouveau
national, tout comme ils seraient les premiers à utiliser l’hébreu colloquial. Cependant
les rabbins de la terre d’Israël étaient pour la plupart plongés dans l’étude de la loi,
dans des questions que Ben Yehuda jugeait parfois « futiles », si bien qu’il prit sur lui
de leur ouvrir les yeux pour les sortir de leur torpeur. Il va sans dire que cette conduite
a ulcéré les rabbins, les Ashkénazes autant que les Sépharades, qui se sont mis à haïr
la presse indépendante dès ses débuts752. Les rabbins sépharades n’étaient pas non
plus des lecteurs enthousiastes de Ha-Tsvi, pour la raison que Ben Eliezer n’hésitait
pas à condamner certaines de leurs coutumes, qu’il qualifiait de superstitions. Il est
même parti en guerre pour interdire l’ « indelukha », une cérémonie pour éloigner les
mauvais esprits. Il a aussi mis en garde contre la consultation des médecins chrétiens
qui travaillaient à la Mission, et il a tenté d’exiger des administrateurs des hôpitaux
juifs qu’ils emploient des médecins juifs à la place des non juifs, deux initiatives qui
lui ont aliéné les dignitaires, et en particulier les Sépharades, qui avaient l’habitude
depuis toujours de consulter les médecins de la Mission et d’utiliser les services de
ses pharmaciens753.
De fait, la plupart des rabbins de la terre d’Israël ne se sentaient pas solidaires de
l’idéal sioniste à l’époque du début de l’activité de Ben Eliezer. Les rapports de ce
dernier avec les rabbins de l’étranger n’étaient pas univoques. Ses journaux
pouvaient, vis-à-vis des rabbins qui s’opposaient à Hibat Tsion ou au sionisme,
afficher le plus total désintérêt et supprimer leurs titres honorifiques, tout comme ils
751
Shimoni précise que même Samuel Mohaliver, dont l’activité au sein de Hibat Tsion est avérée, a
reconnu : « Il est évident que des personnes qui ont consacré toute leur vie à l’étude de la Torah et à la
prière et qui, sortis de l’enceinte de la maison d’étude, ignorent pratiquement tout, et ne sont
naturellement pas capables de s’engager pour notre salut ». Une entreprise de ce genre ne pouvait
toucher que « les sages dignitaires et les nobles de notre peuple, de taille à se présenter au palais
royal ». Pour cette raison les rabbins comme Mohaliver qui pensaient de leur devoir de collaborer avec
les intellectuels, ont tenté d’influencer de l’intérieur le mouvement national de la colonisation. Cet
apport tradionnaliste a en définitive imprimé sa marque au mouvement Hibat Tsion, bien que cette
influence ait pris différentes formes d’une cellule à l’autre (Shimoni, 1995, p. 41).
752
Yardeni, 1968, p. 239.
753
Ibid., p. 241.
205
pouvaient accorder une couverture détaillée pleine de louanges pour la science
Torahnique de rabbins qui soutenaient l’entreprise sioniste. Le rabbin qui était
qualifié de gaon par les journaux de Ben Yehuda n’avait généralement pas mérité ce
titre en raison de son génie dans l’interprétation de la halakha, mais plutôt en
récompense de sa faculté à annuler des lois trop exigeantes pour les habitants du
Yishuv. Il y avait donc plusieurs façons de signaler plus ou moins explicitement la
sympathie ou l’inimitié que le journal portait à tel ou tel rabbin.
Les rabbins eux-mêmes écrivaient rarement pour les journaux de Ben Yehuda. Quand
ils le faisaient malgré tout, c’était pour traiter d’un sujet lié au nationalisme754. Gidéon
Kouts explique que même dans la presse hébraïque éditée en Europe, les rabbins qui
réussissaient à adapter leur style d’expression au medium journalistique étaient peu
nombreux755. On pourrait en déduire que l’absence de rabbin collaborateurs dans les
journaux de Ben Yehuda n’a rien d’étonnant puisque ses journaux n’étaient que la
continuation de la presse hébraïque d’Europe.
Durant les premières années de parution des journaux d’Eliezer Ben Yehuda, il y a
même un rabbin orthodoxe, qui avait étudié les livres de la Haskala, qui eut droit à un
article respectueux756. Dans les années suivantes, il fallait des raisons plus solides
pour mériter les louanges du rédacteur en chef. Les fondateurs du sionisme religieux
recevaient un général un traitement de faveur dans ses journaux. Il faut cependant
noter que les aspects proprement législatifs de leurs travaux, de même que les
arbitrages des codificateurs n’étaient mentionnés qui s’ils avaient trait au
nationalisme. Par exemple, à la mort du rabbin Samuel Mohaliver, Ha-Tsvi l’a dépeint
comme « notre rabbin le gaon », qui sera « pleuré par tout Israël, surtout à l’étranger,
vraiment une grande perte pour nous, un vide qui ne sera pas comblé ». Le journal n’a
pas encensé la conviction religieuse du rabbin Mohaliver757, mais justement sa
souplesse quand il devait statuer sur des questions touchant le Yishuv :
754
Voir p. ex. la lettre du rabbin Avraham Haloua, qui en appelle à la solidarité juive au profit des
nécessiteux (« À nos frères juifs d’Occident », Ha-Tsvi, 1/06/1885).
755
Kouts, 2013, p. 12.
756
Voir p. ex. le compte-rendu sur le décès du « Grand rabbin notre maître, Moshe Nahamia Cohenio,
de mémoire bénie, ancien rabbin de la ville de Haslovitch », dans « Chroniques de la semaine », HaTsvi, 03/06/1887.
757
Le rabbin Samuel Mohaliver (1824-1898), un des pères du sionisme religieux et un des fondateurs
du mouvement Hibat Tsion.
206
Notre génération a d’autres gaonim et d’autres grands rabbins, mais presque tous sont
enfermés dans les carcans de la halakha, à l’inverse de notre rabbin Ha-garsham758 de
mémoire bénie. Il était pratiquement le seul rabbin qui dans le judaïsme, s’est
consacré de toute son âme et de toutes ses forces aux questions touchant à la nation,
qui a compris la grande valeur du Yishuv. Il savait que de lui dépendait toute
l’existence du judaïsme, et c’est pourquoi il s’y est dévoué comme personne. Par
conséquent nous pensons que malgré sa crainte d’enfreindre la loi et malgré sa
préoccupation du respect des mitsvot, des petites comme des grandes, il a montré
beaucoup de libéralité dès que la question touchait au mitsvot du Yishuv.759
Plus les années passaient, plus Eliezer Ben Yehuda portait un regard négatif sur les
rabbins de la terre d’Israël, et plus ses positions devenaient extrêmes. En 1902, à la
mort du rabbin Naftali Herz Halévi qui avait été le premier rabbin Ashkénaze de Jaffa
et des implantations, Ben Eliezer a écrit dans son panégyrique que sa vision des Juifs
et de leur futur « était étroite et mesquine, comme la vision de tous les rabbins ». Près
d’un an plus tard, alors que les rabbins de Jérusalem interdirent l’ouverture d’un
jardin d’enfants par le bureau du Bnai Brith, Ben Yehuda les attaqua dans un article
qui selon la spécialiste du journalisme Galia Yardeni, était « un des articles les plus
brillants de l’histoire de ses journaux »760.
Les rabbins orthodoxes qui soutenaient le mouvement Hibat Tsion bénéficiaient aussi
des honneurs des journaux. Le rabbin Itshak Elhanan Spector761 était dénommé : « le
gaon de notre époque, le grand rabbin »762 dans un article sur l’éloge funèbre
prononcé par le rabbin des implantations Mordekhaï Sharkon. La grande œuvre
rabbinique du rabbin Itshak Elhanan Spector au sujet des femmes agounot était
présentée comme un projet humanitaire issu du Talmud, quand l’auteur soulignait le
devoir de poursuivre l’entreprise du défunt concernant l’amour de la Torah et la
paix763, l’aspiration à l’unité et l’amour de la langue hébraïque.
758
L’abréviation GaRSHaM signifie « le Gaon Rabbi Samuel Mohaliver ».
« Jérusalem », Ha-Tsvi, 24/06/1898.
760
Yardeni, 1968, p. 273.
761
Le rabbin Itshak Elhanan Spector (1817-1896) était un des grands décisionnaires rabbiniques de son
époque, et le grand rabbin de Kovno.
762
« Éloge funèbre à Rishon Le-Tsion », Ha-Tsvi, 01/05/1896.
763
Les propos de rabbi Shimon Bel Halafta étaient même cités : « Le Saint béni soit-Il n’a pas trouvé
d’ustensile pouvant contenir la bénédiction d’Israël, fors la paix » (Mishna, traité Ouktsine 3: 12).
759
207
Les journaux d’Eliezer Ben Yehuda ne couvraient que rarement les sermons
rabbiniques, et plutôt ceux en faveur de l’idée sioniste. Les comptes rendus mettaient
alors l’accent sur les aspects Torahniques qui avaient une dimension nationale. Par
exemple l’article sur le sermon du « sage rabbin et docteur Eléazar Halévy
Grunhaut »764 insistait sur la façon dont le rabbin avait considéré « l’héroïsme des
Maccabées et la fondation de l’Assemblée d’Israël, et trait[é] du manque d’unité et de
la discorde qui nous accablent et divisent le peuple de l’intérieur, et analysé les
raisons de cette division »765.
Semblablement, les journaux de Ben Yehuda avaient tendance à ne reprendre les
déclarations de rabbins citées par d’autres journaux que si celles-ci présentaient une
quelconque valeur sur le plan national ou encourageaient le perfectionnement de
l’hébreu. C’est ainsi qu’a été cité le rabbin néo-orthodoxe, le gaon Azriel Hildsheimer
de Berlin, déclarant que « petit à petit, la langue hébraïque deviendra la langue
d’usage courant parmi les habitants de ce pays. Ceci est une "sanctification du Nom"
au plus haut degré »766.
Les titres honorifiques comme atar767, « le grand rabbin », kakshat768, kmoharar769 et
autres été utilisés par les journaux de Ben Yehuda à l’occasion de cérémonies
officielles, comme les bénédictions publiques ou les prières pour la sauvegarde du
sultan ottoman770, ou encore en faveur de « l’intégrité du royaume et du
gouvernement ottoman éclairé »771. Pour Ben Yehuda, les valeurs nationales étaient
susceptibles de s’incarner durant ces conjonctures où les plus grands rabbins
appelaient à la prière en faveur du royaume, car il s’agissait là d’actes collectifs du
public juif, et on pouvait même y déceler une dimension d’aspiration à
l’autodétermination nationale. En de telles occasions, face à l’image de l’Autre non
juif, il n’y avait pas de grandes différences entre les titres honorifiques attribués aux
rabbins dans les journaux de Ben Yehuda et les appellations dont les dotaient les
journaux religieux. Eliezer Ben Yehuda, libéré du poids de la tradition juive, pouvait
764
Docteur, Eléazar Halévy Grunhaut (1850-1913), rabbin et chercheur, fondateur de la branche du
mouvement Mizrahi à Jérusalem.
765
« Nouvelles des colonies de Judée et de Jaffa », Ha-Tsvi, 22/12/1899.
766
« Résurrection de la langue sainte en terre d’Israël », Ha-Tsvi, 08/02/1890.
767
Abréviation de ATeret Roshenou, « couronne de nos têtes ».
768
Abréviation de Kvod Kedoushat SHem Tifarto, « Honneur de la sanctification du Nom glorieux »
769
Abréviation de Kvod Morénou Vé-Rabénou Ha-Rav Rabi, « Notre vénéré maître et rabbin »
770
« Hébron », Ha-Tsvi, 15/03/1895.
771
« Prière ! », Ha-Or, 20/11/1914.
208
alors attribuer aux principaux rabbins les titres d’usage, ouvertement respectueux, et
s’incliner publiquement devant les religieux, comme s’il était un fidèle invoquant le
nom de son rabbin et maître spirituel.
Ben Yehuda accordait un titre honorifique dithyrambique à n’importe quel rabbin de
terre d’Israël ou de la diaspora, pour peu qu’il eût autorisé le travail agricole pendant
l’année de la shmita772 ou encouragé l’enseignement de l’hébreu773. Cette attitude
valait aussi pour les rabbins sépharades qui ne s’opposaient pas ouvertement au
sionisme ou qui récoltaient des fonds pour les habitants de la terre d’Israël774, pour les
rabbins engagés dans la lutte contre la Mission775, et parfois même pour tout rabbin
« éclairé » ou « amateur de sagesse et de science »776. Pendant les premières années
du journal Ha-Tsvi, on pouvait même y trouver des titres honorifiques accolés à des
rabbins préoccupés de défendre la Torah en tant que patrimoine culturel national du
peuple juif contre les attaques de non juifs en dehors de la terre d’Israël777.
Tout comme il avait à cœur d’encenser les rabbins qui lui plaisaient, Eliezer Ben
Yehuda s’employait à dénigrer ceux qui n’avaient pas sa faveur. Dans un reportage
qui citait le nom du plus fameux érudit du pays, le rabbin en chef sépharade en terre
d’Israël Eliahou Fanigel, aucun titre honorifique n’était mentionné, même pas celui de
« rabbin »778. Les rabbins réformés subissaient un traitement analogue, comme par
exemple le Dr. Ludwig Philippson, « un des leaders du mouvement réformé, et un des
pères de la nouvelle Torah, qui estime que la vocation d’Israël n’est pas de vivre
comme un peuple sur sa terre, mais d’éclairer le monde, en errant d’un peuple à
l’autre afin d’enseigner la croyance en un dieu unique »779. Une autre personnalité
772
Voir p. ex. « Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 27/01/1888 ; « Jérusalem au jour le jour », HaOr, 22/06/1910.
773
Voir p. ex. « La société Safa Broura », Ha-Tsvi, 17/01/1890 ; « Chroniques de la semaine », ibid.,
10/02/1888.
774
Voir p. ex. « Action de grâce et louange », ibid., 11/06/1897 ; « Tibériade au premier jour du mois
d’Adar 5653 », Ha-Or, 17/03/1893.
775
« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 11/06/1897.
776
Par exemple le rabbin Aharon Ben-Shimon du Caire, « Chroniques de la semaine », Ha-Or,
03/06/1892.
777
Comme par exemple le « grand rabbin » Samson Raphaël Hirsch de Francfort, « à l’étranger », HaTsvi, 01/01/1886.
778
« Entourloupes », ibid., 01/01/1909.
779
En rapport avec l’annonce du décès du Dr. Philippson, on trouve écrit que l’approche réformée « a
été une grande source de malheur pour notre peuple. C’est elle qui a conduit à ce que le sentiment
national ne touche pas les érudits de notre peuple », « Nouvelles d’Israël », Ha-Tsvi, 17/01/1890.
209
respectée du judaïsme réformé, Claude Montefiore780, a été seulement dénommé
« monsieur » par Ben Yehuda, alors qu’il était déjà à ce moment président de l’Union
anglo-juive. Mais Ben Yehuda, qui était opposé au mouvement réformé (parce que
selon lui, porter atteinte au choulhan aroukh nuisait au nationalisme781), avait choisi
d’oblitérer les multiples titres de l’aristocrate juif réformé.
De façon générale, Eliezer Ben Yehuda avait tendance à ne pas s’occuper des
histoires concernant les orthodoxes et les Justes, sauf lorsqu’il s’agissait de
personnalités exceptionnelles comme le rabbin Isaac Lévy de Berdichev782. À
l’occasion de la commémoration du centenaire de son décès, Ha-Tsvi a publié des
récits au sujet de l’homme dont « on ne trouve pas d’équivalent dans tout le judaïsme
de la diaspora, un homme qui excellait dans son grand amour pour le judaïsme et pour
les Juifs »783. On pourrait avec un peu d’efforts déceler un aspect nationaliste dans la
personne d’un rabbin luttant férocement pour la défense de ses coreligionnaires, allant
même jusqu’à se dresser contre la providence divine : « Il aime son peuple plus que
tout ce qui est saint et cher à son cœur. Il aime son peuple plus encore que son Dieu. Il
est prêt à détrôner son Dieu si cela peut servir à son peuple. "Maître du monde", s’est
exclamé une fois le rabbin Lévy Isaac, "si tu prends des mesures discriminatoires visà-vis d’Israël, alors nous, les Justes, nous les abrogerons" »784.
780
Claude Joseph Goldsmid Montefiore (1858-1938), juif de nationalité anglaise, un des dirigeants du
mouvement réformé, théologien et spécialiste de la chrétienté. Il été fils du neveu de Moïse Montefiore,
et il a été président de l’Union anglo-juive et de l’Union mondiale du judaïsme libéral.
781
Eliezer Ben Yehuda estimait qu’on ne trouvait guère de judaïsme dans l’approche du judaïsme de
Montefiore : « Voilà que nous est né un nouveau public juif en Angleterre. Non seulement ce public
échange le shabbat avec le dimanche mais il se dispense aussi de l’utilisation de la langue hébraïque à
la synagogue, une des dernières pratiques qui restait aux Juifs de Diaspora. Et de plus, ce public corrige
les lois. Il "adapte la religion à la vie", comme on disait alors. Mais ce public ne se contente pas d’un
pas en avant, un pas bien brutal en effet, que n’ont pas osé franchir les « correcteurs » du judaïsme
ailleurs dans le monde. Le nouveau public juif d’Angleterre, dont Monsieur Claude Montefiore est le
créateur et le dirigeant, ne se contente pas d’envoyer aux orties la loi orale, il en fait de même avec la
loi écrite. Celle-ci n’a plus force d’obligation pour ce nouveau public juif. Monsieur Claude Montefiore
et ses amis ne reconnaissent que ce que le savoir et la science admettent, et rien de plus. Que reste-t-il
du judaïsme dans ce nouveau judaïsme ? En vérité, pas grand-chose ! » (« Le judaïsme en
effervescence », Ha-Tsvi, 26/10/1909).
782
Le rabbin Isaac Lévy de Berdichev (1740-1809), « le défenseur d’Israël », était l’un des plus grands
rabbins du judaïsme hassidique. Il a dirigé la yeshiva de Pinsk. Il était réputé pour sa droiture, à tel
point qu’il pouvait prendre la défense de n’importe quel Juif, même si celui-ci lui avait causé du tort
(Lavi, 2013, p. 100).
783
« Le monde du hassidisme », Ha-Tsvi, 31/10/1909.
784
Ibid. Ce qui pourrait sembler ici comme un défi lancé au ciel est en fait une croyance bien établie
dans le judaïsme, selon laquelle « Le Juste décide et le saint Béni soit-Il applique ». Sa source
talmudique est que Dieu lui-même reconnaît sa faiblesse et s’incline devant la force des Justes : « "Le
Dieu d’Israël a parlé, le rocher d’Israël m’a dit : celui qui règne sur les hommes avec justice règne dans
la crainte de Dieu" (Samuel b, 23: 2). Qu’est-ce que cela signifie ? Rabi Abahou a dit : "le Dieu
210
2.3.3 Éducation
La question de l’éducation occupe dans les journaux d’Eliezer Ben Yehuda une place
primordiale. Lorsqu’il raconte les premières années de l’Alliance à Jérusalem, Ben
Yehuda décrit l’école comme une sorte de temple : « Il était important, en ces jourslà, que l’école soit notre bien à tous, une sorte de temple, d’autel. C’était notre centre
et c’était notre rêve. Nous nous y rendions pleins de désir et nous en repartions pleins
de fierté. Nous apprenions, nous nous développions, nous savions »785.
De Certeau décrit de quelle façon l’esprit religieux est exploité par le système éducatif
de l’époque moderne. À la façon dont les eaux d’un torrent sont canalisées afin de
produire de l’énergie, les cultures s’efforcent de « récupérer » les forces de la foi et de
les rediriger vers un autre but, des sociétés dites païennes vers la chrétienté, des
églises vers la royauté, de la religiosité traditionnelle vers les institutions de la
République, vers l’Éducation nationale ou vers les différentes formes de
socialisme786. D’après De Certeau, ces substitutions visent à réemployer l’énergie de
la foi tout en la redirigeant vers d’autres objets. Dans l’objectif d progrès de la
modernisation, les énergies pieuses qui n’ont pu être canalisées sont alors qualifiées
de « superstitions ». En revanche ce que le pouvoir en place est à même de réutiliser
est gratifié de la valeur majorée de « forte croyance ». Ce vocabulaire a acquis un tel
caractère d’évidence qu’il ne semble plus nécessaire de l’analyser. Toujours selon De
Certeau, de véritables croisades ont été menées afin d’investir l’énergie de la foi à bon
escient, au bon endroit787.
À l’époque moderne s’est créé un système éducatif laïc qui pourvoyait aux besoins
des institutions politiques. Il s’est implanté à la place des institutions religieuses,
églises ou synagogues,
qui fonctionnaient sous la houlette de l’état, avec son
assentiment ou sa coopération. Il existait déjà dans le monde juif toute une structure
d’Israël a dit : ‘le rocher d’Israël m’a dit : je règne sur les hommes’, et qui règne sur moi ? Le Juste, car
je prends des mesures et il les abroge" » (Massechet Moed Katan 16 b). Voir aussi l’anecdote de Honi
Ha-Méaguel (Massechet Taanit 23 a).
785
« Une grande colère », Ha-Tsvi, 02/06/1909.
786
De Certeau, 1990.
787
Ibid.
211
d’enseignement dispensé par les synagogues, au heder, pour les jeunes enfants, à la
yeshiva pour les adolescents, et au beit midrash, le centre d’études destiné aux
adultes. Or les institutions éducatives et culturelles ont développé un système
parallèle bien plus varié : des écoles, en particulier les lycées et les collèges
d’enseignement supérieur, des salles de concert, des musées, des théâtres et aussi des
salons, où la culture reflétait un mode de vie aristocratique. Eliezer Schweid estime
que ces cadres constituaient les outils de dissémination des programmes éducatifs et
des valeurs de la culture, mais qu’en même temps, ils fonctionnaient comme des
symboles : c’est de fait dans ces cadres que s’est développé la croyance que l’activité
culturelle est un mode de vie à part entière, et que la culture constitue un but en soi,
une aspiration788.
Le système éducatif de la nouvelle colonie – sauf dans les écoles et institutions
philanthropiques –
s’est développé
au départ sans orientation préalable ni
programme unifié. C’était le système public le plus déterminant dans la formation de
l’esprit de la colonie. Les enseignants disposaient d’une grande liberté et on
encourageait l’initiative personnelle. Durant les premières années, la plupart des
implantations avaient décidé de dispenser une éducation religieuse789. Ainsi, par
exemple, les règlements de 1880 du Talmud Torah de Petah Tikva préconisent que
« les enfants d’Israël n’apprendront que la Bible divine, la morale, l’écriture et la
langue sainte ». Arie Leïb Froumkin avait tenté auparavant d’ouvrir dans la petite
ville un heder « amélioré », mais les parents avaient manifesté la plus vive opposition.
Dans d’autres implantations, l’administration du baron de Rothschild pratiquait
l’enseignement laïc, et dans les grandes classes, on donnait même les cours en
français alors que l’hébreu était réservé aux matières juives790. Les enseignants étaient
pour beaucoup responsables de ce changement.
Ceux qui ont mené à bien une révolution vivent dans la crainte qu’elle ne leur survive
pas. Afin de garantir la pérennité de ce qu’ils ont construit, ils s’efforcent d’enrôler
tous les agents de socialisation possibles. Ils pourront ainsi garantir que les
788
Schweid, 1995, p. 19.
Shavit, 1984.
790
Ibid.
789
212
générations futures maintiendront les valeurs de la révolution791. L’éducation
nationale comme modèle d’acculturation met l’accent sur la culture nationale et ses
valeurs et les présente comme des valeurs universelles. L’éducation nationale unit les
individus et assemble des élèves issus de différentes couches sociales en un seul
peuple792.
Certains estiment que l’éducation d’un individu est le plus grand investissement qui
soit, car c’est l’éducation qui lui confère son identité. L’homme moderne ne se définit
plus par sa fidélité à un dirigeant, à un pays ou à une religion, mais quoi qu’on en
dise, il reste fidèle à sa culture. Et selon Gellner, il est généralement dévirilisé793.
Chaque société est par conséquent contrainte de posséder une culture dans laquelle
chacun puisse respirer, s’exprimer et créer. Celle-ci doit donc être unique. Plus
encore, cette culture doit être imposante ou élevée (une culture de l’écrit basée sur une
formation professionnelle) et non une culture traditionnelle, variée, orale, et liée à un
lieu spécifique794.
Selon les chercheurs qui se sont penchés sur la question des programmes scolaires, il
est possible d’identifier dans le plan des cours un « programme d’études latent »
(Hidden Curriculum) qui suggère les conduites à suivre et les valeurs à adopter. Ces
chercheurs définissent le programme latent comme véhiculant des messages indirects
dans le domaine des valeurs, des positions et des croyances. Ces messages font partie
intégrante des programmes, bien que leurs concepteurs ne les énoncent pas
explicitement795.
Une étude portant sur les messages sous-jacents des manuels d’enseignement de
l’hébreu qui étaient en usage pendant la seconde moitié du XIXe siècle, a montré que
la plupart comportaient des allusions sur les conditions de vie, les intentions et les
791
Alon Gan, dans Hazan et Cohen, 2011, p. 528.
Dans ses livres désormais classiques, Education and Sociology (1956, c. 1922) et Moral Education
(1961, c. 1925) consacrés à l’éducation sociale et morale, Émile Durkheim se concentre surtout sur le
système scolaire. Les spécialistes du nationalisme, dont Ernest Gellner, Anthony Smith et Benedict
Anderson, s’intéressent quant à eux à « l’éducation nationale » dans son sens institutionnel, c’est-à-dire
l’éducation obligatoire gérée par l’état à différents niveaux, qui selon eux éduquent « au/vers le
nationalisme » (education to/towards nationalism) (Dror, 2007, p. 9).
793
Gellner, 1994, p. 58.
794
Ibid., p. 60.
795
Ben Peretz, 1995 ; Shermer, 1982, dans Mazal Shiniak, dans le livre de Raphaël Nir, 2000, p. 83.
792
213
valeurs de leurs utilisateurs. Ils suggéraient l’importance des études, la nécessité des
rapports avec la société environnante, l’appartenance à une élite économique et
l’amour de la langue hébraïque796. De ce point de vue, les messages véhiculés par les
journaux de Ben Yehuda étaient en substance équivalents à ceux des manuels
d’hébreu.
Pour Eliezer Ben Yehuda et ses amis, le système éducatif était par conséquent un outil
clef pour inculquer les valeurs du nationalisme émergeant, et de fait ils avaient mis en
place une série méthodique de projets communs qui avaient l’aspect d’une
coopération menée dans un intérêt mutuel. Ben Yehuda se consacrait à exalter le
statut du système éducatif de différentes façons, et en retour les enseignants lui
permettaient une plus grande ingérence dans la promotion de l’hébreu797 et l’aidaient
à diffuser ses autres productions culturelles, comme par exemple sa pièce « Les
Hasmonéens » ou son livre « Chroniques anciennes des enfants d’Israël sur leur
terre », qui était étudié dans les écoles du Yishuv798.
La « sainteté » des institutions éducatives dans les journaux de Ben Eliezer découlait
du nationalisme des écoles et du statut qu’elles octroyaient à la langue hébraïque :
« Il me semble que le collège est aux yeux de tous les parents non seulement saint,
mais comme le saint des saints… Certes, ce lieu est saint ! Je pense que pour les
parents, il est doublement saint. D’abord parce que voilà enfin les collèges nationaux
auxquels ils s’étaient tant préparés et qui sont si nécessaires au Yishuv. Ensuite parce
que nous sommes les parents qui avons mis au monde les premières tentatives pour la
résurrection de la langue, dans le sens large du terme »799.
L’insistance de Ha-Or sur l’importance des collèges pour les parents et pour le Yishuv
peut être expliquée à la lumière d’une double motivation : nationale et personnelle. La
représentation du collège sous l’aspect utilitaire de l’éducation et de l’apprentissage
de la langue fait écho de façon significative à la propagande du mouvement de la
796
Lévy, 1989, dans Shiniak, dans le livre de Raphaël Nir, 2000, p. 83.
L’exploitation du système éducatif pour la promotion d’une langue qui a été choisie comme langue
nationale a été pratiquée dans d’autres pays. Ainsi en France, le 26 octobre 1793, la Convention a-t-elle
décidé que l’enseignement serait dispensé en français uniquement ; le 17 décembre de la même année,
le Comité de salut public interdit l’emploi de l’allemand en Alsace. À l’enseignement obligatoire du
français furent ajoutés d’autres moyens de coercition et d’harcèlement des minorités. On pouvait
trouver placardé dans les écoles des slogans comme : « Il est défendu de parler breton et de cracher par
terre ! » (Yaari, 1985, p. 393).
798
Bosmat Even-Zohar, 1999, p. 216.
799
« Ce lieu est saint », Ha-Or, 23/06/1912.
797
214
Haskala en faveur des études, de manière générale, et de l’apprentissage des langues
en particulier. Cette propagande mettait l’accent sur l’aspect pratique et utile de
l’étude des langues, ce qui était l’argument le plus susceptible de convaincre les
masses. Maîtriser la « langue du pays », au lieu de se contenter du parler approximatif
acquis par la pratique des échanges quotidiens avec les « goyim » sur la place du
marché, constituait un impératif pour qui avait l’ambition de pourvoir à ses besoins de
manière décente, non seulement grâce à des métiers juifs traditionnels comme le
commerce et l’artisanat, mais aussi pour quiconque aspirait à pratiquer une profession
libre800.
Elhanan-Peled estime qu’en général, de façon plus ou moins transparente, la politique
dicte le programme des « valeurs » de la culture hégémonique ; celles-ci sont
présentées dans différents programmes comme les valeurs « du peuple » et comme les
« besoins du moment » qui garantiront le progrès économique et façonneront des
citoyens productifs. Selon cette approche, les enseignants ne sont que des techniciens
censés faire « pénétrer » ces contenus et ces valeurs « dans la tête » des enfants. Ils
contribuent à la domination de la culture et des valeurs par le biais de l’enseignement
de textes canoniques présentés comme « beaux » et comme « chefs-d’œuvre », et
favorisent l’acquisition de méthodes standardisées de lecture, d’écriture et
d’interprétation. D’après Elhanan-Peled, ce type d’enseignement vise à gommer et à
brouiller les différences entre les individus801. Pour Ben Yehuda et ses amis, l’école
moderne était un substitut des institutions d’enseignement religieux. Ce rapport
particulier aux écoles s’est aussi traduit par la critique de quiconque prétendait
signaler les imperfections du système d’enseignement national, et par des tentatives
pour accroître l’importance et le statut des nouveaux programmes d’étude802. Les
800
Schweid, 1995, p. 42.
Elhanan-Peled, 2000, p. 69.
802
Élever le système scolaire au rang de « sainteté » en insistant sur son niveau « scientifique »
constitue la stratégie employée par Eliezer Ben Yehuda pour conférer au système scolaire un statut de
présence omnisciente exprimant un discours irrécusable. Elhanan-Peled précise que l’enseignement
comme technique utilise une langue « scientifique », c’est-à-dire une langue dénuée de tout espace
indéterminé autorisant une interprétation autonome entre l’ordre et l’obéissance, une langue qui permet
la communication optimale, un discours qui peut être valable à tout moment et en tout lieu : formel,
symbolique, un discours dont Roland Barthes dirait « ça parle », bien qu’il repose sur une autorité
omnisciente. Ce discours ne peut être réfuté ; il produit des axiomes et profère des slogans
inébranlables, il formule des vérités éternelles. Toutefois ce discours ne peut en aucun cas inciter de
grands scientifiques à la créativité et à la découverte, parce qu’il a une valeur « définitive » - il est
complet et rien ne peut lui être ajouté. Aussi ce type de discours ne peut-il servir qu’à parler de la
science, à dépasser l’observation empirique et à encourager les démonstrations de la vérité, de toute
vérité. De fait ce discours dépasse les autres types de discours et produit un « consensus » parmi ceux
801
215
milieux orthodoxes prétendaient que les écoles nationales tentaient en vain d’imiter
l’enseignement juif traditionnel, et que les chants de Sion étant « stériles » en
comparaison de la « mélancolie des Psaumes », ce à quoi Ha-Tsvi répondait par la
description d’un périple métaphorique à travers les classes pleines de vie des écoles
nationales, où les leçons symbolisaient la richesse culturelle et l’alliance entre la
tradition et le progrès à travers le temps, en mariant les héros bibliques et les
innovations technologiques :
« Dans telle école, on a fait venir tout exprès un professeur qui enseigne « les
sciences en hébreu » et dans telle autre, les filles ont composé des rédactions sur les
rapports entre David et Saül, Déborah et Barak, Judas Macchabée et les justes de son
temps. À Yodfat, on écrit de vivantes rédactions sur Flavius Joseph. Dans telle école,
un professeur se tient debout devant une colonne Volta803 et explique en hébreu aux
enfants les lois de la nature, l’ambre et ses propriétés d’attraction, la pile électrique et
la galvanisation804. Ailleurs un autre maître enseigne aussi aux jeunes étudiantes un
chapitre de Ein Yaakov et un autre des Maximes des pères805. Dans cette école-là, le
professeur explique toutes les parties du squelette humain. Et que demander d’autre,
mon ami ? »806.
La technique journalistique qui consiste à décrire une sorte de visite guidée de salles
de classe idéales avait déjà été utilisée par les journaux hébreux de la diaspora. C’est
ainsi par exemple que le journal Ha-Maguid807 était cité par Ha-Tsvi :
« Suivez-moi, cher lecteur, je vous conduirai et vous emmènerai808 visiter une grande
école en Israël, organisée et agencée selon le bon goût de notre époque éclairée, sous
la direction de notre Alliance. C’est une école faite pour éduquer au mieux les plus
démunis, et faite aussi pour former des professeurs brillants qui iront intégrer les
écoles de l’Alliance susnommée dans les pays d’Orient. Dans cette école où
s’épanouit la fleur des enseignants de la langue sainte et de l’histoire d’Israël, le cher
qui l’utilisent. Quand il est adopté pour la communication interpersonnelle, il crée aussitôt des rapports
de force très clairs. L’utiliser signifie déterminer sa position supérieure et réduire l’autre au silence,
entraîner sa soumission et le contraindre à l’échec (Elhanan-Peled, 2000, p. 71).
803
La première version de la pile électrique.
804
Terme utilisé dans le domaine de l’isolation électrique.
805
Notons que dans cette description, les livres qui représentent la richesse de la culture juive sont
étudiés par des filles, dans un esprit d’égalité. Ainsi ce qui semble être une alliance entre l’ancien et le
nouveau réalise-t-il en fait une alliance entre le nouveau et le nouveau.
806
« Nouvelles réflexions au sujet de Pourim », Ha-Tsvi, 14/05/1897.
807
Ha-Maguid 13 (1889), dirigé par le rabbin, spécialiste des études juives et journaliste Itshak Shlomo
Fuks (1862-1895).
808
La formule « je te conduirai et t’emmènerai » est empruntée au Cantique des cantiques 8: 2.
216
rabbin et le grand érudit Yossef Halévy, que Dieu le protège, au lieu d’employer les
méthodes des professeurs d’hébreu d’autrefois, enseigne cette langue dans la langue
de ce pays, et y retranscrit les paroles de la langue sainte, car il a choisit d’enseigner
la langue sainte dans la langue sainte elle-même ! Hier j’ai visité cette école afin
d’entendre la leçon d’hébreu de la bouche de ce cher maître, et quel étonnement
exquis de ne l’entendre parler avec ses élèves que dans la langue du passé, si pure et
si agréable » 809.
Selon Ha-Tsvi, il faut adopter dans toutes les écoles une méthode d’enseignement
standard810. À propos d’un différent au sujet de méthodes éducatives dignes de
l’époque moderne, et en réponse à une critique affirmant que, contrairement à
l’enseignement traditionnel, les nouvelles méthodes déplaisent aux élèves, Ha-Tsvi
utilise des concepts théologiques pour suggérer que seulement le zèle rachètera Israël,
non l’attente de la prophétie des os desséchés811 ou l’étude de la Torah : « Il n’y a pas
du tout d’os desséchés dans le monde d’aujourd’hui, bien au contraire, c’est le temps
du travail zélé […]. Le monde de l’Émanation812 est sans aucun doute le monde de
l’épanouissement de l’âme, mais l’homme ne vivra pas seulement grâce à une âme
épanouie »813.
Cette pléthore de concepts théologiques814 dans un article d’opinion recèle une des
valeurs les plus marquées des temps modernes : la valeur du savoir et de l’étude,
809
« Une grande nouvelle pour ceux qui rêvent de la résurrection de notre langue », Ha-Tsvi,
14/05/1889.
810
« Nouvelles réflexions au sujet de Pourim », Ha-Tsvi, 14/05/1897.
811
Ezéchiel 37: 1-14.
812
Selon la Kabbale, le monde de l’Émanation ou Olam Ha-Atsilout est un des quatre mondes spirituels
grâce auxquels la Torah se révèle à l’homme dans son essence.
813
« Nouvelles réflexions au sujet de Pourim », Ha-Tsvi, 16/04/1897.
814
Il est probable que l’accumulation de concepts théologiques vise à masquer le désengagement du
système éducatif scolaire par rapport à la religion et au judaïsme, avec en arrière-plan la vive
polémique autour de l’éducation moderne. Mordehaï Eliav décrit comment, au milieu du XIXe siècle,
s’est déroulé à Jérusalem un grave conflit autour de la modernisation de l’éducation. La majorité du
public ashkénaze rejetait l’éventualité d’enseigner des matières laïques dans les institutions existantes,
et a fortiori de fonder de nouvelles institutions selon le modèle moderne où l’on enseignerait un
programme adapté aux besoins du moment. Une poignée seulement de courageux luttèrent pour la
réforme nécessaire de l’éducation de la jeunesse, afin de la préparer à la vie active et à l’indépendance
économique. Bien que cette dernière tendance fût appuyée par des personnalités importantes du monde
orthodoxe de la diaspora, la direction du Yishuv ne changea pas pour autant sa position. Au terme de
cet affrontement décisif, la majorité s’est trouvée entraînée du côté des cercles fanatiques, lesquels
n’avaient reculé devant aucun moyen, jusqu’à frapper d’anathème ceux qui avaient osé franchir la
barrière de l’interdit et à leur refuser leur part dans l’argent de la halouka. Ces deux dernières mesures,
particulièrement virulentes et significatives sur le plan social et économique, avaient été très efficaces
contre la dissidence. En revanche le public sépharade, qui en majorité ne s’opposait pas à une réforme
de l’enseignement, posait comme condition que celle-ci soit fondée sur des bases clairement religieuses
(Eliav, 1980, p. 159). Il est donc probable qu’en utilisant un vocabulaire empreint de théologie pour
217
c’est-à-dire – le désir d’étendre continuellement l’horizon du savoir. Cela va si loin
que même la moralité de l’érudit est perçue par essence comme une moralité du
savoir et de l’étude : l’attachement à la valeur de vérité, au jugement objectif et
rationnel, et aux sentiments de dévouement enthousiaste à la valeur de vérité comme
complétude humaine. Eliezer Schweid explique que ce postulat définit l’idéal de la
Haskala ; il ne s’agit pas ici seulement d’une opinion qui naîtrait de l’accumulation de
différentes sources d’information. Il est question en fait de la compréhension
profonde que l’essence de la connaissance doit être non seulement « juste »,
pertinente du point de vue de son utilité potentielle, mais aussi représenter le degré
supérieur de l’objectivité815.
Le vernis de quasi-sainteté que les journaux de Ben Yehuda appliquent à la
description des écoles est décelable même dans la façon dont étaient décrits les
examens dans les classes. Bien qu’il s’agisse d’une routine familière, les journaux en
parlaient comme d’événements d’actualité, et parfois même en première page816. Par
principe, les écoles religieuses n’étaient pas mentionnées, bien que les Talmudei
Torah qui enseignaient l’hébreu avaient droit à des compliments et à une couverture
journalistique décrivant la joie de l’étude qui y régnait817, description qui les plaçait
sur le même plan que les écoles hébraïques. La différence entre les institutions
religieuses et laïques était ainsi brouillée, et la pertinence de la distinction entre la
catégorie des écoles nationales et celle des écoles non nationales n’en était que plus
marquée. Les contours de cette catégorie étaient esquissés par le biais de la
description des réalisations culturelles et non par une distinction formelle qui aurait
renforcé la perception d’un monde juif divisé.
Les comptes rendus des examens scolaires dans les journaux d’Eliezer Ben Yehuda
mettent l’accent sur les examens d’hébreu, qui de manière systématique sont
présentés comme des épreuves de grande importance. De la même façon sont
décrire l’éducation moderne, Eliezer Ben Yehuda ait souhaité flatter le public sépharade, qui ne
s’opposait pas formellement à la scolarité, tout en lui suggérant que, soi-disant, l’éducation moderne
avait une base religieuse.
815
Schweid, 1995, p. 22.
816
Voir p. ex. « Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 08/09/1893.
817
Par exemple le heder Torah, grâce auquel « le parler hébreu… a pénétré les rangs des hassidim de
Jérusalem », « Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 01/09/1912. L’article rapporte que le directeur
« encourage les élèves à parler hébreu même à leur domicile pendant les jours de congé, à se conduire
poliment et avec droiture, comme il sied à de bons Juifs », et précise que les élèves chantaient « des
chants saints et des chants nationaux, et recevaient leur diplôme avec joie ».
218
signalées les visites dans les écoles de partisans de l’enseignement de l’hébreu,
comme par exemple les membres de la société Safa Broura, qui venaient faire passer
des tests aux élèves818. Tout ceci renforçait le statut des enseignants de l’hébreu sur le
plan pédagogique. Ce réseau fédérateur, bien qu’auto-proclamé, contribue à propager,
par son activité dans différentes institutions, l’unification du système superviseurssupervisés819. La consolidation de l’administration éducative, en partie imaginaire,
résulte aussi du pouvoir délégué par les institutions éducatives, quand le compte rendu
du journal transforme les sujets volontairement soumis et ceux qui les supervisent en
participants d’un événement d’actualité fabriqué par le journal dont le rédacteur
compte, en parallèle, parmi les chefs de file des censeurs de la culture. Le prestige et
l’ascendant ainsi façonné dans l’inconscient collectif ont servent à asseoir la légitimité
des inspecteurs des examens de langue dans les écoles, jusqu’à la rendre évidente et
indiscutable, comme pour compenser le fait que, dans la réalité, le contrôle n’émanait
pas d’un système éducatif formel hégémonique, mais constituait en somme la création
culturelle volontaire, absorbée par un système éducatif en formation.
Les enseignants qui coopéraient avec Eliezer Ben Yehuda et son cénacle devenaient
les agents de la diffusion de la nouvelle culture portée par le prestige de
l’enseignement de l’hébreu. Anita Shapira avance que les héros de la victoire de
l’hébreu étaient en fait les enseignants820. Certains d’entre eux ont même inventé des
traditions célébrant le Kéren Kayémet, traditions qui aujourd’hui encore sont gravées
dans la mémoire collective821.
Shapira précise encore qu’il y avait relativement peu de postes libres en terre d’Israël
pour les intellectuels. C’est pourquoi les places d’enseignants dans les implantations
ou dans les villes étaient très demandées par les meilleurs d’entre eux. Les professeurs
constituaient une couche sociale de qualité, une classe de leaders qui avaient une
grande influence sur le développement des modèles éducatifs nationaux et sur la
culture nationale. L’élite intellectuelle se battait pour sa survie, et ce faisant, fixait un
langage parlé et une langue de l’enseignement de l’hébreu, en innovant et en
818
Pour un exemple du compte rendu des dirigeants de la société Safa Broura dans un Talmud Torah
sépharade, voir « La société Safa Broura », Ha-Tsvi, 17/01/1890.
819
Le spécialiste du nationalisme Eric Hobsbawm estime que la langue officielle ou culturelle des
dirigeants et des élites devient en général la langue de l’état moderne grâce à l’éducation publique et
grâce à d’autres dispositifs administratifs (Hobsbawm, 2006, p. 84).
820
Shapira, 2014, p. 63.
821
Shavit et Sitton, 2004, p. 48-52 ; Sitton, 1993 ; Shoham, 2012, p. 193 et ss.
219
incorporant dans la langue les termes nécessaires à sa mission, rédigeant des manuels
de cours, inventant des chants et des refrains qu’elle diffusait auprès des élèves. Les
professeurs modelèrent le calendrier sioniste et les cérémonies qui l’accompagnaient :
Tou Bi-Shvat – le Nouvel An des arbres, le 30 Tamouz – le jour d’Herzl, Hanouka – la
fête des Maccabées. La signification des fêtes liées à l’agriculture pendant les
Shloshet Ha-Regalim était accentuée au détriment de leur importance religieuse. Les
enseignants prenaient l’initiative d’excursions pour la visite de sites historiques,
comme les tombeaux des Maccabées et Betar, et préféraient les sites liés à l’héroïsme
et à la grandeur du passé822. C’était une façon de faire connaître l’histoire du pays et
d’inculquer l’amour de la terre. Les sites de mémoire religieux, tels que les caveaux
des Patriarches à Hébron ou la tombe de Rachel, n’étaient pas considérés comme
dignes d’intérêt823.
Les journaux de Ben Yehuda mettaient l’accent sur la valeur des excursions pour des
raisons en partie nationalistes et en partie pédagogiques. Ainsi, par exemple, Ha-Or a
couvert les excursions du collège Hertzliya, en affirmant que celles-ci étaient
nécessaires aux élèves car les manuels de cours « ne donnent pas à l’élève une image
vivante du pays où vécurent nos ancêtres et où lui-même espère vivre, où il est censé
construire son avenir et l’avenir de la nation. Chaque élève doit découvrir de ses
propres yeux la terre d’Israël, la beauté de la nature, les lieux sanctifiés par les
événements des Chroniques et les lieux de la résurrection »824.
Les enseignants choisissaient quels lieux historiques devaient être visités par les
élèves durant les excursions des écoles, et en en donnant un compte-rendu, les
822
D’après Shlomo Sand, « les chercheurs qui ont exploré le passé et reconstitué l’histoire de leur
peuple afin de reconstruire et consolider leur propre nationalisme, qui ont mélangé des identités
collectives variées et divergentes avec une nouvelle identité nationale », ont besoin eux aussi d’un
système éducatif. Ces chercheurs, précise Sand, « ont toujours été aspirés par une machine temporelle
a-historique qui écrasait et effaçait ces mêmes identités anciennes. Bien que ces chercheurs aient été
pendant de longues années les historiens les plus importants du nouvel état-nation, et bien que ce soit
eux qui aient projeté la perception temporelle nationale sur tout le système éducatif, et culturel des
temps modernes. De Leopold von Ranke et Jules Michelet au XIXe siècle à, en ce qui nous concerne,
Ben Tsion Dinour, Itshak Bar Shmuel et Ettinger, les grandes histoires du passé ont été embellies par
des historiens talentueux, déposées entre les mains des professeurs et des maîtres fonctionnaires de
l’état, avant de devenir "le bien commun" » (Sand, dans Hobsbawm, 2006, p. 8). Sand ajoute que le
système éducatif obligatoire enseigne la maîtrise de la lecture et de l’écriture d’une langue "élevée"
standardisée, et contribue ainsi directement à la formation d’une culture nationale. En d’autres termes,
même s’il dépend d’impératifs économiques variables, le processus de nationalisation des masses n’est
pas spontané (ibid., p. 13).
823
Shapira, 2014, p. 63.
824
« Dans notre pays », Ha-Or, 12/04/1912.
220
journaux de Ben Yehuda contribuant ainsi à consolider une carte mentale des sites
nationaux qui négligeait, relativement, les hauts lieux de la mémoire religieuse. Par le
biais de ces articles, les débats publics au sujet de l’importance des lieux, religieux ou
laïques, étaient ainsi évités. Il suffisait que le journal parle des excursions scolaires, et
de facto les sites historiques religieux passaient au second plan825. De façon
méthodique, une hiérarchie des différents lieux s’est donc imposée.
Deux mouvements éducatifs étaient en activité dès les débuts du mouvement sioniste
à la période ottomane – Les « Assemblées des professeurs hébreux de la terre
d’Israël » et le « Syndicat des enseignants de la terre d’Israël ». La première
organisation a commencé son activité en 1892, et son but était de concevoir un
enseignement hébreu homogène en fixant la structure des écoles, les modalités de
l’enseignement les manuels de cours et les programmes d’étude. Après dix
assemblées, elle a cessé ses activités parce que certains membres s’étaient engagés
dans la politique du Yishuv, quand d’autres avaient abandonné l’enseignement826. Le
« Syndicat des enseignants », fondé en 1903, reflétait la forte conscience de soi des
enseignants, et leur sentiment de porter la responsabilité d’une importante entreprise
historique827. Après plusieurs essais infructueux d’organisation et de programmation,
les écoles ont pris la relève dans les années 1903-1904 afin de mettre en place un
programme centralisé : « L’hébreu régnait déjà en maître incontesté dans presque
toutes les écoles des implantations et dans l’école de filles de Jaffa, comme langue
parlée et comme langue d’enseignement de toutes les matières »828. On peut supposer
que dans les années qui ont précédé la mise en place d’un système pédagogique
central, les journaux de Ben Yehuda ont servi de moyen de communication entre les
825
Exceptés, bien sûr, les sites religieux qui avaient aussi une dimension nationale symbolique comme
le Mur des Lamentations, ou encore la synagogue de Rabbi Yehuda Ha-Hassid : « Les élèves ont
visités tous les lieux saints, les institutions nationales, l’école des beaux-arts Bezalel, la Maison
communautaire, l’Institut des aveugles et tous les nouveaux quartiers. Le jeudi, second jour de Hol HaMoëd, ils se sont rendus en charriot au Jourdain, à la mer Morte et à Jéricho… Le vendredi soir, élèves
et professeurs ont été ensemble à la synagogue de Rabbi Yehuda Ha-Hassid, où ils ont été cordialement
reçus. On leur a offert des sièges près du mur de l’est, à une place d’honneur, ce qui leur a fait bon
impression » (« Dans notre pays », Ha-Or, 12/04/1912). On remarquera qu’ici les lieux saints visités ne
sont pas détaillés (bien que, par ailleurs, Ben Yehuda n’économise pas ses mots pour donner le nom
complet de chacun des enseignants accompagnateurs de l’excursion), alors que les institutions
nationales le sont. L’exception qui confirme la règle est la synagogue de Rabbi Yehuda Ha-Hassid, qui
a été construite, la toute première fois, dans la vieille ville de Jérusalem au début du XVIIIe siècle, mais
comme elle témoigne de l’ancienneté du repeuplement juif, elle peut être considérée comme une
marque du renouveau national.
826
Carmi 1986 ; Dror 2007, p. 11.
827
Shapira 2014, p. 63.
828
Bosmat Even-Zohar 1999.
221
enseignants. La façon exhaustive dont ils rendaient compte des moindres événements
scolaires permettait aux professeurs des implantations isolées de se tenir au courant
des activités des autres écoles, de comparer les programmes éducatifs et de puiser de
nouvelles idées, surtout en regard des pièces jouées et des textes déclamés à
l’occasion des fêtes. Les comptes rendus journalistiques des préparatifs des fêtes
nationales débutaient bien avant la date de la fête, et parfois ils comprenaient des
réflexions préliminaires sur la signification des événements à venir.
Le nationalisme juif n’est pas le seul à avoir utilisé le système pédagogique afin de
former au nationalisme et à avoir employé les enseignants comme agents de réforme.
Eugene Weber829 a appliqué une méthode inédite à l’étude du processus de l’identité
française du point de vue des régions rurales. La deuxième des trois parties de son
livre est consacrée aux « agents réformateurs » qui ont transformé les villageois en
fervents patriotes français. Weber est parvenu à la conclusion que l’enseignement
formel est un facteur déterminant de changement socio-national, entre autre grâce aux
raisons suivantes : un programme d’études moderne qui ouvre de nouvelles
possibilités d’emploi à la ville, de ceux qui requiert un niveau d’instruction de base ;
la mise en place d’une éducation obligatoire gratuite ; le développement d’un système
de symboles patriotiques, l’apprentissage de l’amour de la patrie et la dévotion à la
patrie à travers l’étude de l’histoire, de la géographie et de la littérature françaises ; et
bien sûr la consolidation du statut de l’enseignant aux yeux de la communauté,
d’abord en tant que « secrétaire » local, ensuite en tant que représentant de la
République830.
Ernest Gellner, spécialiste du nationalisme, précise qu’un des objectifs de l’éducation,
en plus de renforcer la cohésion populaire, est de préparer les citoyens à remplir leur
rôle dans une société industrielle. L’alphabétisation et la maîtrise des opérations
algébriques complexes sont en effet les conditions de base du fonctionnement d’une
telle société. Il ajoute que les membres de la société doivent être mobiles, disposés à
passer d’une occupation à une autre, et formés de façon à pouvoir lire les modes
d’emplois et les manuels d’instruction nécessaires à leur nouvel emploi. Ils doivent
être aussi aptes à communiquer avec un grand nombre de personnes pendant leur
travail, même avec des inconnus, avec qui la communication doit être à chaque fois
829
830
Weber 1976.
Dror 2007, p. 13.
222
redéfinie parce qu’elle ne peut s’appuyer sur une connaissance antérieure. Ces
travailleurs doivent aussi être capables de communiquer par écrit, de façon
impersonnelle, indépendamment de tout contact individuel. Par conséquent ces
messages doivent être rédigés dans une langue commune, dans une langue
standard831. Les journaux de Ben Yehuda et le système éducatif hébraïque coopéraient
donc à la formation d’une langue commune et d’un système linguistique standardisé.
831
Gellner 1994, p. 57-58.
223
2.3.4 Le statut de la femme
Les journaux d’Eliezer Ben Yehuda se caractérisent par l’introduction d’un discours
féministe libéral et novateur, relativement au lieu et à l’époque, mais cependant
modéré ; ce discours ne risque pas de bouleverser totalement la conception juive
traditionnelle de la cellule familiale, mais il reste ouvert concernant les rôles de la
femme en tant que mère, épouse et fille, fidèle à son peuple et apte à apporter sa
contribution à l’effort national. Le fin mot de cette remise en question de la
représentation de la femme serait plutôt d’ajouter de nouvelles charges au rôle
féminin, en particulier sur le plan économique et culturel, et, en mêlant la théologie
juive et la modernité, de concevoir un modèle hybride832.
Bizarrement, Ben Yehuda a autorisé son ami Avraham Solomiyak833 à publier dans
Ha-Tsvi un appel demandant aux habitants des implantations d’éviter les danses
mixtes hommes et femmes834. « Autant que je puisse en juger, les spectacles et les
danses, hommes et femmes ensemble, ne sont pas du tout désirables. Plus encore : ce
sont des choses totalement nuisibles. N’oubliez pas que vous êtes des colons en Terre
sainte »835, écrit Solomiyak, comme armé du bouclier de la foi. S’adressant
directement aux femmes, il tente de faire passer un message moins ouvertement
théologique : « Songez, mesdames, à restreindre les trémoussements, les danses, les
parades, les toilettes et les cajoleries ; pour le moment, c’est superflu, c’est nuisible
pour vous et pour vos foyers. Tout ceci porte atteinte au respect, provoque la jalousie
et la haine, et entraîne des dépenses inutiles »836. La réponse de Ben Yehuda à
832
Au sujet du rapport entre genre et nationalisme sur la scène internationale du XIXe siècle, voir
Bloom 2000.
833
Avraham Solomiyak (1863-1943) présidait la commission de la lutte contre la Mission britannique,
et travaillait pour deux institutions avec lesquelles Ben Yehuda entretenait des rapports étroits, et
auxquelles il avait recours dans son travail de journaliste : le consulat russe et la Poste russe (qui
acheminait le courrier entre les membres des Amants de Sion en terre d’Israël et en Russie). David
Tidhar précise que « bien qu’il était libre penseur, [Solomiyak] s’en est pris une fois vertement à Ben
Yehuda, qui avait prononcé des propos blasphémateurs dans sa conférence sur "La communauté et la
philosophie juive" » (Tidhar, 1947, p. 277-278).
834
La source de l’interdit se trouve dans la Bible, au livre du Lévitique 18: 6. Des prescriptions
spécifiques au sujet de cet interdit existaient dans les communautés juives. Voir p. ex. Amar 1995,
takana 72, p. 406.
835
Selon le choulhan aroukh, un Juif est tenu de protester contre les danses mixtes : « et sans aucun
doute, tout celui qui a la possibilité de protester doit s’efforcer de le faire, de toutes ses forces »
(Gantzfried, 1924, article 152: 13).
836
« Lettre ouverte aux colons », Ha-Tsvi, 26/04/1895.
224
l’article de Solomiyak dépasse l’argument central concernant la pudeur pour se
concentrer sur la réfutation de la position qui voudrait que toute vie soit consacrée à
l’étude et au travail. Il propose à la place une certaine vision occidentale qui tient
compte du plaisir et des loisirs :
Comme les colons sont magnifiques sous la plume de notre ami, qui en fait non pas
des hommes mais des anges, dénués d’aspiration aux plaisirs et aux distractions.
Ainsi désire-t-il que leur vie soit consacrée au travail et à la Torah : travaillez pendant
le travail, et pendant vos loisirs étudiez la Torah, la géologie, la chimie, la mécanique,
apprenez la grammaire et l’arabe, apprenez les coutumes du pays, étudiez, étudiez, et
alors vos opposants baisseront leurs armes devant vous. À nos yeux cependant, les
colons sont les fils d’Adam et Ève. Il y a parmi eux beaucoup d’érudits, et beaucoup
d’entre eux en savent beaucoup plus que le moindre paysan de pays bien plus
cultivés, et il est douteux qu’ils adoptent rapidement les leçons de monsieur
Solomiyak ».
Ben Yehuda a toutefois autorisé son ami David Youdilevitch à adresser une réponse
bien plus virulente à l’exigence de pudeur de Solomiyak. L’argument de
Youdélévitch, qui s’appuie sur des concepts talmudiques, est que Solomiyak n’a aucn
droit de fustiger la morale d’un public qui comprend de nombreux enseignants et de
nombreux croyants :
Je ne voudrais pas te taquiner par des objections rebattues comme « Juge-toi toimême avant de juger les autres »837, ou « Toi qui a une poutre dans l’œil… »838. Mais
mon cher berger, comment te laisserais-je salir ton honneur ? Comment te permets-tu,
toi, Solomiyak, d’exiger de gens qui comptent parmi eux de nombreux érudits et de
nombreux croyants : "Faites dans votre vie plus de place à la foi, à la sainteté, et ainsi
de suite" ? Ton âme n’est-elle pas lassée de t’entendre prononcer tant de vains
propos ? »839.
Les journaux de Ben Yehuda avaient pour objectif de faire progresser les valeurs des
Lumières en couvrant des événements où étaient impliquées des femmes en Europe840
837
Talmud de Babylone, Baba Batra 60b.
Talmud de Babylone, Arakhine 3, 16b.
839
« Réponse à Monsieur Solomiyak », Ha-Tsvi, 03/05/1895.
840
L’envoyé d’Ha-Tsvi qui décrit les festivités d’inauguration de la grande synagogue de Sofia est
enthousiasmé par la participation des femmes. Son compte-rendu en revanche n’est guère féministe :
« Les fenêtres et les barrières étaient décorées de fleurs, et les tapis – de femmes ! » (« L’inauguration
de la nouvelle synagogue de Sofia », Ha-Tsvi, 25/10/1909.
838
225
et aux États-Unis, et même en donnant une couverture positive aux manifestations en
faveur de l’égalité des femmes841. Cela dit, le rôle traditionnel de la femme juive842
n’y était pas remis en cause, quand l’un des modèles théologiques centraux proposés à
l’imitation était la figure de la reine Esther, dans laquelle Ben Yehuda voyait un
archétype de la femme moderne. Selon lui, « De fait, cette fête est celle d’une femme,
d’une femme belle, d’une femme sensible, qui sent dans son âme qu’elle a accompli
son devoir envers son peuple, car elle l’a sauvé lorsqu’il était en danger. Comment ?
Pas par héroïsme, ni par courage, ni avec des armes de fer et de bronze, mais grâce
aux armes des femmes, par sa beauté, sa grâce, la clarté de son visage, par le fil de la
grâce dont elle était tissée ». Ben Yehuda estime par conséquent que la fête de Pourim
est « la fête de la beauté des femmes, de la grâce, de la tendresse, de la bonté et de la
miséricorde qui sont dans le cœur de la femme. C’est une belle et merveilleuse fête,
marquée du poinçon de sa génitrice »843.
Eliezer Ben Yehuda a créé dans ses journaux la première tribune destinée aux femmes
dans la presse de langue hébraïque, Ezrat Nashim844. Voici comment il a inauguré
cette nouvelle tribune, en se positionnant par rapport à son concurrent du journal HaHavatzelet :
Craignons les paroles de Taplitsky dans Ha-Havatzelet , vociférant comme une grue à
propos des articles agaçants d’Ha-Tsvi évoquant parfois le « beau sexe », et osant
attribuer à ce sexe une tribune bien à lui. Tout homme craintif et au cœur faible qui
verra cela restera au dehors. Il n’entrera pas dans la tribune des femmes, Ezrat
Nashim, de peur, dieu nous en préserve, de commettre une faute ».845
Pour Ben Yehuda, l’adoption sans restriction de tous les modèles occidentaux de la
famille, y compris la restriction des valeurs traditionnelles, risquait de porter un coup
841
Par exemple Ha-Or rapporte dans son compte-rendu d’un défilé de vingt milles femmes exigeant
l’égalité des droits, « un des spectacles les plus époustouflants qu’on n’ait jamais vu à New York », que
de nombreux homme soutiennent le combat des manifestantes (« Un défilé de femmes », Ha-Or,
31/05/1912).
842
Selon Ernest Gellner, la tentative de recourir à la tradition pour justifier l’inégalité à l’époque
moderne s’explique par la constatation que les hommes sont capables de supporter les plus criantes
inégalités, tant qu’elles sont stables et qu’elles sont canonisées par la tradition. Mais dans une société
en plein mouvement, la tradition n’a pas le temps de se cristalliser. Une pierre qui roule n’amasse pas
de lustre, et une population mobile ne laisse pas le lustre incruster les couches sociales (Gellner, 1994,
p. 45).
843
« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 24/02/1888.
844
Yardeni, 1968, p. 261.
845
Dans Yardeni, ibid.
226
fatal au mouvement national, qui entendait conserver, entre autre pour des raisons
démographiques, une bonne part des valeurs familiales juives. Dans un article incisif
au sujet de la baisse de la natalité en France, Ben Yehuda fixe la limite au-delà de
laquelle il préconise de ne plus prendre comme modèle les bienfaits de l’Occident
éclairé, et pour ce faire il suit une ligne presque cléricale. Selon lui, la défaillance des
Français à suivre l’ordre « Soyez féconds, multipliez » de la Sainte (!) Torah n’est pas
irréversible :
Les Français veulent se libérer de tout joug et c’est pourquoi ils répugnent à prendre
celui du mariage. Celui qui prend femme aime à trouver en elle une sœur et une
compagne, mais ne cherche pas à veiller des nuits entières à cause des pleurs des
enfants et de leurs cris. Ils choisissent de vivre en toute quiétude leur conjugalité, à se
distraire au théâtre, à voyager pour jouir des plaisirs de ce monde, et il n’est pas bon,
par conséquent, d’être liés par des enfants pleurnicheurs qu’on ne peut laisser seuls à
la maison pendant les longues heures des jeux et des plaisirs… De nombreux
journaux souhaitent que, si l’on applique avec vigueur les lois du divorce et qu’en
parallèle, on taxe fortement les contrevenants à la première ordonnance de notre
Sainte Torah, alors peut-être la France parviendra-t-elle à guérir de cette plaie fatale
qui l’afflige, quand elle contemple avec jalousie sa voisine allemande.846
Ben Yehuda trouve cependant chez les Françaises des attitudes dignes d’être imitées.
Au cours d’une description des vigneronnes de Champagne847, Ha-Tsvi vante
l’agricultrice française qui travaille « vraiment comme un homme », qui « plaisante
sans craindre la brûlure du soleil, la brume qui monte de la terre, ni les averses du
ciel ». La vigneronne champenoise typique accomplit son travail « en général dans le
plus grand silence »848.
Il se pourrait que le concept de « tendance utopique »849 explique la puissance
formatrice du féminisme de la seconde Alya, et dans les journaux de Ben Yehuda, on
peut de fait en déceler les prémices dès la première Alya850. Les besoins économiques
du peuplement juif et les besoins de l’individu ont souvent convergé dans les articles
846
« La chute de la natalité en France », Ha-Tsvi, 25/11/1909.
« Les vigneronnes de Champagne », supplément L’agriculteur juif de Ha-Tsvi, 09/07/1897.
848
Ibid.
849
Yossef Gorny et Guilat Gofer, dans Hazan et Cohen, 2011, p. 563-583. On trouvera une
bibliographie extensive sur le féminisme de la seconde Alya aux p. 563-564, n. 2.
850
La période d’activité d’Eliezer Ben Yehuda coïncide avec la première et la deuxième Alya, et avec
une partie de la troisième.
847
227
de Ben Yehuda, qui a parfois célébré des figures de femmes productives sur le plan
économique, tout en présentant les exigences individuelles comme purement égoïstes.
Par exemple, Ben Yehuda a proposé de transformer l’orphelinat pour filles en
« Maison de formation des agricultrices », en prétextant que ce serait ce que les
orphelines pourraient souhaiter de mieux pour elles-mêmes : « L’avenir le plus sûr, le
plus moral, le plus beau pour elles. De tous les points de vue, c’est le matériau le
meilleur et la mieux adapté à l’éducation »851.
Ben Yehuda ne voyait aucun mal à utiliser une rhétorique faisant d’une jeune fille un
être destiné à remplir à l’avenir le rôle de femme d’agriculteur : « Cette institution
donnera à nos agriculteurs des femmes mieux adaptées aux besoins de leur mode de
vie, pas des paysannes, mais de vraies agricultrices éduquées, habituées aux travaux
qui incombent à la femme d’un agriculteur, à la maison, au jardin et aux champs, et de
surcroît,
des femmes mieux éduquées qu’il n’est nécessaire à la femme d’un
agriculteur, ou à la moitié d’un agriculteur juif éduqué ».
La préservation de l’institution maritale juive ne s’est pas faite dans le nouveau
Yishuv en accord parfait avec les lois juives, et les journaux de Ben Yehuda reflètent
bien sûr cette tendance sans la critiquer, comme par exemple dans un cas de rupture
de fiançailles. À cause du problème de classification juridique d’une promesse de
mariage852, les tribunaux rabbiniques avaient pour habitude, dans certaines
communautés, d’imposer une amende au parjure en compensation de l’humiliation
infligée à la fiancée853. Ha-Tsvi rapporte qu’à Rishon Le-Tsion, « un jeune homme
s’est dédit de sa promesse de fiançailles … et la jeune fille a décidé de se plaindre
auprès du comité de l’implantation, qui a imposé une amende au jeune homme. La
situation de ce dernier n’était déjà pas bien brillante, mais il a dû payer vingt cinq
dinars à la promise »854. Cette anecdote illustre la façon dont le journal met en œuvre,
sans avoir l’air d’y toucher, la passation de pouvoir, quand le comité civile de
l’implantation impose une amende au jeune homme qui a abandonné sa fiancée,
851
« Jérusalem et Motsa », Ha-Or, 17/01/1913.
La difficulté principale réside en ce que, selon la loi juive, les fiançailles ne constituent pas un
contrat, si bien que la résiliation d’une promesse de mariage ne justifie pas une charge pour rupture de
contrat. Voir p. ex. les Questions et réponses de Rabbi Joseph ibn Migash (Salonique, 1790), p. 135 ;
Questions et réponses de Hatam Sofer, IV, « Even Ha-Ezer », § 105 (New York, 1957).
853
Voir p. ex. Amar, 1995, takana 29, p. 152-153.
854
« Nouvelles de la petite Paris », Ha-Tsvi, 21/03/1909.
852
228
procédure que les tribunaux rabbiniques avaient l’habitude d’appliquer par le passé, et
ce pendant des générations.
Dans les journaux de Ben Yehuda, les articles qui de cette même façon détournée
soutenaient un changement dans le statut des femmes trouvaient à s’exprimer dans
différents domaines : depuis l’étude de la Torah par les femmes855, et jusqu’aux
domaines touchant l’art et l’enseignement de l’hébreu, domaines qui ont donné
naissance à de nouvelles héroïnes culturelles856. Cela étant, Ben Yehuda n’avait pas
pour objectif de garantir le statut des femmes, mais de garantir le nationalisme en
encourageant les femmes à s’y reconnaître, et en adaptant le mode de vie des femmes
à ces besoins. Comme on l’a vu, la fête de Pourim857 constituait une des sources
susceptibles d’appuyer cet objectif. Toujours dans le même but de flatter les femmes
disposées à s’identifier à leur peuple, Ben Yehuda a d’ailleurs proposé de rebaptiser
cette fête « La fête des femmes » :
C’est vrai, Pourim est la fête de la joie, et je me permettrai de la nommer aussi fête
nationale, et si je me le permettais encore… je l’appellerais « Fête des femmes ». Ah,
les femmes, Ah, les filles du cœur ! Même les plus petites choses peuvent les
émouvoir. D’abord Esther a ressenti en son cœur les malheurs de son peuple. Ensuite
Esther a ressenti les malheurs de son peuple en Pologne, et même la plus infime
souffrance a ému les sœurs d’Esther, pour le bien ou pour le mal, pour l’individu ou
pour la communauté, plus que tout être vivant à la surface de la terre »858.
855
Voir p. ex. « Nouvelles réflexions au sujet de Pourim », Ha-Tsvi, 14/05/1897.
Voir p. ex. le compte-rendu « Fête juive à Jaffa », Ha-Or, 12/12/1910, qui mentionne le personnage
de Deborah Ben Yehuda, la première mère hébraïque, « qui a compris son mari ».
857
Sur les méthodes de reconstruction du personnage d’Esther comme héroïne de la fête de Pourim,
voir ci-après le chapitre 3.6 que consacré à Pourim.
858
« Réflexions au sujet de Pourim », Ha-Tsvi, 26/03/197.
856
229
2.3.5 Descriptions religieuses appliquées aux laïcs
Les journaux d’Eliezer Ben Yehuda ont souvent repris des titres honorifiques du
monde rabbinique pour les appliquer à des personnalités juives, voire même à des non
Juifs. Des militants sionistes non religieux étaient décrits par le biais d’expressions
ordinairement réservées aux Justes du judaïsme historique859.
Ainsi, par exemple, Ha-Tsvi a-t-il annoncé en première page la date hébraïque du jour
du décès de Théodore Benjamin Herzl avec les mots « jour où son âme est montée [au
ciel] », qui ressemblent à l’expression employée pour évoquer le jour anniversaire du
décès d’un kabbaliste ou d’un grand maître du judaïsme rabbinique.860 C’est comme
si on attachait à l’âme d’Herzl des propriétés métaphoriques afin de suggérer la
ressemblance avec un saint défunt, dont l’âme continue de « vivre » dans l’au-delà et
d’inspirer les vivants :
Nous avions une grande âme et elle nous a quittés. Cette année, le 20 du mois de
Tamouz, cette âme monte du cœur des secrets célestes pour éclairer nos tristes vies,
raviver nos cœurs fatigués, et rafraîchir nos vieux espoirs, nous apporter du courage,
renforcer notre esprit et nous donner une âme861 – une partie d’elle, de sa grandeur, de
sa splendeur, de sa majesté !862
À la lumière de cette description, il n’est pas étonnant qu’Herzl soit placé par Ha-Tsvi
au même rang que les pères de la patrie, ses prophètes et ses héros : « Il a toujours
existé dans notre peuple un homme, un seul, qui a sauvé et qui a dirigé : les
859
Le culte de la personnalité appliqué à des personnes qui n’appartiennent pas au monde religieux est
repérable dès les débuts du mouvement de la Haskala. Voir p. ex. les poèmes à la mémoire des
dirigeants du mouvement publiés par Ha-Meassef (Tsimérion, 1987, p. 116).
860
Sur la transformation de la mort d'Herzl en « événement média » continu, et sur la tentative
d'empêcher la disparition du deuil de sa mort, voir Elyada 2015, p. 56-57.
861
Le don de l’âme est attribué à Dieu dans le judaïsme rabbinique. Par exemple : « Mon Dieu ! L’âme
que Tu as placée en moi est pure. Tu l’as créée, Tu l’as formée, Tu l’as insufflée en moi, et Tu l’as
préservée en moi, et un jour Tu me la reprendras, et un jour Tu me la rendras » (Bénédiction Elohaï
Neshama, extraite de la prière du matin du rituel juif). On comprend à la lumière de cette bénédiction
que l’évocation de l’âme d’Herzl – qui en quelque sorte « se donne » à d’autres – revêt sous la plume
de Ben Yehuda des propriétés quasi divines.
862
« Au jour anniversaire de la mort d’Herzl », Ha-Tsvi, 09/07/1909.
230
patriarches, les chefs, Moïse, Josué, les Juges, les rois, les Hasmonéens, Bar Kokhba,
Herzl… ».863
Les militants sionistes ont souvent été dénommés dans les journaux de Ben Yehuda
« les grands hommes d’Israël », à la façon dont on désignait les grands rabbins de la
génération864. De la même façon on appliquait dans un reportage de presse le
qualificatif Shalita, ordinairement réservé aux grands rabbins et maîtres de la pensée
juive, au nom de dignitaires comme « Son Excellence Edmond de Rothschild et sa
délicate femme Adelheid Shalita, qui se rendent par le Caucase en Perse et en
Inde »865. Du coup, le représentant du baron en terre d’Israël, Michaël Erlanger, est
gratifié du titre de « Excellence »866.
Le sultan ottoman Abdul Hamid est appelé « le pieux »867, et son nom est suivi de
l’abréviation atar868, quand Ben Eliezer appelle son maître à penser, le professeur
Joseph Halévy, « le rav »869, alors que celui-ci n’a pas été ordonné rabbin. L’écrivain
Mendele Moïkher Sforim est lui surnommé « rabbi »870, et le nom du penseur français
chrétien, le hakham Ernest Renan871, est suivi des initiales zal872, comme il est
d’usage lorsqu’on évoque le nom d’un Juif décédé.873 Le défenseur de la théorie de
l’évolution a été traité de façon analogue par Ben Yehuda : « le savant clairvoyant, le
chercheur éclairé, le professeur Thomas Huxley874 de mémoire bénie »875.
863
Ibid.
Voir p. ex. « Brèves nouvelles », Ha-Or, 22/12/1912.
865
« Nouvelles d’Israël », Ha-Tsvi, 19/10/1888.
866
« Du cœur du pays », Ha-Tsvi, 15/01/1886.
867
« Hébron », Ha-Tsvi, 15/03/1895.
868
« Prière », Ha-Tsvi, 15/02/1895. L’abréviation atar signifie « couronne de nos têtes », appellation
accolée dans le judaïsme rabbinique aux noms des grands savants.
869
« Bonnes nouvelles pour ceux qui aspirent à la résurrection de notre langue », Ha-Tsvi, 22/08/1889.
870
« Rabbi Mendele Moïkher Sforim », Hashkafa, 23/01/1907. Certaines de ses œuvres reflètent un
mode de vie juif, mais l’écrivain n’avait pas pour autant reçu l’ordination rabbinique.
871
Dans ses journaux, Ben Yehuda a parlé plusieurs fois de manière chaleureuse d’Ernest Renan, mais
il n’était pas le premier, dans la presse hébraïque, à avoir pressenti l’appui potentiel de Renan à la
cause juive. Avant lui Yehiel Brill, le rédacteur du parisien « Le Liban », avait entrepris des démarches
auprès de Renan (Kouts, 2013, p. 53).
872
L’expression Zikhrono Li-Braha (ZaL), « de mémoire bénie », provient du Talmud de Babylone,
traité Kidouchin, 31b.
873
« Diverses nouvelles », Ha-Tsvi, 24/01/1896.
874
Thomas Henry Huxley (1825-1895), est un biologiste anglais ; il a forgé le terme « agnostique »
afin d’expliquer sa position neutre concernant la religion et la foi. À cause de sa défense active de la
théorie de l’évolution, il a parfois été surnommé « le bulldog de Darwin ».
875
« Thomas Huxley », Ha-Tsvi, 19/07/1895.
864
231
Eliezer Ben Yehuda réservait un traitement particulier à ses associés, mentors ou
protecteurs, ce qui se traduisait aussi par la façon dont les nouvelles les concernant
étaient mises en exergue par la mise en page. Par exemple l’annonce, plusieurs mois
à l’avance, de la prochaine visite en terre d’Israël de Nissim Bechar, un des
protecteurs de Ben Yehuda, précédait la nouvelle que des « navires de guerres italiens
ont été signalés à plusieurs reprises à proximité des ports de Saint-Jean d’Acre et de
Haïfa », nouvelle autrement importante qui touchait à la sécurité de la région876.
Mais les plus grands honneurs étaient réservés à l’écrivain Peretz Smolenskin877, qui
avait été le premier à ouvrir à Ben Yehuda les colonnes du journal Ha-Shahar, en
1879, en publiant un article en faveur du renouveau de la langue hébraïque. Ben
Yehuda considérait l’écrivain comme un prophète national et comme son maître. Au
jour du vingt-cinquième anniversaire du décès de Smolenskin, Ha-Tsvi avait
commémoré l’événement par un grand titre, « Peretz Ben Moshé »878, dont la taille
des caractères dépassait même celle du titre qui avait annoncé le premier anniversaire
du décès de Théodore Hertzl. En le surnommant Baal Ha-Shahar, « l’auteur de
L’aube » l’article reprenait la coutume selon laquelle les rabbins célèbres pour leur
science sont désignés du nom de leur plus grand ouvrage879. En sous-titre, il était
précisé que « la terre d’Israël fête les vingt-cinq ans de sa mort », comme s’il
s’agissait d’une festivité et non d’une commémoration880.
De 1881 jusqu’à sa mort en 1885, Smolenskin a été un actif promoteur du
nationalisme juif en terre d’Israël. Il décrivait les Juifs comme l’archétype du « peuple
spirituel », uni non par un attachement à un territoire, comme par le passé, mais par
des liens de « fraternité », de « sentiment national », et par une littérature et une
876
« Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 04/03/1912.
Peretz Ben Moshe Smolenskin (1842-1885), un des dirigeants de Hibat Tsion et du mouvement de
la Haskala, écrivain et journaliste. Il avait développé l’idée que les facteurs de l’unité du peuple
d’Israël sont sa culture, son passé et sa langue, et il était ainsi devenu le guide spirituel de Ben Yehuda.
878
« Peretz Ben Moshe », Ha-Tsvi, 01/02/1910.
879
Voir p. ex. Lavi, 2013, p. 49 : le rabbin Yossef Haïm de Bagdad est souvent appelé « Ben Ish Haï »,
du nom de son célèbre ouvrage. Voir aussi ibid., p. 355 : le Hafets Haïm est le surnom du rabbin Israël
Meir Ha-Cohen, l’auteur du livre Hafets Haïm.
880
Cette idée a aussi ses sources dans la littérature rabbinique, en particulier dans le courant des
kabbalistes et des hassidim. Le jour anniversaire de la mort d’un saint homme est un jour de joie
prétexte à des réjouissances, nommées hiloula, en commémoration de l’instant où l’âme du saint a
rejoint son Créateur, et aussi en raison de la croyance selon laquelle à leur mort les saints sont appelés
« vivants » (Talmud de Babylone, Berakhot 18a).
877
232
culture basées sur une histoire commune ancrée dans la Bible et la langue hébraïque.
Cette spécificité culturelle était selon lui le facteur déterminant de la nation juive881.
Tout comme Eliezer Ben Yehuda, Smolenskin considérait des caractères ethniques
tels que la langue, les textes littéraires et le passé historique comme des valeurs
suprêmes. Il s’opposait radicalement à l’assimilation, et à toutes les tendances qui
ressemblaient peu ou prou à cette idée, et Smolenskin s’est vertement exprimé contre
ce qu’il considérait ni plus ni moins comme une trahison. Il a violemment attaqué les
réformateurs juifs en Occident, et il a même accusé Moïse Mendelssohn d'encourager
ces tendances. Enfin selon lui, la religion constituait une partie d’un système culturel
plus large de caractéristiques ethniques, et non l’inverse. Gidon Shimoni estime qu’il
s’agit là d’une approche laïque, différente de la vision juive traditionnelle à l’encontre
de l’assimilation, et que l’idéologie de Smolenskin exprime, à cause de son âpreté, un
passage de l’ « ethnicité » au « nationalisme culturel ». Cependant, elle ne constitue
pas un nationalisme dans le sens absolu, parce que cette approche ne réclame pas
l’indépendance en confondant rassemblement ethnique et cadre étatique territorial882.
Il existe depuis longtemps dans le monde hassidique un genre littéraire décrivant la
séparation de l’âme des saints hommes883. Hemda Ben Yehuda semble s’être inspirée
de ce modèle pour imaginer la mort de Smolenskin, en plaçant à ses côtés une
allégorie de la Langue Hébraïque « venue de si loin pour assister ses derniers instants
et accueillir son âme si dévouée au peuple d’Israël »884. Smolenskin « dialogue » avec
la Langue Hébraïque : « Je pars… pour un long voyage… en terre d’Israël…
Viendras-tu avec moi ? », lui demande-t-il, et comme elle accepte son invitation :
« Ses forces l’abandonnent… mais il surmonte sa faiblesse… se lève de son lit et
tente de partir avec elle bras dessus bras dessous… vers la terre d’Israël !... elle
l’embrasse, il tombe… et meurt. Alors la Langue Sainte sortit de la chambre pour ne
pas être souillée par le contact de la mort… et elle repartit… en terre d’Israël.
Rapidement elle abandonna la sainteté et elle devint la Langue Hébraïque ».
Le jeune Yishuv avait à cœur de majorer le statut social des enseignants, et non
seulement les vivants mais aussi les morts jouissaient d’un rapport respectueux. Ha881
Shimoni, 1995, p. 25.
Ibid.
883
Voir p. ex. Lavi, 2013, p. 165.
884
« Il a rendu son âme », Ha-Tsvi, 01/02/1912.
882
233
Tsvi a participé à cette entreprise culturelle naissante en lui consacrant des reportages
et de collaborer à son enracinement dans la conscience collective. Par exemple à la
mort du maître d’école Mordekhaï Haviv Loubman885, Ha-Tsvi a rapporté qu’il avait
été enterré « avec tous les honneurs », en le dénommant « le sage » et « le surveillant
de l’école »886.
Après l’enterrement traditionnel, tous les habitants de l’implantation ont formé deux
rangées, et parce qu’en terre d’Israël, les orphelins n’accompagnent leurs pères
jusqu’à sa tombe, les élèves de l’école, orphelins de leur père spirituel, ont défilés
entre les rangées des assistants. Chacun est rentré chez soi triste et le cœur alourdi
d’une grande douleur.
885
Mordekhaï Haviv Loubman (1857-1895), fondateur de l’école hébraïque de Rishon Le-Tsion, qui
est considérée comme la première école du jeune Yishuv où les enfants apprenaient la langue hébraïque
directement en hébreu.
886
Dans le monde Torahnique, le surveillant d’une yeshiva, le mashguiah, est un directeur spirituel, et
en général une personnalité charismatique.
234
2.3.6. Mission et conversion
Adrien Hastings estime que le bon côté du nationalisme, qui repose sur des
fondements rationnels, est que l’aspiration à préserver le patrimoine spécifique d’une
tradition particulière s’inscrit dans les « limites d’événements mémorables » dont
l’héritage semble être à présent menacé par des éléments extérieurs887. Dès le départ,
les « limites d’événements mémorables » du nationalisme juif étaient tracées par la
religion, si bien que la conversion était synonyme d’abandon de la nationalité juive.
Déjà au tout début de son activité journalistique, Eliezer Ben Yehuda pensait que sans
l’antisémitisme et sans le conservatisme religieux, les Juifs n’auraient pas été
préservés de l’assimilation888. Le judaïsme orthodoxe avait tenté d’éviter au cours des
siècles les rapprochements de toute sorte entre Juifs et non Juifs afin d’éviter les
risques de détournement religieux889. Les interdits de la loi à ce sujet mettent en
garde contre l’idolâtrie et l’astrologie, et concernent de nombreux domaines comme
l’interdiction de partager un repas avec des idolâtres, de construire une maison à
proximité de la leur ou de recevoir d’eux des soins médicaux. Pendant longtemps de
nombreux législateurs ont considéré la chrétienté comme une forme d’idolâtrie,
sujette par conséquent aux interdits afférents.
Peretz Smolenskin, un des guides de Ben Yehuda, avait adopté une position radicale
contre l’assimilation890, position suivie à son tour par Ben Yehuda. Dès les premières
années de leur parution, les journaux de Ben Yehuda affichaient une ligne hostile à la
Mission chrétienne, fondée sur les interdits orthodoxes, voire même sur les aspects les
plus intransigeants de ces interdits. Comme le nationalisme juif s’appuyait depuis ses
débuts sur le principe d’appartenance religieuse, la lutte contre l’activité de la
Mission, d’origine quasi-religieuse, renforçait en quelque sorte les barrières du
nationalisme.
887
Hastings 2008, p. 39.
« Une question considérable », Ben Yehuda, Écrits, p. 10 : Lang, 2008, p. 559. Voir aussi le
différend entre Ben Yehuda et Jacob Chertok au sujet du secret de la survivance du peuple d’Israël et
des cercles religieux institutionnels.
889
Voir p. ex. le choulhan aroukh, « Yoré déa », lois sur l’idolâtrie, article 138 et ss. (Gantzfried,
1924).
890
Shimoni, 1995, p. 25.
888
235
Ha-Tsvi rapporte qu’un médecin de la Mission de Jérusalem avait demandé au rabbin
en chef sépharade de lui délivrer une attestation confirmant qu’il œuvrait pour le bien
des Juifs, et que cette demande avait été repoussée. Le journal n’hésite pas à partager
avec ses lecteurs la satisfaction que lui a procurée le refus du rabbin : « Nous nous
sommes vraiment réjouis car, comme il nous l’a été rapporté, nous pourrons annoncer
que le rabbin, longue vie à lui, a laissé partir le médecin les mains vides »891.
Eliezer Ben Yehuda estimait qu’il y avait un rapport direct entre l’inertie des
dirigeants communautaires juifs à Jérusalem, qui avait conduit à une grave détresse
économique, et l’implantation de la Mission, qui distribuait des repas aux nécessiteux
et avait ouvert un dispensaire. Voici comment Ben Yehuda décrivait le danger que
représentait à ses yeux la Mission :
Un danger menace la terre d’Israël ! Si les dirigeants sépharades et ashkénazes de
notre communauté ne s’unissent pas pour le repousser pendant qu’il en est encore
temps, s’ils ne se concertent pas pour trouver au peuple d’Israël des moyens de
subsistance, bientôt viendra le jour terrible où les victimes de la faim envahiront les
rues, ce qui attirera sur nous le plus grand des maux, et des mesures infamantes de la
part du royaume, et nous serons, Dieu nous en préserve, menacés de destruction ! Ce
jour n’est pas loin, aussi nos dirigeants doivent-ils prendre des dispositions dès à
présent. Ce jour terrible sera le jour de notre anéantissement ! »892.
L’argument de Ben Eliezer était que les dirigeants de la communauté juive n’avaient
pas pris conscience de l’ampleur de la famine, ou du moins, n’avaient pas réalisé son
danger, « jusqu’à que par hasard arrive la Mission et distribue du pain aux pauvres
d’Israël »893. Alors seulement réalisèrent-ils que « la faim est grande à Jérusalem. Il
faut dire qu’il y a dans notre ville de nombreux pauvres qui manquent de pain, parce
qu’ils n’ont pas d’argent, pas de revenus ».
En général, cette préoccupation des dangers qui guettent le public juif du fait de la
Mission ne rejaillissait pas, dans les journaux de Ben Yehuda, sur la question des
convertis ni sur les nécessiteux qui faisaient appel à la Mission. La critique ne
concernait que les dirigeants, qui n’avaient pas su éviter l’humiliation. Selon un
reportage d’Ha-Tsvi au sujet du nombre de Juifs de Safed qui s’étaient convertis,
891
« Dans le pays », Ha-Tsvi, 04/12/1885.
« Le danger », Ha-Tsvi, 09/03/1888.
893
Ibid.
892
236
l’outrage aurait pu être évité grâce à un meilleur niveau d’éducation nationale et grâce
à un plus grand nombre de sources d’emploi :
Et que feront ces innocents jeunes gens, s’ils n’ont pas de travail, s’ils n’ont pas
d’éducation nationale pour leur rendre leur dignité, et si la misère et l’ignorance les
rendent fous ? Tant que les dirigeants de la communauté ne prendront pas les mesures
nécessaires, tant qu’ils n’utiliseront pas les grandes sommes d’argent versées par
l’étranger, non pour distraire les jeunes mais pour leur fournir travail et éducation,
aucun moyen ni aucune astuce ne parviendront à enrayer les mauvaises actions de
ceux qui dans notre pays tentent de nous nuire.894
Le degré de judéité d’un individu était directement lié au processus de son devenir de
citoyen du Yishuv. Ni le nouveau Yishuv ni Ha-Tsvi ne voyaient d’un bon œil les
mariages mixtes. En 1909, les dignitaires de Rehovot avaient débattu de la judéité de
la femme de Saül Tchernikchowsky895, lequel avait vraisemblablement manifesté le
désir de s’installer dans le pays et d’exercer son métier de médecin dans la colonie :
« Or parmi les feuilles se cache une épine : on dit de lui, Tchernikchowsky, qu’il est
converti ou bien qu’il a une femme non juive »896.
En définitive les dirigeants
décidèrent « d’obtenir des informations claires ; si Tchernikchowsky a été marié à une
femme chrétienne et qu’actuellement, il vit séparé d’elle, alors la raison exige qu’on
ignore cette "erreur de jeunesse". Mais si aujourd’hui encore, il vit avec une femme
non juive, on ne doit en aucun cas accepter qu'il reçoive la citoyenneté de la colonie
juive ».
Ha-Tsvi ajoute alors sa propre contribution à l’interprétation de l’interdit religieux des
mariages mixtes : « Rehovot a donc tranché en quelques heures sur une loi si
importante et si décisive, en statuant que les mariages mixtes sont interdits du point de
vue national religieux ».
Les journaux de Ben Yehuda couvraient avec diligence – en y ajoutant généralement
une dimension émotionnelle négative – les cas de conversion de Juifs en terre d’Israël
894
« Chroniques de la semaine », Ha-Tsvi, 29/05/1896.
Saül Tchernikchowsky (1875-1943), un des plus grands poètes de langue hébraïque, médecin de son
métier. Identifié avec le courant de poésie de la nature. Pendant ses études à l’université de Heidelberg,
il a épousé Mélania Karlovna, aristocrate russe de confession chrétienne.
896
« La question des mariages mixtes a été tranchée à Rehovot », Ha-Tsvi, 12/12/1909.
895
237
et à l’étranger897, et considéraient avec une sévérité outrancière tout comportement
pouvant être interprété comme une imitation de pratiques religieuses non juives,
attitude qui risquait de conduire à l’assimilation ou à la conversion. Par exemple, HaTsvi se plaint que de jeunes Juifs américains « qui veulent toujours ressembler en tout
aux "yankees", afin qu’on ne dise pas d’eux, Dieu préserve, qu’ils sont Juifs, ont aussi
fait la fête et se sont amusés le soir de Noël avec les yankees ». Conformément à ses
habitudes en matière de conversion ou d’imitation du mode de vie des non Juifs, HaTsvi déplore : « Comme ce spectacle est déchirant, et comme il est terrible ! Des Juifs,
qui ne veulent rien savoir des fêtes d’Israël et qui sont indifférents à l’idée même
d’Israël, s’empressent de fêter Noël »898.
Avec un peu moins de rudesse, le journal dénonce l’habitude de Juifs assimilés de
Berlin de fêter à la fois Noël et Hanouka. « Ils veulent être quittes d’un côté comme
de l’autre, à la fois vis-à-vis de la fête nationale, qui est encore nouvelle pour eux et
un peu bizarre parce qu’elle ne fait pas encore partie de leur vie, et vis-à-vis de la fête
étrangère, à laquelle sont liés leurs souvenirs d’enfance et ceux de leurs enfants »899,
explique Hemda Ben Yehuda.
En revanche Ha-Tsvi adresse une critique virulente aux chefs des communautés juives
d’Algérie, car on rapporte que « de nombreux Juifs d’Algérie se convertissent au
catholicisme parce qu’ils sont beaucoup plus soucieux de préserver leur fortune que
l’honneur de leur peuple »900. Fidèle à ses méthodes, Ha-Tsvi considère les convertis
comme des victimes de leur ignorance en matière nationale :
À qui la faute ? Les coupables sont-ils ces pauvres esclaves ? Non, cent fois non ! En
quoi ont-ils fauté et en quoi ont-ils pêché ? Ils ne connaissent rien à rien à Israël, ils
ne savent même pas qui sont leurs Pères, ils ne connaissent ni leur peuple ni sa Torah.
Dans leur enfance, ils n’ont appris de leurs sages que des broutilles et des contes
vains. À l’école, ils n’ont appris que les principes de la religion dans un petit livre
897
Par exemple : « une affligeante rumeur – d’Europe nous apprenons que la fille d’un de nos grands
écrivains a épousé à Rome un Chrétien catholique » (Jérusalem au jour le jour, Ha-Or, 17/09/1912) ;
Compte-rendu de Turquie : « Les Juifs Menahem, Esther, Myriam et Joya se sont convertis à l’Islam »
(« Constantinople », Ha-Tsvi, 29/06/1900). Voir aussi le reportage au sujet d’une jeune fille juive qui,
après avoir immigré d’Égypte à Jérusalem, s’était convertie au catholicisme avant de décéder
prématurément. Sa famille avait alors demandé qu’elle soit enterrée comme juive. « La pauvre enfant :
juive à sa mort, à défaut de l’avoir été de son vivant » (Jérusalem au jour le jour », Ha-Or, 25/07/1910).
898
« Lettres d’Amérique », Ha-Tsvi, 08/02/1910.
899
« Hanouka et Noël », Ha-Or, 10/01/1912.
900
« À qui la faute », Ha-Tsvi, 25/02/1898.
238
tout étriqué, et on ne leur a jamais enseigné un mot d’hébreu. Ils ne savent même pas
que le peuple d’Israël a une histoire, qu’il a une littérature et qu’il a un espoir. Dans la
maison familiale, ils n’ont entendu parler que d’argent et de biens matériels ».
Selon Ha-Tsvi, l’éducation des Juifs d’Algérie n’était pas adaptée à l’époque moderne
parce qu’elle ne portait que sur des sujets sans aucune utilité comme « la bêtise de la
guématria et le nom de la mère du patriarche Abraham, et la raison pour laquelle
Jacob a embrassé Léa », et non sur des sujets tels que « les chroniques d’Israël et
l’intelligence ». De ce fait, les élèves, quand ils parviennent à l’âge adulte, « ne savent
qu’embrasser la main des sages et se conduire comme bon leur semble ; leurs maîtres
leur apprennent à papoter en français, et ils leur enseignent un peu de calcul et un
soupçon de géographie. Voilà à quoi se résume l’éducation de la jeune génération, et
voilà ce qui fera d’eux, quand ils grandiront, des érudits français ! ». Or l’érudition
française des Juifs d’Algérie manque de profondeur. « Si tu penses, lecteur, qu’ils
sont au moins des spécialistes de la littérature française et qu’ils ont acquis toutes les
idées humanistes que la France a apporté au monde, tu fais erreur ». Les Juifs
d’Algérie, selon Ha-Tsvi, sont restés incultes, « ils respectent les commandements
rituels avec componction et contrition », et continuent de craindre les démons :
Ils n’ont acquis que l’apparence des Français, leurs vêtements et leurs coiffures. Aussi
ne sont-ils pas des érudits français mais des singes de Français… Mais moi je ne
comprends pas ce que leur donne de plus cette francité. Pourquoi ces gardiens se
préoccupent-ils tant de la diffuser ? Supposons que là où le Français est la langue de
l’état, on distribue du pain à ses locuteurs. Les gardiens ne comprendraient-ils pas
alors que tout peuple, et qui plus est, le peuple d’Israël, ne vit pas que de pain ? Ô,
bergers d’Israël et gardiens d’Israël, n’entendez-vous donc pas les pleurs de vos frères
expulsés d’Espagne, qui se lamentent parce que vous avez transformé nos enfants en
singes ?901
901
Ibid.
239
3. Déconstruction et construction de fêtes
3.1 Création de fêtes
Les journaux de Ben Yehuda montrent bien à quel point les sionistes eurent tendance
à prendre les fêtes juives et à leur donner une signification nationale, séculaire et
rationnelle902. Dès le début de l'implantation sioniste en Eretz Israël, quand fut
ressenti le besoin d'élaborer de nouvelles festivités et cérémonies, c'est-à-dire
d'inventer une tradition et de créer une "religion civile", on essaya généralement de
repérer sur le calendrier des dates dotées d'un aspect national significatif903. Dans le
cadre de cette conception, une grande partie de l'activité de Ben Yehuda dans
l'organisation du nationalisme juif se focalisa sur le remodelage des fêtes juives.
Un des problèmes inhérents à toute tradition inventée consiste en ce que, d'une part,
elle ne prétend pas présenter une continuité avec le passé et ne peut exister que par un
effort prolongé et une prise de conscience aiguë de son côté créé et artificiel. Mais
d'autre part, elle doit être une tradition authentique, c'est-à-dire recevoir au moins en
apparence l'aval de l'histoire au fait qu'elle participe des courants profonds de la
culture. Pour ce faire, elle doit s'institutionnaliser de manière spontanée et commode,
et son "artificialité" – c'est-à-dire l'énorme effort culturel investi dans son élaboration
et son institutionnalisation – apparaître à ses vecteurs comme un échafaudage qu'on
doit retirer sitôt l'édification terminée904.
Un des moyens les plus courants pour mener des actions de propagande et de culture
par l'intermédiaire d'associations était l'organisation de fêtes et de soirées de lecture,
pendant le chabbat ou les jours fériés, en particulier pendant les fêtes nationales905.
Cela faisait partie du processus de sécularisation et de "nationalisation" de la tradition
902
Shapira 2007, p. 265.
Liebman & Don-Yehiya 1983, Shoham 2012, p. 18.
904
Shoham 2012, p .17. Selon Ouzi Elyada, le concept de « culture populaire officielle » qu'a créé
Yaacov Shavit proche de la notion de Hobsbaum de « culture de masse nationale » et « traditions
moyennes » (Elyada 2015).
905
Sur les fêtes privées d'Eliezer Ben Yéhuda et de ses amis, que Ben Yéhuda a qualifiées
d'« amusements purs », voir Lang 2008, p. 316.
903
240
juive, processus qui s'exprimait entre autre par le fait que des fêtes secondaires, qui
occupaient jusqu'alors une place assez modeste dans le calendrier juif, revêtaient
désormais une importance certaine. Ainsi par exemple Lag baomer906 devint aussi une
fête de l'héroïsme juif (Bar Kokhba) et le Nouvel an des arbres (Tou bichevat) devint
une journée d'identification avec la terre-patrie et la reconstruction d'Eretz Israël.
Mais aucune fête ne bénéficia d'un traitement national aussi intensif que la fête de
Hanouka907.
Dans son nouveau format, Hanouka fut exaltée dans un certain nombre de domaines
et de diverses manières. D'après Even-Zohar908, celles-ci comprenaient l'organisation
d'une nouvelle activité de fêtes "populaires" dans les rues des mochavim (villages
agricoles coopératifs) et d'événements de masse, comme par exemple des
représentations historiques de l'héroïsme des maccabéens909. De même, la rédaction et
la publication de descriptions de la fête910 et l'écriture historique pour enfants sur la
fête ou sur la révolte des Asmonéens.
Dans les écoles, la célébration des fêtes avait un pouvoir rassembleur et formateur, et
leurs revue, dans les journaux de Ben Yehuda, en augmenta la force. L'utilisation de
cérémonies à des fins éducatives est un phénomène connu dans l'histoire des
religions. Des cérémonies telles que le Seder de Pessah ou la messe chrétienne
n'étaient pas seulement destinées à rassembler les communautés de fidèles, mais
également à inculquer à ceux qui y étaient présents les fondements de la foi, par le
biais de la participation à l'événement sacré. L’État-nation moderne sut lui aussi
transformer les nouvelles cérémonies, au travers desquelles il célébrait sa victoire, en
instruments pédagogiques qui enracinèrent dans le cœur des masses les principes
906
La fête du 33e jour de l'omer, période séparant Pessah de Chavouot, la « Pentecôte » juive.
Luz 1984, p. 169.
908
Even-Zohar 1999, p. 266.
909
Laskov 1986, p. 71.
910
La diffusion a été faite par les journaux d'Eliezer Ben Yehuda mais également par d'autres journaux
comme « Halebanon » et « Hamaguid », ainsi que dans la presse enfantine comme « Olam Katan »
d'Eliezer Ben Yehuda. L'objectif selon Bosmat Even-Zohar, était la propagation du nouveau modèle en
Israël et en diaspora, pour créer une impression d'effet amplifié concernant « la nouvelle culture en
Eretz Israël » - l'impression d'une tradition large et admise, qui cachait la réalité de débuts humbles.
Cette mesure a été menée conjointement avec une activité des « Bené Moshé » et vers des orientations
supplémentaires pour modifier la relation à la fête de Hanoukka, qui avait commencé en diaspora.
(Even-Zohar 1999, p. 266, et y voir également leurs positions à ce propos d'Ofek 1976 ; Almog 1982,
p. 91, 127 ; Elboïm-Dror 1986, p. 130, 204).
907
241
fondamentaux de la doctrine nationale911. Ben Amos et Beït-El déterminent un des
premiers principes de ce phénomène dans la distinction entre "enseignement" et
"éducation". D'après eux, on en trouve une des principales expressions dans le "projet
d'éducation nationale", rédigé en 1792 par Rabaut de Saint-Étienne, membre de la
Convention pendant la Révolution française. Il chercha "un moyen sûr permettant de
transmettre de façon immédiate quelques sentiments et impressions, dont le résultat
serait digne de la Révolution". Il affirmait qu'"un tel moyen existe sans aucun doute.
Il s'agit d'événements que les ancêtres connaissaient bien et qui conduisirent à ce que
le même jour et au même moment, tous les citoyens, de tous âges et en tout lieu,
reçurent les mêmes sentiments et impressions, au moyen de tous leurs sens". Ces
événements cérémoniels relevaient de "l'éducation", qui était très sensiblement
différente de "l'enseignement"912.
Ben Yehuda considérait lui aussi son travail d'encouragement de l'esprit national
comme une action qui manqua au peuple dans son lointain passé. Selon Ha-Tsvi ,
même dans l'Antiquité l'esprit national manqua au peule d'Israël et cela l'amena à se
vouer à d'autres Dieux. Même pendant la royauté de David et durant toute la période
du Premier Temple, "Israël et Yehuda manquèrent de ce merveilleux esprit que nous
appelons aujourd'hui l'esprit national, le puissant désir qui pousse tout peuple à
adhérer à sa qualité de peuple, à sa langue, à sa religion, à ses coutumes. C'est pour
cela qu'Israël se voua tout le temps à d'autres Dieux"913. Seuls les prophètes, uniques
en leur genre, "étaient vraiment nationaux et donnaient de leur forte voix et allumaient
des flammes dans le cœur des dévoyés, qui apprenaient des goys et choisissaient leurs
actes". Cette argumentation montre à nouveau comment le nationalisme, qui est sous
de nombreux aspects le remplacement de la religion, est justifié par des arguments
théologiques, et cette fois, par l'argument implicite selon lequel un nationalisme en
bonne et due forme peut éviter au peuple de se tourner vers d'autres Dieux. La
démonstration se fait en s'efforçant de prouver que le nationalisme "fut toujours là"
mais ne reçut pas les honneurs qui lui étaient dus, jusqu'à ce qu'arrivèrent les
Asmonéens, qui surent faire germer ses graines:
911
Ben Amos et Beit El 1998, p. 457. Ils fondent leurs propos entre autre, sur des chercheurs qui ont
étudié le lien entre cérémonies, éducation et nation, comme : Lane 1981 ; Ozouf 1988 ; Mosse 1975.
912
Ben Amos et Beit El 1998, p. 457 ; Baczko 1978.
913
« Le shofar pour Beit Israël – Hannouka, temps de notre libération », Ha-Tsvi 16.12.1887.
242
"L'esprit national" […], se battre pour sa liberté spirituelle et nationale, ne prit forme
dans le peuple d'Israël que du temps des Asmonéens. Les héros fils des Asmonéens
sont de vrais héros nationaux, et la fête que nous avons célébrée cette semaine à la
mémoire de leur héroïsme contre les Grecs est véritablement la fête du temps de notre
liberté. Les héros fervents qui combattirent les Romains et nous laissèrent un nom
glorieux parmi les peuples, sont les élèves des Asmonéens, et tout les fils d'Israël, qui
endurèrent des milliers d'années d'exil et ne se déshonorèrent pas pour rien, sont aussi
des élèves des Asmonéens. Pendant les milliers d'année d'exil, l'esprit national n'a pas
cessé de grandir en nous et de se renforcer"914.
Dans la perspective de Ben Yehuda, la capacité des Asmonéens à faire passer le
nationalisme juif du stade potentiel à celui de l'action transforma la fête qui leur était
dédiée en une fête suprême du point de vue normatif, et ce, contrairement à la
hiérarchie juive traditionnelle des valeurs: "Nous avons donc dit que Hanouka est
notre fête des fêtes. Pessah est la fête de notre liberté matérielle, et Hanouka celle de
notre liberté spirituelle, nationale. Notre première liberté a été donnée au peuple
comme cadeau de fête sans contrepartie, et notre seconde liberté nationale, le peuple
l'a conquise au prix de son sang, et depuis ce jour, il a su honorer sa valeur et lui est
resté fidèle jusqu'à ce jour, et c'est cet esprit que vous adopterez aussi pour les jours à
venir"915. Les opposants ultra-orthodoxes à Ben Yehuda n'ignoraient pas les processus
de structuration de Hanouka comme la fête nationale principale et une gêne certaine
se fit jour parmi les juifs croyants quant au statut de la fête que les sionistes essayaient
de s'approprier. Un des articles critiques les plus virulents, paru dans Ha-Havatzelet,
se plaignait du trop d'importance qu'accordaient Les Amants de Sion à la fête de
Hanouka. Dans sa réponse, Ben Yehuda ne contredit pas l'affirmation concernant la
structuration du statut de la fête, mais préféra diriger les flèches de son ironie sous le
nom de "Tal oumatar" (La rosée et la pluie), en se focalisant sur la question de savoir
si une fête que les nationaux célèbrent selon leur conception, ou mentionnent dans
leurs livres d'histoire, est une raison suffisante aux yeux du Juif orthodoxe pour la
disqualifier:
914
915
Ibid.
Ibid.
243
"J'ai vu l'article du rabbin Taplitski916 dans Ha-Havatzelet consacré à Pourim de cette
année et il en ressort que le Juif véritablement cacher et fervent, fidèle à sa haine des
Amants de Sion, de la Haskala∗, de l'école, du travail de la terre, etc., peut fêter
Pourim comme fête secondaire, mais le souvenir du jour de Hanouka ne l'effleurera
pas, du fait que les historiens917, que leur mémoire soit effacée918, le mentionne dans
leurs livres intitulés 'Histoire d'Israël', tandis que la fête de Pourim sera louangée car
elle n'y apparaît pas. Et ainsi, pour se venger des goys, il faut éloigner tout ce à quoi
ils font allusion919. Nos Sages nous ont enseigné: 'Tout Israël fête Lag Baomer selon
le Choulhan aroukh et selon le Ari (rabbi Yitzhak Luria), de Bonne mémoire. Mais
que ferons-nous du jour que pratiquent aussi les nationaux et les Amants de Sion,
ceux-là même qui, dans les nombreux articles qu'ils publient, accrochent au héros de
la fête l'idée nationale? Nous est-il à nous aussi permis maintenant de le célébrer?
N'y-a-t'il pas là un soupçon de 'Vous ne suivrez point leurs usages…'920?"
La réponse ironique de Ha-Tsvi est basée sur le fait que d'après la loi juive, on peut
disqualifier une certaine conduite uniquement par crainte de séparatisme, du fait
qu'elle est courante chez les goys921, mais on ne peut empêcher un Juif observant de
suivre un certain mode de conduite uniquement parce que des Juifs non observants
ont choisi de s'y conformer.922
Dans une grande partie des descriptions de fêtes publiées par les journaux de Ben
Yehuda, le signe annonçant la fête n'est pas un verset ou une directive halakhique
concernant la fête, mais les changements dans l'apparence de la nature, le vent et la
pluie, les arbres ou l'apparence des montagnes923. On trouve les racines de cette
916
Yaacov Taplitsky (1878-1934) était un juriste et un écrivain hébraïsant en Russie.
(Yiddish) Les historiens. (Le même mot signifie également l'instruction.)
918
Initiales : Que leur mémoire soit effacée. L'attitude ironique aux historiens en tant que prêtres du
paganisme.
919
« Question » Ha-Tsvi 17.5.1895.
920
Ibid. (Lévitique 18, 3).
921
Voir par exemple chez Maïmonide, Michne Torah, le livre de la science, paragraphe 11 – Les règles
du paganisme et les lois non-juives : « Vous ne suivrez pas les lois des non-juifs, et vous ne leur
ressemblerez ni par l'habillement, ni par la barbe, etc. : « comme il est dit : « N'adoptez point les lois
des non-juifs » (Lévitique, 20, 23) et il est dit « Et leurs pratiques ne les imitez pas (Lévitique, 18, 3), et
il est dit « Prends garde de te fourvoyer sur leurs traces » (Deutéronome 12, 30). Il met en garde contre
une seule chose : qu'il ne leur ressemble pas – mais qu'il soit l'Israélien différent d'eux et reconnu par
son vêtement et par le reste de ses actes, comme il se différencie d'eux par sa science et ses opinions.
Ainsi, il dit « Et je vous ai séparés d'avec les peuples » (Lévitique 20, 26).
922
Sur Ha-Tsvi et la presse orthodoxe, voir Elyada 2015, p. 122-124.
923
Voir ici par exemple dans le paragraphe consacré à Tou Bishevat, où sont décrites les montagnes
immaculées.
917
244
approche au début de la Haskala, par exemple dans la poésie que publia
Hameassef924.
La fréquence des emprunts faits à la théologie juive au profit du calendrier national
variait d'une question à l'autre. Tandis que la cérémonie des plantations à Tou
bichevat, par exemple, était une totale novation et seul le choix du moment provenait
de la théologie, les festivités de Pourim et de Hanouka n'étaient qu'une novation
partielle, et les livres d'école étaient plus proches de la source théologique, chacun à
sa manière925. Les contraintes imposées au nationalisme dans son usage du medium
juif limitèrent l'idée européenne au point d'en faire un format permettant de structurer
les énoncés et les fêtes juives. D'une manière quelque peu paradoxale, les résidus de
la théologie essentielle demeurée enfouie – sans aucune véritable intention – dans les
signes juifs, comme conséquence des contraintes du genre, devinrent progressivement
la colonne vertébrale de la plaidoirie pour le nationalisme. Celle-ci pouvait être
formulée contre toute personne qui osait prétendre – comme la possibilité évoquée par
Uri Ram – que l'on peut déconstruire le nationalisme et le révéler comme pratique
discursive, comme identité dépourvue d'essence926. Les résidus tronqués de "la chose
même" (allumage des bougies pendant les cérémonies nationales de Hanouka; les
élèves des écoles publiques déguisés à Pourim; les beignets et les "oreilles de
Haman", autant d'éléments secondaires et moins secondaires que le nationalisme
s'était entièrement appropriés) devinrent les ceintures de béton souterraines qui
reliaient entre eux les fondements théologiques et les fondements nationaux et
empêchaient l'effondrement du nationalisme, comme simulacre, dans sa source
théologique.
Anderson établit, certes, que le nationalisme dépend du développement d'une nouvelle
conception du temps927, mais comme l'a précisé Foucault, l'écriture moderniste est un
jeu de signes organisé d'après la nature même du signifiant plutôt que d'après son
924
Tsemah Tsemarion conclut qu'il y a deux principaux thèmes juifs dans le poème « Hameassef ». La
foi et les fêtes juives. La foi est souvent réveillée par la nature (Tsemarion, 1987, p. 111).
925
Voir des exemples détaillés ici selon les chapitres concernant Tou Bishevat (3.5), Hanoukka (3.4) et
Pourim (3.6) ainsi que le chapitre consacré aux livres scolaires pour enfants.
926
Ram 2006, p. 69.
927
Anderson 2000, p. 2. Plus cela touche la perception du temps comme l'histoire, plus il semble que le
nationalisme juif est parvenu à répondre à ce critère.
245
contenu signifié928. Ceci, entre autre, dans le cas de Ben Yehuda, car tout rapport à la
tradition, même guidé par des motivations libérales et progressistes, comporte
nécessairement une part quelconque de conservatisme ou même de soumission à
l'autorité929. Preuve en est que sa conception du temps se basa sur le cycle de l'année
hébraïque.
Les cultures se différencient les unes des autres par les modes métaphoriques selon
lesquels le temps y est représenté930, mais les limites imposées par la nature du
calendrier hébraïque et par le système de la culture théologique empêchèrent les
nationaux d'étendre leur "marchandise" culturelle au-delà des secteurs et des
signifiants auxquels les Juifs avaient été habitués par le judaïsme rabbinique. Ben
Yehuda combattit même parfois les tentatives réformistes pour changer ce
calendrier931. Les nationaux réussirent toutefois à établir quelques exceptions aux
temps théologique: les fêtes nationales, surtout celles de Pourim et Hanouka,
pouvaient se tenir à l'approche de la date hébraïque et non nécessairement à ce
moment précis (de toute manière ces fêtes, même si elles avaient lieu en leur temps,
n'avaient pas toujours la valeur élevée d'un précepte religieux). Qui plus est, les
nationaux tentèrent de fonder diverses fêtes comme "fête de l'hébreu"932, mais la
plupart d'entre elles n'étaient pas ancrées dans le calendrier hébraïque et elles ne
résistèrent pas à l'épreuve du temps.
C'est ainsi qu'échoua également la tentative faite par Ben Yehuda pour changer, à
partir de 1883, la méthode de décompte des années: au lieu de commencer à la
création du monde, d'après la croyance juive, commencer à l'année de la destruction.
Ce décompte "depuis notre exil", ou "depuis la destruction", ou "depuis la destruction
de notre Temple"933, dans lequel on peut constater une conception du temps différente
correspondant à la définition d'Anderson, apparut des années durant dans les journaux
928
Michel Foucault, Qu'est-ce qu'un auteur? (version hébraïque), 2005, p. 26.
Lévy 2006, p. 82.
930
Kitayama and Cohen 2010, p. 679.
931
Par exemple, remplacer le jour du chabbat comme jour du repos hebdomadaire par le dimanche :
« Effervescence dans le judaïsme », Ha-Tsvi , 26.10.1909.
932
Par exemple : « La fête de l'hébreu à Jérusalem », « Ha-Or », 7.11.1910.
933
L'année de la destruction du second Temple a marqué chez Eliezer Ben Yehuda et ses amis
également le départ en exil. Des livres d'histoire qui ont été écrit (par exemple, Histoires des enfants du
premier et du second Israël par Eliezer Ben Yehuda), on peut déduire que la période de la diaspora à
commencé suite à la destruction totale qui s'est produite après la révolte de Bar-Kochba (en 135),
(Even-Zohar 1999, p. 269).
929
246
de Ben Yehuda934. En 1917, Ben Yehuda et sa famille le remplacèrent par un nouveau
décompte "depuis la déclaration Balfour", toujours d'après le principe de la liberté
politique935.
934
En France aussi une tentative semblable de changer le système calendaire a échoué. Les conceptions
rationnelles que l'Etat essayé d'imposer, ainsi que les intellectuels et les fonctionnaires, ont semé en eux
de si grands espoirs depuis 1789, qui se sont fracassés face au roc inflexible des dirigeants, traditions,
croyances religieuses et fidélités, ou langues régionales ou locales. Cette tentative était certainement la
rationalisation la plus ambitieuse de la révolution. Les mois ont été changés et ont reçu de nouvelles
appellations et la semaine traditionnelle de sept jours est devenue « la décade » de dix jours. Le
calendrier révolutionnaire n'a jamais réellement fonctionné et il a été officiellement abandonné par
Napoléon à la fin de l'année XIV (1806), (Doyle 2006, p. 107). La sensation de rupture totale avec le
passé, qui est symbolisée par le changement de calendrier, est, selon Anderson une sorte de « brèche
dans la continuité de l'histoire ». D'autres révolutionnaires nationalistes ont également tenté de définir
une nouvelle ère dans d'autres pays, comme José Maria Morelos y Pavon au Mexique (Anderson 2000,
p. 229).
935
Even-Zohar 1999, p. 273.
247
3.2 Les Jours redoutables
La tradition juive du Jour de l’an et de Kippour ne comportait pas de héros comme
Judas Maccabée et la reine Esther, des figures susceptibles d’être transformées en
héros nationaux. Il n’y avait pas non plus de moyen de les rattacher à quelque rite
national à caractère agraire. Le seul capital culturel que Ben Yehuda ait réussi à
exploiter dans les jours redoutables en vue de la construction nationale consistait,
semble-t-il, en la description de l’atmosphère de la fête et de l’expérience des fidèles
en prières ainsi qu’en une réinterprétation des prières et des textes des Jours
redoutables.
Selon la religion juive, c’est au Nouvel an (le 1er et 2 Tishri) que le destin de
l’individu est décidé et c’est à Kippour (le 10 Tishri) qu’il est scellé. En ces jours-là,
Dieu décide qui vivra et qui mourra au cours de l’année qui commence et comment
chacun vivra ou mourra. Dans les communautés juives, ces solennités sont perçues
comme des jours saints et redoutables, des jours angoissants et purificateurs. Cette
atmosphère particulière est bien rendue par le poème liturgique U-netanneh toqef
(«Que l’on rende honneur à la sainteté de ce jour…»), chanté lors des offices du
Nouvel an et de Kippour :
Comme devant le berger qui recense son troupeau. Et, de même qu’il le fait passer
sous la houlette et examine tout le bétail, ainsi, Éternel, nous comptes-tu et nous
examines-tu. Pour chaque créature qui défile devant Toi, Tu fixes la durée de son
existence et les circonstances de sa destinée qui ne dépendent pas de sa volonté. Au
jour du Nouvel an, notre sort est consigné. Au jour du jeûne de Kippour, notre sort est
scellé.
Il est alors décidé qui d’entre les créatures disparaîtra pendant l’année et qui viendra
au monde, ceux qui pourront vivre et ceux qui devront mourir, ceux qui seront au
terme de leur existence et ceux à qui il reste encore du temps à vivre. Tu détermines
si les uns mourront par le feu et les autres par les eaux, ceux qui seront frappés par la
guerre ou emportés par des calamités : la famine, le tremblement de terre ou la
maladie. Tu établis qui jouira d’une existence paisible, heureuse et digne, sera honoré
et prospère et qui connaîtra les tourments de l’errance, des épreuves, de l’humiliation
248
et de la misère.936
Le sentiment collectif qui règne durant ces saintes journées937 qui, d’après
l’enseignement de la religion juive, sont décisives pour la destinée de chacun, Ben
Yehuda les perçut comme un capital culturel symbolique qu’il était loisible de
recycler dans une optique nationale selon un certain point de vue dont il sera question
ci-dessous. Pourtant il semble s’être distancié des sentiments d’angoisse et de terreur
qui constituaient une composante centrale de l’atmosphère prévalant lors des Jours
redoutables. Cette coloration particulière de la fête était moins opératoire pour
façonner une société juive débarrassée des angoisses de l’exil.
En général, les journaux de Ben Yehuda ignoraient délibérément les prières, leur
contenu et leur signification comme par exemple la dimension de l’intronisation de
Dieu le jour du Nouvel an938. Ils s’intéressaient plutôt à la description de l’aspect des
fidèles ou du temps qu’il faisait pendant ces fêtes à Jérusalem. De nombreux
reportages portant sur des sujets importants commencent par des considérations
météorologiques. Il n’est pas impossible que cette fixation sur le temps qu’il faisait
servait de contrepoids à l’atmosphère d’angoisse et de terreur qui affectait le paysage
humain de Jérusalem avant et pendant les Jours redoutables.
Parfois les reportages de Ben Yehuda mettaient les menaces et la puissance de la
nature en balance par rapport à la terreur inspirée par l’imminence du Jour du
jugement. C’était en quelque sorte une autorité qui concurrençait la terreur sacrée et
qui la supplantait en quelque sorte dans leur capacité à influencer l’atmosphère
collective, comme par exemple lorsqu’un soleil clément remplaçait des pluies
torrentielles. Même si la mention des données climatiques n’était pas une chose
936
Ce poème liturgique est récité lors de la prière additionnelle des deux jours du Nouvel an et de
Kippour, surtout dans les communautés ashkénazes. Il est attribué à Rabbi Amnon de Mayence, mais
cette attribution ne fait pas le consensus parmi les spécialistes. On le chante pendant la répétition de la
prière par le ministre-officiant et il est inséré dans la troisième bénédiction dite Qedushah
«sanctification». Il commence par une description effrayante de ce qui se passe dans le ciel le jour du
Nouvel an. Elle n’est pas sans rappeler les descriptions eschatologiques du jugement dernier que l’on
trouve dans la Bible. Le poème se poursuit par une description du caractère éphémère et infime de
l’être humain, comparé à la puissance éternelle de Dieu.
937
L’expérience collective est une des composantes de l’identité juive. Ella Belfer conçoit le judaïsme
comme une idée incarnant la foi et la vision du monde des Juifs conçus comme un ensemble humain
bien délimité dont les membres sont liés les uns aux autres comme en un bloc unique. Cette conception
repose sur une tension dialectique dans la définition de l ‘essence : le vécu collectif, les circonstances
de l‘histoire et la conception du monde et de la divinité constituent ensemble le fondement de la
définition de l’identité (Belfer 2004 : 11).
938
Ben Maimon 2009.
249
nouvelle dans la presse hébraïque, il semble que chez Ben Yehuda, elle ressortissait à
la volonté de façonner à travers des descriptions météorologiques pompeuses une
sorte de sphère émotive publique, influencée par «le cadre naturel»939 et par les forces
de l’univers. Vraisemblablement, l’idée latente derrière cette équation potentielle
entre Dieu et la Nature visait à diluer le sentiment de tension et d’angoisse et à le
vider de cette peur du verdict d’un Dieu un et exclusif.
La description d’un temps clément et l’évocation « du repos et de la gaieté» pour les
habitants de Jérusalem dans l’exemple ci-dessous reflètent la volonté de susciter un
sentiment collectif juif alternatif pour les jours redoutables : pas seulement la terreur
d’une communauté inquiète du verdict que le souverain de l’univers a décrété sur son
compte, mais la jovialité festive d’un public éclairé qui ne se laisse pas intimider en
ce jour de réjouissance. Ben Yehuda préférait écrire un reportage édulcoré. La
description des pluies torrentielles supplantées par un soleil clément constitue peutêtre une analogie des craintes superflues suscitées par le jugement redoutable que Ben
Yehuda compare à un amoncellement de vaines appréhensions dans le domaine
théologique :
Les Hiérosolymitains ont passé ces deux jours du Nouvel an dans un mélange de paix
et d’allégresse. Au début tout le monde avait un peu peur que la forte pluie, qui s’était
abattue sur Jérusalem la veille du second jour, ne se poursuive dans la journée du
lendemain. Mais ce n’était qu’une vaine appréhension et la fête de l’année940 se
distingua par son atmosphère plaisante avec un léger soleil clément et des nuits
claires et agéables941
Qui sait si la tendance de Ben Yehuda à évoquer des questions climatiques,
notamment dans ses reportages sur la fête, ainsi que le rapport qu’il établit entre les
descriptions de la nature et des questions sociales, ne sont pas influencés par la
«théorie des climats». Selon Yaakov Shavit, l’un des facteurs de l’émergence de cette
théorie était le besoin de fournir une explication historique et pragmatique, sans
rapport avec des affirmations théologiques, aux processus de développement et de
939
Dans L’Esprit des Lois, Montesquieu évoque l’influence du «milieu naturel» (le climat et la nature
du sol) comme un système de facteurs physiques exerçant leur impact sur la sensibilité et sur les modes
de vie. Il fait souvent référence aux conceptions de la théorie des climats développée par les Grecs à
l’époque hellénistique (Shavit 1998 : 397)
940
Il faut tenir compte du fait que dans la terminologie de Ben Yehuda, Rosh Ha-Shanah «Jour de
l’an » est désignée comme Hag ha-Shanah «Fête de l’année».
941
«Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 7 octobre 1910.
250
transformation sur la scène de l’histoire et à la multitude variée des phénomènes
humains dans l’espace942. Shavit fait remarquer que cette école a spécialement insisté
sur l’influence du climat sur les types de société et les régimes politiques.
Herder943 et après lui d’autres penseurs d’inspiration romantique ont mis en évidence
l’influence du «milieu naturel» non pas seulement sur les modes de vie et
l’organisation humaine, mais aussi sur le tempérament de la nation, sur son génie, sa
langue, ses actions etc. Shavit ajoute cependant que le facteur climatique ne fut pas
toujours reconnu comme un déterminisme absolu. L’historiographie du XVIIIe et du
XIXe siècle donne beaucoup d’importance à la volonté de créer et aux talents innés de
la société grâce auxquels celle-ci est capable de relever les défis lancés par le milieu
naturel ou par les «caractéristiques de la race». La volonté de créer ou les capacités
mentales varient selon les cas et produisent des types de société et des contenus
culturels différents944. Dans le cas qui nous occupe, la description du climat clément
suggère aux Juifs orthodoxes anxieux qu’ils doivent aspirer à une harmonie émotive
avec la nature.
Comme de coutume, les journaux de Ben Yehuda parlaient plus volontiers du respect
ou du non-respect de Kippour à l’étranger que d’un sujet aussi peu serein que la
nécessité d’honorer et de reconnaître l’essence religieuse de Kippour en Terre d’Israël
ou le devoir de refléter l’activité religieuse avant et durant cette solennité. Dans un
article intitulé «Kippour n’est pas une fête !», le journal Ha-Or rapporta qu’à Kippour
un tribunal russe avait exempté des témoins juifs de leur devoir de témoins :
À Saint-Pétersbourg se tenait à Kippour un procès avec une mise en demeure de
payer. Les témoins étaient juifs et l’avocat nommé Dubosarsky l’était aussi. Il avait
participé à des procès relatifs aux pogromes. L’un des témoins ne se présenta pas au
942
Les explications de ce genre commencèrent à se répandre dans les débats historiques du XVIIIe
siècle sous l’influence de Montesquieu et d’autres auteurs et elles furent intégrées à l’historiographie
des Lumières allemandes au point de devenir un élément central de la philosophie de Herder, du
romantisme et du positivisme (Shavit 1998 : 397).
943
Johann Gottfried Herder (1744-1803), philosophe et théologien allemand, fut l’un des maîtres à
penser des Lumières en Allemagne. Il s’occupa de la philosophie de l’histoire et de la civilisation.
L’intérêt de Ben Yehuda pour l’interprétation du capital culturel juif continue dans une certaine mesure
le chemin tracé par Herder. Le philosophe allemand se pencha sur la question de l’origine des langues
et s’occupa aussi de l’exégèse des textes saints du christianisme dans une perspective qui s’attachait à y
retrouver des mobiles nationalistes, culturels et psychologiques. Il préférait ces aspects à ceux qui
insistaient sur la figure de Jésus. On lui doit des recherches sur la Bible et sur le génie hébraïque à
l’époque biblique. Il semble avoir influencé l’école de la critique biblique.
944
Shavit 1998 : 397.
251
tribunal après avoir envoyé un message où il s’excusait de son absence en expliquant
que c’était Kippour, la solennité la plus importante des solennitéss pour les Juifs. Les
deux autres témoins qui comparurent expliquèrent qu’en ce jour, ils ne pouvaient
prêter serment, car la fête les en empêchait. La partie plaignante consentit à exempter
ces Juifs de témoigner ce jour-là en argüant du fait que Kippour n’était pas une fête.
Bien entendu, la motion de la partie plaignante fut acceptée945.
Dans le nouveau Yishuv on ne respectait pas toujours scrupuleusement la sainteté du
jour de Kippour. Les nouveaux immigrants hésitaient sur la conduite à suivre par
rapport à cette fête, tant du point de vue personnel qu’au niveau public. Ben Yehuda
lui-même, qui ne respectait plus les commandements, mais honorait le statut des fêtes
comme un capital symbolique, annonça: «La veille de Kippour le journal Ha-Or n’est
pas paru. Par fidélité au principe selon lequel les jours de fêtes sont fériés, nous
n’avons pas non plus publié Ha-Or le dimanche matin»946.
De cette explication il résulte que la suspension des activités les jours de fêtes n’allait
pas de soi pour Ben Yehuda et que la décision qu’il adopta finalement de ne pas
publier des journaux ces jours-là n’était pas la seule option envisageable. D’un autre
côté, il est possible que devant les attaques que lui valurent ses affronts à la religion
juive947, Ben Yehuda tenait à souligner le fait que ses journaux n’étaient pas publiés
les jours de fêtes religieuses juives.
Dans les rites saisonniers tels que Kippour, la société aiguise sa conscience d’ellemême. Moyennant quoi, l’individu développe la vision qu’il a de lui-même. Celle-ci
se rapproche d’une introspection globale, cosmique, avec beaucoup d’autres entités,
visibles ou invisibles, à l’arrière-plan948. Dès le début de son existence, le journal HaTsvi essaya de promouvoir une telle perception de soi, notamment en s’intéressant au
statut des Jours redoutables comme une occasion pour la nation de se remettre en
question à travers des débats portant sur ce que cette année nouvelle réservait à la
nation. Pour ce faire, Ben Yehuda exploitait avec une dextérité extraordinaire des
concepts théologiques tirés de la liturgie des Jours redoutables et les transposaient sur
le plan national. Le passage en revue des crises qui s’annoncent pour la nouvelle
945
«Nouvelles diverses», Ha-Or, 8 novembre 1910.
«Les trois jours de Kippour», Ha-Or, 23 septembre 1912.
947
Voir les nombreux exemples rassemblés par Yossef Lang (in: Lang 2008).
948
Shlomo Deshen, in: Shoked et Deshen 1988: 69.
946
252
année ne concernent que la collectivité, reléguant au second plan l’introspection
individuelle et la remise en question de soi, le remords et le repentir personnel qui
font partie des valeurs de cette fête juive.949 Ainsi l’année juive met le cadre de son
calendrier à la disposition de la nation pour qu’elle puisse l’utiliser à des fins
psychologiques collectives.
«Au jour du Nouvel an, notre sort est consigné. Au jour du jeûne de Kippour, notre
sort est scellé»950. Frères israélites de tous les pays, pourquoi? Qui sait? Les cris se
sont-ils tus? Les persécutions ont-elles cessé? La haine est-elle épuisée? Le Royaume
du Mal disparaîtra-t-il de la terre?951 Ah, qui sait? Israël prêtera-t-il attention? …
Comprendra-t-il les allusions que les événements lui mettent sous les yeux? Rendra-til la pareille à qui le frappe?952 Cessera-t-il d’être humble et infime à ses propres
yeux? Cessera-t-il d’aimer les nations et leurs dirigeants? Dirigera-t-il son cœur vers
le Saint d’Israël et vers ses saints? Ah, qui sait? Nous avons vu des signes ambigus.
Voici que dans les pays du Septentrion les mesures prises à notre encontre se
renouvellent chaque jour. Voici qu’à Bucarest s’est tenu un nouveau rassemblement
antisémite. Et bien que les prophètes de la paix protestent contre ce rassemblement et
disent: «L’antisémitisme a échoué à tout jamais», nous, nous ne répondons pas à ces
quolibets à haute voix. Pour nous, le moindre nuage est annonciateur d’orages953.
Mais nous avons vu aussi le saint pontife se dresser pour défendre Israël par des
paroles sublimes et fermes qu’on n’avait entendu proférer par un chrétien jusqu’à ce
jour. Et c’est pour nous un bon signe! Nous avons vu le Satan954 antisémite jubiler en
949
«Le jour du Nouvel an, tous les habitants de l’univers passent devant lui en masse» (Traité Rosh HaShanah 1b). C’est-à-dire que la Providence divine s’intéresse à tout un chacun en particulier.
950
Adapté de la prière U-netanneh toqef récité au Nouvel an et à Kippour.
951
«Car tu feras disparaître le Royaume du Mal de la terre» (prière de la ‘Amidah du Nouvel an et de
Kippour. Sur le concept de «Royaume du Mal» et sur sa fonction dans la théologie politique juive, voir
Lavi 2011: 118-120.
952
Paraphrase d’Isaïe 9: 13: «Le peuple ne revient pas à celui qui le frappe, Et il ne cherche pas
l'Éternel des armées».
953
I Rois 18: 44: «Voici un petit nuage qui s'élève de la mer, et qui est comme la paume de la main
d'un homme».
954
Ben Yehuda compare l’antisémitisme à Satan, symbole du Mal absolu. En fait, il conçoit
l’antisémitisme — phénomène répandu dans l’espace à travers un grand nombre d’événements —
comme une figure concrète et incarnée, quoique sous une forme imaginaire. Satan, le Mal absolu,
s’oppose au Bien absolu qui est le peuple d’Israël. Cette utilisation du symbole du Mal absolu comme
un ennemi commun est en mesure de consolider l’unité de la nation et l’identité nationale. Il s’agit du
recyclage d’un concept théologique dans une perspective nationale Dans la Bible, la première
occurrence du mot «Satan» signifie «obstacle» («Et l’Ange de l’Éternel se posta sur le chemin pour lui
faire obstacle», Nombres 22: 22). Puis le mot se mit à signifier «ennemi» («L’Éternel suscita un
ennemi à Salomon en la personne de Hadad l’Édomite», I Rois 11: 14). Dans les livres de Job, de
Zacharie, des Psaumes et des Chroniques, Satan est personnalisé. En Samuel II il est présenté comme
«l’ange exterminant le peuple» qui sème la mort. Le sens étymologique de Satan est «adversaire». Le
Satan est mentionné dans le Talmud et le Midrash qui le décrive comme un ange accusateur. Mais c’est
dans le livre de Job qu’on trouve le plus grand nombre d’évocations du Satan. Le chapitre 1 de ce livre
253
France et nous en fûmes consternés955.
En fait Ben Yehuda a transposé des éléments théologiques juifs et les a recomposés
dans le cadre d’un texte journalistique non religieux. La transposition d’éléments
théologiques des prières des Jours redoutables moyennant leur réélaboration dans un
texte non-religieux de la scène journalistique crée un continuum en partie religieux,
du moins en apparence. Dans certains passages, le texte journalistique nationaliste se
recoupe avec le texte théologique. Ce chevauchement entre deux types de texte aide à
estomper l’idée qu’il s’agit en fait de la coexistence de deux domaines culturels bien
différents et sans rapport l’un avec l’autre. Ces deux domaines sont la source
théologique et le domaine théologico-politique dont les composantes centrales
dérivent du domaine théologique. Les expressions religieuses qui sont isolées de leur
contexte théologique apportent avec elles dans le texte théologico-politique où elles
sont insérées une série d’échos des livres de prières et confère une forte connotation
théologique au nouveau texte et à la scène journalistique qui l’abrite956.
Dans le même numéro, le journal Ha-Tsvi choisit de citer les passages suivants de la
prière du Nouvel An pour élaborer une sorte de Midrach à caractère national:
Un cri fait tressailler le tombeau plus sec que le roc quand les morts aux ossements
desséchés feront retentir leur voix de la poussière: ‘Voyez l’étendard sur les monts et
la voix du shofar qui retentit dans le pays pour susciter un chant chez ceux qui sont
privés de voix’957.
Le «Midrach» que le journal Ha-Tsvi fait de ce passage évoque la résurrection d’une
nation morte, le corps métaphorique du peuple juif
dont les ossements reposent dans la tombre depuis près de deux-mille ans; ils sont
recouverts d’un monceau de poussière et une pierre recouvre l’entrée du sépulcre et
cette pierre est une épitaphe, l’épitaphe de la mémoire.
décrit le dialogue entre Dieu et le Satan à la suite duquel commencent les histoires de Job. Les rabbins
du Talmud ont composé un certain nombre de prières contre le Satan. Dans l’une d’elle qui conclut la
prière il apparaît comme «le Satan exterminateur» et dans la prière à réciter avant un voyage, on lit la
requête suivante: «Puisse le Satan ne pas dominer l’œuvre de ses mains ni l’œuvre de nos mains». Sur
d’autres utilisations de la figure du Satan dans la théologie politique, voir Lavi 2011: 82-85.
955
«Chronique de l’étranger», Ha-Tsvi, 29 octobre 1886.
956
Sur l’insertion d’expressions religieuses dans un texte national et théologique et sur la ressemblance
de ce procédé avec le procédé du centon dans le poème liturgique, voir Lavi 2011: 56.
957
Extrait de la prière additionnelle du Nouvel an.
254
On aurait tort de penser que ce mort est endormi à tout jamais, promet le journal HaTsvi, en interprétant les paroles de la prière comme une vision de la résurrection de la
nation:
La cendre se met à fourmiller et à se remplir de vie. Et quelle est cette aridité
surgissant du roc pesant posé sur le tombeau? Est-ce que vraiment les morts aux
ossements desséchés feront retentir leur voix de la poussière? Non, Israël n’est pas
mort, il n’est ni défunt ni détruit! Il est seulement endormi, un sommeil glacial s’est
emparé de lui. Et tandis qu’il est couché tel une pierre que personne ne renverse, on
l’a mis au tombeau et on a entassé de la poussière sur lui, et on a placé sur lui une
pierre. Pourtant il respire encore et voici qu’il bouge et revient à la vie. Ses poumons
revivent et sa poitrine monte et descend, la poussière qui recouvre son tombeau se
déplace et se meut, l’air qui était comprimé dans l’espace confiné du tombeau s’est
mis lui aussi à bouger et il peut à présent sortir au grand jour de dessous le rocher.
Aussi nos oreilles entendent pour ainsi dire un cri!958
Ces formules tirées des sources étaient donc exploitées subtilement pour convoyer un
message nationaliste en vertu d’une technique exégétique qui ressemble à
l’herméneutique du Midrash. Ce recyclage s’effectue sans contredire le sens littéral,
fournissant un bon exemple de l’art consommé avec lequel Ben Yehuda utilise le
commentaire pour manipuler la culture. Pourtant, il ne retient qu’une partie du sens
impliqué par cette interprétation lorsqu’il se concentre sur la question de la
résurrection nationale et laisse de côté la résurrection des morts et de l’être humain.
La question de la résurrection était capitale dans la formulation de l’identité sioniste.
Ella Belfer qui a étudié le thème de l’identité dans la pensée sioniste a écrit que d’une
part, on y voit s’exprimer une force historique et une combinaison spéciale de révolte
et de résurrection, de réalisme politique et de dévotion visionnaire, et que d’autre part,
on y voit se mêler des conceptions contradictoires concernant l’essence, la nature, les
objectifs et les influences de la résurrection nationale. Et cette résurrection, au lieu de
créer une identité nationale, devint une pierre d’achoppement dans la dialectique
lourde de tensions entre la détermination d’une identité spécifique et la révolution
normalisatrice. Belfer ajoute que de nombreuses idées du sionisme s’exprimèrent non
958
«Nous avons entendu le son du shofar», Ha-Tsvi, 29 octobre 1886. Dans cette description, le corps
de la nation est imaginé comme un homme en train de se réveiller d’un sommeil prolongé. Dans
d’autres textes, Ben Yehuda compare la nation au corps d’une femme et l’exemple typique en est la
figure de la reine Esther. Voir le chapitre 3.6 sur la fête de Pourim.
255
pas à travers le dépassement de la rencontre traditionnelle entre le «sacré» et le
«profane», mais à travers l’annulation de leurs contenus ancestraux et la recherche de
systèmes alternatifs de contenus sacralisés959. Le principe de l’instauration de
systèmes alternatifs créés par Ben Yehuda en cette circonstance et en d’autres
circonstances consistait à laisser en place des mécanismes théologiques liés à la
rédemption et à l’eschatologie, à les développer dans leur rapport avec la nation et
l’annulation de leur validité moyennant le dépassement systématique de leur
dimension individuelle. Ce qui était quelquefois tourné en ridicule parce que trop
diasporique et inintéressant pour la personne individuelle, devint une valeur nationale
constitutive pour la collectivité.
Dans l’extrait du reportage que nous venons de citer, et même dans les parties du
texte qui préservent tel quel le discours quasiment théologique, Dieu, qui est le
protagoniste, n’est pas mentionné. Comme nous le disions ci-dessus, les citations des
sources sont préservées telles quelles, mais elles sont isolées de leur contexte original
et réinterprétées dans un sens nouveau. Les concepts de l’original sont la seule chose
qui soit maintenue, mais seulement dans leur dimension de signifiants960, avec leurs
résonnances théologiques anciennes où brille pour ainsi dire la lumière globale du
signifié original. Celui-ci est extrait du signifiant et évacué au dehors. Les restes de la
lumière du signifié ancien environnent la signification renouvelée et sanctifient pour
ainsi dire à leur façon le signifié nouveau. À une époque où l’interprétation du
judaïsme orthodoxe perdait du terrain et était perçue comme moins pertinente dans la
vie quotidienne de groupes de plus en plus étendus, la conscience était rongée par un
besoin latent de signification et d’interprétation. Il s’agissait d’espérer que
l’interprétation non seulement éclairerait le verset, mais aussi l’existence actuelle à
travers celui-ci. Le vide créé par l’évacuation du signifié théologique original aspire à
se remplir d’un sens auquel Ben Yehuda semble pourvoir grâce à sa connaissance
approfondie des sources juives.
La façon dont Ben Yehuda aborde les textes juifs canoniques, parmi lesquels les
versets bibliques et les formules de la prière, et notamment de la prière des Jours
redoutables dont il a été question ci-dessus, consistait à les charger d’une signification
rédimante qui reflétait la conception globale selon laquelle l’autre signification
959
960
Belfer 2004: 29.
J’emploie ces mots dans un sens saussurien, c’est-à-dire comme les deux composantes du signe.
256
véhiculée par eux, naguère encore considérée comme canonique, résultait d’une
perception erronée de la réalité. Cette attitude concorde avec celle d’un auteur comme
Schleiermacher, qui pensait que l’humanité avait une perception naturellement
erronée de la réalité et que par conséquent elle avait besoin de l’herméneutique, qui
est l’art de remédier à une compréhension inexacte.
Hanoch Ben Pazi fait remarquer qu’il y a quelque chose de surprenant dans l’idée de
Schleiermacher selon laquelle l’herméneutique constitue une sorte d’art. Et il se
demande quel est cet art. Cela signifie qu’avant que l’on prétende parler de la
discipline herméneutique comme l’interprétation des textes saints ou de tout autre
texte, il faut la considérer en premier lieu comme une faculté cognitive qui n’est pas
seulement liée aux textes. Quelle est cette compréhension qu’on peut décrire comme
une action herméneutique ou comme un corollaire de celle-ci?961 Quand nous
souhaitons nous référer à l’herméneutique comme à un art, dit Schleiermacher, il ne
faut pas la considérer comme un domaine général de compréhension, mais comme
une pluralité de champs herméneutiques distincts et différents les uns des autres qu’il
est possible de délimiter selon le type d’interprétation qu’ils requièrent962.
En utilisant les catégories établies par Schleiermacher pour divers champs
herméneutiques, on peut identifier le champ herméneutique spécifique esquissé par
Ben Yehuda. Ce champ se distingue de celui qu’à travers toutes ses subdivisions, le
judaïsme rabbinique élabora et cultiva avec dévotion pendant des siècles. En
appliquant son interprétation au passage cité ci-dessus de la prière du Nouvel an et en
en extrayant des significations nouvelles qui ne doivent rien à la théologie
théocentriste, Ben Yehuda a créé un nouveau champ herméneutique lors même que
les procédés qu’il met en œuvre sont en partie anciens et familiers.
L’utilisation de versets et de concepts théologiques connus moyennant la mise en
œuvre de procédés herméneutiques anciens prête à confusion car elle crée l’illusion
qu’il s’agit de la prolongation d’un processus herméneutique antérieur. Mais en
réalité, les règles du jeu ont changé, de même que l’identité de l’entité suprême qui
garantit le processus exégétique. C’est un nouveau jeu et cette nouvelle dimension
herméneutique tente de camoufler sa véritable essence et son caractère novateur en
961
962
Ben Pazi 2012: 31.
Schleiermacher 1998: 5.
257
recourant aux mêmes signes que le plan herméneutique dont en fait, elle s’est séparée
et isolée963. La scission des champs herméneutiques s’effectue grâce à la capacité des
architectes du nouveau champ herméneutique laïc et nationaliste à neutraliser les
manifestations de critique directe contre le champ herméneutique originel associé à la
religion juive, quitte à intensifier la critique contre des tiers perçus comme des
ennemis extérieurs, comme l’antisémitisme par exemple.
Malgré tout, on se rend compte que comparées aux autres fêtes du calendrier juif, les
solennités du Nouvel an et de Kippour n’ont pas été déconstruites d’une façon aussi
significative que les autres fêtes dont Ben Yehuda a déplacé le centre de gravité du
théologique au théologico-national. Mais comme il l’avait fait pour les autres
solennités, il a estompé la dimension centrale, en l’occurrence le statut de l’homme
face à la divinité à l’approche du jour du jugement.
Les journaux de Ben Yehuda s’intéressaient au vécu des synagogues et elles
comparaient le rite sépharade au rite ashkénaze964. Il apparaît que Ben Yehuda
préférait non seulement la prononciation sépharade de l’hébreu parlé, mais aussi le
style des prières et des chants du rite sépharade. Le journal Ha-Tsvi décrit la liturgie
des Jours redoutables selon le rite ashkénaze comme une affliction prolongée qui
s’oppose à la prière sépharade qui selon lui était récitée avec contentement et grâce,
sans toutes ces «gesticulations étranges» en usage dans le rite ashkénaze.
La critique du journal Ha-Tsvi à l’encontre du capital culturel ashkénaze n’est que
suggérée
moyennant
la
comparaison
avec
le
capital
culturel
sépharade.
Manifestement, cette critique aussi revêt une dimension constructive du fait même
qu’elle encourage à modérer la gestuelle corporelle des fidèles, leur anxiété, leurs
963
Le camouflage du nouveau champ herméneutique n’est pas la seule finalité de cette utilisation du
capital culturel ancien par sa contrepartie moderne (en l’occurrence, des concepts tirés des sources
juives et transposés sur le plan national). On peut y voir aussi divers facteurs qui se ressemblent les uns
aux autres du point de vue de leur signification: la volonté de mettre en valeur une continuité culturelle
dans le cadre de catégories familières; une soif de légitimité; le désir de se gagner l’appui de groupes
plus étendus; le fait que ce système sémiotique soit immédiatement à portée de main; l’aspiration à
s’emparer symboliquement du capital culturel juif. Tout cela permet de comprendre l’utilisation
d’expressions théologiques dans le domaine national.
964
Les différences essentielles entre les poèmes liturgiques ashkénazes et sépharades récités lors des
Jours redoutables tiennent surtout à l’utilisation d’échelles musicales différentes et de tempos distincts.
Les échelles et les tempos ashkénazes mettent en valeur le motif de la terreur devant le jugement. En
revanche, les airs sépharades mettent en avant la dimension de la purification salvatrice qui
s’accompagne d’une sorte de soulagement. Les rites salvateurs ont attiré l’attention des sociologues de
la religion de l’école fonctionnaliste à la suite de Durkheim et Malinowski (Soker et Leon, in: BarLevav 2013: 161).
258
pleurs et leurs clameurs. C’est en quelque sorte une façon d’éveiller la conscience de
ceux qui ne se sont pas encore ralliés au camp du nationalisme en leur montrant que le
rituel religieux est fruste en quelque sorte et qu’il faut le moderniser et l’embellir
esthétiquement965. Le style de la prière sépharade est présenté comme une
performance culturelle-cultuelle moins gênante (aux yeux de l’observateur «éclairé»)
et comme une alternative non moins légitime que le rite ashkénaze du point de vue de
la loi religieuse juive:
Pour les Ashkénazes, ces Jours redoutables sont doublement redoutables. Car à tous
les sujets de crainte que nous avons évoqués ci-dessus vient s’ajouter la terreur
suscitée par les poèmes liturgiques et les pensées tristes des solennités du Nouvel an
et de Kippour. Les Sépharades n’outrent pas leurs oraisons, le ministre-officiant ne
chante pas de façon interminable… même la sonnerie du shofar et la lutte contre les
accusations du Satan966 ne revêt pas un caractère redoutable chez les Sépharades.
Chez eux, tout se fait dans le contentement, sans bruit, sans se troubler, sans clameurs
inutiles. À neuf heures du matin, les Sépharades ont déjà terminé leurs prières et ils
reviennent tranquillement chez eux et en fin de compte, ils triomphent de
l’Accusateur pas moins que ne le font les Ashkénazes qui finissent l’office trois
heures après les Sépharades dans une atmosphère effroyable, pleine de chaleur et de
vapeurs pernicieuses provenant de dizaines, voire de centaines de veilleuses brûlant
dans ces synagogues… Le Sépharade n’en fait pas trop, il ne lui viendrait pas à
l’esprit de baigner de larmes son livre de prières. Toute l’assemblée récite les prières
qui coulent de source sans outrance affectée, sans pleurs ni clameurs, sans
gesticulations étranges967. Tout est harmonieux et conforme à une tradition millénaire.
965
Le développement de la conscience de soi était l’un des projets au goût du jour de cette époque-là.
Benjamin Harshav écrit que du point de vue de la conscience politique, le fait de se couper de l’ancien
univers de significations entraîna à sa suite une séparation de la conception supra-historique qui
caractérisait l’idéologie du judaïsme religieux dont le slogan était: «Il n’y a pas d’avant et d’après dans
la Torah». En outre le caractère collectif de cette idéologie tel qu’il s’exprime à travers l’adage «tous
les Israélites sont responsables les uns des autres» fut atténué à la faveur de l’adoption de deux
principes alternatifs qui étaient essentiels dans la civilisation européenne moderne: l’historicisme et la
conscience individuelle (Harshav 2008: 38).
966
On discerne ici une tonalité sarcastique à l’endroit de cette «lutte contre les accusations du Satan»
qui caractérise les prières. Cette négation de la lutte des fidèles de la synagogue contre les forces
maléfiques et démoniaques, telle qu’elle a été décrite ci-dessus, n’empêcha pas Ben Yehuda de recourir
à la même figure du Satan pour évoquer métaphoriquement l’antisémitisme.
967
Une forme importante du jugement social qui permet de faire pression sur l’individu isolé au centre
est celle de la moralité et de la vertu. Ben Yehuda suggère que les fidèles ashkénazes qui prient
bizarrement avec des gesticulations étranges, sont des énergumènes extravagants aux manières
disgracieuses et au comportement problématique. Le sociologue Peter Berger observe que l’exubérance
peut être pénalisée par des sanctions telles que la perte des chances de trouver un nouvel emploi, tandis
que les mauvaises manières ont pour conséquence qu’on n’invite pas la personne mal élevée dans les
milieux qui respectent ce qu’ils considèrent comme le bon ton (Berger 1970, ch. 4). Le lecteur
259
Le ministre-officiant n’invente pas des airs ou des mélopées, et il ne change pas le
moindre mouvement ni le moindre mélisme. C’est une longue tradition qui passe
d’homme à homme, de ministre-officiant à ministre-officiant, au point que même un
enfant de douze ans est capable d’être ministre-officiant. Sans effort cet enfant lira
tout l’office et tous les hymnes dans une langue qu’on se transmet sans changement et
il n’en modifiera pas un iota, comme s’il était âgé et expérimenté. Les Sépharades ont
environ quatre ou cinq airs et ils leur suffisent en tout point968 pour les offices du
Nouvel an et de Kippour, pour les trois fêtes de pèlerinage et pour les lamentations du
9 Ab. Du reste, ni le ministre-officiant ni les fidèles ne prennent des postures de
sainteté ni ne prétendent attirer la sainteté vers eux pendant la prière, même au
Nouvel an et à Kippour… Car c’est un fait que pour les affaires d’ici-bas, le
Sépharade a l’avantage sur l’Ashkénaze969.
Les sujets de la critique dans l’article de Ben Yehuda sur les synagogues ne faisaient
pas partie des lecteurs classiques du journal Ha-Tsvi. Ce n’était donc pas un des
nombreux reportages qu’on trouvait dans les journaux de Ben Yehuda, dans lesquels
on se proposait de décrire la «vie» telle qu’elle était ou telle qu’elle devait être selon
l’utopie nationale. Aussi doit-on se demander pour quelle raison Ben Yehuda
gaspilla-t-il de l’espace dans son journal indigent en papier pour une description qui,
selon lui, appartenait au monde d’hier?
La tentative visant à créer une sorte de compétition entre les styles liturgiques des
diverses communautés tout comme la volonté de créer une hiérarchie entre leurs
nationaliste qui ne prie pas avec des gesticulations bizarres ou qui ne prie pas du tout est donc présenté
implicitement comme un membre d’«une communauté éthique».
968
Le sociologue Peter Berger souligne que dans de nombreux cas, le jugement social se fonde sur des
affirmations mensongères (Berger 1970, ch. 4). Cette affirmation selon laquelle les Sépharades ne
disposeraient que de quatre ou cinq mélodies constitue un exemple de ce genre de mensonges utilisés
pour exercer un jugement social sur les fidèles ashkénazes. Dans certains livres de prières sépharades
de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, on trouveà côté des poèmes liturgiques des
maqāmāt sur la mélodie desquels la prière est censée être chantée. Les prières et les hymnes du
judaïsme sépharade et oriental pouvaient se chanter sur des dizaines de maqāmāt et sur des centaines
d’airs différents. Même l’affirmation selon laquelle «ni le ministre-officiant ni les fidèles ne prennent
des postures de sainteté ni ne prétendent attirer la sainteté vers eux pendant le prière, même au Nouvel
an et à Kippour» est manifestement infondée, du moins du point de vue des intentions subjectives des
fidèles sépharades. Peut-être qu’en insistant sur une dimension «laïque» chez les fidèles sépharades,
Ben Yehuda voulait décrire des Juifs «normaux» sans «sainteté» et suggérer que le même processus
pouvait s’appliquer aux Ashkénazes. Ben Yehuda était versé dans la littérature religieuse des
Sépharades et des Orientaux et il avait une assez bonne connaissance des écrits kabbalistiques. On en
voit de nombreuses traces dans les introductions à son dictionnaire (Ben Yehuda 1948). Nul doute qu’il
comprenait l’importance de la sanctification et de la nécessité d’attirer la sainteté pendant la prière.
969
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 30 septembre 1887.
260
prononciations970 était destinée à distinguer l’accent de l’hébreu moderne de la
prononciation ashkénaze en déligitimant cette dernière sous prétexte qu’il représentait
le principal danger pour la phonétique de l’hébreu du point de vue des adeptes
potentiels du nationalisme hébreu. Cette déligitimation de l’accent des Juifs
ashkénazes était moins de mise en ce qui concernait les styles liturgiques. Il n’est pas
impossible que ceux-ci aussi entraient dans le plan de Ben Yehuda, car la tradition de
la prière conserve la prononciation et peut-être que Ben Yehuda craignait qu’un
accent rehaussé par la couverture conservatrice de la tradition liturgique opposerait
une résistance à ses efforts en vue d’une réforme.
En outre, une partie non négligeable du nouveau Yishuv était encore composée de
Juifs pratiquants même si un processus de laïcisation significatif commençait à se
faire sentir971. Aussi peut-on affirmer que l’ingéniérie de la culture du nouveau Yishuv
n’était pas en mesure de se contenter d’un contenu strictement laïc. Il lui fallait aussi
oser tailler et polir le noyau religieux qui était en elle ou autour d’elle972. Peut-être
que l’évacuation des éléments «primitifs», et bizarres au goût de Ben Yehuda, de la
façon d’exécuter les prières aurait pu réduire un peu le décalage culturel entre
l’intérieur des synagogues, notamment celles des nouvelles colonies agricoles, et
l’environnement «éclairé» au milieu duquel elles se trouvaient. C’était aussi en
quelque sorte une tentative visant à modérer le hiatus qui se manifestait entre les
générations au sein des colonies elles-mêmes pour tout ce qui avait trait à la religion.
Si Ben Yehuda s’intéressait tant au styles des prières, c’est peut-être parce qu’il
souhaitait produire un effet d’estrangement par rapport au monde des synagogues
dans son ensemble. Mais sur ce point, il convient de faire une série de remarques
970
L’adoption de la prononciation sépharade par les maîtres d’école juifs palestiniens était due au fait
que cet accent passait pour le plus proche de l’hébreu ancien. Mais en fait, elle exprimait aussi la
volonté latente de créer une distinction entre l’hébreu ashkénaze et la langue nouvelle parlée en
Palestine (Shapira 2014: 62-63).
971
Anita Shapira signale que les colonies agricoles n’étaient pas hermétiquement fermées à l’influence
du monde extérieur. Elle écrit: «Dans l’atmosphère qui régnait dans le pays et dans le mode des vie
villageois, il y avait quelque chose qui incitait les jeunes à secouer le joug de la Loi et des
commandements. Bien qu’elle fût traditionnelle, l’éducation dispensée dans les colonies agricoles
comportait aussi des éléments laïcs et nationaux. Les maîtres, qui, pour la plupart, n’étaient pas
pratiquants, exercèrent aussi une influence dans ce sens». Les querelles entre religieux et laïcs
touchaient essentiellement à la sphère de la vie publique au sein de la colonie, notamment en ce qui
concerne les spectacles et les bals mixtes. Shapira ajoute que c’est la jeune génération qui eut le dernier
mot (Shapira 2014: 61).
972
Le projet qui consistait à «raffiner» le judaïsme en en extrayant les éléments jugés «païens» ou
«sauvages» avait commencé en Europe bien des années avant le commencement du sionisme, par
exemple chez Abraham Geiger (1810-1874) qui fonda en Allemagne le courant du judaïsme réformé.
261
nécessaires pour une meilleure compréhension de l’activité subtile des ingénieurs de
la culture tels que Ben Yehuda et de la façon dont ils rénovaient les espaces du capital
culturel.
Après qu’un ingénieur de la culture comme Ben Yehuda eût recueilli les éléments qui
lui étaient nécessaires à partir des références dont il se servait comme d’une matière
première afin de créer un nouveau système culturel, lui et ses compagnons se
chargeaient d’archiver l’ancien capital culturel. Ces archives étaient constituées pour
l’avenir et non pour le passé. C’est une façon de mettre à mort le capital ancien et de
le ressusciter en un corpus reflétant un nouveau capital culturel
l’utilisation des éléments tirés du capital ancien
973
moyennant
.
L’archivage permet de distinguer l’ancien capital culturel (en l’occurrence celui du
judaïsme) du nouveau (en l’occurrence celui de la nation hébraïque). Il rend difficile
la résurrection de l’ancien et il permet aux ingénieurs de la culture d’éloigner leurs
consommateurs du corpus archivé en barrant la route à ceux qui voudraient y revenir.
Ces consommateurs ont du mal à reconnaître de quelle source sont tirés les matériaux
bruts qui rentrent dans la composition de la nouvelle culture. Moyennant quoi, le
nouveau capital culturel est coupé de ses racines.
À partir du moment où il est archivé, l’ancien capital culturel devient un patrimoine
mis à la disposition des intellectuels qui avaient eu à cœur de le détruire subtilement
et de nier son utilité pour la vie moderne. Dès lors, le consommateur de la culture est
généralement pris dans un système d’obligations sociales qui grâce à toutes sortes de
sanctions et de rétributions, le contraignent à se contenter dans la mesure du possible
du nouveau capital culturel. Peter Berger écrit que partout où des êtres humains vivent
ou travaillent dans des structures constituées dans lesquelles ils sont connus
individuellement et auxquelles ils sont liés par des sentiments de loyauté personnelle
(les groupes primaires chers aux sociologues), on active constamment des
mécanismes de contrôle aussi puissants que raffinés contre les contrevenants actuels
ou potentiels. Ce sont des mécanismes de persuasion, de dérision, de médisance et de
973
Les dégâts que l’archive commet vis-à-vis du passé en construisant un édifice valant pour l’avenir
ont inspiré à Derrida son Mal d’archive. Le philosophe y écrit que l’archive est rendue possible par la
pulsion de mort, la violence et la destruction, c’est-à-dire à travers la finitude et l’abandon des choses
anciennes. Mais au-delà de cette finitude qui l'enclôt, il y a un mouvement infini et arbitraire de
destruction radicale sans lequel aucun désir ou mal d’archive n’est possible (Derrida 1995).
262
réprobation. Il apparaît que dans les débats collectifs prolongés, les individus
modifient les opinions qui avaient été les leurs afin de s’adapter à la norme collective
qui est en quelque sorte la moyenne arithmétique de toutes les opinions représentées
dans ce groupe. C’est la composition du groupe qui détermine à quel endroit se fixe
cette norme974. En l’occurrence, on peut affirmer que la scène centrale où
s’élaborèrent les normes du groupe national hébreu en Palestine n’était autre que les
journaux de Ben Yehuda. Comme il n’y avait pas d’institutions juridiques
contraignantes au sein des colonies agricoles, cette presse devint la source principale
de ce que Peter Berger appelle «le mandat institutionnel».
Entre autres moyens de mensonges conscients ou inconscients utilisés par les
ingénieurs de la culture, il est une pratique qui consiste à estomper les espaces
culturels moyennant l’uniformisation des concepts. Chez le consommateur de la
culture, cette pratique crée l’illusion que le nouveau capital culturel qui lui est fourni
est un modèle plus avancé de «la même chose», qu’il se trouve dans le même
continuum culturel alors qu’en fait il s’agit d’un champ herméneutique différent avec
une hiérarchie de valeurs totalement distincte et qui, en dépit de l’estime qu’il
manifeste pour l’ancien capital culturel, ne doit rendre des comptes qu’à lui-même,
n’étant lié par absolument aucune obligation que ce soit aux systèmes sociaux du
passé. Étant donné les circonstances de la création, de l’existence et de la survie du
nouveau capital culturel, aucune frontière stable ne séparait les systèmes de l’ancien
capital culturel juif du nouveau capital culturel national hébreu.
Les intellectuels
postés sur les murailles invisibles du nouveau capital culturel
permettent de diffuser (d’une façon contrôlée dans la mesure du possible) les
éléments provenant du capital culturel archivé dans le nouveau capital. Aussi, de ce
côté-ci de la frontière, les limites entre les différents capitaux culturels semblent
tracées négligemment et à la hâte, comme une frontière qui n’est mise en évidence
qu’au moyen de poteaux plantés sans apprêts, comme si ce n’était pas véritablement
une frontière durable.
De l’autre côté de la frontière, les intellectuels habilités, en l’occurrence les rabbins,
constatant la perte de territoires et de consommateurs culturels potentiels, réagissent
en rajoutant des poternes à leurs fortifications qui existent de toutes façons et en
974
Berger 1970, ch. 4.
263
condamnant des portes. Cette stratégie de contrôle culturel, de marquage des
frontières et de fermeture de portes permet aux promoteurs du nouveau capital
culturel de s’affirmer comme plus libéraux que leurs rivaux, car chez eux, les portes
ouvertes et les fortifications éventrées contrastent avec le bastion verrouillé de
l’ancien capital culturel. Bien souvent, il s’agit d’une affirmation mensongère, car les
moyens de contrôle social de ce qui est perçu comme libéral ne sont pas moins rigides
que ceux dont la rigidité est notoire.
À cause de l’action d’archivage, les tenants du nouveau capital culturel perçoivent les
tenants de l’ancien capital culturel comme des gens qui vivent selon des valeurs
poussiéreuses. Ce sont les archives qui servent d’intermédiaire entre les valeurs des
uns des autres. Aussi les tenants du nouveau capital culturel regardent les tenant de
l’ancien comme des « Autres » absolus et comme des gens à la limite de l’excentricité
qui choisissent de vivre dans des archives. Le fait de considérer une réalité actuelle
comme une vie archivée contribue à faire apparaître ceux qui y vivent comme des
extrémistes ridicules.
Une culture qui se considère comme « éclairée » cherche parfois à éclairer les « zones
d’obscurantisme » lors même qu’elle ne prétend pas les conquérir. Parfois les
émissaires de cette culture vagabondent dans des territoires qui leur sont étrangers à
seule fin de signaler la différence, la bizarrerie, l’exotisme et le ridicule. Outre l’attrait
que représentent ces errances, la culture nouvelle veut prouver à ses partisans qu’ils
ont fait le bon choix et elle veut qu’au regard de l’autre, les tenants de la nouvelle
culture réaffirment leur loyauté à son égard.
En l’occurrence, l’«ancien» capital culturel n’a pas cessé d’irriguer les plates-bandes
du Yishuv. Beaucoup de gens se réclamaient encore de cette culture et pas seulement
au sein du vieux Yishuv. L’archivage de la culture religieuse moyennant une critique
qui en accentuait les ridicules et qui la cataloguait comme honteuse et inopportune
dans la vie d’un homme éclairé était un moyen d’atténuer la nostalgie qui
accompagnait le processus de laïcisation quand le nouveau monde se prenait à
considérer la foi comme une chose étrange, une fois qu’il avait intériorisé que le
temps du vieux monde était révolu.
Cette façon qu’avait Ben Yehuda de porter un regard quasi anthropologique ou
264
ethnographique sur les deux groupes juifs et sur leurs prières n’est pas très éloignée
du style des explorateurs de la fin du XIXe siècle quand ils rendaient compte de la vie
de tribus reculées. Ces savants observaient des rites religieux, des gesticulations
corporelles, des voix, des ustensiles du culte en usage chez les sauvages de ces tribus.
Moyennant quoi, ce regard de Ben Yehuda constitue un pas supplémentaire dans le
processus d’archivage. En effet, il ressemble à un compte-rendu des services secrets
qui rend compte de la façon dont l’Autre se comporte quand il est seul dans son
territoire. Il est connu que le regard sur l’Autre contribue à forger sa propre identité.
D’après les descriptions de Ben Yehuda, il ressort qu’il s’agit d’un « Autre absolu »975
même si en l’occurrence, on y reconnaît des nuances diverses, en fonction de l’origine
notamment.
L’ethnographie consiste à observer directement sur le terrain les mœurs d’une société
ou d’un groupe de personnes unies par un dénominateur commun. Cette observation
est censée prendre en compte le monde intérieur des sujets de la recherche. Ben
Yehuda analyse systématiquement le phénomène, mais il ne rend pas compte de façon
approfondie de la conception du monde des gens qu’il observe dans le cadre quotidien
où ils évoluent. En ce sens, ce n’est pas un travail ethnographique complet. La seule
fois où l’on voit transparaître le monde intérieur des personnes décrites dans le
reportage cité ci-dessus se trouve dans la phrase « et en fin de compte, ils triomphent
de l’Accusateur pas moins que ne le font les Ashkénazes ». Du reste, il s’agit d’une
référence aux doctrines ésotériques du judaïsme. Moyennant quoi, Ben Yehuda dérive
l’attention vers les périphéries de la religion qui passent pour encore plus dérisoires
aux yeux de la personne « éclairée ». Cela permet d’intensifier sentiment
d’estrangement, de réprobation et de rejet et de renforcer chez les lecteurs le
sentiment le plus souvent subjectif d’appartenir à une communauté de gens de gens
« éclairés »976.
Malgré tout, lorsque Ben Yehuda décrit les synagogues de Jérusalem enfumées par les
chandelles, on perçoit chez lui la nostalgie poignante de celui qui a abandonné le
mode de vie traditionnel et qui désire, ne serait-ce qu’une fois l’an, se reconnecter
975
Au sens levinassien du terme.
L’un des moyens de rétortion les plus délétères qui soient à la disposition d’un groupe humain
consiste à le réprouver et à le rejeter d’une façon systématique. Peter Berger signale qu’il y a quelque
chose d’ironique dans le fait que ces mécanismes de contrôle sont chers à des groupes opposés par
principe à l’usage de la violence (Berger 1970, ch. 4).
976
265
avec les sonorités et les odeurs de la synagogue. En dépit des stéréotypes qu’elle met
en œuvre, cette description ne manque pas d’une certaine poésie ni d’un
attendrissement certain pour un monde perdu. Elle permet d’entrevoir l’espace d’un
instant un univers que le Juif moderne croit révolu. Elle n’est pas destinée à ceux qui
aspirent à l’intégrité de la religion et de la Loi, mais à ceux qui se contentent de
considérer la religion comme un cadre culturel dont les affleurements occasionnels
éveillent
un
sentiment
d’intimité
sans
aucune
obligation
vis-à-vis
des
commandements977. Parfois l’ouverture de cette lucarne culturelle est rendue possible
par une perception culturelle du judaïsme grâce auquel la religion même refoulée
permet de s’exprimer sur le mode légitime de la sublimation.
Ben Yehuda est en grande partie responsable de la construction des liens qui
aujourd’hui encore, unissent le judaïsme au nationalisme israélien. Il y a
naturellement un rapport entre les reportages de ce journaliste sur les oratoires de
Jérusalem à l’automne 1887 et la pratique répandue de nos jours, même chez des
Israéliens coupés de toute pratique religieuse, qui consiste à passer de synagogue en
synagogue durant les veillées du mois de Eloul pour entendre la récitation des seliḥot.
977
Sur le concept de construction d’un regard laïc occasionnellement lancé sur la religion dans le but
de mitiger la souffrance éprouvé par un Juif en voie de laïcisation, voir Lavi 2011 : 72.
266
3.3 La Fête des Cabanes (Soukot)
Les journaux de Ben Yehuda ont mis en relief la dimension nationale de la Fête des
Cabanes. Selon eux, le séjour dans les cabanes requis par cette solennité rappelle
l’époque où les Israélites résidaient dans leurs demeures de fortune avant même de se
constituer en nation : « C’était l’époque où nos ancêtres à peine sortis d’Égypte
commençaient seulement à exister comme un peuple et s’acheminaient sous la
conduite de Moïse vers le pays qu’ils devaient conquérir »978.
En imitant une action attribuée aux ancêtres de la nation, on crée une identification
symbolique avec ceux-ci. Le séjour dans les cabanes [actuelles] permet de se
reconnecter avec les Israélites séjournant dans leurs propres cabanes et de se
ressourcer à ces moments décisifs pour la constitution de la nation à peine sortie
d’Égypte.
Ben Yehuda aimait à faire participer son lecteur à la magie des souvenirs de la nation.
L’évocation de la mémoire actualisée permet de parler au présent. C’est en quelque
sorte une « retransmission en direct » du sentiment des expériences du passé
moyennant la présentation de celle-ci comme un souvenir vivant. Cela a quelque
chose de plus exaltant et émouvant qu’une description historique au passé. Le
souvenir plaisant du passé incite aussi le lecteur à faire un saut de deux mille ans en
arrière en ignorant délibérément les époques que les architectes de l’histoire nationale
ont voulu dissiper dans les mémoires. Ainsi la solennité religieuse constitue une tête
de pont au dessus de l’abîme des années que la pensée nationale avait reléguées
comme un fardeau encombrant et qu’elle souhaitait occulter ou refouler de la
mémoire collective nationale. Pourtant dans la description journalistique ci-dessous
Dieu est encore présent en vertu d’une habitude qui caractérise surtout les premières
années de la l’activité de Ben Yehuda comme publiciste :
Qu’ils sont beaux ces souvenirs d’il y a 3000 ans! Voici qu’une multitude sort de la
maison de servitude. Ils sont laissés à eux-mêmes dans les champs, au désert, en une
terre inculte et ils séjournent dans des huttes. Ils sortent et vont à l’aventure,
978
« Chronique hebdomadaire », Ha-Tsvi, 19 septembre 1888.
267
recueillant le froment céleste. Qui sont donc tous ces gens ? D’où viennent-ils, où
vont-ils et où dirigent-ils leurs pas ? L’homme de Dieu les a sortis de la maison de
servitude, du creuset de fer, afin de les constituer en peuple, de leur donner une Loi et
des ordonnances pour leur bien, de les amener au pays où coulent le lait et le miel.
L’homme de Dieu voulut leur conférer une existence nationale en leur insufflant les
qualités de son âme979.
Qualifier ces souvenirs immémoriaux de « beaux » relève d’une stratégie générale qui
consiste à exalter le passé lointain au lieu du passé récent en essayant d’éveiller la
sentimentalité et de susciter une mobilisation idéologique980. Quelques années plus
tard, le journal Ha-Tsvi recourut à une autre méthode dans les numéros consacrés à la
même solennité. Mais dans cette nouvelle mouture, les huttes ne font plus partie du
présent. Elles représentent avant tout un souvenir de l’époque idyllique où les
Israélites étaient un peuple d’agriculteurs plein de vie.
A tous les coins de rue de Jérusalem et notamment dans les quartiers juifs, on voit se
dresser les souvenirs de ces jours prospères où Israël était un peuple d’agriculteurs
menant une existence proche de la nature. Outre l’année nationale qui commençait au
printemps pour s’achever à l’automne, il avait un autre cycle annuel régi par la
nature, un cycle agraire où la fin de l’année survenait après la récolte des fruits de la
terre. Et c’est à ce moment-là que tout le peuple se mettait à séjourner dans les tentes.
Tout Israël résidait dans les cabanes. Pendant huit jours de l’année, le peuple tout
entier devient une nation de paysans981.
Dans les évocations du journal Ha-Tsvi, les aspects agraires et naturels de la fête
passèrent de la dimension de la geste nationale à celle du génie de la nation. Et donc
la vitalité naturelle coulant de source n’était pas seulement une caractéristique de
l’environnement du peuple résidant en ses Cabanes. C’était aussi un trait national
significatif. Cette description vise à persuader le lecteur que dans le cœur de
979
Ibid.
Selon Ernest Gellner, pour devenir une nation « véritable », le judaïsme diasporique, qui manquait
de paysans, devait d’une façon ou d’une autre s’approprier des paysans. En général, il est assez difficile
de convaincre une population urbaine, surtout quand celle-ci est composée de professionnels qualifiés,
de devenir paysanne. Les citadins aiment parfois se divertir l’espace d’un weekend en faisant mine
d’être des paysans, mais devenir pour tout jour des travailleurs de la terre représenterait pour eux un
déclassement peu attrayant. Pourtant, l’idéologie populiste/socialiste/communiste qui avait cours à
cette époque dans les milieux où le sionisme faisait des adeptes permit de mobiliser des paysans
« artificiels » en leur faisant croire que la terre et la communauté agraire sont une garantie de bonheur
(Gellner 1994 : 10).
981
« Chronique hebdomadaire », Ha-Tsvi, 10 octobre 1897.
980
268
l’organisme fanné il reste une flamme de vitalité débordante qu’il est loisible d’attiser
à nouveau, notamment en imitant cette vitalité attribuée aux ancêtres, dont les
évocations sous la plume de Ben Yehuda regorgent de références à un flot d'énergie :
En ce temps-là, Israël était un peuple vivant, pétulant et plein d’une sève naturelle. En
ces jours merveilleux, Israël était à son apogée. Les forces de la nature coulaient en
ses veines comme des sources d’eau vive, fraîches et pures. En ce temps-là, Israël
savait, sentait et éprouvait la signification des mots « fête de la récolte », cabane,
cédrat, branches de palmier et saules du torrent. Pourrons-nous, nous-mêmes, nos
descendants et les descendants de ceux-ci, sentir en notre âme desséchée par l’exil982
ce que nos ancêtres ressentaient quand ils résidaient en leurs cabanes et contemplaient
avec satisfaction les fruits de leur terre ?983
D’après le journal Ha-Tsvi, l’authenticité de la Fête des Cabanes s’est érodée dans le
cœur des Juifs : on célèbre cette solennité avec un accent lithuanien coupé de la nature
et étranger au lieu avec un cédrat importé d’une île aussi lointaine que Corfou:
Et c’est ainsi que durant des siècles, la fête de la récolte, la cabane et les quatre
espèces sont devenues des préceptes routiniers qui n’inspiraient au cœur israélite
aucun autre sentiment que le souvenir des jours anciens.
Pour Ha-Tsvi, les nouvelles colonies agricoles arrivent à restituer à la fête sa
signification qui cesse d’être une routine coupée de l’essence du passé pour se
rattacher à la nature moyennant l’identification aux sentiments des anciens Hébreux.
La technique de la description journalistique abonde en une sorte d’exaltation de la
découverte qui n’est pas seulement la redécouverte des ancêtres mais aussi la prise de
connaissance de ceux qui en continuent l’esprit par leurs actions et leurs sentiments :
Mais voici que nous commençons à revenir à notre essence naturelle, à notre vitalité
d’antan. Là-bas, dans les colonies, les Israélites revivront comme au temps de leur
passé, en contact avec la nature. Pour eux, c’est aujourd’hui la fête de la récolte, car
voici, les travaux des champs sont achevés, les fruits de la terre engrangés et encuvés,
leurs silos pleins de froment, leurs cuves produisent le vin doux, dans leurs jardins
poussent des dattiers et leurs arbres ploient sous le poids des cédrats. Pour eux, la fête
982
L’exaltation des ancêtres et la dépréciation de leurs descendants constituent une technique typique
de la construction du nationalisme. Voir le chapitre sur Hanouka (3.4) où les descendants des
Maccabées sont présentés comme les indignes continuateurs de leurs ancêtres.
983
« Chronique hebdomadaire », Ha-Tsvi, 10 octobre 1897.
269
des Cabanes est ce qu’elle était pour nos ancêtres et leur esprit en arrive à ressentir
une partie de ce que ressentaient les Israélites d’antan lorsqu’ils séjournaient dans
leurs cabanes984.
L’affirmation selon laquelle les habitants des colonies agricoles vivaient près de la
nature comme leurs ancêtres réagit en quelque sorte à l’idée chère aux nationalistes
européens de l’époque qui constataient leur propre insignifiance au regard de la
grandeur de leurs ancêtres. Or aux yeux de Ben Yehuda, ces colons juifs deviennent
dans une certaine mesure les égaux de leurs ancêtres, alors que les autres, ceux qui
n’habitent pas près de la nature, restent cantonnés dans leur insignifiance au regard
des pères. En d’autres termes, on peut lire ici entre les lignes un message suggérant
que la vie dans les colonies agricoles rédime les Juifs modernes de leur petitesse
comparée à l’envergure des géants du passé.
984
Smith 2010.
270
3.4 Hanouka
De toutes les fêtes juives, c’est Hanouka qui devint la plus d’importante au cours du
processus d’émergence et de construction de l’identité nationale juive moderne. Anita
Shapira déclare clairement que cette fête a changé de signification: la commémoration
du miracle de la fiole d’huile a laissé la place à l’exaltation de l’héroïsme des
Maccabées985. La fête des Lumières est devenue « la fête de la vaillance»986. Dans les
journaux de Ben Yehuda, l’héroïsme des Maccabées est porté aux nues et même
sanctifié jusqu’à éclipser dans une large mesure la sainteté de la fiole d’huile. Comme
il le fit avec d’autres secteurs de la culture, Ben Yehuda chercha à concilier deux buts
apparemment contradictoires: il voulut tirer partie des avantages inhérents à la
puissance du mythe ancien tout en s’affranchissant des prescriptions religieuses qui
s’y rattachent.
Ehud Luz signale que si les Sionistes ont transformé Hanouka en une fête clairement
« nationale », ce n’est pas seulement parce qu’ils y trouvèrent un exemple historique
de lutte des nationalistes contre les assimilationnistes, mais aussi parce que cette fête
servait de symbole au nouveau mythe de l’héroïsme qui commençait à prendre corps
autour de l’idée d’autoémancipation et du slogan que les dirigeants sionistes avaient
inscrit sur leur bannière: « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera?»987 (Pinsker avait
placé cette citation en épigraphe de son livre Autoemanzipation). Tandis que la
tradition religieuse mettait en valeur la dimension religieuse et thaumaturgique de la
Fête des Lumières, les Sionistes insistèrent sur les actes d’héroïsme « concrets » et
évacuèrent peu à peu le religieux et le thaumaturgique988. Cette «nationalisation» de la
fête fut même entreprise en diaspora, notamment par les membres de la ligue des
Benei Moshé989.
Dans les journaux de Ben Yehuda, le rapport à Hanouka et à ses héros reproduit la
conception générale que lui et certains de ses amis se faisaient de la liberté et dont ont
985
Shapira 2014 : 63.
Shapira 2007 : 265.
987
Adage attribué à Hillel l’Ancien (Maximes des Pères 1,14).
988
Luz 1984 : 169 ; Even-Zohar 1999 : 266.
989
Luz 1984 : 116 ; Almog 1982 : 37 ; Elboïm-Dror 1986 : 130.
986
271
trouve l’expression dans les livres d’histoire écrits par eux. Basmat Even-Zohar
signale que chez les nationalistes, le chapitre le plus dense de l’histoire d’Israël, celui
qui eut droit au plus grand nombre de commentaires nationalistes et laïcs transformant
la souveraineté nationale en un objectif à atteindre, est bien la révolte des Asmonéens
contre les Séleucides en 167-160 avant l’ère courante. Cet événement, Ben Yehuda et
d’autres promoteurs culturels de son entourage en firent un symbole de la guerre
émancipatrice. Les livres d’histoire qu’on doit à ces promoteurs culturels lui
accordèrent une place de choix à commencer par le livre Histoire des Israélites
lorsqu’ils vivaient sur leur terre990.
Moyennant quoi, les journaux de Ben Yehuda mirent en valeur le point de vue
nationaliste et laïc en vertu duquel la fête de Hanouka célèbre la libération nationale.
Ils se fondaient sur les sources juives qui relatent comment la lutte des Hasmonéens
permit aux Juifs de secouer le joug que le Grecs faisaient peser sur eux en Judée.
Selon ces sources, la libération commémorée lors de la Pâque juive fut obtenue sans
intervention militaire et fut surtout due à l’action divine. Cette distinction entre une
libération providentielle et une libération obtenue grâce au volontarisme humain est
fondamentale dans la conception de Ben Yehuda qui présenta Hanouka comme une
libération « véritable, remportée grâce à l’héroïsme des Hasmonéens et à leur amour
du pays et de la nation »991. La construction au terme de laquelle Hanouka fut
présentée comme une fête de libération permit de la mettre en concurrence avec la
Pâque et même de lui conférer davantage d’importance du point de vue national.
990
Even-Zohar 1999 : 230. À la p. 227, Even-Zohar signale que Ben Yehuda et les promoteurs
culturels de son entourage mirent l’accent dans leur livre sur certains épisodes de l’histoire juive, ceuxlà mêmes qui permettaient de démontrer l’existence d’une souveraineté nationale juive ou bien ceux
qui se prêtaient à une manipulation de nature à les présenter comme une action visant à la souveraineté
ou à l’autonomie de la nation : les débuts de la monarchie israélite (Saül, David et Salomon) ; le retour
des exilés à Sion au temps de Zorobabel fils de Saltiel (Esdras et Néhémie) ; la révolte des Maccabées
et le royaume hasmonéen ; la guerre des Juifs et la destruction du Second Temple ; la révolte de BarKokhba et d’autres rébellions contre les Romains, les Perses, les Parthes ; les royaumes juifs d’Arabie,
de Khazarie et d’autres lieux ; les princes juifs de l’Espagne musulmane et la construction des colonies
agricoles en Palestine. Les autres époques ne furent pas mises en valeur ou furent passées sous silence
(sauf la Sortie d’Égypte). La conception de l’histoire qu’ils entendaient promouvoir attribuait de
l’importance aux aléas de la souveraineté nationale et étatique et non, par exemple, à la créativité
culturelle et spirituelle. Le Sanhédrin, la rédaction de la Bible, les Pharisiens, la Mishna, le Talmud ne
jouaient qu’un rôle secondaire comparé à la place dévolue aux souverains, aux guerres, aux révoltes et
aux luttes pour l’indépendance nationale.
991
«Hanouka», Ha-Tsvi, 10 décembre 1909.
272
« C’est véritablement la fête nationale»992, « la fête nationale qui nous est propre… la
fête de la libération nationale»993, déclarait souvent Ben Yehuda à propos de
Hanouka. Il avouait qu’il était attaché à Hanouka «plus qu’à toute autre fête»994. Cela
amena à réduire l’importance du miracle de la fiole d’huile et des autres éléments
religieux qui servent d’arrière-plan à la fête. En revanche, Ben Yehuda usa de sa
rhétorique pour rehausser le combat des Hasmonéens pour l’indépendance et la
liberté, comme si c’étaient là les idéaux qui les avaient guidés :
Ah, Liberté, Liberté ! J’aspire à toi, ô ma reine, ô ma déesse ! C ‘est toi que je vénère
et c’est devant toi que je me prosterne, c’est vers toi que vont tous mes sentiments,
toutes mes pensées, toutes mes forces, toutes les fibres de mon âme ! Vers toi, ô
Liberté. Tu es tout pour moi ! Car c’est seulement par toi que l’homme est homme !
C’est toi que vénérèrent nos héros dont j’ai craint de mentionner les noms durant
quinze ans995. C’est en ton nom qu’ils ont combattu et accompli tous les hauts-faits
qui stupéfient toutes les nations de la terre. C’est en ton nom qu’ils ont vaincu les
étrangers et les ont expulsés du pays après que la nation se fut libérée de leur joug.
Par la suite, ils nous ont transmis cette douce fête que je puis désormais appeler sans
crainte et sans inquiétude : Hanouka, Hanouka, Hanouka !996
Ben Yehuda définit les Hasmonéens comme « d’admirables et saints héros
nationaux».997 Par conséquent, des mots comme «Hanouka», «Hasmonéens»,
«Mattathias», «Modi’im», «Judas Maccabée»998 et «Jonathan» furent perçus comme
des «mots saints» et adorés999 dans le nouveau système de valeurs. Et lui qui avait tant
œuvré pour rendre cette fête chère au public au nom de l’inconscient collectif
remarque quelques années plus tard qu’«au cours de ces dernières années, Hanouka
est devenue la fête que nous aimons le plus»1000. Les héros de la fête compensèrent
992
«Hanouka», Ha-Tsvi, 18 décembre 1908.
«Hanouka», Ha-Tsvi, 10 décembre 1909.
994
Ibid.
995
L’article « Il faut accomplir le commandement avec intention », qui valut à Ben Yehuda d’être
arrêté par les Turcs, parlait de Hanouka et fut publié en 1893. Après cet incident, Ben Yehuda fut plus
prudent dans ses écrits sur la libération et les héros célébrés par la fête.
996
«Hanouka», Ha-Tsvi, 18 décembre 1908.
997
«La littérature et la langue», Ha-Tsvi, 28 juin 1889 ; «Hanouka», Ha-Tsvi, 18 décembre 1908 ;
«Chronique hebdomadaire», Ha-Or, 24 mars 1891 etc.
998
Even-Zohar fait remarquer que le héros le plus estimé de l’histoire juive est Judas Maccabée et que
cette estime doit beaucoup aux spectacles et aux festivités diverses qui accompagnaient la célébration
de Hanouka (Even-Zohar 1999 : 251).
999
«Hanouka», Ha-Tsvi, 18 décembre 1908.
1000
« L’héroïsme doit s’accompagner de prudence», Ha-Or, 14 décembre 1914.
993
273
l’effroyable manque d’héroïsme qui affectait les Juifs à l’époque moderne1001. Ce
faisant, le journal se proposait non seulement d’informer le lecteur, mais aussi de
façonner chez ce dernier un sentiment favorable vis-à-vis de la fête en éveillant son
admiration pour les héros du passé et en injectant une atmosphère joyeuse à cette fête
célébrée selon des rites rénovés.
Comme le miracle de la fiole d’huile avait moins d’importance dans la nouvelle façon
de célébrer la fête préconisée par les journaux de Ben Yehuda, on essaya de
réinterpréter l’allumage des chandelles de Hanouka, qui à l’origine était censé
commémorer le miracle —1002 comme un rite destiné à susciter «l’allégresse et la
joie» ou du moins comme une façon de se souvenir des hauts-faits des Maccabées
plutôt que comme un «commandement religieux»1003.
Cette approche qui consistait à atténuer le contexte religieux des évènements de
Hanouka s’exprima non seulement dans les journaux de Ben Yehuda, mais aussi dans
les livres d’histoire que Ben Yehuda et ses amis écrivirent à l’intention de la jeunesse.
À propos de ces livres d’histoire, Even-Zohar fait remarquer qu’il était impossible
d’ignorer la composante religieuse des événements liés à la fête car ceux-ci sont
presque tous liés à la religion : Antiochus plaçant une statue de Zeus dans le temple
pour humilier et soumettre les Juifs ; le sacrifice d’un porc dans l’enceinte
sacrée ; l’obligation de se prosterner devant les effigies symbolisant le pouvoir royal ;
le martyre enduré par ceux qui s’opposaient aux décrets d’Antiochus ; Mattathias
1001
«Chronique hebdomadaire», Ha-Or, 24 mars 1891.
L’allumage des chandelles de Hanouka commémore le miracle de la fiole d’huile tandis que les
victoires des Maccabées qui, d’après les sources juives, ont également été obtenues de façon
providentielle, furent perçues comme les prodromes du miracle, voire comme une partie de celui-ci. En
effet l’oppression que les Grecs firent subir aux Juifs fit en sorte que «le Dieu de nos pères les prit en
pitié, les déroba à la main de l’ennemi et les sauva ; et les grand prêtres hasmonéens vainquirent et
anéantirent les ennemis et dérobèrent Israël à la main de l’ennemi » (Maïmonide, Mishneh Torah, Sefer
Zemanim, Hilkhot Megillah ve-Hanoukah, chapitre 3, Halakhah 1). «Et quand les Israélites vainquirent
et anéantirent leurs ennemis le 25 de Kislev, ils entrèrent dans le sanctuaire et ne trouvèrent pas d’huile
pure dans le temple si ce n’est une fiole dont le contenu ne permettait d’allumer le candélabre que pour
une journée. Ils allumèrent les chandelles du candélabre huit jours durant, le temps de presser des
olives et de produire de l’huile pure» (Ibid., Halakhah 2). Et dans la Halakhah 3, on lit que l’allumage
est destiné « à montrer et dévoiler le miracle» (Maïmonide 2009). Bien entendu, même selon
l’interprétation qui fait de la victoire des Maccabées une partie intégrante du miracle, les sources juives
insistent sur le caractère providentiel de cette victoire.
1003
Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale Ben Yehuda fit remarquer
qu’exceptionnellement, «ces chandelles qu’on allume dans les demeures d’Israël ne sont pas des
lumières de joie et d’allégresse comme les autres années, mais des chandelles qui pour la majorité du
peuple constituent un précepte religieux ou tout au moins des lumières commémoratives» («
L’héroïsme doit s’accompagner de prudence», Ha-Or, 14 décembre 1914).
1002
274
tuant le Juif qui s’était prosterné devant la statue de Zeus et avait sacrifié un porc sur
l’autel de Modi’in, ainsi que le représentant du pouvoir qui l’avait contraint à
perpétrer ces actions ; la purification et la réinauguration du Temple etc. Ces
événements continuèrent à être commémorés une fois que la fête fut réinterprétée en
termes culturels, mais l’aspect religieux fut dilué dans la continuité du narratif auquel
fut imposé une relecture insistant sur la dimension de «guerre de libération». Les
auteurs présentèrent la religion elle-même comme un trait de culture nationale,
comme un ensemble de coutumes et non comme un système divin de préceptes1004.
Nous avons vu ci-dessus que les journaux de Ben Yehuda recoururent à divers
stratagèmes textuels visant à diluer le contexte religieux et à rehausser la dimension
nationale des événements de la fête de Hanouka. Even-Zohar fait remarquer que Ben
Yehuda procède au même genre de dilution dans son livre d’histoire Histoire des
Israélites lorsqu’ils vivaient sur leur terre
1005
. Selon elle, le contexte religieux se
limite à plusieurs descriptions d’événements comme l’histoire de l’autel de Zeus1006.
Elle signale aussi le fait que Mattathias le Hasmonéen n’est pas présenté comme un
prêtre mais comme un ancien1007. Elle écrit qu’en évoquant la réaction de Mattathias à
l’injonction du fonctionnaire d’Antiochus Ben Yehuda parle d’un «zèle religieux».
Mais dans la suite du récit, ce zèle religieux devient secondaire par rapport au «zèle
patriotique». Enfin, il apparaît que la signification de ce zèle n’est pas forcément celui
qui conduit à accomplir les commandements divins, mais plutôt la fidélité aux
«coutumes ancestrales» :
Dans le cœur de l’ancien s’enflamma un zèle patriotique et religieux et il
s’écria : « quand bien même tous les peuples des États du roi obéiraient à l’ordre de
renier les coutumes ancestrales, ni moi ni mes enfants ne le ferai ».
1004
Even-Zohar 1999, p. 232. Even-Zohar se réclame de Shmuel Feiner (Feiner 1995 : 286) pour
affirmer qu’à la différence des tenants de la Haskalah qui voyaient dans la révolte hasmonéenne une
lutte visant à s’émanciper spirituellement de la culture grecque (de fait, leur approche ne pouvait
justifier une révolte contre l’autorité royale), dès les années 1880, Ben Yehuda et ses amis Yehuda
Garazovski, Israël Belkind, David Yelin et Alexander Ziskind Rabinovitch considéraient explicitement
cette révolte comme un soulèvement contre l’autorité royale en vue d’obtenir l’indépendance politique
dans la terre ancestrale. Ainsi le chapitre de l’Histoire des Israélites lorsqu’ils vivaient sur leur terre
qui est consacré à ces événements s’intitule «Les Hasmonéens : la guerre de libération» (Ben Yehuda
1892 : 129).
1005
Even-Zohar 1999 : 234.
1006
Ben Yehuda 1892 : 129.
1007
« Un des fonctionnaires royaux vint à Modi’in demander aux villageois et en particulier à
Mattathias, d’abandonner les coutumes des Juifs et d’accepter celles des Grecs », Ibid.
275
Dans le livre de Ben Yehuda la fidélité n’est pas adressée à Dieu, mais à la société, au
peuple, à la culture nationale. Par conséquent, le Juif de Modi’in qui se soumit à
l’injonction du fonctionnaire et s’apprêta à sacrifier à Zeus, n’est même pas présenté
comme un renégat, mais comme un traître. Et après que Mattathias eut tué ce dernier,
il ne déclenche pas une guerre de religion ni une guerre contre Zeus, contre le
sacrifice de porcs ou contre la profanation mais une guerre de libération politique.
Dans ce livre d’histoire, les Hellénistes ne sont pas présentés comme des apostats ou
des sacrilèges ni même comme des gens privés de dimension spirituelle, mais comme
coupables de trahison à l’égard de leur peuple et de leur patrie. Leurs adversaires sont
souvent qualifiés de « fidèles à leur peuple », ce qui permet de présenter par contraste
les Hellénistes comme « infidèles à leur peuple ». À maintes reprises, ils sont
d’ailleurs explicitement désignés comme des traîtres1008.
Even-Zohar affirme que dans le livre de Ben Yehuda, le martyre est présenté comme
un défi nationaliste et non comme un acte religieux. De la description des événements
il ressort qu’en effet, il ne s’agit pas d’un martyre à dimension religieuse mais d’un
martyre pour la cause de la «liberté politique». Ben Yehuda insiste sur la hardiesse et
l’héroïsme des héros plutôt que sur leur religiosité. Ce n’est ni la religion ni Dieu qui
sont présentés comme les mobiles de l’action des Juifs au cours de ces événements,
mais la révolte contre les décrets d’une domination étrangère, le courage et
l’héroïsme, la fermeté d’âme et le refus de se plier à des injonctions arbitraires1009.
Dans les Chroniques de Hanouka qu’il publia dans ses divers journaux, Ben Yehuda
tenta de produire un message juif de nature historique et à caractère général qui puisse
convenir à tout Juif, quel que soit son niveau de religiosité. L’élaboration et la
promotion d’un tel message lui permirent d’atténuer le schisme religieux et culturel
dont Ben Yehuda avait été l’un des premiers et des principaux instigateurs en
Palestine. Il tenta de créer un semblant d’unité axiomatique au sein du peuple juif en
proposant un consensus entre les deux factions principales. À son sens, « les
événements de la fête étaient «dignes de servir d’exemple pour tous les peuples en des
circonstances aussi grandioses et graves que celles que nous vivons. À travers
l’histoire de ces événements-là, nous voyons clairement la force que peut revêtir une
1008
1009
Ben Yehuda 1892 : 127 ; 129.
Ben Yehuda 1892 : 71 ; Even-Zohar 1999 : 236.
276
idée spirituelle comme l’amour de la patrie et de la terre»1010. Mais dans sa
conception, l’intrépidité sur le champ de bataille n’était pas suffisante : il fallait aussi
une signification politique.
Les journaux de Ben Yehuda vouèrent un culte aux héros « de l’extraordinaire famille
des Hasmonéens, qui restera à tout jamais l’honneur et la fierté de notre histoire».
Ainsi Judas Maccabée fut défini comme un « héros » et un stratège qu’on peut «
égaler aux généraux glorieux de tous les peuples les plus grands de la terre ». Pour
exalter les talents militaires de Judas Maccabée, Ben Yehuda cite notamment des
experts contemporains. Ainsi par exemple :
C’était une autorité en la matière, un stratège et dans son livre sur Judas Maccabée,
Conder1011 dit de lui : «L’histoire offre peu d’exemples de gens comparables à Judas
Maccabée du point de vue de la pureté des intentions et de l’amour de la patrie.
Pendant cette guerre, Judas donna des preuves indubitables de son talent de chef
militaire. Sa rapidité de mouvement, son agressivité intrépide, sa capacité incroyable
à surprendre l’ennemi n’ont guère de précédents depuis les faits de guerre de Josué.
La bataille d’Emmaüs est comparable à celle d’Austerlitz au cours de laquelle
Napoléon a laissé le gros des troupes autrichiennes progresser dans sa direction avant
de fondre subitement avec ses forces principales sur l’aile droite de l’adversaire
affaibli par la progression de l’aile gauche. Cela lui permit de diviser l’armée
autrichienne en deux et de terrasser chacune des deux parties séparément. Dans son
gros ouvrage sur l’histoire des Juifs en ce temps-là, Schürrer, bien que toujours
mesuré et pointilleux dans ses jugements, reconnaît que Judas Maccabée fut un héros
militaire magnanime et généreux, prêt sans hésiter un seul instant à mourir pour son
peuple. Et même si l’héroïsme et le dévouement n’avaient pas suffi à procurer une
victoire totale et durable à la nation, Judas Maccabée aurait malgré tout remporté
cette victoire pour les Juifs dans ses batailles où jamais sa force, son héroïsme et sa
stratégie prodigieuse ne furent mis en défaut.1012
Outre qu’il cherche à exalter Judas Maccabée, ce texte présente l’intérêt d’analyser les
hauts faits du grand homme en termes modernes empruntés à la stratégie. Il invoque
1010
« L’héroïsme doit s’accompagner de prudence», Ha-Or, 14 décembre 1914.
Claude Reignier Conder (1848-1910) était un colonel britannique, archéologue et explorateur. Il
dirigea les expéditions du Palestinian Exploration Fund qui explora la région dans les années 1870.
1012
« L’héroïsme doit s’accompagner de prudence», Ha-Or, 14 décembre 1914.
1011
277
aussi l’autorité rationnelle de deux spécialistes, l’un britannique et l’autre allemand,
pour corroborer la thèse subsumante du nationalisme sioniste telle qu’elle a été décrite
par plusieurs chercheurs1013. Cette thèse vise en quelque sorte à jeter un pont
historiographique et cognitif pour franchir près de deux mille ans dénués d’héroïsme
juif. L’emploi de concepts modernes et la comparaison avec les batailles de Napoléon
permettent de créer chez le lecteur un sentiment de proximité avec le personnage
antique. Moyennant quoi, on peut se réapproprier les héros du passé et les intégrer
facilement à l’époque moderne au terme d’une réactualisation de leur personne.
En se réclamant de ces spécialistes Ben Yehuda semble faire état d’une opinion
fondée selon laquelle la grandeur du héros n’est pas limitée à son pays ni à son
époque, mais peut aussi être estimée selon les standards des armées modernes. C’est
une façon de confirmer l’envergure de Judas Maccabée, de transformer ces qualités en
des vertus intemporelles et de le distinguer des figures de la théologie juive dénuées
d’implications actuelles qui de ce fait, ont été reléguées dans les archives
poussiéreuses des personnages emblématiquesque le nationalisme n’a pas tenu à
mettre en valeur.
La figure du héros juif est donc empruntée au capital culturel juif, mais agrémentée et
amplifiée grâce à des mécanismes axiomatiques étrangers à ce capital. Puis elle est
proposée au public juif comme une composante significative du capital culturel de la
nation. Ces symboles de la force universelle et intemporelle qu’on présente ainsi sont
en fait des héros détachés de leur contexte théologique au terme d’une trajectoire
parfois tâtonnante qui vise à s’assurer que les nations de la terre reconnaissent la
valeur du héros. La légitimation de ce processus d’habilitation de la part de
spécialistes d’histoire militaire est obtenue grâce au professionnalisme de ces
autorités occidentales. Par la même occasion on reconnaît implicitement l’autorité
professionnelle européenne comme un mécanisme d’évaluation valable et sans appel
même du point de vue du lecteur juif palestinien.1014
Ce n’est pas forcément à Ben Yehuda qu’on doit attribuer cette habitude consistant à
se référer à des autorités pour pallier un manque de confiance en soi. Il peut être le
fait du lecteur désireux de relever sa propre estime à travers la contemplation de
l’héroïsme de guerriers juifs du passé dont la grandeur est reconnue même par des
1013
Comme par exemple URI RAM ri Ram et Amnon Raz-Krakotzkin.
Ben Yehuda a raconté à son époque, qu'il voulait orienterle journal vers les Juifs à l'étranger mais
sans faire abstraction des lecteurs en Eretz Israël (« Hashkafa » 2.8.1904, 5.8.1904. sur la question du
public des lecteurs de la presse d'Eliezer Ben Yehuda, voir Elyada 2015, premier chapitre).
1014
278
autorités chrétiennes européennes et qui sont offertes à sa connaissance sur la scène
culturelle proposée par Ben Yehuda. Sur cette scène on voit se concrétiser les
paradigmes d’une symbolique nationale rénovée dont certains sont d’ailleurs en usage
encore aujourd’hui en Israël.
Alors que la figure de Judas Maccabée représentait l’héroïsme aux yeux de Ben
Yehuda, Jonathan son frère incarnait la prudence et le sens politique :
Avec une réelle astuce Jonathan sut tirer partie de la situation qui régnait dans le
royaume de Syrie, de la concurrence qui opposait les généraux et les princes qui
convoitaient tous le trône royal. Avec une prudence accomplie il sut pactiser avec le
parti le plus influent. Son intelligence, sa prudence et son abnégation lui valurent de
remporter une liberté presque totale pour la nation. L’héroïsme doit s’accompagner
de prudence. C’est un des principes que nous enseigne l’histoire de ces événements
que nous commémorons en allumant aujourd’hui les chandelles dans nos
demeures1015.
La façon dont Ben Yehuda puisa les composantes « nationales» du capital culturel juif
en ce qui concerne Hanouka ressemblaient aux méthodes employées par ses amis
David Yelin et Yehuda Grazovski dans les livres qu’ils consacrèrent à cette fête1016.
Even-Zohar a démontré que tous ces promoteurs culturels employaient des formules
qui ressemblent beaucoup à celles qu’on trouve dans les sources «historiques » ellesmêmes, notamment Maccabées I et II. Apparemment, ils ont utilisé ces livres dans
leur écriture. Toutefois Ben Yehuda et ses compagnons extrairent le matériel et
l’élaborèrent de la façon qui convenait à leur orientation nationale.1017 Ainsi, Ben
Yehuda condense l’histoire du martyre en un seul paragraphe inséré dans un
1015
« L’héroïsme doit s’accompagner de prudence», Ha-Or, 14 décembre 1914.
Even-Zohar souligne que les sources historiques juives consultées par Ben Yehuda, David Yelin,
Yehuda Garazovski et leurs prédécesseurs en diaspora, à propos des épisodes martyrologiques de la
révolte des Hasmonéens sont Maccabées I et II, les Antiquités juives de Flavius Josèphe, les livres de
Daniel et du Siracide, le Rouleau d’Antiochus, le Midrash Ma’aseh Hanouka, le traité Shabbat du
Talmud et la Megillat Ta’anit. Maccabées II leur a fourni le récit du martyre du scribe Eléazar qu’ils
appellent le prêtre Eléazar ou Eléazar toit court, à moins qu’ils ne le mentionnent sans le nommer. Ce
personnage refusa de manger du porc et même de feindre d’en manger. Ils y trouvèrent aussi l’histoire
de Hannah et ses sept fils qui furent trucidés l’un après l’autre sous les yeux de leur mère pour avoir
refusé de se prosterner devant Zeus ainsi que les histoires du combat pour protester contre l’interdiction
de la circoncision, y compris le récit des femmes qui marchèrent dans les rues avec les cadavres de leur
nourrissons massacrés parce qu’ils avaient été circoncis avant d’être elles-mêmes mises à mort (EvenZohar 1999 : 234).
1017
Yelin, Livre de lecture pour la jeunesse israélite, p. 3 ; Garazovski, Hanouka, p. 14 et avec une
formulation analogue, Ben Yehuda, Compendium d’histoire juive, p. 71 (Even-Zohar 1999 : 234).
1016
279
développement sur les décrets édictés contre la culture nationale et sur l’aspiration à
la liberté1018.
Un autre moyen pour exalter les héroïques Maccabées consistait à insérer leurs noms
dans des nouvelles d’actualité afin de les transformer en parangon d’intelligence
militaire même pour l’époque moderne. C’est ainsi qu’à propos de la guerre italoturque en Libye, le journal Ha-Or écrivait en première page :
Quelle ne fut pas la stupéfaction des Italiens lorsqu’ils découvrirent qu’il n’y avait
pas d’armée devant eux, mais seulement quelques fusils et des provisions sans valeur
jonchant le sol. En fait, c’était une ruse de guerre fomentée par les Turcs qui avaient réédité
cette fois-ci l’exploit que Judas Maccabée accomplit il y a deux mille ans dans sa lutte contre
Nicanor et les Grecs1019.
L’exaltation des Maccabées et leur transformation en héros du peuple juif amena Ben
Yehuda à se demander de façon rhétorique « ce que les descendants des héros de la
liberté avaient fait pendant cette année que nous avons passée comme un peuple libre
sur cette sainte terre qu’en ce temps-là nos héros qui combattirent pour la libération
de leur peuple abreuvèrent de leur sang»1020. Selon le journal Ha-Or, le message de la
fête était de faire en sorte que « les actes héroïques de ton passé deviennent le
symboles de ton avenir»1021 alors que l’ancienne façon de s’identifier avec la fête
consistait à faire en sorte « qu’un peuple droit vienne s’établir sur sa terre, qu’il
défende sa liberté et son existence au risque de se faire tuer pour sa religion»1022. Or
Ben Yehuda ne trouva pas d’héroïsme chez ses coreligionnaires ni un symbole
d’héroïsme dans le motif des lumières de Hanouka :
Que fait mon peuple à Sion ? Il achète des chandeliers à huit branches, de piètres
chandeliers, de simples chandeliers en laiton. La première nuit, il allume deux petites
chandelles chétives. Il les contemple un instant, se recueille et a tôt fait d’oublier
toutes ces choses. Et un quart d’heure après l’allumage, il ne reste plus ni chandelles
ni Hanouka…1023
1018
Ibid,. 237.
«Journées grandioses près de Tripoli», Ha-Or, 6 novembre 1911.
1020
«Hanouka», Ha-Tsvi, 10 décembre 1909.
1021
«Hanouka en terre étrangère». Ha-Or, 15 décembre 1911.
1022
Ibid.
1023
«Hanouka en 2082», Ha-Or, 15 décembre 1911.
1019
280
Sans «la lueur des beautés du passé», quand toute la rue est obscurcie par «les ombres
sordides de l’exil», le flâneur qui parcourt les rues des quartiers juifs de Palestine ne
trouve que «de misérables chandelles avec des mèches de coton, des chandelles sans
signification. Des lumières clignotant sur des chandeliers de laiton dans le coin d’une
embrasure de fenêtre insignifiante. Le vent risque de les éteindre et elles s’éteindront
bientôt d’elles-mêmes. Ces lumières te rappelleront non pas le passé des Maccabées,
mais un passé de persécutions et d’errances1024.
Pour Ben Yehuda, la misère de ces chandelles symbolise l’existence précaire des Juifs
en Palestine qu’il considère en décalage avec l’héroïsme des Maccabées1025. Aussi
Ben Yehuda préconise de conférer plus de solennité et plus de pompe aux chandelles
de Hanouka. Il suggère — et peut-être cette suggestion n’est-elle qu’une déclaration
sans emprise sur la réalité — de remplacer les chandelles par un symbole beaucoup
plus impressionnant et plus frappant qui soit en mesure de refléter un plus grand
enthousiasme : des torches, de façon à ce que la formule traditionnelle «ces
chandelles que voici…» soit remplacée par «ces torches que voici…»1026.
«Ces lumières que voici…» Non ! Cette fois-ci je n’allumerai point de chandelles ! Je
ne répandrai pas une lueur ténue et chétive dans ma chambre hébraïque. C’est à
l’allégresse que j’aspire. Je cueillerai un bâton d’amandier dans mon petit jardin plein
de vie, un bâton sec et fin, un bâton que personne n’a encore contemplé. Je le
dépouillerai de son écorce, j’en enduirai le bout de poix et de kérosène, je mettrai
une couche de soufre aux deux bouts et tout en le brandissant vers les cieux sublimes
j’y allumerai la flamme de notre enthousiasme. Car je ne peux plus supporter la
misère de ces chandelles, leur timidité et leur effroyable insignifiance. Car dans mon
cerveau, la grande fête de Hanouka a revêtu une autre signification. Je veux des
torches, des torches magnifiques, aussi lumineuses que l’électricité. Je veux des
torches et je veux que chacune d’entre elle soit le symbole du génie. Je veux des
torches qui ne soient pas seulement les miennes, mais celles de tout le peuple juif. Je
1024
Ibid.
L’insistance sur le décalage entre la déchéance présente et la grandeur passée était une
caractéristique des nouveaux nationalismes qui essaimèrent en Europe et qui exhortaient les peuples à
se tirer de leur sommeil. Dès 1803, le jeune nationaliste grec Adamantios Koraïs proclamait à son
public d’admirateurs parisiens : «Pour la première fois, la nation est confrontée au spectacle atroce de
sa barbarie et elle tressaille en voyant l’effroyable distance qui la sépare de la splendeur de ses
ancêtres » (Anderson 2000 : 231).
1026
Poème paraliturgique chanté après la bénédiction de l’allumage des chandelles de Hanouka. Il
commence par ces mots : «Ces chandelles que voici, nous les allumons en l’honneur des saluts, des
miracles et des prodiges que tu as accomplis pour nos pères…».
1025
281
veux des torches qui brillent toutes ensemble afin de montrer la voie à mon peuple.
Le bâton d’amandier que j’ai allumé sera le premier, mais après lui, il y en aura un
deuxième, puis un troisième jusqu’à ce qu’on arrive au nombre huit. Toutes sortes de
torches de toutes les espèces et de toutes les couleurs. Des torches rayonnantes qui
nous enchanteront et qui nous élèveront sur les degrés de notre identité nationale. Ah,
«ces torches que voici»…1027
Même la coutume consistant à donner de l’argent de poche à Hanouka fut reconvertie
en une fonction nationale qui aboutit à en amplifier la force symbolique que les
journaux de Ben Yehuda se chargèrent de relayer. Ainsi quand les Juives de Berlin
levèrent une contribution de 12 000 marks, cette somme ne fut pas utilisée pour
donner de l’argent de poche aux enfants, mais pour acheter des vêtements et des livres
«comme présent de Hanouka»1028 aux élèves nécessiteux «afin qu’ainsi ils renforcent
le sentiment de cette fête dans le cœur des enfants».
Les élèves des écoles et des jardins d’enfants jouaient un rôle central dans le rite
national riche de sens qui se développa à partir de la fête de Hanouka. Il comprenait
des traditions locales de festivités solennelles, des spectacles et des pièces de théâtre
faisant intervenir des éléments symboliques empruntés à la fête et aux récits de
Hanouka. Les contenus de ces festivités modernes reflétaient l’exacerbation des
moments forts que simultanément les journaux de Ben Yehuda et de ses compagnons
avaient transposés de la dimension théologique à la dimension nationale. Elles furent
largement répercutées par cette presse. Ainsi les reportages relatant les solennités de
Hanouka furent perçus comme la chronique d’événements «tels quels » de la vie
réelle plutôt que comme une tentative visant à mener une propagande artificielle pour
créer un nouvel ordre national. En ce qui concerne la visibilité de ces festivités, leur
centre de gravité fut déplacé de la synagogue ou des foyers des fidèles de la
communauté
vers
l’extérieur
moyennant
la
substitution
des
accessoires
«diasporiques» par des accessoires «juifs palestiniens»1029.
Les festivités des institutions éducatives comportaient des éléments empruntés au
capital culturel théologique, mais elles étaient généralement célébrées dans des
1027
Hanouka en 2082», Ha-Or, 15 décembre 1911.
«Dépêche de l’étranger», Ha-Tsvi, 4 décembre 1885.
1029
Even-Zohar 1999 : 74.
1028
282
espaces qui n’étaient pas associés à la vie religieuse : salles de théâtre ou préaux
d’école. Ces espaces permirent d’enrichir la fête de significations nouvelles puisque
l’histoire de Hanouka était racontée d’une façon qui intégrait des contextes nationaux.
La première année, le reportage de Ha-Tsvi sur la pièce de Hanouka jouée par les
enfants est encore saturé de théologie au point qu’on pourrait croire qu’il s’agissait de
la mise en scène d’un ancien commentaire midrashique :
Il y eut un grand coup de tonnerre et un énorme fracas et les portes du ciel
s’ouvrirent et Mattathias et ses fils, les héros de ce jour, survinrent suivis des
patriarches, des prophètes divins, des rois d’Israël et de tous les sages. Ils
s’assemblèrent tous devant le Trône de Gloire pour se délecter de la splendeur de la
gloire de la présence divine et pour raconter l’immense salut et la délivrance que Dieu
accorda à son peuple par ses dévoués serviteurs, l’Hasmonéen et ses fils»1030.
Et pourtant à l’instar de ce qui se passait dans les journaux de Ben Yehuda euxmêmes, au bout de quelques années, les pièces de théâtre de Hanouka modifièrent
complètement leur contenu. Les composantes religieuses traditionnelles furent
réduites dans les produits culturels en voie d’élaboration et on intégra
progressivement de nouveaux contextes avec les messages nationalistes qui s’y
rattachaient.
Ainsi, dans l’une des pièces, après la mention du miracle de Hanouka et de
«l’héroïsme des magnifiques Hasmonéens qui se dévouèrent pour la survie de leur
peuple et de leur nation» on descendait le rideau.
Puis on le remontait à moitié et le public voyait l’image de laboureurs, de semeurs, de
moissonneurs et autres scènes du même genre. Ensuite on baissait le rideau. C’est
ainsi que s’achevait la pièce1031.
C’est ainsi qu’on illustrait théâtralement la façon dont il convenait de représenter les
contextes qui séparaient les Hasmonéens du passé des paysans des colonies agricoles
qui étaient censés continuer le chemin tracé par leurs ancêtres. C’était comme deux
actes se jouxtant l’un l’autre avec pour seule séparation la descente du rideau, puis sa
remontéeau bout d’un instant. Et si quelqu’un trouvait à redire sur le fait qu’on jouait
1030
1031
«Spectacle pour enfants», Ha-Tsvi, 19 décembre 1884.
« Chronique quotidienne des colonies de Judée et de Jaffa», Ha-Tsvi, 15 décembre 1899.
283
de la musique au cours de ces festivités qui se tenaient en des temps troublés, on lui
répondait que cette musique était «en l’honneur de Hanouka»1032.
On constate donc une réduction systématique des contenus de la fête entre la manière
de célébrer Hanouka en milieu juif traditionnel et les nouveaux rites promus par les
nationalistes. On constate aussi un transfert de la fête vers des espaces qui n’étaient
pas associés à la religion. C’était une façon de créer pour Hanouka un nouveau rituel,
à moitié laïc dans ses contenus et complètement laïc dans son essence. Il s’agissait
d’un rituel collectif non religieux exploitant de façon éclectique mais constante des
contenus religieux retravaillés de façon magistrale en atténuant l’impression qu’il ne
devait rien au code religieux. D’après Émile Durkheim, la performance rituelle
revenant de façon périodique après des interruptions fixées d’avance satisfait le
besoin existentiel de la société de signifier son essence, ses idées et ses valeurs,
d’exprimer l’unité des éléments qui la composent et de garantir sa propre
continuité1033. Les reportages des journaux de Ben Yehuda qui enveloppent de tout
côté l’activité rituelle conférèrent de la légitimité, du prestige et du sens aux rites qui
prenaient de la consistance au point de créer une tradition.
En réduisant considérablement la couverture des rites religieux et traditionnels de
Hanouka les journaux de Ben Yehuda déterminèrent un mode de pensée nouveau et
clair : le rite composite formé de divers fragments provenant de la source est préféré à
la source en tant que telle. Ces rites donnaient même l’impression de produire un
puissant effet sur la nouvelle culture émergente. Bien que dans les faits ce ne fussent
que de modestes débuts, les journaux nationalistes et parmi eux ceux de Ben Yehuda
tentèrent de conférer aux festivités l’impression d’une coutume en quelque sorte
globale et acceptée1034. Cette activité quelque peu subversive consistant à changer les
rites de la fête fut appliqyée à l’activité éducative et permit aux processus émergeants
de se placer sous le patronage et l’autorité de l’establishment pédagogique.
Les journaux de Ben Yehuda portent souvent au pinacle la tenue de parades et de
manifestations spectaculaires qui faisaient partie de ces rites pratiqués dans les
1032
Ibid.
Durkheim 1912 ; Dror 2008 : 33.
1034
Even-Zohar 1999 : 266.
1033
284
institutions éducatives et dans un cadre communautaire. Ces descriptions étaient en
mesure de susciter chez le spectateur un sentiment de force, de confiance et de
maîtrise de l’espace. Les personnalités importantes qui honoraient ces festivités de
leur prépondérance étaient mentionnées dans le journal. C’est ainsi que sont signalés
les noms des fonctionnaires des colonies agricoles venus assister aux festivités de
Hanouka et même le nom du médecin local, comme celui de Rishon Le-Tsiyon qui
écouta avec délectation la langue hébraïque vivante dans la bouche de la jeunesse,
examina les autres élèves sur la connaissance des histoires saintes et se montra
satisfait de leurs réponses1035.
C’était assurément un contrat global aux contours indécis et sans charte écrite entre le
journal, les maîtres de cérémonie et les personnalités qui n’étaient pas forcément de
premier plan. Les officiels étaient contents qu’on parlât d’eux et de leurs activités et
ils s’attachèrent aux courants progressistes du Yishuv. L’événement gagnait en
importance du fait de la présence de ces personnalités dont il émanait une autorité et
cautionnaient ainsi la validité de ces festivités laïques. En outre, l’événement profitait
d’une couverture journalistique qui n’était pas toujours justifiée du point de vue des
considérations professionnelles de la rédaction. Enfin, le journal pouvait se féliciter de
voir se réaliser les aspirations de son rédacteur en chef et de bénéfices
supplémentaires : on le qualifiait de «moderne» ; il se rapprochait des centres de
diffusion et des réseaux organisés par les agents culturels ; il était exposé
systématiquement au public captif constitué par les écoliers et leurs familles.
Parfois les festivités ressemblaient à de véritables bals servant de plates-formes pour
encourager les gens à parler hébreu et soutenir la sociabilité laïque. Au cours de ces
bals les hommes et les femmes célébraient la fête ensemble de telle sorte que les
ingrédients laïcs de ces festivités étaient justifiés par d’autres mobiles que le pur
divertissement : il fallait entendre des gens parler hébreu. Ainsi après la représentation
de la pièce Les Hasmonéens à Rosh-Pinah1036 les jeunes filles et les jeunes garçons de
Safed vinrent «se divertir eux aussi, passer une soirée de Hanouka et écouter le bel
1035
1036
«La fëte des Maccabées à l’école de Rishon Le-Tsiyon», Ha-Tsvi, 4 janvier 1889.
Vraisemblablement écrit par Ben Yehuda.
285
hébreu pratiqué par les jeunes de notre génération. Et de fait ce voyage à Rosh-Pinah
en valait la peine»1037.
Cette insistance continuelle sur les actions héroïques «concrètes» des Maccabées dont
la description était récupérée du capital culturel juif traditionnel servit à structurer la
programmation de la fête de Hanouka rénovée. La modernité de cette fête telle qu’elle
était pratiquée par les nationalistes ne s’exprimait donc pas moyennant l’ajout
d’ingrédients théoriques significatifs mais justement grâce à l’élimination ou la
réduction des éléments religieux et thaumaturgiques qui risquaient d’obscurcir le
courage des hommes et la dimension nationale. C’est ainsi qu’un rite d’allumage des
bougies de Hanouka doté de caractéristiques nationalistes qui était pratiqué dans des
événements publics contenait encore les bénédictions sur les miracles. Mais après les
brèves bénédictions prononcées pendant l’allumage des bougies on omettait souvent
une parties des poèmes paraliturgiques qu’on a coutume de chanter dans la plupart des
communautés juives (comme par exemple Ces chandelles que voici). Et parfois tous
les poèmes paraliturgiques étaient supprimés en bloc.
Dans les reportages sur les festivités de Hanouka, les journaux de Ben Yehuda
passaient généralement sous silence le moment de la bénédiction sur les chandelles
par lequel commençait généralement le rite laïc de Hanouka. En revanche, on insistait
sur des performances culturelles de substitution qui jouxtaient les bénédictions de
l’allumage : chansons festives ; représentations théâtrales et chorégraphies. Ces
performances constituaient en elles-mêmes un commentaire des événements de la fête
tels qu’ils étaient gravés dans la mémoire collective, cependant que la couverture des
journaux de Ben Yehuda sélectionnait au sein de ces performances culturelles ceux
qu’elles jugeaient dignes d’être relatés ; elle les intégrait au contexte historique
approprié à sa conception et les critiques qu’elle proférait au nom du bon goût ou du
sentiment national s’attardaient souvent sur les modalités de l’exécution confrontées
aux potentialités qu’elles recelaient.
Ainsi les journaux de Ben Yehuda devinrent-ils des tribunes culturelles organisées et
significatives dans le cadre de cette civilisation émergeante. Cette tribune fédérait de
1037
«Dépêche de Haute-Galilée», Ha-Tsvi, 28 décembre 2009.
286
façon
imaginaire
toutes
les
performances
culturelles
qui
se
déroulaient
périodiquement dans des implantations éloignées les unes des autres et séparées par
de longues heures de voyage à cheval. Les performances les plus réussies aux yeux de
ces planificateurs culturels étaient portées aux nues d’une façon qui amplifiait les
représentations et les valeurs du nouveau Yishuv avec son mode de vie et son
expérience particulière. C’était aussi une façon de donner du sens à l’existence qu’on
menait dans les colonies agricoles en insistant sur la plénitude et la noblesse d’une
telle vie.
Dans ses reportages, Ben Yehuda mettait souvent en valeur la fierté que le souvenir
de la fête inspirait aux habitants du nouveau Yishuv. Quant au vieux Yishuv, il ne
faisait le plus souvent l’objet d’aucune couverture journalistique. Ben Yehuda insistait
aussi sur la continuité mise en œuvre sur le plan historique et géographique par ces
rites accomplis de façon systématique dans les diverses localités de Palestine.
Dans ce contexte, les journaux de Ben Yehuda apparaissent comme une
superstructure créée de toutes pièces, capable de soutenir idéologiquement des
pratiques encore fraîches et assez fragiles. Outre ce support idéologique, le journal
légitimait ces traditions novices et parfois subversives, il leur conférait un appui et un
cadre d’appartenance homogène ainsi que le sentiment d’être des activités intégrées
au sein d’un spectre social porteur et moral capable de les valider et d’œuvrer de
concert avec elles selon un programme global apparemment commun.
L’attitude générale envers les rites et les festivités de Hanouka les faisait paraître
comme relevant d’une culture haute, non pas en raison du niveau artistique, mais du
fait des valeurs morales qui s’y exprimaient à travers la performance culturelle
concrète, voire du fait même de leur existence. Le cadre axiomatique fut souvent
fourni par le journal lui-même qui dans ses reportages sur les performances culturelles
de Hanouka intégrait des éléments d’argumentation idéologique. Le regard
journalistique ordonné et programmatique, la rédaction impeccable, les influences
occidentales évidentes, le modernisme, les citations exactes des sources juives et
l'érudition immense faisaient de la tribune culturelle du journal de Ben Yehuda un
produit beaucoup plus raffiné et élitiste que les productions culturelles effectivement
proposées dans les nouvelles colonies agricoles. La plupart des reportages sur les
287
festivités de Hanouka dans les journaux de Ben Yehuda ne tarissaient pas d'éloges sur
les participants à ces rites et sur leurs organisateurs. En général, ils ne critiquaient pas
la qualité de la prestation (l'exigence pointilleuse et l'érudition de Ben Yehuda dans
ses appréciations sur les pièces de théâtre contrastait nettement avec l'indulgence dont
il faisait preuve à l'égard des spectacles de Hanouka, surtout quand les acteurs étaient
des enfants).
Le professionnalisme journalistique de premier plan de Ben Yehuda s'exprimait dans
ses publications assez pédantes1038 qui étaient souvent le seul moyen de répercuter les
événements de Hanouka dans les nouvelles implantations. Étant donné ce contraste
entre le professionnalisme relatif de la presse et l'amateurisme des festivités, Ben
Yehuda réussissait à atténuer quelque peu le manque de professionnalisme qui
marquait une partie des festivités. En effet, ces journaux furent pendant assez
longtemps l'une des seules vitrines des activités nationalistes en voie de constitution.
C'était une sorte de monopole. L'impression que donnent ces articles est celui d'une
tradition qui fonctionnait beaucoup mieux sur le papier que dans la réalité. Les
spectacles et les festivités avaient l'air d'avoir été exécutés comme il se doit selon ce
qui ressortait de la vitrine journalistique qui en rehaussait la qualité. Dans ces cas-là,
le journal fait avec toute la qualité requise donnait une image flatteuse de ce qu'il
relatait. Il ne fallait pas porter atteinte à l'attraction exercée par ces fêtes, car selon ce
que nous avons dit à propos des festivités de Pourim dans le quartier du petit TelAviv, l'intérêt suscité par les bals de cette solennité était largement dû à la tentation
capitaliste qu'ils véhiculaient et à la notoriété qu'ils recevaient beaucoup plus qu'à
l'expérience elle-même1039.
Amplifiées par les journaux de Ben Yehuda, les expériences communautaires locales
arrivaient à susciter un sentiment d'identification de la part des lecteurs, comme s'ils
faisaient partie de la localité où s'était déroulée la fête. Le journal produisait un
discours pseudo-communautaire en faisant en sorte que les lecteurs s'identifiassent de
façon continue et profonde avec une série de reportages de festivités qui s'étaient
tenues dans diverses implantations. Ces reportages adoptaient souvent un ton intimiste
1038
La qualité et le professionnalisme des journaux de Ben Yehuda, d’autant plus remarquables qu’il
disposait de fort peu de moyens et qu’il œuvrait dans des circonstances difficiles, ressortent notamment
du fait que dans les milliers de reportages que j’ai dû scanner et analyser pour écrire cette thèse, il n’y a
pas une seule coquille.
1039
Shoham 2013 : 169.
288
à la mesure de la communauté locale, mais une fois qu'ils étaient regroupés sur les
pages du journal, cette intimité revêtait de façon imaginaire une dimension
nationale1040 où se manifestait avec détermination une certaine force culturelle. Cette
approche permit de conférer de la publicité à des façons particulières d'interpréter les
fêtes de Hanouka qui étaient destinés en leur temps à se distinguer de la façon
traditionnelle de célébrer la fête dans le vieux Yishuv. Elle permit de créer un
sentiment d'appartenance tantôt fallacieux tantôt évident. Uri Ram écrit que l'évidence
du «nous» national est précisément le paroxysme de l'hégémonie1041. La différence
entre l'idéologie et l'hégémonie, explique Ram en se fondant entre autres choses sur la
pensée de Raymond Williams, tient à ce que l'idéologie est une doctrine, c'est-à-dire
une vision du monde élaborée et argumentée, alors que l'hégémonie est une structure
culturelle comprenant des présupposés, des sentiments et des habitudes de pensée
confortés par diverses pratiques civilisationnelles, tantôt au quotidien, tantôt sur le
plan des rites et des symboles officiels (et peut-être en premier lieu dans la langue
elle-même puisque celle-ci contient des concepts apparemment relayés par des
référents substantiels et clairs, mais qui en fait conditionnent la strate de réalité qu'ils
ont l'air de désigner)1042.
Moyennant cette stratégie qui consistait à se fonder sur des reportages détaillés
relatant des célébrations locales, il était loisible de contourner les obstacles qui se
dressaient contre la nouvelle culture. Rendre culturellement acceptable un événement
local dans une localité de la périphérie où les habitants ou bien une institution scolaire
fondée de fraîche date choisissaient de célébrer une fête à leur façon est plus facile
que de modifier une tradition aussi imposante que celle du judaïsme orthodoxe qui
pendant des siècles régissait sans concurrence aucune la façon de fêter Hanouka en
Terre Sainte.
1040
Une des techniques employées consistait à mentionner à tout propos les noms des instituteurs, des
directeurs, des personnalités locales et même des élèves qui participaient à ces célébrations. Il n’est pas
exclu qu’à une époque où les journaux de Ben Yehuda étaient publiés à quelques centaines
d’exemplaires, cette méthode comportait une dimension publicitaire. Les éditions des journaux d'Avi
parvenaient à une bonne partie des membres du Yishuv juif. Elyada estime que dans la période où 1200
exemplaires de Ha-Tsvi ont été distribués, ils étaient lus par au moins 12.000 lecteurs, alors que le
Yishuv comprenait alors 75,000 personnes (Elyada 2015, p. 75).
1041
Ram 2006 : 29.
1042
Williams 1977 : 108-114.
289
Les journaux de Ben Yehuda œuvrèrent pour affaiblir le charisme de la tradition qui
avait cours au sein du système culturel du vieux Yishuv. En fait, ils gérèrent le
processus qui consistait à renforcer les centres secondaires et périphériques d'une
façon centrifuge afin de désintégrer les valeurs du nouveau Yishuv de celles du vieux
Yishuv. Dans un processus centrifuge classique1043 les centres secondaires de la
périphérie accumulent du pouvoir et on remet en question l'identification des
membres des groupes périphériques avec le système de valeur du centre. Dans le cas
des journaux de Ben Yehuda, il s'agit d'une désintégration subtile, car elle se produisit
de façon latente et souterraine, dissimulée sous la rhétorique pesante et les symboles
pompeux du nationalisme dont Ben Yehuda fut l'un des instigateurs. Au cours de son
histoire, le mouvement sioniste n'a probablement pas connu de défenseur plus engagé,
bruyant, acharné et déterminé que Ben Yehuda dans les efforts qu'il investit en faveur
de l'unité nationale, et pas seulement sur le plan symbolique. Et pourtant, son activité
obsessionnelle en vue de créer des significations et des contenus très particuliers au
sein du capital culturel juif visait à créer un centre culturel hégémonique capable de
servir d'alternative au centre constitué par le judaïsme rabbinique. Gramsci fit
remarquer que l'hégémonie aspire à construire une « unité intellectuelle et morale» en
estompant les limites entre les domaines de la politique, de l'économie et de la culture
dans son désir de définir la réalité sociale pour les catégories soumises1044. D'après le
modèle de Gramsci, il apparaît qu'au commencement de l'activité de Ben Yehuda en
Palestine, c'est le leadership rabbinique qui exerçait l'hégémonie. Au terme de ses
efforts, ce leadership perdit son statut hégémonique au profit d'un centre hégémonique
alternatif en Palestine. C'est Ben Yehuda qui en fit l'instigateur le plus marquant.
Michel de Certeau fait remarquer que toute société fait toujours voir quelque part les
règles qui en régissent les pratiques1045. Quel est donc le lieu qui rassemblait les règles
qui régissaient les pratiques du nouveau Yishuv en Palestine? Comme il n'y avait ni un
pouvoir local juif centralisé capable d'imposer son autorité ni un mouvement
régulateur doté de prérogatives gestionnaires concrètes, ce sont les journaux de Ben
Yehuda qui devinrent la tribune centrale où les micro-pratiques de la culture moderne
s'agrégèrent de façon à former une grande tradition dont les composantes
1043
Voir par exemple Horovitz et Lisak 1977, pp. 47-48.
Gramsci 2003.
1045
De Certeau 1990.
1044
290
apparaissaient au niveau des traditions subalternes. Et pourtant c'est Ben Yehuda et
ses compagnons qui, par divers moyens, orientèrent et dirigèrent ces pratiques quand
les reportages de ses journaux, outre leurs autres fonctions culturelles, servaient en
quelque sorte à refléter dans quelle mesure l'orientation culturelle avait été intégrée.
Les petites traditions locales apparemment spontanées en vertu desquelles on célébrait
Hanouka dans les diverses implantations se confortaient en quelque sorte les unes les
autres. Ainsi fut créée l'impression que la nouvelle tradition se fondait sur une suite
de légitimations étalées dans l'espace. Telle était la vérité et il ne restait plus qu'à y
croire et à admettre que les journaux de Ben Yehuda en étaient les porte-voix
exclusifs. Les reportages sur les fêtes de Hanouka offrent un exemple parfait de la
façon dont les journaux de Ben Yehuda, qui ne cachaient pourtant pas leur idéologie
manifeste, optèrent bien souvent de ne pas se présenter comme les organes inculquant
la nouvelle grande culture. Au lieu de cela, ils préférèrent couvrir les festivités comme
les résultats d'une initiative locale déjà accomplie. C'était une façon de suggérer que le
Kulturkampf avait déjà été gagné avec sérénité et confiance en soi.
Mais avec Hanouka ce fut différent. Même dans d'autres espaces culturels la grande
tradition de la culture hébraïque fut avant tout le fait de Ben Yehuda.
On peut discerner dans sa façon minutieuse et détaillée de s'occuper des contenus des
rites de Hanouka un élément de pensée organisationnelle, un lieu d'autorité en
quelque sorte. Dans une partie des articles, on voit s'exprimer le point de vue d'un
journaliste qui se présente avec asssurance et autorité comme investi de la mission de
gérer et d'inspecter la culture. Il semble orienter son activité dans le but de fabriquer
et de diffuser un comportement concret moyennant la volonté d'en améliorer la
qualité. Cette approche n'est pas dénuée d'un ton autoritaire qui cherchait à imposer
un discours canonique au Yishuv émergeant, le plus souvent dans une atmosphère
généralement libérale et anthropocentriste, du moins en apparence1046. La hiérarchie
manifeste dans les journaux de Ben Yehuda soumet en général l'individu, principal
sujet du libéralisme, à la collectivité nationale et à toutes les intersections
significatives des narratifs qu'elle déployait aux yeux de ses lecteurs. C'était donc un
1046
Sur l’activation de mécanismes oppressifs et de rapports de force dans les espaces de loisir, voir
Rojek 1985 : 153-156.
291
libéralisme conditionnel qui était domestiqué afin de servir au besoin d'instrument au
nationalisme.
Pour réguler les festivités de Hanouka et les enraciner en une pratique sociale, Ben
Yehuda organisait des concours entre diverses localités et collectivités civiles.
Souvent les journaux de Ben Yehuda décrivaient en détails la façon dont un groupe
donné programmait les festivités de Hanouka et ils se demandaient comment les
autres groupes allaient relever le défi1047. La mention de ces divers groupes sociaux
dans le cadre d'un discours plein de sollicitude et d'intérêt pour ces festivités créa une
apparence de hiérarchie sociale conditionnée par les succès des divers groupes aux
concours. Il résulte des reportages qui stimulaient la participation aux festivités de
Hanouka que la catégorie des pédagogues fut classée en tête de liste et qu'elle retint
toute l'attention du reporter qui allait jusqu'à mentionner par leurs noms les groupes et
les individus. Ainsi les festivités de Hanouka servirent de plate-forme à un autre
aspect significatif que les journaux de Ben Yehuda entendaient promouvoir: le statut
du maître d'école hébreu.
Étant donné l'immobilisme et la lenteur des moyens de communication de l'époque et
en l'absence d'une base ordonnée de contenus pédagogiques et de directives venues
d'en haut, les journaux de Ben Yehuda fonctionnèrent en fait comme un instrument
essentiel pour échanger des informations entre les organisateurs de festivités et de
rites locaux. C'étaient en général des professionnels de l'éducation, des institutrices et
des puéricultrices. Ils trouvaient dans le journal des informations, du matériel
pédagogique avancé sur la fête, des idées pour la célébrer et même des textes tout
prëts à être récitées pendant la performance du rite: chansons, récits et même pièces
de théâtre publiées en feuilleton.
Les événements qui attiraient le public passaient non seulement pour être des succès
commerciaux mais aussi pour une sorte de victoire culturelle. L'activité idéologique
qui se déroule dans la sphère des loisirs n'est jamais dénuée d'intérêts économiques.
Comme dans la société capitaliste moderne, l'activité économique fonctionne comme
un espace de libre choix entre diverses options, la construction de l'identité ne se fait
1047
Voir par exemple «Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 19 novembre 1912.
292
pas en parallèle de l'activité économique, mais précisement par son truchement1048.
«Plus de trois-cents personnes ont participé au bal de Rosh-Pinah! Les recettes ne
furent pas négligeables», s'extasiait Ha-Tsvi1049.
Il semble bien que la popularité que les journaux de Ben Yehuda cherchaient à
imposer presque de force à la tradition en voie de formation, notamment en mettant en
valeur le point de vue nationaliste et en faisant état des bénéfices commerciaux
témoignant du succès que la culture moderne rencontrait auprès du peuple, était une
réaction à un sentiment bien ancré chez les gens du nouveau Yishuv qui rechignaient à
s'identifier totalement à la nouvelle civilisation. C'étaient des traditions créées de
toutes pièces par les nationalistes. Aussi faut-il croire qu'un grand nombre de gens
avaient du mal à les prendre au sérieux, surtout quand il s'agissait de rituels dans
lesquels on avait inséré des symboles cultuels, lors même qu'ils étaient destinés à un
public qui se sentait affranchi de toute allégeance au judaïsme rabbinique1050.
Parallèlement aux bals publics, on en organisait aussi des privés qui étaient encore
plus laïcs que les premiers. Les journaux de Ben Yehuda étaient moins diserts sur leur
compte1051. La reconnaissance que la nouvelle grande culture accordait à ces
rencontres privées qui contrebalançaient les événements publics et les festivités qui
tentaient de contenir une simili-théologie et un libéralisme de façade, se répercutaient
sur les espaces que la culture juive nationale essayait de façonner: un espace national
centralisé, fondé sur des symboles qu'elle partageait avec les religieux dans la sphère
publique où l'on «tenait compte» des valeurs juives dans le projet de rénovation
nationale; et puis il y avait les espaces privés où les options individuelles étaient
respectées, comme la synagogue pour les religieux et à l'opposé les fêtes privées pour
les laïcs qui pouvaient y donner libre cours à leurs choix personnels sur le plan
éthique, culinaire et sexuel, n'en déplaise aux prescriptions de la loi religieuse. Une
description trop détaillée de ce qui se passait dans l'espace privé, à supposer qu'on s'y
1048
Shoham 2013 : 30.
« Dépêche de Haute-Galilée», Ha-Tsvi, 28 décembre 1909.
1050
Zeïra 2002 : 85-88.
1051
Dépêche de Haute-Galilée», Ha-Tsvi, 28 décembre 1909. La justification idéologique des bals
traditionnels et l’absence de justification vis-à-vis des bals privés confirment que les bals publics
étaient une pratique qui s’est développée sur le long terme moyen d’une manière qui permettait
l’introspection et l’auto-évaluation. En revanche, les bals privés s’organisaient sans aucune conscience
de ce genre et bien entendu sans aucune légitimation (Shoham 2013 : 192).
1049
293
fût essayé, risquait de porter atteinte à la définition de la sphère publique nationale
qui cherchait à insister sur les points communs entre des groupes culturels differents
ou à défaut, les imaginer.
Dans les festivités publiques de Hanouka, le dosage naional spécifiquement hébreu
faisant la part des choses entre les composantes théologiques et laïques par delà le
paravent de plaisir et d'amusement qui contribuait à brouiller les pistes reçurent un
goût prononcé de culture de loisirs engagée politiquement. Hezki Shoham explique
que les innovations dans la culture de loisirs sioniste ne tenaient pas seulement au fait
même de s'intéresser aux loisirs, mais à la tentative d'organiser ces loisirs dans le but
d'attirer des ressources financières1052, de mobiliser les gens idéologiquement et de
construire une identité moyennant la création d'un style et d'un goût reconnaissables
entre tous. Les loisirs constituent la sphère principale dans la construction d'une
identité collective dans les masses moyennant l'octroi de sens et le recours à des
pratiques de libre-arbitre pour ainsi dire. La culture des loisirs a puissamment
contribué à la création d'une sphère publique juive en Palestine. Mais dans ce
processus la sphère des loisirs n'a point perdu sa dimension divertissante et les deux
orientations opposées coexistèrent1053.
La définition fonctionnelle des sociologues insiste sur l'importance de la communauté
éthique avec sa sainteté et sa régulation morale pour parvenir à une cohésion sociale.
D'où le rôle fondamental que l'analyse de Durkheim confère à divers types de rites et
de fêtes visant à enrôler et à unifier les membres de la communauté en insistant sur la
différence qui les sépare des autres communautés. C'est une façon de rénover les
identités et les objectifs des communautés éthiques1054. Les distinctions auxquelles
procédaient les journaux de Ben Yehuda entre ceux qui au cours de la fête
manifestèrent leur désir de voir comment la jeune génération parlait hébreu et ceux
1052
La prise en compte des bénéfices économiques fournis par les bals de Hanouka était caractéristique
des journaux de Ben Yehuda. Voir par exemple : «Dépêche de Haute-Galilée», Ha-Tsvi, 28 décembre
1909
; «Du nouveau en Israël», Ha-Tsvi, 31 janvier 1896.
1053
Shoham 2013 : 29.
1054
Smith 2010. Anthony Smith signale que même si de nombreuses fêtes et de nombreux rites dans les
religions traditionnelles telles que le judaïsme, l’Islam et l’hindouisme se pratiquent dans le cadre du
foyer et se préoccupent de la pureté rituelle des aliments, d’autres solennités se fondent sur la
communauté rassemblée tout entière dans son «église». Ils s’intéressent aux ordonnances du culte, aux
prières publiques, aux processions, aux hymnes, à la lecture des livres saints, à l’entretien des
ustensiles du culte, toutes tâches auxquelles sont préposés des professionnels du culte, en fonction
d’une continuité fixée d’avance.
294
qui s'en désintéressaient ont un poids de premier plan dans le catalogage social des
groupes en cours de constitution. L'intérêt pour l'hébreu confère en quelque sorte une
bonne position dans l'échelle de valeurs du groupe national. Elle transforme ceux qui
s'intéressent à l'hébreu en une «communauté éthique» reconnue, cohérente et
consciente de sa différence. Cette communauté éthique s'est constituée face à une
attitude teintée de nationalisme, cependant que les reportages des journaux de Ben
Yehuda reflètent le procesus, l'aident à s'orienter, en ajustent les composantes en
cours de constitution et accélèrent ainsi la formation de la communauté. Comme il n'y
avait guère d'alternatives culturelles à même de servir de point de comparaison, il
apparaît que les journaux de Ben Yehuda fonctionnèrent pendant un certain temps
comme une sorte de «code rituel laïc» en perpétuelle évolution qui déterminait ce qui
était souhaitable et recommandable dans la culture nationale.
Selon Durkheim, la fonction des rites récursifs était de créer un lien dans les cœurs et
les pensées des fidèles, de susciter chez eux de l'enthousiasme et de la «ferveur» afin
de définir une communauté éthique cohérente regroupant les croyants et les pieux,
une communauté au sein de laquelle l'individu trouve sa place et à laquelle il en arrive
à se fondre: car plus que toute autre chose, la foi représente la chaleur, la vie,
l'enthousiasme, l'exaltation de toute la vie spiriituelle et un moyen pour l'individu de
se surpasser lui-même.1055
Ouzi Elyada a affirmé que l'encouragement à la vie joyeuse et au plaisir physique était
un objectif déclaré de la presse d'Eliezer Ben Yehuda.1056 Les journaux de Ben
Yehuda insistaient sur la joie qui émanait des festivités nationales laïques; ils
s'interrogeaient sur la capacité de ces événements à attirer le public et souvent, ils
accompagnaient les préparatifs de ces célébrations depuis le début, comme s'ils
avaient été initiés à quelque secret qu'ils consentaient à révéler au public impatient de
rejoindre la communauté éthique si pleine de vie et d'allégresse. C'était une façon de
distiller systématiquement un discours journalistique dans une activité plaisante et
divertissante. Ce discours faisait double emploi avec le contenu des annonces qui
faisaient la publicité pour les bals. Il essaie de susciter chez le lecteur des sentiments
qui n'existaient pas forcément ou qui n'existaient que partiellement dans le cœur des
1055
1056
Smith 2010.
Elyada 2015, p. 111.
295
lecteurs.1057 «Qu'y avait-il de si divertissant dans ces bals, pour ceux qui ne les
boudaient pas du moins?», se demande Hezki Shoham qui a consacré des recherches à
l'invention des traditions de Pourim. Il semble bien que ses propos valent aussi pour
ce qui nous intéresse ici: «Nul doute qu'il y avait une tradition de divertissement
autour de ces bals et les termes qui composent le champ sémantique de la joie et du
plaisir sont récurrents dans les annonces qui en font la publicité»1058.
Les reportages sur les spectacles de Hanouka insistent sur les expériences
divertissantes que procurent les fêtes enfantines, pas seulement en Palestine du reste.
On apprend ainsi qu'à Saint-Pétersbourg, les festivités venaient compenser une
inégalité que les enfants juifs ressentaient par rapport aux enfants chrétiens: «Cette
soirée a apporté des gains substantiels à la caisse des membres de l'association qui
vivent à l'étranger. En plus de cela, elle a eu un autre bienfait puisqu'elle a permis aux
enfants juifs de s'amuser un peu et de réduire les sentiments de jalousie qu'ils
éprouvent pour leurs petits camarades chrétiens qui peuvent s'amuser à chacune de
leurs fêtes1059».
Et donc les journaux de Ben Yehuda essayaient souvent de susciter de nouveaux
groupes proches de son idéologie et disposées à participer aux bals: «Jusqu'à présent
nous avons entendu parler des bals de Hanouka organisés par le séminaire et l'Agence
hiérosolymitaine de l'association des maîtres. Est-ce vraiment tout? Où sont donc les
Maccabées du passé? La solennité de Hanouka n'est-elle pas leur fête?»1060 Ces
revendications et d'autres du même genre qui étaient publiées dans les journaux de
Ben Yehuda soulignaient que l'horizon culturel attendait des «Maccabées» modernes
qu'ils reflètent dans leur comportement un engagement moral vis-à-vis des livres des
Maccabées. En fait, ils en firent un symbole vivant des événements du passé et ils
transformèrent l'engagement concret en un pont entre le symboles du présent et les
sources d'où provenaient ces symboles. Ce processus de symbolisation réquisitionna
ces jeunes et rejetant le statut de symbole se contentant de la puissance symbolique du
texte ancien sans impact sur la réalité présente, il exigea d'eux de reconnaître le prix
qu'ils avaient à payer pour avoir l'honneur de s'appeler «Maccabées».
1057
Sur la stratégie de plaisir et de satisfaction dans la presse de masse, voir Elyada 2015, p. 21.
Shoham 2013 : 168.
1059
«Du nouveau en Israël», Ha-Tsvi, 31 janvier 1896.
1060
«Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 19 novembre 1912.
1058
296
On attendait qu'il joue un certain rôle. On leur demanda, selon une image
représentative, de revêtir certaines caractéristiques liées à la source ancienne par
fidélité envers ces textes1061.
Une portion considérable des rites et des festivités de Hanouka fut organisé par
l'establishment pédagogique1062. Ben Yehuda remercia les organisateurs de leurs
efforts et les encouragea en les mentionnant nommément dans ses reportages aux
côtés de personnalités importantes. On y lit les noms des maîtres qui s'investirent avec
la mention des disciplines qu'ils enseignaient1063. Ces fréquentes mentions à l'occasion
de la couverture journalistique de la réalité scolaire donnaient aux maîtres et même à
leurs élèves le sentiment que les journaux de Ben Yehuda les accompagnaient dans
leur existence, «parlaient de leur vécu» et contribuaient à la construction d'une figure
de maître gratifiante et socialement respectée. Cette attention que les journaux
portaient manifestement au milieu pédagogique leur donnait l'impression qu'ils
rendaient compte de la réalité en rapportant tous les détails, y compris le nom du
maître qui avait encadré les enfants dans leurs préparatifs des ornements de la fête.
Les déplacements du centre de gravité de la signification du contenu de la fête loin
des éléments juifs traditionnels se manifestèrent aussi dans la terminologie. Des
reportages entiers consacrés à cette fête dans les journaux de Ben Yehuda étaient
capables d'ignorer délibérément le nom «Hanouka» au profit de son synonyme «Fête
des Maccabées»1064, un terme véhiculait moins de significations que le mot
«Hanouka». Parfois aussi les reportages employaient tour à tour «Maccabées» et
«Hanouka»1065.
À côté de ces reportages sur les festivités de Hanouka, les journaux de Ben Yehuda
publiaient parfois des œuvres littéraires liées aux héros de la fête où la liberté
1061
Dans ce contexte, le nom «Maccabée» qui était courant dans les associations estudiantines et les
organisations sionistes était perçu comme polysémique : il mettait en valeur l’antique héroïsme des
Maccabées dans leur lutte pour l’indépendance de la Judée en en faisant un sujet de fierté nationale et
de patriotisme tout en se rattachant à la finalité essentielle de l’éducation physique moderne : former de
futurs combattants. À la fin de L’État juif s’exclame : «Ce sera le retour des Maccabées !» (Harif
2011 : 127).
1062
Les maîtres qui s’exprimaient sous l’influence de la conception organisationnelle se considéraient
comme les démarcheurs d’un produit pédagogique créé et promulgué par la rédaction. Et de voyaient
ils voyaient les écoles comme des «marchés d’instruction» ou «un marché de sources» (Elhanan-Peled
2000 : 68).
1063
«La Fête des Maccabées à l’école de Rishon LeTsiyon », Ha-Tsvi, 4 janvier 1889.
1064
Ibid.
1065
Voir par exemple : «Encore un autre spectacle en hébreu», Ha-Or, 5 février 1892.
297
artistique permettait de créer un discours fictionnel mais d'un style assez réaliste. Il
s'agissait de faire prendre la parole aux héros afin de compenser les lacunes du
réalisme historique. Bien qu'il soit impossible d'interviewer un héros défunt, on
pouvait toujours publier par exemple le poème de K. L. Silman où Judas Maccabée
raconte pour ainsi dire au lecteur sa vocation historique:
Judas Maccabée/ Je suis le troisième fils de mon père Mattathias/ et mon père en
mourant m'a désigné comme le chef de mes frères/ Il gisait sur son lit de mort et il
plaça ses mains tremblantes/ sur ma tête et me bénit: Juda! Sois un chef et un père
pour ton grand peuple/ et foule aux pieds comme un lion les ossements de tes
ennemis/ du carnage ne te lasse pas et sois fort comme un rocher»1066.
La tendance de Ben Yehdua à ne pas contester les vérités fixées dans le capital
culturel juif traditionnel quitte à en exploiter des éléments nécessaires pour construire
et diffuser le nationalisme selon les besoins, ne s'est pas réalisée pleinement en ce qui
concerne Hanouka. Il laissa plus d'une fois entendre qu'il était favorable au
phénomène de l'hellénisme en qui il voyait l'expression d'une vision éclairée ainsi
qu'une aspiration à l'humanisme. Il alla jusqu'à affirmer que la lutte des Hasmonéens
contre les hellénistes était en fait
une guerre entre les lumières et le fanatisme, entre d'une part l'aspiration humaniste,
qui, à cette époque-là, était grecque, une conception plus large et plus libre de la vie,
et d'autre part, une existence étriquée dans le cadre étroit de la vie juive qui déjà se
recroquevillait et devenait de plus en plus fermée1067.
Cette attitude de Ben Yehuda scandalisa plus d'une personne, car outre qu'elle était en
contradiction avec sa tendance générale à ne pas contester ouvertement la légitimité
des composantes de la théologie juive, elle minait son estime globale pour les
Hasmonéens ainsi que la construction culturelle de la fête de Hanouka dans ses
journaux. Le principal artisan de l'œuvre d'exaltation des Hasmonéens sur la scène
culturelle de l'époque avait retenu de la figure de ses héros la composante liée au
combat de libération tout en exprimant son opposition à une dimension essentielle de
leur personnalité: la guerre contre l'hellénisation. Manifestement, Ben Yehuda n'était
1066
1067
«Hanouka en 2082», Ha-Or, 15 décembre 1911.
«En ces jours-là, en ce temps-ci», Ha-Or, 10 décembre 2012.
298
pas un admirateur inconditionnel des Hasmonéens, comme pouvaient le croire
certains de ses lecteurs. Plein d'estime pour leur combattivité contre l'ennemi
extérieur, il était plus réservé vis-à-vis de leur agressivité envers les hellénistes qui
avaient adopté la culture de l'ennemi. Les valeurs centrales de l'hellénisation telles
que le goût pour l'esthétique, la pensée philosophique et l'éducation physique
cadraient en fait avec la conception du monde de Ben Yehuda:
Sur le mont Sion là où se dresse aujourd'hui une église catholique se trouvait à
l'époque un magnifique palais1068 de marbre dans le style grec, artistiquement décoré
de peintures et de chapitaux sculptés surmontant les colonnes du portique. Ces
décorations figuraient des être humains des deux sexes, des animaux et des oiseaux,
des plantes et des fruits. Le bâtiment s'élevait sur deux ou trois étages et à son
sommet s'élevait une tour d'où l'on voyait le Mont du Temple. C'était le palais du
grand-prêtre Jason qui était hellénisé et que l'inique Antiochus avait fait sacrer
souverain pontife afin qu'il introduisît des réformes dans la religion, le mode de vie et
la culture des Juifs conformément aux acquis de la recherche, de la science, de la
philosophie et des vérités ultimes du monde éclairée, celui de la Grèce»1069.
Ben Yehuda approuvait également le goût des Grecs pour le théâtre qui était
pour eux un instrument visant à développer la pensée et l'autocritique:
Sur le mont qui fait face à Sion il fit construire un «théâtre» pour offrir au peuple des
spectacles inspirés de la vie... Si l'on veut amender l'homme, il faut lui montrer ses
défauts sur la scène. À cette fin il fit venir des acteurs de Grèce qui exécutèrent
régulièrement des pièces grecques afin d'instruire le peuple et lui faire comprendre
ses défauts en développant chez lui un goût exquis pour la poésie, la beauté de la
nature inerte et vivante... Or le Sanhédrin l'anathémisa sous prétexte de «débauche»,
de «futilité et de mauvaise conduite» qui risquent de provoquer la damnation et de
conduire à l'impudeur1070.
Face aux protestations suscitées par les sympathies pour certains aspects de
l'hellénisme Ben Yehuda se justifia en disant qu'
1068
Le palais hellénistique n’est pas présenté comme antithétique de l’esprit du judaïsme, mais en
contraste avec l’église qui est l’ennemie du judaïsme. Moyennant quoi, le contraste entre ce palais et le
judaïsme est atténué.
1069
«Les Hellénistes», Ha-Tsvi, 15 décembre 1911.
1070
Ibid.
299
à cette époque-là l'hellénisme était dans le monde ce qu'est aujourd'hui la culture
européenne; les premiers hellénistes voulurent sortir les Juifs de leur vie étriquée et
bornée afin de les initier à une existence globale, plus large et plus belle1071.
Le soutien de Ben Yehuda en faveur de l'esprit éclairé de l'hellénisme était sincère,
mais l'expression qu'il en donna en public l'obligea à se confronter aux contradictions
internes qui résultaient de ces tentatives en vue de concilier le libéralisme éclairé et un
nationalisme juif fondé sur la théologie. De fait, la fête de Hanouka, qui constituait à
ses yeux le paroxysme de la théologie nationale, impliquait une confrontation avec les
valeurs «éclairées» représentées à l'époque par l'hellénisme.
Cette explication embrouillée qui accumule les litotes et les précautions de langage
permit à Ben Yehuda de soupçonner les Hasmonéens d'avoir eu un esprit étriqué.
Contrairement à ses habitudes, il fut contraint d'admettre que leur mobile était
religieux. Toutefois il introduisit une distinction entre ce mobile et le résultat final qui
selon lui, était riche de sens:
Ainsi virent-ils soudain depuis leur localité de Modi'in que l'helléniste était allé trop
loin et qu'il avait perpétré une abomination incomparable. Alors l'esprit de Dieu
investit Mattathias et il appela à la guerre sainte. En peu de temps, les Hasmonéens
agirent avec un prodigieux héroïsme et ils libérèrent la nation du joug des étrangers.
C'était une action grandiose et sainte dont la splendeur glorieuse illumine notre
histoire à tout jamais. Personne ne pourra révérer plus que moi la sainteté du nom des
Hasmonéens. Et pourtant même cette action grandiose ne constitue pas un
témoignage en faveur de la largeur de vue de Mattathias. Il est presque certain que lui
et ses fils n'avaient pas au départ plus d'ouverture d'esprit que les Hassidéens. Mieme
du point de vue de l'esprit de la nation, rien ne permet d'affirmer que Mattathias ait
aspiré dès le début à libérer la nation de la domination étrangère. Rien ne nous
autorise à considérer les Hasmonéens comme des nationalistes au sens moderne du
terme. Non, ce n'est pas l'aspiration à la liberté politique de la nation qui détermina
les Hasmonéens à accomplir cette action grandiose et magnifique, mais le sentiment
religieux. Si le dément Antiochus n'avait pas promulgué des décrets acculant les Juifs
1071
«Réponse aux objections d’un ami», Ha-Or, 17 décembre 1912.
300
à l'apostasie, il est presque sûr que Mattathias n'aurait pas proclamé la révolte contre
le pouvoir royal!1072
Il y avait certes une contradiction dans cette éloge vibrant que l'organe de l'esprit
éclairé et anticlérical en Palestine décernait à des fanatiques lancés dans une guerre
sainte. Ben Yehuda la résolut partiellement en distinguant deux phases dans le conflit:
le commencement de la révolte, reconnaissait-il, avait un fondement religieux, mais
parle suite, elle devint une lutte pour la liberté de la nation:
Et dans tout cela, je ne minimise absolument pas la splendeur de la gloire des
Hasmonéens. Car l'essentiel n'est pas la première réunauguration, mais le haut-fait,
l'activisme et ses conséquences. Or le haut-fait des Hasmonéens est l'un des plus
grandioses et des plus glorieux de notre histoire. C'est notre fierté et notre orgueil aux
yeux du monde! Même si leurs vues et leur pensées étaient étriquées comme celles
des Hassidéens, c'étaient des héros saints qui luttèrent avec abnégation d'abord pour
la sainteté de la Loi, puis pour l'esprit de la nation!
Au début, ce ne fut qu'une révolte religieuse... Et c'est là le moment grandiose de ces
événements que d'avoir su transformer une action aussi bornée que peut l'être une
révolte religieuse en un événement aussi grandiose et magnifique qu'une guerre
nationale en vue de la liberté politique. C'est là un moment psychologique qui sépara
très nettement les Hasmonéens des Hassidéens ou de leurs continuateurs talmudistes
et de toute la nation diasporique. C'est ce moment psychologique qui rend les
Hasmonéens si proches de nous et si saints à nos yeux d'émancipés nationalistes
même si de par leurs opinions, les premiers Hasmonéens étaient éloignés de nous.
En distinguant dans la révolte une première phase à caractère religieux et une seconde
marquée par le nationalisme Ben Yehuda tenta de résoudre un problème conceptuel
qui préoccupent de nos jours encore les spécialistes du nationalisme. La question
principale est de savoir si la révolte hasmonéenne comportait une dimension
nationale. Il semble que même aujourd'hui, la plupart des chercheurs n'excluent pas
une telle possibilité. Le spécialiste du nationalisme Anthony Smith écrit que la révolte
hasmonéenne se fondait sur la présupposition que le particularisme juif n'était pas
seulement d'ordre religieux, mais aussi national et que ce particularisme national était
1072
Ibid.
301
menacé par le danger de l'hellénisation obligatoire. Smith adopte apparemment les
vues d'Avigdor Tscherikower et Menahem Stern. Stern affirma que la majorité de la
nation resta fidèle à sa religion au point d'être disposée à un martyre collectif et que la
résistance hasmonéenne a garanti «le développement ultérieure de la nation juive»,
car les idéaux de la Loi pénétrèrent jusque dans «les couches les plus larges de la
nation». Selon Stern, la dynastie hasmonéenne bénéficia des «vagues d'exaltation
nationales et religieuses», de sorte que la révolte des Maccabées fut «une guerre de
libération nationale»1073.
Smith cite également Doron Mendels qui explique le nationalisme juif dans le monde
hellénistique en arguant du fait que «les peuples proche-orientaux avoisinants
excellaient dans l'art de se doter de symboles politiques nationaux spécifiques et bien
déterminés comme un temple, un territoire, une monarchie et une armée»1074. Smith
ajoute que ces symboles de nationalisme politique sont attestés tout au long de la
période (de 200 avant l'ère courante jusqu'en 135 de l'ère courante) contrairement aux
«dimensions plus générales de l'identité nationale tels que le calendrier, le droit et la
langue»1075. Selon Mendels, «tout Juif religieux croyant aux livres saints développa
des idées nationales» et même une conception de l'État-nation inspirée du paradigme
biblique». Simultanément, «la plupart des Juifs entretenaient une sorte de
'nationalisme passif'» qui ne devenait actif qu'en temps de crise1076.
À propos de l'analyse de Mendels, Smith affirme que «là où Mendels (et peut-être
d'autres) recourent au terme «nationalisme», nous devons le réinterpréter comme une
référence à l'ethnicité»1077. Selon Mendels, «on peut discerner chez un grand nombre
de peuples (ethne) du monde hellénistique des caractéristiques qui les distinguent les
uns des autres. Cela tient sans doute avant tout à ce que les peuples de l'Antiquité
étaient conscients de leur différence linguistique, territoriale, historique, culturelle et
religieuse»1078. Smith réagit en se demandant si le sentiment de particularisme culturel
et historique est vraiment un «nationalisme». Peut-on définir comme nationale la
perception de ces différences, fussent-elles des symboles politiques tels que le
1073
Tscherikower 1963 ; Smith 2003 : 66-67.
Mendels, 1992 : 1.
1075
Ibid. : 2.
1076
Ibid. : 3.
1077
Smith 2003 : 67-68.
1078
Mendels, 1992 : 13-14.
1074
302
Temple, le territoire ou la royauté? Ou bien faut-il admettre que le nationalisme
s'exprimait à travers des conceptions différentes selon les époques et les aires
culturelles? Pour Smith, le refus de Mendels de se risquer sur le terrain des définitions
laisse ces questions en suspens, même si cet auteur suggère ces possibilités ellesmêmes1079.
1079
Smith 2003 : 67-68. Sur la question conceptuelle soulevée par Smith à ce propos, voir aussi Ben
Israël 2004 : 407.
303
3.5 Le 15 de Shevat
Le spécialiste du nationalisme Anthony Smith fait remarquer qu’au début de la
révolution sioniste, de nombreux membres du mouvement conçurent une alliance
d’un type nouveau, non plus entre l’humanité et la divinité, mais entre les hommes et
la nature, ou plus précisément entre les nouveaux juifs et leur patrie1080. Le 15 de
Shevat devint une fête fondamentale où l’on célébrait l’alliance du peuple avec sa
terre. Pour ce faire, on recourut aux ingénieurs de la culture comme Ben Yehuda de
façon à opérer une série de modifications des caractéristiques de la fête. La plus
frappante d’entre elles consistait à introduire au cœur de cette solennité commémorant
le nouvel an des arbres, la coutume de planter des pousses. Or celle-ci ne faisait pas
initialement partie des rites de la fête.
Les modifications touchant au 15 de Shevat s’intègrent dans un ensemble global de
déplacements ayant trait aux liens du peuple d’Israël avec la Terre d’Israël. Shmuel
Noah Eisenstadt a fait remarquer que l’insistance sur la terre a été déplacée d’une
orientation essentiellement religieuse ou métaphysique sous le contrôle de la tradition
rabbinique à une dimension qui mettait en valeur d’une façon souvent idéaliste, voire
mystique, les caractéristiques physiques et géographiques du pays. On évoquait le lien
primordial avec la terre et on glorifiait celle-ci en vertu d’une métaphysique laïque.
Moyennant quoi, la terre était sanctifiée par le biais d’une religiosité d’un type
nouveau qui frisait le mysticisme. Selon Eisenstadt, cette approche dépassait
l’orientation rabbinique et convenait davantage aux expressions poétiques et
philosophiques qu’on trouve chez les poètes et les penseurs juifs de l’Espagne
médiévale comme Judah Halévi pour ne citer que lui.
Selon Uri Ram, la patrie se situe au point de rencontre entre la Nature (« la terre ») et
la Culture (« le peuple ») en vertu d’un système de relations entre le « lieu » et la
« nation ». De cette façon, on nationalise le lieu ainsi qu’une partie de la culture qui
s’y est constituée. Le mode d’exécution de cette nationalisation est la sélection et le
commentaire. La sélection ignore ou occulte, cependant que le commentaire adapte et
1080
Eisenstadt 2002 : 171.
304
déforme1081. Dans ce que Ben Yehuda écrit sur le 15 de Shevat on discerne une
tendance évidente visant à créer des rapports symbiotiques réguliers et stables entre
les membres de la nation et la terre. Ces relations sont fondées sur un florilège
éclectique et sur des ajouts au capital culturel juif qui ce jour-là, rend en quelque sorte
hommage aux arbres. Elles font aussi intervenir une démarche qui court-circuite la
médiation des textes sacrés. Elle consiste à sortir dans la nature afin de créer un lien
direct entre l’homme et la terre.
Pour comprendre la transformation que les ingénieurs de la culture nationale firent
subir au 15 de Shevat il faut tout d’abord en considérer les sources religieuses qui
présentent ce jour comme le nouvel an des arbres1082. Pourtant ni la Bible, ni la
Mishna ni la Guémara n’en parlent comme d’une fête. La principale signification
religieuse du 15 de Shevat consiste à marquer une date pour les commandements dont
l’accomplissement est lié à la terre, c’est-à-dire les offrandes et les dîmes1083. Ce n’est
donc pas une véritable solennité, mais un jour chargé de sens pour ce qui touche à ces
aspects particuliers. Au fil des générations, on vit se développer de nouvelles
coutumes telles que la récitation de poèmes liturgiques et de bénédictions en
l’honneur de l’arbre. La consommation de fruits en ce jour remonte aux Hasidei
Ashkénaz et elle se répandit dans les autres communautés1084.
A l’époque des Guéonim, les Juifs de Palestine voyaient dans le 15 de Shevat le jour
du jugement pour les arbres. On composa même des poèmes liturgiques spéciaux
qu’on récitait ce jour-là pendant la prière des dix-huit bénédictions et qui contenaient
des requêtes pour obtenir une année prospère en fruits. Mais cette coutume tomba en
désuétude avec la conquête de la Palestine par les Croisés. Elle ne fut remise à
l’honneur qu’au XVIIe siècle par un mystique de Safed qui en fit un rite de réparation
kabbalistique comprenant un repas solennel au cours duquel on consommait des fruits
de la Terre d’Israël en prononçant des bénédictions et des prières sur chacune des
espèces. On y étudiait aussi des versets bibliques ainsi que des extraits de la Mishna et
1081
Ram 2006 : 45.
Mishna, Rosh Ha-Shanah 1,1.
1083
Comme par exemple chez Maïmonide : « On n’apporte pas d’offrandes des fruits de l’année
présente pour les fruits de l’année précédente ni d’offrande de l’année précédente pour les fruits de
l’année présente. Et si on l’a fait, ce n’est pas considéré comme une offrande (Mishneh Torah, Sefer
Zera’im, Hilkhot Terumah, 5, 13.
1084
Yaari 1970 : 15-24 ; Yaari 1972.
1082
305
du Zohar contenant la mention d’arbres, de fruits ou de rédemption1085. A la suite de
quoi, des kabbalistes orientaux composèrent des poèmes liturgiques en l’honneur de
ce jour1086. Et dans un grand nombre de ces communautés on organisa un «Séder du
nouvel an des arbres » dans lequel le thème de la rédemption est récurrent1087.
En ressuscitant le 15 de Shevat comme une fête composée de fragments de coutumes,
le nationalisme hébreu ne faisait qu’imiter un précédent historique puisque la
première résurrection avait emprunté le même procédé, en incluant elle-aussi le thème
de la rédemption parmi les valeurs commémorées en ce jour. Or bien que la fête ne fût
pas fêtée dans son intégralité dans toutes les communautés juives, le nationalisme juif
chercha à l’inaugurer de façon globale en adjoignant une composante patriotique
significative aux coutumes de la fête: l’excursion au sein de la nature; la plantation
d’arbres et de pousses notamment par les élèves des écoles et leurs maîtres.
L’excursion au sein de la nature était un moyen en vue de la formation de la
conscience nationale. Dès 1792 le conventionnel Rabaut de Saint-Étienne écrivait que
l’éducation, qui, selon lui, devait façonner les sentiments, requérait des espaces, des
champs et la nature afin de se démarquer de l’instruction entre quatre murs1088.
L’enseignement de la géographie palestinienne dans le Yishuv hébreu tout comme les
autres composantes de l’éducation publique nationale, visait avant tout à inculquer ce
lien pour ainsi dire indissoluble entre un peuple et sa terre1089. Le 15 de Shevat était
l’occasion ou jamais pour instaurer une telle relation entre les élèves et la terre. Il
n’est pas étonnant que l’association des maîtres participa à la planification de la fête.
Ainsi, cette association décida qu’au jour du « nouvel an des arbres, les écoles
1085
Yaari 1972. Yaari explique aussi que l’auteur du livre d’édification kabbalistique Hemdat Yamim
rétablit la fête de sa propre initiative en se fondant sur les vestiges de cette pratique qui sont
mentionnés dans les textes. Pourtant il ne pouvait en aucun cas connaître la coutume qui consistait à
réciter ce jour-là des poèmes liturgiques à l’époque des Guéonim puisque la Guéniza du Caire n’avait
pas encore été découverte. L’auteur du Hemdat Yamim avait remarqué que dans la célébration de cette
fête, il y avait quelque chose comme l’influence du flux de l’esprit de la Terre d’Israël et qu’il y avait
là de quoi susciter le désir de la rédemption et par conséquent de hâter le terme de celle-ci. Car c’est
essentiellement de la rédemption dont parle ce livre qui connut rapidement une grande diffusion et
connut sept impressions en trente ans. C ‘est le rite du repas de fête et de l’étude qui l’accompagne qui
connut la plus grande diffusion dans les communautés juives d’Italie, de Turquie, des Balkans et dans
tout l’Orient.
1086
Voir par exemple le poème liturgique Yom zeh mi-pinu du rabbin de Meknès Moïse Haloua
(Haloua 1853 : 14, par. 25).
1087
Voir par exemple le poème liturgique du rabbin de Meknès Haïm ben Yossef Haloua : « Et la terre
ne sera pas désolée… le secret du fils de Jessé vit sur la terre et il viendra exercer sa
vengeance » (Berdugo 1844 : 135-136).
1088
Rabaud de Saint-Étienne, 1792. Voir aussi Baczko 1978 : 250).
1089
Ram 2006 : 47.
306
sortiraient avec tous leurs élèves, avec les maîtres et les directeurs afin que chacun
puisse planter une jeune pousse dans la terre qui se trouve au sommet de la colline de
Motsa1090. Le judaïsme orthodoxe accusa les nationalistes et en particulier Ben
Yehuda de contrefaire les coutumes de cette solennité dont la signification
primordiale consistait à servir de point de référence pour les commandements liés à la
terre, c’est-à-dire les offrandes et les dîmes et non le culte des arbres. On insinuait
même que ce culte rendu aux arbres imitait des pratiques européennes1091.
Dans un article virulent intitulé « provocation religieuse » et signé « Shamaï », le
journal Ha-Or répliqua aux attaques du journal Ha-Moriah qui établissait un lien
entre les nouvelles coutumes de 15 de Shevat introduites par les nationalistes et les
coutumes non juives telles que l’arbre de mai ou le sapin de Noël :
Nous ne trouvons que des offenses dans ces contorsions de pensée par lesquelles vous
essayez de rattacher cette fête nationale aux fêtes chrétiennes des arbres en Europe.
Cette fête que nous célébrons est entièrement et purement hébraïque jusque dans les
formes que lui ont conférées les nationalistes : c’est la fête de « l’implantation dans la
terre » que les rescapés de l’exil célèbrent après deux mille ans d’errances. C’est la
fête des plantations et des semailles qu’on pratique désormais dans la terre qui fit les
délices de nos ancêtres. En tant que Juif, vous n’avez pas le droit de dénigrer une telle
fête1092.
A l’affirmation selon laquelle la tradition juive ignore la coutume de planter des
arbres le 15 de Shevat et ne conçoit ce jour que comme une commémoration des
offrandes et des dîmes, le journal Ha-Or réagit en disant:
Même les tenants de la religion ne sont pas tellement enthousiasmés par les offrandes
et les dîmes et ne souhaitent pas en faire l’élément fondamental de leurs fêtes… Nous
sommes venus dans ce pays non pas par nostalgie pour les offrandes et les dîmes, mais
par amour pour cette terre.
1090
Motsa est une localité située aux alentours de Jérusalem. « Le quinze de Shevat », Ha-Or, 17
janvier 1913.
1091
Dèss l’Antiquité, un grand nombre de cultes impliquant des pratiques liées aux arbres étaient
répandues en Europe. Mentionnons les Saturnales romaines au cours desquelles on suspendait des
lampions aux branches des arbres. Certains voient même dans les Saturnales l’origine des rites de Noël.
Les rites de Dionysos/ Bacchus, die chhthonien du retour des saisons et de la faculté sont également
associés aux arbres, comme on peut le voir sur les représentations du dieu. Je pense notamment à une
mosaïque romaine exposée au musée de Sousse en Tunisie.
1092
« Provocation religieuse », Ha-Or, 10 février 1913.
307
Et le journal d’ajouter que les nationalistes ressentent « une exultation spirituelle ainsi
qu’une exaltation de leur âme hébraïque ».1093 Il reconnaît même d’une certaine façon
l’existence d’un processus d’ingéniérie culturelle visant à fabriquer la fête :
« désormais nous sommes heureux de pouvoir nous faire des fêtes dont l’une est
précisément celle du 15 de Shevat »1094.
La fëte de la joie que les nationalistes entendaient promouvoir en dépit des
objurgations de ceux qui se réclamaient de la Loi juive ressortissait à ce que Hezki
Shoham appelle « les caractères attrayants du nationalisme ». En reconnaissanr dans
la sphère publique juive le lieu central de la construction de l’identité nationale le
discours nationaliste-hédoniste légitima l’utilisation de cette sphère ainsi que le
recours aux instruments de l’ingéniérie culturelle en vue de façonner les sentiments
qui y avaient trait. Selon cette consception, le sentiment prédominant dans la sphère
publique juive était la joie1095.
En l’évoquant dans ses journaux Ben Yehuda reconnaissait en quelque sorte
l’importance de la joie dans la sphère publique nationale et il préconisait d’entretenir
ce sentiment comme une composante vitale de la tradition de la fête.
Parallèlement aux descriptions de la tradition inventée qui prenait corps dans les
milieux nationalistes, le journal Ha-Or insinue que les gens du vieux Yishuv négligent
les commandements des offrandes et des dîmes : « Est-ce que les boutiquiers et les
grossistes, les institutions, les gens qui sont à leur tête ainsi que les élèves des écoles
talmudiques pratiquent tous ces commanements ? Pourquoi voir d’un mauvais œil la
fête des plantations que les gens de la jeune génération ont instaurée afin de la
célébrer dans le cadre de la vieille solennité, en ce jour du nouvel an des arbres ? Et
pourquoi ces exigences ne sont-elles imposées qu’à eux seuls ? »1096. On insinue donc
1093
Le concept d’ « exaltation de l’âme hébraïque » est une notion nationale fondée sur l’idée
kabbalistique de « l’ascension de l’âme ». Il s’agit d’une technique consistant à faire monter l’âme vers
les mondes supérieurs pour lui permettre de vivre une expérience mystique.
1094
« Provocation religieuse », Ha-Or, 10 février 1913.
1095
Hezki Shoham a procédé à une distinction subtile entre deux types de discours sur la joie dans les
fêtes qui se fondaient sur des traditions inventées : le discours instrumental et le discours naturel. Le
discours instrumental cherchait à insérer la modalité publique du sentiment joyeux au sein de la
doctrine ordinaire en affirmant la nécessité de se reposer pendant un jour de la tâche laborieuse de la
construction nationale afin de libérer un peu le peuple de son dur travail… En revanche le discours
idéologique sur la joie puisait aux sources de la culture populaire et voyait dans la joie des masses une
partie intégrale et indispensable de l’existence d’un peuple normal résidant sur sa terre, contrairement à
l’existence dans les ténèbres de l’exil (Soham 2013 : 404).
1096
« Provocation religieuse », Ha-Or, 10 février 1913.
308
de cette façon que l’orthodoxie ne détient pas de monopole sur le capital symbolique
du 15 de Shevat, notamment parce qu’elle-même a abandonné de facto une quantité
non négligeable des commandements liés à cette « fête ». Moyennant quoi, l’abandon
de la tradition juive des offrandes et des dîmes aboutit à la cessation des pratiques
liées à ce jour. Par conséquent, les nationalistes ne modifient pas une tradition établie
et ils ne portent pas atteinte à sa continuité. Ils instituent en fait une tradition nouvelle
pour la substituer à une tradition qui a été en quelque sorte abolie par l’indifférence de
ceux qui étaient préposés à sa garde.
Deux jours plus tard, Ha-Or publia un autre article1097 qui avance des arguments
théologiques pour justifier le bien-fondé du commandement de la plantation, que les
nationalistes érigèrent en valeur essentielle du 15 de Shevat. Bien que les sources
juives n’aient fourni aucun moyen de justifier le bien-fondé du rite de la plantation
d’arbres en ce jour plutôt qu’en un autre, l’auteur de l’article abonde en citations pour
insister sur l’importance de la plantation en général :1098
La tradition juive attache une très grande importance à l’action de planter des arbres et
ce fait ne devrait pas être inconnu à quiconque se réclame des principes de la religion :
les sages du Midrash le disent (Tanḥuma, Qedoshim 8) : « ‘A votre arrivée dans le
pays, vous planterez’. Le Saint béni soit-Il dit à Israël : Même si vous la trouverez
regorgeant de tout bien, ne dites pas : reposons-nous sans planter, mais veillez à
planter. Que l’on plante avec persévérance, même en ses vieux jours… ». Et dans
Lévitique Rabba (25, 3) : « ‘Vous marcherez derrière l’Éternel et vous adhérerez à
Lui’. Comment donc un être de chair et de sang pourrait-il monter aux cieux et y
adhérer ? C’est que depuis le début de la création du monde, le Saint béni soit-Il
s’occupa en priorité des plantes. Vous aussi, quand vous entrerez au pays, songez tout
d’abord aux plantes ». Et dans Genèse Rabba (64,3) : « Quand l’Éternel dit à Isaac de
résider dans la Terre d’Israël, il lui dit de planter, de semer, d’arranger des pousses
d’arbres… » Et il est écrit dans le Cantique des Cantiques : « Comme tu es belle en ta
plantation ! »1099. Et dans le traité Megillah (5) : « Il advint aussi que Rabbi planta un
arbre de joie à Pourim, un arbre au bel ombrage sous lequel on mange aux jours de
1097
D’après le style, cet article est de Ben Yehuda lui-même, comme on peut le deviner grâce à un
indice formel : souvent dans ses polémiques avec les orthdoxesm Ben Yehuda commençait ses
justifications théologiques de la dimension nationale par une formukle qui ressemble à celle que nous
citons ici : « Puisqu’il se réclame de la religion, moi je me réclame de mes propres forces ».
1098
« Dans l’ordre alphabétique », Ha-Or, 12 février 1913.
1099
Midrash Cantique des Cantiques Rabba, 1, 15.
309
l’été et aux alentours duquel on se délecte »1100.
Les journaux de Ben Yehuda appelaient le 15 de Shevat «la fête naturelle »1101 et ils
se targuaient de ce que « seul entre tous les peuples, Israël a consacré l’une de ses
fêtes à la Nature ! »1102. Ils cherchaient à susciter des sentiments chaleureux à l’égard
de cette fête sans même dissimuler le fait qu’il s’agissait d’une fête nouvelle1103 et
nationale : « Car c’est aujourd’hui pour Israël une fête nouvelle, ‘la fête de la
plantation des arbres’… Or un commandement qui ne sent pas la religiosité, mais le
nationalisme et la beauté de la nature, il convient de l’accomplir scrupuleusement en y
mettant tout le zèle possible »1104. Et on insiste sur la nécessité d’exiger des élèves des
jardins d’enfants et des écoles primaires de célébrer cette date par des festivités et des
cérémonies au cours desquelles les petits enfants se déguisaient souvent en arbres.1105
Ces arbres humains parlaient hébreu et de cette façon on renforçait le lien entre le
corps humain, la langue hébraïque et le règne végétal en une tentative visant à
« nationaliser » la nature de la Terre d’Israël. Les enfants devaient s’identifier avec les
arbres de leur choix et leurs parents étaient priés de croire que la mobilisation de leurs
enfants produiraient un fruit positif. Selon le journal, les spectateurs éprouvaient un
« plaisir spirituel » et une « exaltation morale » à la vue de cette représentation.
Des arbres fruitiers ou stériles, des fruits de la Terre d’Israël ont été exhibés sur la
scène, mais ces arbres n’étaient pas muets et leurs racines ne plongeaient pas dans la
poussière. C’étaient de petits arbres vivants, des arbres vivants qui parlaient hébreu :
un amandier discourant en hébreu ; un caroubier incarné par un gentil garçon. Et tous
ces arbres parlaient, chantaient, lisaient et se mouvaient de façon ordonnée et policée.
Tous se présentèrent à nous en une procession splendide en chantant l’hymne sioniste.
Et les cœurs de tous les parents et de l’assemblée entière s’emplirent d’espérance et de
confiance en ces petits Hébreux qu’on souhaitait voir grandir et devenir un jour de
bons et vigoureux Hébreux1106.
1100
« Dans l’ordre alphabétique », Ha-Or, 12 février 1913.
Comme dans « Au fil des jours », Ha-Tsvi, 27 janvier 1910.
1102
« Le nouvel an des arbres », Ha-Or, 4 février 1912.
1103
La composition de la fête était nouvelle, mais l’injonction de se rapprocher de la nature est inspirée
de la presse juive européenne. A ce propos Oren Sofer fait remarquer que dans le journal Ha-Tsefirah,
on parle déjà des conséquences néfastes du fait que les Juifs se sont éloignés de la nature (Sofer 2007 :
159).
1104
« A propos du 15 de Shevat », Ha-Or, 3 février 1913.
1105
Margalit Stern rappelle que le mouvement sioniste utilisa non seulement le corps féminin et
masculin, mais aussi le corps enfantin pour évoquer le nouvel Hébreu (Stern 2011 : 31-32).
1106
« Le 15 de Shevat à Haïfa », Ha-Or, 3 février 1913.
1101
310
Dans les articles sur les célébrations du 15 de Shevat, l’accent est mis sur les
expectatives et les réactions positives du public1107. On se préoccupe de savoir
combien le spectacle a suscité d’applaudissements, jusqu’à quel point les spectateurs
ont été attentifs, voire émerveillés. Ces reportages ressemblent parfois à des
retransmissions en direct des déambulations entre les divers points forts des
festivités1108. Cela pouvait suggérer au lecteur le sentiment que la fête était célébrée
un peu partout et susciter une impression d’abondance, d’enthousiasme et de vitalité.
Même les participants à la fête étaient sommés d’ajouter du leur pour donner du corps
à cette fête en cours de constitution1109.
De temps à autre, les journaux de Ben Yehuda publiaient des textes qui étaient lus
durant ces festivités, parfois même avant la fête elle-même1110. Souvent ces textes
propageaient un message consistant à dire que quand l’amandier est en fleurs, c’était
le moment de sortir se promener dans la nature pour y planter des pousses1111. Cette
approche met l’accent sur la différence essentielle qui séparait les festivités du 15 de
Shevat selon qu’elles étaient pratiquées par le judaïsme orthodoxe ou par les
nationalistes : pour les premiers, c’était un jour de bénédictions et d’étude à la
maison, au collège talmudique et à la synagogue, mais pour les seconds, c’était un
jour d’excursion au sein de la nature avec laquelle ils fusionnaient tant du point de
vue physique qu’émotif1112. C’était un moment de proximité avec le climat et le
paysage et la plantation de pousses contribuait à cet état d’esprit :
1107
Comme par exemple dans ce passage : « Huit heures sonnent, huit heures et demie, neuf heures, dix
heures et on ne voit encore rien commencer. Le public s’est rassemblé, il s’agite, s’émeut, applaudit,
crit ‘hourra’, ‘bis’ », « Au jour le jour », Ha-Tsvi, 27 janvier 1910.
1108
« Au jour le jour », Ha-Tsvi, 27 janvier 1910.
1109
« Au jour le jour », Ha-Tsvi, 20 janvier 1910. La création de « l'expérience du être ensemble » entre
le journal et son lecteur était une technique rhétorique qui avait comme objectif de créer une illusion
de « direct » depuis l'événement couvert. (Elyada 2015, p. 20).
1110
Exemple : « Deux dessins », Ha-Tsvi, 26 janvier 1910. Cet article fut écrit par Hemda Ben Yehuda
en l’honneur du « bal littéraire à la maison du peuple ».
1111
On peut y voir l’instauration d’une concurrence entre le « calendrier agraire » et le « calendrier
juif ».
1112
Yaakov Shavit a décrit la volonté de fonder la spécificité même de la nation et son caractère
exceptionnel ainsi que le lien « naturel » et « cosmique » avec la Terre d’Israël. Selon Shavit, ce qui
comptait le plus n’était pas tant la spécificité de la nation que le caractère exceptionnel de la Terre
d’Israël dont dérivait le caractère exceptionnel du peuple d’Israël et de son rapport à la terre ancestrale.
La croyance en l’existence d’une influence réciproque entre l’environnement et la culture s’exprime à
travers deux postulats : le premier stipule qu’une conception du monde marquée par une attitude
particulière vis- à-vis du cosmos et s’exprimant à travers une mythologie ou un symbolisme spécifiques
doit être adaptée à l’environnement naturel au lieu de lui être étrangère ; la deuxième affirme que c’est
la culture doit s’adapter au paysage bien loin de s’y confronter ou de lui être aliénée (Shavit 1998 :
410).
311
La saison joue en notre faveur. Les pluies sont passées, la terre est presque sèche, le
soleil brille, le ciel est serein, d’un bleu profond, les champs sont verts, les branches
des amandiers fleurissent. Tout est prêt pour la fête, tout se prête à des promenades.
N’est-ce pas le 15 de Shevat ? Réjouissez-vous, les enfants ! Maîtres, soyez dans
l’allégresse ! Les écoles sont fermées et vous êtes sortis de la salle de classe qui vous
emprisonnaient. Libres et joyeux, vous vous égayez dans les prés et les vignes au son
des chants, des tambourins et des cymbales. Qu’ils sont beaux les alentours de
Jérusalem ! Toutes les collines sont nettoyées, toutes les pierres sont blanches, toutes
les roches sont luisantes, tous les villages exultent, les ruines sont riantes et les
souvenirs du passé affluent. En ce jour, les monts de Judée sont dénudés comme s’ils
venaient de naître du sein de la terre. Aucun arbre n’y pousse, aucun amandier, aucun
olivier. Rien ne les ombrage et ne les recouvre. Mais demain des forêts y croîtront, des
villes s’y construiront et la vie s’éveillera ! Un pont reliera entre elles les montagnes et
de colline en colline on s’échangera des produits. A chaque pas apparaîtront des usines
avec de hautes cheminées crachant une noire fumée. Ce sera une riche industrie,
excellente et hébraïque. Et sur toutes les toiles il y aura une impression en hébreu,
dans toute denrée s’exprimera le génie juif et dans toute invention la sagesse nationale.
Et partout, dans tous les coins résonnera le bonheur populaire ! Et le 15 de Shevat sera
la fête de tous, le nouvel an des arbres !1113
Ben Yehuda exprime ici l’idée selon laquelle l’homme peut communier avec toutes
les composantes de la nature qui exerce en retour son influence sur toutes les parcelles
de celui qui la contemple. On retrouve ici une idée fondamentale de « la théorie des
climats » qui se manifeste aussi chez Heinrich (Tsvi) Graetz. Ben Yehuda connaissait
les ouvrages de ce dernier. Yaakov Shavit fait remarquer que l’excursus géographique
par lequel s’ouvre son Histoire juive si marquée par l’anthropogéographie allemande
du XIXe siècle est la preuve de l’impact exercé à cette époque par la théorie des
climats. Chez Graetz, « l’environnement naturel » est un ensemble formé du climat,
de la morphologie, de la flore et il influe sur la contexture psychique et existentielle
en son entier. En somme, l’historien reprend pour l’essentiel les affirmations de la
théorie des climats hellénistique1114.
En élaborant une tradition nationale et laïque du 15 de Shevat sur la base présumée de
1113
1114
« Deux tableaux », Ha-Tsvi, 26 janvier 1910/
Shavit 1998 : 395.
312
la fête religieuse du même nom1115 les évocations de la nature qui se trouvent dans les
journaux de Ben Yehuda fonctionnent comme une preuve apparemment impartiale,
prétendument évidente et perçue sensoriellement, une sorte d’ « appel de la nature »
fonctionnant comme un instrument intellectuel parallèle à la compréhension de la
nature de la fête à travers les textes sacrés qui en fondent l’existence. La description
invite le lecteur à contempler la nature. Cette lecture de Ben Yehuda reflète
l’invitation que la nature en personne adresse aux hommes en les enjoignant de
s’intéresser à elle (la nature est personnifiée, radieuse et nettoyée et les souvenirs du
passé affluent). Cette nature qui parle sa propre langue cherche en quelque sorte à
susciter l’émerveillement, elle veut qu’on l’exalte et qu’on l’imagine dans toute sa
splendeur. En dispensant des signaux « objectifs » annonçant la venue de la fête, elle
rend superflue l’affirmation religieuse concernant la date de cette solennité. En
attribuant à cette fête un champ référentiel spécifique, à savoir la nature au lieu des
pages du Talmud ou des tablées regorgeant de fruits, Ben Yehuda fixe d’emblée le
cadre à partir duquel il sera possible de relever les indices de sa venue.
Ben Yehuda n’est pas le premier écrivain hébreu à s’extasier sur les merveilles
exaltantes de la nature. Les textes sacrés du judaïsme comportent déjà ce genre de
contemplations émerveillées qui en général sont destinés à faire entendre la grandeur
de Dieu à travers l’œuvre de ses mains1116. En décrivant la nature avec un tel
enthousiasme, Ben Yehuda semble proposer une alternative laïque à des passages tels
que le psaume 104 où le psalmiste loue la création :
Tu l'avais couverte de l'abîme comme d'un vêtement, Les eaux s'arrêtaient sur les
montagnes. Elles ont fui devant ta menace, Elles se sont précipitées à la voix de ton
tonnerre. Des montagnes se sont élevées, des vallées se sont abaissées, Au lieu que tu
leur avais fixé. Tu as posé une limite que les eaux ne doivent point franchir, Afin
qu'elles ne reviennent plus couvrir la terre. Il conduit les sources dans des torrents qui
coulent entre les montagnes. Elles abreuvent tous les animaux des champs; les ânes
sauvages y étanchent leur soif; les oiseaux du ciel habitent sur leurs bords et font
1115
La conception textuelle fondée sur la loi religieuse diffère du tout au tout de la conception
extratextuelle moderne qui tenait à refléter la réalité à travers le texte (Sofer 2007 : 22). Selon des
penseurs tels qu’Adin Steinsaltz, l’observation du monde concret n’est pas en mesure de démontrer des
vérités (Ibid., p, 23).
1116
Comme en Job 38-42. Les sages du Talmud aussi cultivaient la contemplation de la nature, comme
dans le passage suivant : « Rabbi Yohanan a dit : ‘Si la Torah n’avait pas été donnée, nous aurions
appris du chat la pudeur, de la fourmi la rapine, de la colombe la fidélité conjugale et du coq les bonnes
manières» (Talmud de Babylone, ‘Eruvin 100 b).
313
résonner leur voix parmi les rameaux. De sa haute demeure, il arrose les montagnes;
la terre est rassasiée du fruit de tes œuvres. Il fait germer l'herbe pour le bétail et les
plantes pour les besoins de l'homme, afin que la terre produise de la nourriture, le vin
qui réjouit le coeur de l'homme, et fait plus que l'huile resplendir son visage et le pain
qui soutient le cœur de l'homme. Les arbres de l'Éternel se rassasient, les cèdres du
Liban qu'il a plantés. C'est là que les oiseaux font leurs nids; la cigogne a sa demeure
dans les cyprés. Les montagnes élevées sont pour les boucs sauvages, les rochers
servent de retraite aux damans. Il a fait la lune pour marquer les temps; le soleil sait
quand il doit se coucher. Tu amènes les ténèbres, et il est nuit: alors tous les animaux
des forêts sont en mouvement. Les lionceaux rugissent après la proie, et demandent à
Dieu leur nourriture. Le soleil se lève: ils se retirent et se couchent dans leurs
tanières. L'homme sort pour se rendre à son ouvrage et à son travail jusqu'au soir1117.
La description du psaume et celle de Ben Yehuda ne se contentent pas d’évoquer la
nature. Elles y ajoutent une référence à la capacité de l’être humain à assujetir la
nature à ses besoins: «L'homme sort pour se rendre à son ouvrage et à son travail
jusqu'au soir» d’une part et «des villes s’y construiront et la vie s’éveillera». Or Ben
Yehuda préfère faire parler les choses inertes plutôt que les végétaux. Il évoque
l’exultation des villages et les riantes ruines, laissant de côté le chant des plantes1118.
Dans son étude sur le journal Ha-Tsfirah, Sofer rappelle les diverses tentatives
déployées pour lire la nature. Francis Bacon, William Harvey et d’autres cherchèrent
à instaurer une lecture objective du «livre de la nature » (Book of Nature) en se
fondant sur le témoignage des sens. La science conçue comme la lecture de la nature
et les recherches qui en résultent se fondaient sur une distinction subtile entre le fruit
de l’imagination du lecteur (ou du scripteur) de la nature et ce qui existe vraiment
dans la réalité elle-même1119. Selon Sofer, ils croyaient en la capacité qu’avait
l’homme à appréhender par les sens la réalité objective, indépendamment de toute
interpretation et ils pensaient que les faits parlaient d’eux-mêmes1120. La distinction
1117
Psaumes 104 : 6-23.
L’écoute du monde végétal a été pratiquée auparavant par divers courants au sein du judaïsme,
notamment par le hassidisme. On trouve ainsi chez Rabbi Nahman de Breslav : « Sache que chaque
berger a sa propre mélodie selon les végétaux et les pâturages…’De l’extrémité de la terre nous
entendîmes un chant’. Cela signifie que des chants et des mélodies proviennent de l’extrémité de la
terre, car c’est grâce aux végétaux qui poussent sur terre qu’est produite une telle mélodie » (Liqqutei
Moharan, 2, 63).
1119
Sofer 2007 : 10.
1120
Ezrahi 1990 : 76 ; Bulhof 1992 : 64.
1118
314
entre les choses qui existent dans le monde et qui par conséquent se prêtent à la
perception sensorielle et celles qui ne se laissent pas appréhender par les sens leur
servait de critère pour séparer le scientifique du pseudo-scientifique, l’astronomie de
l’astrologie, les mathématiques de la numérologie, le pronostic de la prophétie1121.
Dans la description qui precède, Ben Yehuda met l’accent sur la capacité qu’a
l’homme de lire la nature sans interprétation préalable comme celle de la théologie
par exemple. Néanmoins, les journaux de Ben Yehuda ne renoncent pas à leur propre
interpretation qui du reste, en dépit de son caractère tendancieux, n’est pas dénuée de
légitimité. Le reportage commence par une description apparemment factuelle de la
nature: «Les pluies sont passées, la terre est presque sèche, le soleil brille, le ciel est
serein, d’un bleu profond, les champs sont verts, les branches des amandiers
fleurissent»1122. Il s’agit là de ce qui est perceptible par les sens dans le cadre de
l’autonomie cognitive du sujet observant. Cette description adopte un style qui selon
les catégories de l’époque, se pique d’être scientifique. C’est une langue qui se veut
aussi précise que celle d’un Hobbes, «une langue concise, dépouillée et naturelle»1123.
Dans l’exemple qui précède, la description factuelle englobe sans les isoler du reste
du texte les sentiments, les rêves et les espérances de l’auteur. Pourtant, on peut a
priori distinguer l’évocation des faits des expressions dictées par l’émotion du
visionnaire lors même que le texte brouille les limites entre les deux types de
discours. On discerne ici une tentative visant à influencer le lecteur au moyen d’une
langue qui apparaît en partie du moins comme transparente et neutre. L’enthousiasme
que la nature suscite chez le reporter est lui-même un sentiment «naturel». Et donc
dans la mesure où cet enthousiasme n’est pas feint, on peut dire qu’il constitue en luimême une «preuve» naturelle, sans interprétation. Et pourtant, du fait même que ce
1121
Sofer 2007 : 10.
Sprat 1966 : 113 ; Sofer 2007 : 11.
1123
Il s’agit de l’intention du narrateur qui se manifeste à travers le moi contrairement à la conscience
universelle décrite par Husserl. Le moi correspond à la dimension existentielle de la conscience
désireuse de connaître la réalité qui l’environne. L’opération de la conscience se déroule au sein d’un
moi spécifique au sens cartésien du terme. On pourrait résoudre la contradiction qui se manifeste ici en
recourant à la conception de Gadamer pour qui le processus de l’intellection n’est ni le dévoilement de
l’être ni la compréhension introspective de l’observateur, mais la rencontre qui se produit entre la
conscience subjective et la donnée offerte à la perception (Ben Pazi 2012). Certains considèrent que
l’herméneutique ne résulte pas du dévoilement de la vérité ou du recours à un discours authentique,
mais d’une «fusion des horizons ». Le préjugé est important car il exprime l’horizon du présent à
travers lequel on perçoit le passé ou l’intelligible (Ibid., 63).
1122
315
passage enthousiasmé jouxte une description factuelle, il constitue en lui-même une
sorte d’interprétation personnelle de la description de la nature.
L’expression du sentiment personnel du journaliste viole l’interdiction méfiante qui
prohibe d’interpréter le donné brut des faits. Toutefois il n’est pas moins efficace que
la tentative visant imposer un romantisme officiel qui n’avait rien de personnel1124. En
ajoutant une vision nationale concernant la construction, l’industrie et la plantation
d’arbres sur les collines dénudées (moyennant une résonance intertextuelle à
l’intérieur du paragraphe) le journaliste laisse entendre que son impression
personnelle n’était pas isolée du contexte national et que l’amour spontané et naturel
qu’il éprouvait pour l’instant sur le plan individuel pour le paysage de la contrée
devait générer à terme la construction de la nation. Manifestement, cet agencement
caractéristique des journaux de Ben Yehuda comporte une tentative visant à imposer
la façon dont il convient de sentir, de s’enthousiasmer, d’imaginer et d’espérer.
L’expérience de la contemplation de la nature est subordonnée à la finalité de
l’existence nationale. Comme il n’est pas question de la réalité concrète mais de sa
représentation dans le journal, il semble qu’au moins dans le domaine des
comparaisons chères au langage journalistique, la nature elle-même est subordonnée
au nationalisme.
Les descriptions du 15 de Shevat dans les journaux de Ben Yehuda sont très
évocateurs, presque visuels. Le lecteur est sommé d’intérioriser le texte et de
percevoir celui-ci comme un produit visuel indépendant, homogène et récurrent
(comme une expérience scientifique) qui ne peut être changé quand on le recopie ou
qu’on le lit à haute voix. Sofer fait remarquer que la lecture d’un texte imprimé était
susceptible de faire sentir au lecteur qu’il est à la merci de l’auteur1125. Cette
intangibilité du texte imprimé se relie directement à la croyance en la capacité du
texte à refléter la réalité dans tous ses details. D’après la conception moderne en
vigueur à l’époque de Ben Yehuda, les textes devaient être des passerelles univoques
vers la réalité. Par consequent, des lecteurs différents pouvaient en quelque sorte
parvenir à ces vérités par la seule lecture du texte.
1124
1125
McLuhan 1967 : 125.
Sofer 2007 : 12.
316
Le journal Ha-Or faisait participer ses lecteurs aux processus de construction de la
tradition de cette fête et il suggérait la façon de célébrer cette solennité. C’est ainsi
que dans un reportage provenant de Petah-Tikvah, deux habitants de cette localité
exprimèrent l’idée selon laquelle la fête en l’honneur de la nature serait la prérogative
d’un peuple qui se sent partie prenante au sein de la nature. Les auteurs de l’article
citèrent un texte du traité Berakhot du Talmud pour affirmer qu’un peuple qui exige
que l’on prononce une bénédiction à la vue un arbre en fleurs au sein de la nature doit
nécessairement être intimement relié à la nature1126. C’était une façon d’utiliser une
partie infime de la tradition religieuse dans le seul but de renier en bloc le gros de
cette même tradition. Néanmoins cette démarche était d’une certaine façon logique et
historiquement cohérente. « Or, affirment les auteurs1127, l’un des indices les plus
évidents du fait que c’est indéniable est que le peuple d’Israël a toujours aimé la
nature et qu’il est lié à elle. C’est un peuple de paysans et de cultivateurs qui jouit de
la splendeur de la nature qui n’est autre que la fête du nouvel an des arbres »1128.
Les auteurs de cet article voulurent créer une tradition « pour tous ceux qui
entendaient établir un centre spirituel pour le peuple d’Israël en Terre d’Israël » et ils
ont appelé « à célébrer d’année en année avec faste et solennité le quinze du mois de
Shevat en organisant des excursions dans les champs et les jardins afin que les
paysans prennent l’habitude de s’adresser mutuellement des souhaits de bonne
récolte. Alors se réalisera la principe en vertu duquel le salaire de la vie est la vie”1129.
Le cercle des lecteurs de Ben Yehuda qui connaissait aussi ses sources tenaient à
décrire le 15 de Shevat comme une fête devenu indéniablement une tradition bien
ancrée. Ainsi on fit savoir qu’ «à Jaffa, cette fête a déjà acquis droit de cité et elle est
même devenue en quelque sorte une tradition. Elle fait partie de l’histoire, avec des
oppositions, des conflits et des victoires»1130. Ces « guerres » au terme desquelles
furent remportées ces « victoires » auxquels fait allusion l’auteur de cet article ne sont
autre que le Kulturkampf :
1126
Le passage auquel il est fait référence est le suivant : « Celui qui sort au mois de Nissan et
contemplent des arbres en fleurs doit dire : ‘Béni soit celui qui n’a rien lésiné en son monde et a créé de
bonnes créatures pour faire les délices des hommes’ » (Berakhot 43b).
1127
Les signataires de l’article sont B. Silver et R. Zlativka.
1128
« Le nouvel an des arbres », Ha-Or, 4 février 1912.
1129
Ibid.
1130
« Le 15 de Shevat à Jaffa”, Ha-Tsvi, 3 février 1910.
317
« Eh oui, il s’agit aussi de victoires. Car enfin l’Association des maîtres a mis du
temps à mettre en place et à ressusciter ce qui n’était qu’une minable fête nationale. Il
a fallu plusieurs années pour que la plupart des écoles de la ville y participant. Les
deux pôles antagonistes au sein de nos enseignants sont entrés en conflit autour de
cette fête qui est assurément la plus belle de celles qu’ont connues nos ancêtres…»1131
1131
Ibid.
318
3.6 Pourim
Dans les journaux de Ben Yehuda, la fête de Pourim est définie comme une «fête
nationale»1132. Moyennant quoi, les articles qui ont trait à cette solennité cherchaient
dans le livre d’Esther des éléments susceptibles d’aider à la construction nationale.
Ainsi, la figure d’Esther est proclamée comme l’héroïne de la fête, tandis que le
personnage de Mardochée s’efface au second plan dans cette révision de l’exégèse
juive orthodoxe de la fête.
Alors que dans le livre d’Esther, Esther et Mardochée sont tous deux les héros juifs de
l’histoire, les articles sur Pourim dans les journaux de Ben Yehuda, c’est Esther qui
acquiert la prééminence. Ben Yehuda a fait d’Esther une héroïne nationale et il ne
parle guère de Mardochée qui a droit à beaucoup moins d’éloges que sa nièce. Il
voyait dans cette figure un moyen d’incarner la nation dans une figure féminine.
Quant à Mardochée le Juif, Ben Yehuda le considérait comme trop «juif». Et donc au
lieu d’en faire une figure moderne, il préféra le mentionner le moins possible en
laissant sa personnalité de «Juif» mise en valeur dans les sources tradiionnelles
devenir la figure de l’Autre aux yeux du nationaliste hébreu.
Contrairement à ce qui se passe dans les autres fêtes juives, la dimension théologique
de Pourim n’est souvent que latente dans les sources juives et elle est loin d’aller de
soi. Au fil des âges, le judaïsme orthodoxe aussi a été amené à conférer une
signification théologique au Livre d’Esther qui est la principale source de Pourim et
qui a quelque chose de trop laïc pour être vraiment biblique1133. Ni Dieu ni sa Loi n’y
sont nulle part mentionnés. Il y est bien question de jeûnes et de clameurs1134, mais
1132
Voir par exemple «Réflexions sur Pourim», Ha-Tsvi, 26 mars 1897.
Le spécialiste de Kabbale Yehuda Liebes fait remarquer que les livres saints eux-mêmes sont loin
d’être uniformes et univoques et qu’ils se prêtent à un grand nombre d’interprétations selon l’esprit du
temps et selon les inclinations du commentateur (Liebes 2008 : 20). Cela n’est pas seulement vrai dans
les faits, mais aussi du point de vue de la conscience qu’on en a. Les maîtres du Talmud ont dit :
«Toutes les trouvailles d’un étudiant expérimenté ont été transmises à Moïse au mont Sinaï» (Lévitique
Rabba 22, 1).
1134
Esther 4 : 15-16 ; 9 : 31.
1133
319
on ne mentionne pas de prières qui s’imposaient pourtant étant donné le verdict
terrible qui d’après le Livre d’Esther, menaçaient les Juifs1135.
Ben Yehuda effectua une partie de ces reconfigurations en exaltant Esther plutôt que
Mardochée. Pour justifier cette occultation relative de Mardochée dans le capital
culturel de la fête, il avance une explication extraordinaire qui fut relayée par ses
journaux et qui consistait à dire que dans les bourgades de Lituanie, le déguisement de
Mardochée comportait des connotations négatives. Le journal Ha-Or accorda une
grande importance à ces souvenirs d’enfance (très probablement ceux de Ben Yehuda
lui-même) qui mettaient en valeur le statut royal d’Esther contrastant avec l’apparence
de vieillard crasseux et minable attribuée à Mardochée le Juif. Selon Ben Yehuda,
cette coutume était destinée à suggérer aux enfants qu’il s’agissait bien d’un Juif.
Naturellement, la figure du Juif tel qu’elle ressortait de ce souvenir était incompatible
avec le personnage du «Juif moderne» que Ben Yehuda souhaitait façonner :
Cet art des pièces de Pourim passait à nos yeux pour la chose la plus merveilleuse et
la plus délicieuse du monde ! Comme il était beau, Assuérus le sot avec sa couronne
de papier sur la tête et ses habits vieux, déchirés et rapiécés empruntés à quelque
ancien militaire ! Qu’il faisait peur le méchant Aman coiffé d’un tricorne en papier
avec un vieux sabre rouillé pressé sur le côté ! Comme il était soumis et pitoyable,
Mardochée le Juif avec sa longue barbe misérable et hirsute, faite de lin et une bosse
sur le dos et qu’on avait figurée en tassant de vieux chiffons sous ses vêtements afin
que Mardochée le juif fût vraiment tel qu’il devait être ! Et de fait, comment imaginer
Mardochée, si aimé de ses frères, si ce n’est bossu, avec une longue barbe, marchant
courbé et appuyé sur sa canne, sale et tout taché ? Tous les enfants de notre âge
croyaient du comme fer que c’était là l’aspect authentique d’un Juif aimé de ses
frères. Mais depuis nous avons changé quelque peu d’avis au sujet de l’apparence de
Mardochée, et bien malheureusement, nous ne percevons rien de spécialement juif
dans cette bosse et cette barbe hirsute, cette démarche voûtée, cette crasse ni dans
aucun des autres signes par lesquels Mardochée le Juif se distinguait dans ces pièces
de Pourim. Mais en ce qui concerne la manière de représenter la reine Esther, nous
n’avons certes pas changé d’avis»1136.
1135
Pour expliquer cette absence il était d’usage d’arguer du fait que le livre d’Esther entendait évoquer
l’action secrète de Dieu dans l’histoire. C’est pourquoi il ne dit mot sur les motifs religieux qui ont
poussé Mardochée à refuser de se prosterner devant Aman (Flusser 1964).
1136
«Chronique hebdomadaire», Ha-Or, 3 mars 1893.
320
La révolution nationaliste a souvent été décrite comme un besoin de provoquer un
changement dans l’existence sordide de la diaspora en la transformant en une vie
marquée par la beauté et la fierté nationale. Hanan Hever signale que la beauté fut
perçue comme un élément vital dans la création de la nouvelle culture nationale. Il
rappelle que Martin Buber écrivit à propos de la mouvance nationaliste qu’elle était
comme l’annonce d’«une culture de la beauté si nouvelle pour notre peuple». De son
côté, Mordechai Ehrenpreis écrivit à l’époque à propos de la culture en mutation :
«Nous voulons délivrer le plus de possible de beauté, la beauté pour elle-même, qui
fut ligotée pendant des millénaires, et la développer le plus possible»1137. Un critère
en partie esthétique poussa Ben Yehuda à porter Esther aux nues et à négliger
Mardochée. Ce n’était pas du reste l’esthétique attribuée à l’apparence habituelle de
certains personnages, mais une l’esthétique conventionnelle des travestissements de
Pourim.
Il semble que le caractère «juif» de Mardochée tel qu’il ressort du déguisement
traditionnel en Lituanie et en vertu duquel ce personnage porte «une longue barbe,
misérable et hirsute» fut esthétiquement rédhibitoire selon les canons de beauté qui
prévalaient à l’époque dans le nouveau Yishuv. Et à l’intention de ceux qui n’auraient
peut-être pas encore compris que Mardochée n’avait plus son rôle à jouer dans le
nouveau système de symboles qu’on voulait créer pour la fête de Pourim, Ben
Yehuda évoqua d’autres accessoires du déguisement de Mardochée (superflus selon la
tradition) : la crasse ; la bosse ; la canne, autant de marques distinctives censées
rendre Mardochée sympathique aux yeux de ses frères juifs de la diaspora. Peut-être y
avait-il même ici une allusion au fait que parmi eux, il y avait des gens crasseux et
courbés comme lui. Tout cela visait à convaincre les lecteurs que Mardochée n’avait
pas sa place dans le panthéon des nationalistes.
Le travestissement de Mardochée qui présente ce personnage comme quelqu’un de
mal habillé et négligé ne s’appuie sur rien de concret dans le livre d’Esther. Certes le
narratif biblique nous raconte que Mardochée se déchira les vêtements et se revêtit
d’un sac en signe de deuil devant la menace d’extermination. Il refusa même de céder
aux injonctions d’Esther qui lui disait d’enlever ce sac1138. Mais en fin de compte, on
le revêtit des habits royaux portés par le roi en personne, on le coiffa d’une couronne
1137
1138
Almog 1982 : 83-84 ; Hever 2007.
Esther 4 : 4.
321
pour mettre en pratique les conseils qu’Aman avait prodigués à Assuérus en croyant
que les honneurs qu’on réservait à l’homme que le roi voulait glorifier était destinés à
lui et non à Mardochée :
Il faut prendre le vêtement dont le roi se couvre et le cheval que le roi monte et sur la
tête duquel se pose une couronne royale, remettre le vêtement et le cheval à l'un des
principaux chefs du roi, puis revêtir l'homme que le roi veut honorer, le promener à
cheval à travers la place de la ville, et crier devant lui: Voilà ce que l'on fait à
l'homme que le roi veut honorer! Le roi dit à Haman: Prends tout de suite le vêtement
et le cheval, comme tu l'as dit, et fais ainsi pour Mardochée le Juif, qui est assis à la
porte du roi; ne néglige rien de tout ce que tu as mentionné1139.
Ben Yehuda choisit donc de ne pas insister sur les moments de gloire et de grandeur
que le livre d’Esther attribue à Mardochée et dans la plupart de ses publications sur
Pourim, il préféra le maintenir dans une sorte d’exil symbolique.
La négation radicale de l’être diasporique amena à la constitution d’une image
nationale qui était censée représenter une existence juive rêvée et envisagée au
futur1140. L’élimination de la figure de Mardochée le Juif par Ben Yehuda n’était pas
seulement la conséquence de la malveillance de ceux qui avaient conçu le
déguisement du vieillard dans les bourgades de Lituanie. Elle résultait aussi de la
volonté de former l’image d’un Juif nouveau dont l’apparence se distinguât de celle
du Juif diasporique. La description de la mise minable du vieillard servit de prétexte à
cet évincement.
Comme l’a bien montré George Lachman Mosse, l’idéal de la virilité constituait au
XIXe siècle la pierre de fondation du nationalisme et de l’honneur. Selon Sander
Gilman, des affirmations comme «Untel a le type juif» ou bien «il a l’air d’un fou»
reflètent le stéréotype extérieur que la société a créé pour cerner «l’Autre» sur la base
d’un système arbitraire de caractéristiques1141. Selon Mosse, l’honneur regroupe tout
ce qui passe pour respectable et conforme socialement. Parmi les critères évoqués par
Mosse pour analyser la conduite de l’homme honorable, il mentionne la démarche et
l’habillement. Ce sont précisément ces critères qui ont conduit Ben Yehuda à
1139
Ibid. 6 : 8-9.
Hever 2007.
1141
Mosse 2009.
1140
322
empêcher que la figure de Mardochée le Juif ne devînt un symbole national. Ce rejet
de Mardochée par Ben Yehuda trouve donc une justification pratique dans la théorie
de Mosse. La société moderne de la nation ne peut, selon lui, se fonder que sur une
figure honorable et réservée.
En vertu de cette conception, un Juif diasporique tout courbé, crasseux, peu honorable
et sans but dans la vie, comme on représentait Mardochée le Juif dans les
travestissements ashkénazes de Pourim, ne pouvait constituer une figure respectable
sur la base de laquelle on aurait pu construire l’image d’une nation normale. Le rejet
du personnage de Mardochée comme figure emblématique dissimulait en fait le rejet
de ceux qu’il représentait, à savoir des Juifs barbus et crasseux, tout courbés et vêtus
de leurs horipeaux complètement démodés.
La conception rénovée de la fête de Pourim permit donc d’évacuer les Ashkénazes
«diasporiques» du canon national et de les transformer en «Autre absolu » pour le
nationaliste hébreu. De fait, pour le sioniste hébreu, qui mieux que le Juif diasporique
pouvait fonctionner comme un «Autre significatif » ? Ce Juif diasporique n’était autre
que le Juif d’Europe orientale en costume religieux ou traditionnel. En effet, l’Hébreu
était un homme nouveau, un Juif nouveau, non diasporique, un être «libre»,
rationaliste dans sa façon de penser et moderne dans son mode de vie1142.
La culture physique n’a jamais représenté un élément central de l’existence juive1143.
Pourtant à l’époque où Ben Yehuda s’efforçait de rejeter la figure de Mardochée, le
nouveau Yishuv avait déjà commencé à développer un modèle idéal de virilité
hébraïque1144, un judaïsme de muscles et de force qui se définissait avant tout sur un
mode réactif et qui avait sans doute besoin de l’évocation du Juif barbu et soumis
pour stabiliser et concrétiser sa propre identité imaginaire ou réelle.
Le désir de se couper du passé juif diasporique et de créer un judaïsme volontariste
modifia l’attitude vis-à-vis des concepts d’honneur, d’héroïsme et de force. Elle fut
agrémentée d’une note de romantisme qu’on trouve chez d’autres nations. De plus, les
courants antisémites qui déclenchèrent des pogromes contre les Juifs d’Europe
1142
Shavit 1984 : 39. Sur la question de la négation de la diaspora, voir aussi les propos éclairants de
Raz-Krakotzkin 1999 ; 2007 ; Shapira 1992 ; 1997 ; Eisenstadt 1996 ; Shimoni 2000 ; Sofer 2007 :
161 ; Lisak 1999.
1143
Harif 2011 : 111.
1144
Zaltenreich 2009.
323
orientale au cours du dernier quart du XIXe siècle et qui portèrent atteinte à la
situation sociale des Juifs d’Europe centrale ainsi qu’à l’image qu’ils se faisaient
d’eux-mêmes peut aussi expliquer l’émergence du mythe de l’héroïsme combattant au
commencement du sionisme1145.
Dans la terminologie de Ben Yehuda et de ses amis, une différence abyssale séparait
le Juif diasporique de son antonyme, «le Juif hébreu». Au-delà de l’association des
Juifs avec la diaspora, le dénominateur commun entre les «Juifs» était avant tout la
religion juive. En revanche, le point commun entre les «Israélites» du passé et les
«Hébreux» était leur origine nationale et une histoire partagée1146.
La judéité de Mardochée était un trait essentiel de sa personnalité, comme en
témoigne l’épithète « Juif» dans la désignation «Mardochée le Juif». Sa barbe aussi
était un accessoire significatif du travestissement par lequel diverses communautés
juives le représentaient. Aussi était-il presque impossible de réduire la dimension
théologique de cette figure afin de la laïciser. On aurait certes pu rendre ce
personnage plus flatteur en redressant ce bossu, en lui arrangeant sa barbe, en le
coiffant d’un couvre-chef propre et présentable et en le revêtant d’un bel habit couleur
azur. Mais Ben Yehuda ne voulait sans doute pas prendre la peine de réhabiliter la
figure d’un Juif à la barbe épaisse et à la tête couverte. Il se souciait peu de donner de
la visibilité à la figure du Juif orthodoxe moderne. Il cherchait avant tout à outrer les
traits du Juif orthodoxe pour mieux le rejeter et pour lui, la modernité ne pouvait
s’accorder qu’avec le nationalisme. C’est peut-être pour cette raison que Mardochée
fut presque complètement occulté de la galerie des héros de la nation juive telle que
Ben Yehuda la promut dans ses articles sur Pourim.
Il y avait quelque chose de symbolique dans ce rejet par les journaux de Ben
Yehudade Mardochée le Juif hors de l’arsenal des grandes figures associées à la fête
de Pourim. À la vérité ce choix parlait de lui-même. À la suite de Duara1147 on peut
définir la nation comme le lieu de rencontre entre des narratifs concurrents et des
figures en compétition les unes avec les autres. Cette compétition est vitale pour la
définition des frontières de la nation et pour la détermination de l’appartenance ou de
1145
Harif 2011 : 110.
Even-Zohar 1999.
1147
Duara 1999 : 22; Shoham 2013
1146
324
la non-appartenance à celle-ci1148. Dans le cas des Juifs, cette conception de
l’appartenance a été marquée par des tentatives nationalistes visant à effacer le legs du
judaïsme rabbinique de la diaspora en suscitant une renaissance nationale qui se
voulait la continuation directe de la souveraineté juive à l’époque biblique1149. Ainsi
la clé de cette classification des figures et des symboles nationaux était plus ou moins
évidente avant même que ne commençât le processus concret de l’évaluation de
chaque personnage et de chaque symbole.
Yaakov Shavit explique que la culture nationale, qui se présentait comme une
opposition et une alternative à «la culture juive traditionnelle», se considérait à bien
des égards comme la «résurrection» d’éléments «classiques» provenant du legs
civilisationnel juif, notamment dans la patrie ancestrale. À ces éléments venaient
s’ajouter de façon éclectique quelques composantes de la «culture moderne». Cette
idéologie dominante insistait sur le besoin de «se libérer» ou de «se débarrasser» des
traditions culturelles invétérées perçues comme «désuètes» ou «diasporiques». Selon
elle, il fallait créer un système culturel complètement nouveau1150. Et donc le choix
d’Esther et le rejet radical de Mardochée qui n’était pas assez «classique» en
arrivèrent à constituer un processus national «positif» dans l’élaboration de la nation.
En effet il y avait là une dimension constitutive et libératrice du point de vue de la
culture nationale.
On constate un lien direct entre le rejet d’une figure inesthétique hors de la mémoire
collective et la tentative de créer un statut politique. Les directives visant à exclure ce
qui semble indigne s’intègrent dans un processus de civilisation abondamment décrit
par le sociologue Norbert Elias1151. Dans son étude sur la construction des festivités
de Pourim à Tel-Aviv, Hezki Shoham s’est référé à la théorie d’Elias en ce qui
concerne le fonctionnement de catégories telles que le «beau» ou le «repoussant»
dans la construction d’une identité de classe ou d’une identité nationale du Moyen
Âge aux Temps Modernes. C’est cela qui selon Elias constitue le «processus de
civilisation» (civilizing process). Ce processus est un des modes de construction les
plus profonds de l’Occident depuis plusieurs siècles, surtout depuis les Lumières et
l’ascension de la bourgeoisie en Europe occidentale. Selon Shoham, l’accession au
1148
Raz-Krakotzkin 2007 : 114.
Don Yahia et Liebman 1984 : 461-485.
1150
Shavit 1996. Voir aussi Eisenstadt 1996 ; Shapira 1997 : 179.
1151
Elias 1982 : 20.
1149
325
pouvoir de catégories plus «civilisées», c’est-à-dire plus «raffinées» et sophistiquées
est concomitante de la montée de l’État-nation dans le courant du XIXe siècle. Grâce
à ces classes et surtout grâce à la bourgeoisie, la préoccupation concernant l’identité
nationale est devenue une question culturelle.
En étudiant les livres de savoir-vivre et de politessse, Norbert Elias a reconstitué une
évolution qui permet de suivre comment de nouvelles habitudes et de nouvelles
formes de courtoisie ont remplacé les comportements non raffinés qui avaient court
auparavant. Le scénario classique montre que ce sont d’abord les courtisans qui
intériorisent les nouveaux types de comportement ; puis ceux-ci se répandent à travers
les catégories proches de la cour qui veulent s’identifier avec celle-ci. D’après ce
modèle, les stratégies de différenciation de la haute société consistent à réagir au
mimétisme dont elle fait l’objet en surenchérissant dans le sens du raffinement.
Moyennant quoi, les frontières qui protègent cette classe sont maintenues. Ben
Yehuda fit de ses journaux une tribune où pouvait s’exprimer un discours négatif
contre le discours défini comme non raffiné. Il servit à stigmatiser le déguisement de
Mardochée le Juif et à éclipser en partie cette figure.
Le nom de Mardochée le Juif ne disparut pas complètement des pages des journaux
de Ben Yehuda. Malgré ce que nous avons écrit ci-dessus, on peut y trouver des
passages où ce personnage est mentionné comme quelqu’un qui d’un point de vue
national n’est pas négatif et qui peut même être positif1152. Mais sa prééminence en
tant qu’homme prépondérant parmi les figures du livre d’Esther est atténuée.
En renonçant à amplifier l’envergure du personnage de Mardochée le Juif, Ben
Yehuda accepta implicitement de sacrifier les avantages d’une figure dotée d’une
charge symbolique non négligeable. Tout d’abord, d’après le livre d’Esther,
Mardochée a agi en faveur de son peuple d’une façon qui aurait pu être récupérée
d’un point de vue nationaliste. Ainsi, sur la question de «l’honneur du peuple», qui
tenait beaucoup à cœur à Ben Yehuda, il aurait été possible de procéder à une
utilisation symbolique du fait que Mardochée refusa de se prosterner devant l’inique
Aman1153. D’autre part, Mardochée est peut-être l’un des auteurs du Livre
1152
1153
Comme dans l’article «La fête de Pourim», Ha-Tsvi, 8 mars 1895. Voir ci-dessous.
Esther 3 : 2.
326
d’Esther1154. Ensuite, d’après le livre lui-même, dont Ben Yehuda semble avoir pris
au sérieux le contenu, Mardochée apparaît comme le second du souverain du roi de
Perse :
Tous les faits concernant sa puissance et ses exploits, et les détails sur la grandeur à
laquelle le roi éleva Mardochée, ne sont-ils pas écrits dans le livre des Chroniques des
rois des Mèdes et des Perses? Car le Juif Mardochée était le premier après le roi
Assuérus; considéré parmi les Juifs et aimé de la multitude de ses frères, il rechercha
le bien de son peuple et parla pour le bonheur de toute sa race1155.
En revanche, la figure de la reine Esther fut réinterprétée en fonction des concepts
esthétiques de l’époque. Son statut royal et son investissement national pour la cause
de «son peuple» determinèrent encore davantage les nationalistes à choisir Esther
comme le symbole de la fête. Pour compenser le vide provoqué par l’évacuation de
Mardochée le Juif, Ben Yehuda projeta les qualités du caractère de la reine Esther au
niveau de la fête et de sa signification. Les vertus d’Esther remplirent même le
manque à gagner provoqué par la réduction des références à la dimension miraculeuse
du salut accordé au peuple juif, qui est mise en valeur dans les sources juives
envisagées d’après une lecture orthodoxe.
C’est une fête qu’une belle femme nous a enjoints de célébrer et elle l’a marquée du
sceau du caractère de son esprit, un esprit de bonté et de miséricorde. Qui pourrait
résister à l’injonction d’une belle femme ? Aussi les Juifs, leurs descendances et tous
ceux qui se sont agrégés à eux ont pris sur eux de commémorer ces deux jours chaque
année, de génération en génération, dans chaque famille, dans tous les pays et dans
toutes les villes. La mémoire de ces jours ne s’effacera de leur mémoire ni de celle
de leur descendance1156, car la reine Esther fille d’Abichail prescrivit impérativement
de célébrer ces jours de Pourim1157.
Du fait de l’affaiblissement relatif des contenus théologiques explicites du livre
d’Esther, l’intérêt pour ce livre comme source directe des commentaires nationalistes
permit d’en solliciter assez facilement les implications nationales. Ainsi l’affirmation
1154
Ibid., 9 : 20 ; 29. D‘après une autre hypothèse, ce sont les gens de la Grande Assemblée qui
auraient rédigé le livre.
1155
Ibid., 10 : 2-3.
1156
Ces propos sont inspirés d’Esther 9.
1157
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 24 février 1888.
327
citée ci-dessus selon laquelle l’injonction de célébrer la fête serait due à Esther (plutôt
qu’à une autorité divine) se trouve dans le texte biblique lui-même. Même l’insistance
sur la beauté d’Esther ne résulte pas de l’interprétation exaltée de Ben Yehuda mais
c’est une donnée écrite noir sur blanc dans le livre d’Esther : «La jeune fille était belle
de taille et belle de figure. A la mort de son père et de sa mère, Mardochée l'avait
adoptée pour fille»1158.
Même la réaction d’Assuérus à la beauté d’Esther quand il la choisit entre une
multitude de jeunes filles qui avaient été rassemblées à Suse confirme que ce n’est pas
seulement une impression du narrateur biblique :
La jeune fille lui plut, et trouva grâce devant lui; il s'empressa de lui fournir les choses
nécessaires pour sa toilette et pour sa subsistance, lui donna sept jeunes filles choisies
1159
dans la maison du roi
.
À en croire le narrateur biblique, la beauté d’Esther faisait l’objet d’un véritable
consensus:
«Esther trouvait grâce aux yeux de tous ceux qui la voyaient»1160.
Les qualités esthétiques d’Esther ne sont pas absentes de la littérature religieuse, mais
elles n’occupent pas une place prépondérante dans le capital culturel religieuse relatif
à la fête de Pourim. Il s’agit d’un corpus théologique qui n’accorde pas une
importance spéciale à l’idéal de la beauté. Chez Ben Yehuda, en revanche, Esther
était le joyau des symboles de Pourim et sa beauté brillait comme un diamant.
Le corps d’Esther devint un symbole national et le marqueur de ses frontières en vertu
d’un système symbolique qui se pratiquait à l’époque dans des nombreux Étatsnations où le corps de la femme était devenu «le corps de la nation»1161. Cette
conception fut importée en Palestine. Dans ses efforts pour se créer une identité, le
mouvement sioniste en arriva à «nationaliser» symboliquement le corps de la femme
en le présentant d’une façon qui favorisait et servait ses conceptions. Du point de vue
pratique, c’était une tentative en vue de définir la marge de contrôle que les femmes
exerçaient sur leur corps et la restriction de leur liberté d’action. Moyennant quoi, on
1158
Esther 2 : 7.
Ibid., 2 : 9.
1160
Ibid., 2 : 15.
1161
Bloom 2000.
1159
328
peut affirmer que le corps de la femme devint la scène de la construction sociale ainsi
qu’un instrument et un objectif dans l’élaboration d’une conscience nationale1162.
Margalit Stern décrit comment le mouvement sioniste, à l’instar d’autres mouvements
nationalistes européens, inculqua une nouvelle conception de la «féminité» et de la
«virilité». Dans les textes et les images, ces concepts étaient intégrés dans la texture
même des diverses strates du sionisme en Palestine. Des enfants, des hommes et des
jeunes femmes devenaient les hérauts du message nationalisme qui comportait une
dimension de jeunesse, de santé et de beauté et qui traça la voie en vue de la création
de rites et de festivités destinés à exalter ces qualités. Moyennant quoi, les concours
de Pourim transformèrent la fête en une parade où l’on célébrait le «corps sioniste».
Tels sont les moyens qui aidèrent à faire passer des hommes et des femmes provenant
de divers milieux sociaux à un espace public et national1163. L’importance que les
journaux de Ben Yehuda accordaient à l’aspect extérieur d’Esther contribua à la
transformation de Pourim en une fête associée à la beauté féminine qui donna lieu aux
fameux concours de beauté de la petite Tel-Aviv. La gagnante du concours y était
couronnée du titre de «reine Esther». Outre les tentatives visant à construire la figure
d’une héroïne juive moderne pour servir des intérêts nationaux, le culte de Ben
Yehuda pour la dimension esthétique de la reine Esther dérivait peut-être d’un besoin
de procurer une justification idéologique, apparemment fondée sur la théologie juive,
à des courants qui avaient déjà commencé à se développer dans le nouveau Yishuv et
qui préconisaient des directions nouvelles sur des questions telles que la puissance de
la féminité, une plus grande licence par rapport aux règles de la pudeur religieuse,
l’intérêt pour la beauté féminine etc.
Ben Yehuda se réfère à plusieurs reprises à la beauté d’Esther et il se fonde en général
sur la description de la reine dans la Bible. Il ignora délibérément tout ce qui risquait
de porter atteinte à cette image, comme l’affirmation des rabbins du Talmud selon
laquelle Esther aurait été laide. Dans la Guemara, on lit en effet que selon Rabbi
Josué ben Qarḥa, Esther était verdâtre, mais qu’un fil de grâce était déroulé sur
elle1164. L’interprétation traditionnelle de cette affirmation consiste à dire qu’Esther
n’était pas belle. Et selon Rashi, le fil de grâce que le Saint béni soit-il avait déroulé
1162
Margalit Stern 2011 : 31.
Ibid., 31-32.
1164
Talmud de Babylone, Megillah, 13a.
1163
329
sur elle faisait en sorte qu’Esther apparût comme une belle femme aux yeux des
nations du monde et d’Assuérus. Dans la même page de la Guemara on envisage
l’hypothèse que Mardochée n’avait pas adopté Esther comme sa fille (bat), mais qu’il
l’avait prise dans sa maison (bayt), c’est-à-dire qu’il l’avait épousée : «’Et après la
mort de son père et de sa mère, Mardochée la prit pour fille (bat)’. Un docteur a dit
au nom de Rabbi Méïr : ‘Ne lis pas « pour fille» (le–bat), mais «pour maison» (labayt) »1165.
Une autre source met en question les appâts de la reine Esther (Hadassa). Il s’agit
d’un Midrash qui parle de son âge. Bien que le texte biblique dise qu’Esther était
belle, le Midrash suggère que c’était une vieille femme. La question est donc de
savoir quelle était son âge exact :
«Abraham avait soixante-quinze ans». Voici ce qui est écrit : «Il élevait Esther qui
est Hadassa » (Esther 2 :7). Rav a dit : «Elle avait quarante ans». Et Shmuel a dit :
«Elle avait quatre-vingts ans». Et nos maîtres disaient : «Elle en avait soixantequinze». Rabbi Berekhiah au nom de nos maîtres de là-bas a dit : « Le Saint béni soitil a dit à Abraham : ‘Tu es sorti de la maison de ton père à soixante-quinze ans. Je te
jure que le libérateur que je susciterai dans ta descendance aura soixante-quinze ans
comme l’âge d’Hadassa1166.
La méthode de Ben Yehuda consistait à adhérer à la lettre du texte biblique et à se
distancier de ce que la Guémara et les Midrashim disaient de la laideur et de l’âge
d’Esther. C’était une façon de tirer parti des sources d’une façon utilitariste en vue de
procéder à une exaltation symbolique. Mais il y avait là aussi un parti-pris doctrinal
qui s’harmonisait avec le principe de ne pas prendre en compte une information
factuelle transmise par des souces écrites en Diaspora. Ben Yehuda donnait la
préséance aux textes religieux les plus anciens1167.
La principale technique en vue de fixer et de diffuser l’interprétation politique et
laïque du livre d’Esther consistait à la mettre en scène. Les composantes du drame et
l’atmosphère de royauté qui empreignaient les lieux de l’action faisaient de ce livre
une sorte de légende, une œuvre facile à remanier théâtralement :
1165
Ibid.
Genèse Rabba 39, 13.
1167
Mais dans son Grand dictionnaire, Ben Yehuda recourait abondamment à des mots et à des
citations de la Guémara.
1166
330
Et surtout la vie à la cour royale, le caractère du roi et des princes, le harem royal, la
nature de chacun des personnages de l’histoire et la qualité de leur esprit, tout cela se
dresse devant nous comme une réalité vivante1168.
Et le journal Ha-Tsvi fait cette remarque très lucide :
Il n’est pas étonnant que cet événement ait fasciné de nombreux écrivains qui
l’adaptèrent au théâtre. L’histoire contée dans ce livre est si puissante et magnifique,
si vivante et mouvementée que même les plus grands auteurs n’ont pas réussi à ajouté
de la vie et de la force à ce récit dans les adaptations théâtrales qu’ils en ont faites.
Pour Ben Yehuda, ces qualités de l’histoire du livre d’Esther font de la fête de Pourim
la seule solennité que le Juif puisse percevoir et sentir comme quelque chose de
vivant… C’est la seule fête qui commémore un événement de l’histoire d’Israël
survenu en exil. Aussi Pourim rend un message vivant pour un cœur juif. Dans cette
fête le Juif sent que c’est pour lui personnellement que tout cela s’est produit1169.
Selon le journal Ha-Tsvi, cette vitalité de la fête tient aussi au fait que de nombreuses
composantes de cette solennité ont un rapport direct avec l’existence juive :
À l’époque aussi le peuple juif «était dispersé et à part parmi les peuples» et même
alors Aman disait à son propos qu’ils «n’observaient point les lois du roi», que «leurs
lois sont différentes des autres peuples» et qu’«il n’est pas dans l’intérêt du roi de les
laisser en repos». À cette époque aussi, la haine était motivée par un mélange de
mépris et de jalousie. Voilà pourquoi cette fête est une solennité vivante pour les
Juifs. Tous les actions et tous les personnages de cette histoire appartiennent à notre
vie. C’est un texte qui voit par nos yeux et qui entend par nos oreilles, qui comprend
et qui sent. L’inique Aman, Mardochée le Juif, la reine Esther et aussi Zéresh et
Harbona, tous, absolument tous, vivent encore de nos jours. Et c’est une consolation
dans notre misère et dans notre effroyable situation. Si Aman est encore vivant, alors
Mardochée le Juif et la reine Esther le sont aussi. Et même de nos jours nous avons
un Mardochée assis à la porte du roi1170. Et aujourd’hui encore, ce Mardochée sait
1168
«Esther», Ha-Tsvi, 15 mars 1889.
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 24 février 1888.
1170
Manifestement il s’agit d’une allusion au Hakham Bashi qui résidait non loin de la Sublime Porte à
Istanbul. Étant donné le stéréotype de Mardochée le Juif, développé par Ben Yehuda deux ans
auparavant («Chronique hebdomadaire», Ha-Or, 3 mars 1893), il semble que l’analogie entre
Mardochée et le Hakham Bashi n’est pas précisément flatteuse pour ce dernier.
1169
331
«tout ce qui se fait à la porte du roi». Et il déchire ses vêtements et son cœur est
déchiré à propos de tous les malheurs qui menacent son peuple1171.
En raison de l’analogie entre la détresse des Juifs telle qu’elle est décrite dans le livre
d’Esther et la condition juive à l’époque moderne le journal Ha-Tsvi pensait que le
message le plus significatif de ce livre biblique était qu’il ne fallait pas se désespérer
dans le malheur :
Israël compte encore parmi ses fils et ses filles des personnages de cette envergure,
des gens talentueux, sages et savants, des gens au cœur sensible, aimant leur peuple
de toute leur âme et de tout leur être. Nous comptons encore parmi nous des hommes
qui mettent les intérêts de leur peuple au-dessus de leurs propres intérêts. Aussi ne
craignons-nous pas Aman qui, lui aussi, est encore vivant1172.
Le message de Pourim est toujours actuel «à chaque génération», dans toutes les
diasporas et «dans tous les pays qui se trouvent sous le soleil, même ceux dont on
n’entend pas parler»1173. Aussi dans les articles qu’il a consacrés à Pourim, Ben
Yehuda a-t-il transformé Aman en un symbole revenant à diverses générations de
l’histoire juive :
Et donc à chaque fois que de nouveaux Aman surgissent à l’extérieur ou à l’intérieur,
dans la sphère du profane comme dans celle du sacré, depuis toujours, et jusqu’à
présent, Israël continue son chemin et les laisse tous en arrière, car notre peuple va de
l’avant1174.
Cette idée de Ben Yehuda, qui considère que le message central de Pourim est qu’il
ne faut pas désespérer dans l’adversité, se retrouve de façon assez surprenante dans
les commentaires midrashiques du livre d’Esther. Sur ce point, Ben Yehuda ne s’est
pas éloigné des Midrashim comme le Midrash Rabbenu Bahayei sur Esther. On y lit
que:
1171
«La fëte de Pourim», Ha-Tsvi, 8 mars 1895.
Ibid.
1173
Ibid.
1174
«Réflexions sur Pourim», Ha-Tsvi, 26 mars 1897.
1172
332
Le thème de ce livre ainsi que tous les événements qui y sont relatés se rapportent au
futur, car ce monde infime est inconstant et cette roue se renverse, et la nation
montante descendra et celle qui descend jusqu’au sol montera1175.
Avant même qu’on ne mette en scène le livre d’Esther dans les salles de spectacle et
les écoles nationalistes de Palestine, Jean Racine composa une tragédie inspirée de ce
livre1176. Le journal Ha-Tsvi considère que les qualités dramatiques du livre d’Esther
sont si remarquables qu’à son avis, même Racine, «ce sublime écrivain ne réussit pas
à ajouter quoi que ce soit à ce qu’avait écrit l’auteur du livre et à bien des endroits, il a
affaibli la puissance de l’action». Ainsi l’exaltation du livre d’Esther lui-même vint
s’ajouter au capital culturel permettant d’exalter le personnage de la reine Esther.
Pourtant Ben Yehuda ne renonça pas à tirer partie de la tragédie de Racine. Selon le
culturulogue Douglas Kellner, la réception des œuvres d’art dans les diverses cultures
met l’accent sur des points différents chaque fois1177. Et donc Ben Yehuda adopta
l’œuvre de Racine selon le point de vue et les centres d’intérêts qui étaient propres à
son système. Dans sa critique enthousiaste de la pièce de Racine, le journal Ha-Tsvi
retravailla ce qui avait été travaillé et commenta le commentateur. En se référant à la
figure de la reine Esther à travers la pièce de Racine, Ben Yehuda se dispensa quelque
peu de l’obligation de l’abstraire lui-même du livre biblique. C’était pour lui le degré
zéro de la dimension théologique. Moyennant quoi, il put exprimer une variation
supplémentaire de l’icône d’Esther qu’il était en train de construire en passant par le
truchement du canon occidental. Il ne lui restait plus qu’à forcer un peu les traits du
personnage dont Racine avait tracé les linéaments, pour lui conférer une dimension
nationale sur la base des valeurs de noblesse et d’abnégation, attribuées par Racine à
son personnage «lumineux».
Dans toute sa beauté et sa magnificence, avec toute la tendresse de son âme, avec
toute son humilité, sa pudeur, son innocence et sa grâce. Quand une fille d’Israël est
belle, sa beauté est inestimable, et donc dans tout le royaume de Perse, de l’Inde à
l’Éthiopie, dans tous les cent-vingt-sept États on ne trouve aucune jeune fille qui
égalât en beauté cette Juive. Or cette fille d’une beauté sans égale était pudique et
1175
Haloua 1994 : 67.
La tragédie Esther de Racine (1639-1699) fut jouée en 1689 devant le roi et sa suite.
1177
Parmi ces centres d’intérêt, on en remarque deux qui semblent s’opposer l’un à l’autre : l’un est la
valeur culturelle de l’œuvre d’art et l’autre sa valeur représentative (Kellner in : Liebes et Talmon
2003 : 18).
1176
333
réservée, et cela augmentait encore ses attraits aux yeux de tous ceux qui la voyaient.
Quand c’était leur tour de comparaître devant le roi, chacune des jeunes filles
demandait qu’on la rehaussât en splendeur et en magnificence en demandant des
chanteurs et des musiciens, des encensoirs répandant toutes sortes d’aromates et
toutes sortes de joyaux. Seule la Juive ne demanda rien1178.
Le journal Ha-Tsvi s’inspira de l’Esther de Racine quand il décrivit la reine comme
«ayant renoncé aux plaisirs de la vie au beau milieu de la splendeur fastueuse de la
royauté» et comme ayant risqué sa vie pour le salut de son peuple1179. Le journal HaOr avait reconnu le potentiel du personnage d’Esther qui, comme d’autres souverains
bibliques aux vertus comparables, était en mesure de corroborer l’opinion selon
laquelle il existait une longue tradition prédisposant les Juifs à la royauté et au
poivoir : «Esther, la fille de notre peuple, qui était une jeune fille aimant la vie reçut la
grandeur en partage ; sa tête fut ornée de la couronne de la royauté, la couronne du
royaume de Perse »1180. Elle est décrite comme une femme «au cœur courageux et à
l’esprit généreux»1181. «Belle, gracieuse, pure et disposée à sacrifier en holocauste
tous les plaisirs de son existence royale en faveur de son peuple !»1182.
L’exaltation de la reine Esther éclipsa quelque peu la dimension dramatique du récit
de la fête. Esther devint une icône dont les mobiles, la conduite, les désirs et les
aspirations recevaient toute l’attention. Les journaux de Ben Yehuda se focalisèrent
surtout sur le dévouement d’Esther pour son peuple. Peut-être cette personnification
vient-elle compenser un fait évident, à savoir que l’histoire du livre d’Esther se
déroule en exil. Or le mouvement sioniste souhaitait stigmatiser l’exil comme un lieu
de désolation. De nombreux chercheurs parmi lesquels des intellectuels critiques
comme Amnon Raz-Krakotzkin et Uri Ram, ont fait remarquer que la dichotomie
«Terre d’Israël»/ «Exil» devint un principe ordonnateur et porteur de sens de
l’histoire juive. L’enseignement de l’histoire juive se concentra sur les équations
suivantes : Exil = destruction ; Terre d’Israël = rédemption. Les analyses de RazKrakotzkin, qui cadrent bien avec ce que nous disions plus haut de Mardochée, ont
1178
«Esther», Ha-Tsvi, 15 mars 1889.
Ibid.
1180
«Chronique hebdomadaire», Ha-Or, 24 mars 1891.
1181
Ibid.
1182
Ibid. Le thème du sacrifice qu’Esther fit de sa personne résonne des échos du sacrifice d’Isaac. Il
est récurrent dans les journaux de Ben Yehuda. Ainsi par exemple : «Il est des filles d’Israël que leur
beauté et leur sagesse rendent dignes de porter la couronne royale. Et elles sont disposées à se sacrifier
en holocauste sur l’autel des intérêts de leur peuple» («La fëte de Pourim», Ha-Tsvi, 8 mars 1895.
1179
334
aussi leur importance quant au lieu de l’action. La «Diaspora» représentait une altérité
qu’il importe de nier pour construire l’identité du Moi israélien, de telle sorte que
celle-ci se constitua comme le négatif de celle-là. Pour façonner son identité, le
mouvement national juif dut en un certain sens nier l’identité juive1183. Et donc non
seulement la focalisation sur Esther aboutissait à comprimer l’action du récit dans un
cadre symbolique personnalisé, simpliste et communicatif1184, mais en plus, cet intérêt
pour la personne servit dans une large mesure à compenser la fixation sur le lieu et sur
le collectif juif diasporique réparti en ce lieu qu’il convenait de nier en tant qu’il était
«l’Autre». La mise en relief disproportionnée d’Esther est une façon de la séparer des
autres personnages du livre qui, dans une certaine mesure, étaient restés des
personnages exiliques.
Comme dans le cas de Judas Maccabée que les journaux de Ben Yehuda
transformèrent en symbole de la fête de Hanouka, la reine Esther devint le symbole de
la fëte de Pourim. Le journal Ha-Or estimait avec un orgueil non dissimulé que la
figure d’Esther surpassait les Hasmonéens par ses qualités particulières. En effet,
chaque peuple a eu ses champions de la liberté, «mais nous ne connaissons pas
d’autre Esther chez les autres peuples». Le texte se poursuit en comparant Esther à
Jeanne d’Arc :1185
Les Français s’enorgueillisent de Jeanne d’Arc, la pucelle qui croyait entendre la voix
de Dieu lui enjoignant de combattre l’ennemi de son peuple. Elle qui n’avait rien à
perdre, ni couronne ni royaume ni plaisirs de la vie, est un sujet de fierté pour les
Français qui lui dressent des monuments dans toutes leurs villes. À combien plus
forte raison devons-nous nous enorgueillir de cette fille de notre peuple, Esther fille
d’Abichail. Et quelle ne devrait pas être notre joie à la pensée que nous avons compté
une telle fille dans notre peuple ! C’est là la joie du jour de Pourim. Sans crainte et
sans souci pour notre futur, asseyons-nous pour banqueter en ce jour. Un peuple dont
1183
Raz-Krakotzkin 1994-1995 ; Ram 2006 : 49.
Uri Ram a écrit que pour rallier des partisans, le «passé» et les «enseignements» qu’on en tire sont
présentés d’une façon simpliste et unilatérale. Ainsi l’histoire dans sa complexité inextricable devient
une leçon scolaire illustrant le principe de «la Terre d’Israël pour le peuple d’Israël» (Ram 2006 : 51).
1185
Selon Anthony Smith, les héros et les messies se recoupent souvent. Guillaume Tell incarnait les
vertus honorées par les Suisses : courage, opiniâtreté et intrépidité dans la lutte contre le féodalisme qui
avait baffoué les privilèges antiques du Canton. Jeanne d’Arc, qu’on considère avec raison comme
rentrant dans la catégorie des rédempteurs messianiques, fit preuve des mêmes vertus dans son combat
pour affirmer l’autorité du roi dans le Royaume de France, élu de Dieu (Smith 2010).
1184
335
les fils et les filles sont comme les Hasmonéens, ces zélateurs de la liberté, et comme
Esther fille d’Abichail, ne peut pas perdre l’espoir !»1186.
Lorsque Ben Yehuda affirme que la joie de Pourim est inspirée par l’existence
d’Esther, il s’écarte bien entendu de la norme religieuse qui considère qu’à Pourim on
doit se réjouir du miracle de Pourim en vertu duquel les ennemis d’Israël furent
exécutés au lieu des Juifs. Or selon les plus modernistes parmi les spécialistes du
nationalisme, le passé est réinventé de façon à servir les besoins du présent. En ce
seuil du XXe siècle, le statut de la femme était sur le point de changer et les
prodromes du féminisme se firent entendre aux Etats-Unis et en Europe. Ben Yehuda
comprit que la figure d’Esther pouvait constituer un très puissant capital symbolique
en vue de rallier les femmes, d’autant plus que la théologie juive qui était la plus
importante des sources à laquelle le nationalisme s’alimentait en matériaux bruts, est
assez pauvre en chefs féminins.
L’interprétation quelque peu outrée sur la raison de se réjouir à Pourim ainsi que les
nombreuses vertus dont fut revêtue la figure d’Esther constituaient en partie une sorte
d’exégèse du texte sous-jacent au capital culturel juif. De ce point de vue, Ben
Yehuda mâcha sur un chemin pavé dès le Moyen Âge par des théologiens chrétiens et
des philosophes juifs ou non juifs qui cherchaient à décrypter le sens caché des
Écritures afin de parvenir aux messages essentiels du texte. Le spécialiste
d’herméneutique Zeev Levi explique qu’ils espéraient ainsi déceler le sens ésotérique
et débusquer les véritables intentions de l’auteur implicite.
Ces exégètes, surtout quand ils étaient chrétiens, n’hésitaient pas à déformer, voire à
falsifier arbitrairement le texte afin de promouvoir leur but qu’ils attribuaient
ultérieurement à l’auteur ancien du texte. Selon Roland Barthes, ces exégètes
«récrivirent» leur texte comme bon leur semblait. À cela s’ajoutait, selon Zeev Levi,
une dimension qui fait défaut dans l’herméneutique contemporaine, à savoir leur
croyance dans l’origine divine du texte qu’ils commentaient. Comme le Dieu
omniscient était pour ainsi dire le véritable auteur du livre saint, ils ne trouvaient
aucun inconvénient à dire qu’il avait mis dans la bouche des prophètes, voire sous la
1186
«Chronique hebdomadaire», Ha-Or, 24 mars 1891.
336
plume des auteurs des autres livres bibliques, des affirmations qui se rapportaient
apparemment à des temps ultérieurs et que l’herméneutique se devait de dévoiler1187.
Les journaux de Ben Yehuda visaient à gérer l’espace de la fête de Pourim par rapport
à la figure d’Esther (non pas tant le personnage apparaissant tel quel dans les sources
juives, mais plutôt le caractère sophistiqué fourni aux consommateurs par les
dramaturges, les instituteurs, les journalistes et les planificateurs culturels). C’était
une tentative visant à produire «une marchandise pour la fête» afin de l’amarrer à la
cause nationale. Selon Shoham, les instruments les plus disponibles qui étaient à la
disposition de la planification culturelle désireuse de façonner le sentiment de joie
résultant de la fête n’étaient autres que les mécanismes de la culture capitaliste du
loisir. À cette époque, celle-ci se développait à grande vitesse et comme l’ont fait
remarquer beaucoup de ses détracteurs, le plaisir était l’une des denrées les plus en
vue de son fond de commerce1188.
Le précepte qui enjoint de s’envoyer les uns aux autres des portions de friandises et
l’obligation de faire «l’aumôme de Pourim» aux indigents étaient en mesure, du point
de vue des nationalistes, de fournir une base en vue de l’élaboration d’un éthos de
solidarité sociale fondée sur la fraternité et la générosité :
Et dans tous les lieux où vivent des Juifs, ces jours sont des jours de réjouissance et
de bienveillance, de générosité et de prodigalité, d’amitié et de collégialité.
Aujourd’hui tous les Juifs ouvrent grand les portes de leurs demeures. Chacun selon
ses moyens a préparé quelques sous afin de ne pas laisser le quémandeur sur sa
faim1189.
Même le commandement qui consiste à envoyer des colis aux indigents1190 contribue
à la cohésion d’une société fondée sur des principes de justice et d’équité. Elle est un
puissant facteur d’unité :
C’est aujourd’hui un jour de fête pour Israël, un jour de banquet et de joie ; on
s’envoie les uns aux autres des portions de friandises et on offre des cadeaux aux
indigents. L’avarice est bannie, on ne lésine pas, point de mesquinerie aujourd’hui
entre nous. Pour les indigents, les pauvres, les démunis, ce jour est le saint des saints.
1187
Levi 2006 : 1.
Shoham 2013 : 405.
1189
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 24 février 1888.
1190
Selon la Loi juive, il faut donner des cadeaux à au moins deux indigents le jour de Pourim.
1188
337
Ceux qui n’ont pas eu le temps de le faire jusqu’à présent peuvent s’adonner à la joie
et au plaisir que tout homme doté d’un cœur de chair éprouve lorsqu’il fait la charité
aux miséreux et en donnant une partie de leurs biens à autrui. C’est pour nous un jour
de banquet et de réjouissance, mais la joie d’un homme au cœur sensible ne saurait
être complète s’il sait que de pauvres besogneux ont le cœur qui saigne en voyant les
autres se réjouir et en pensant qu’ils ne pourront réjouir leurs enfants d’aucune façon.
Aussi ce jour est-il aussi pour nous un jour de cadeaux aux nécessiteux1191.
Dans les journaux de Ben Yehuda, la coutume consistant à s’envoyer les uns aux
autres des portions de friandises et à donner des cadeaux aux pauvres est perçue
comme «une belle tradition». Elle fut canalisée par les nationalistes afin de mobiliser
des donations en faveur des institutions caricatives et des sociétés nationales, en
général par le biais de bals. Le journal Ha-Or lui-même essaya d’attirer l’attention sur
la mobilisation des donations de Pourim1192, et il incita même ses lecteurs à organiser
des galas de soutien en faveur du projet national. Car
Cette fête convient bien à la propagande en faveur du Fonds national juif et nous
demandons à nos amis très honorés de répandre nos divers mots d’ordre pendant les
jours de Pourim et d’organiser là où ils peuvent des bals de Pourim pour apporter leur
soutien à notre institution qui est l’institution de la délivrance1193.
À la différence des critiques que Ben Yehuda exprimait quelquefois contre les
méthodes de collecte de fonds du vieux Yishuv, l’habitude de rassembler des
donations de Pourim avait beau être agressive dans ses modalités, elle lui plaisait
beaucoup car selon lui, elle mettait en valeur les sentiments de solidarité et de
générosité :
Pendant toute la journée de vendredi les masques parcouraient les rues, frappaient à
toutes les portes et visitaient de nombreuses demeures. Comme elles étaient
intéressantes, ces conversations !
Le masque : Ouvrez la porte !
La servante : (lançant de l’argent par la fenêtre) : Voilà un don pour toi !
1191
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 24 février 1888.
Par exemple en faveur de la société Malbish ‘Arumim («Celui qui habille les dénudés»)
1193
«Pourim et le Fonds national juif», Ha-Or, 29 février 1912.
1192
338
Le masque : Je ne veux pas d’argent, je veux voir les gens de céans1194.
Les enfants qui rapportaient les plus grandes donations pour le Fonds national juif
recevaient des pièces de monnaie comme une réminiscence des cadeaux de Pourim.
On insistait sur la valeur pédagogique de cette mise à contribution des enfants dans la
collecte des fonds et on exprimait l’espoir que «nos amis très honorés prêtent
attention à nos paroles que voici et prennent l’habitude d’envoyer des donations au
Fonds national juif en l’honneur de Pourim»1195.
Si les journaux de Ben Yehuda montrèrent la voie la plus convenable de pratiquer la
coutume de l’envoi des portions de friandises en acheminant des donations à des
institutions sionistes comme le Fonds national juif, ils se montrent en revanche
beaucoup plus discrets sur la façon traditionnelle de s’acquitter de ces rites. Quand ils
les mentionnaient malgré tout, ils les présentaient comme un lointain souvenir, une
description du mode de vie d’une bourgade juive telle que la Kastrilevke de Sholem
Aleichem, quelque chose qu’on évoque avec nostalgie et qui ne reviendra plus,
comme dans cet extrait :
Je me souviens des portions de friandise qu’on s’envoyait les uns aux autres. Ah ces
chères portions ! Cela me fait ricaner et j’ai tort de le faire ! Si vous voulez, je puis
vous raconter en chemin, sur un seul pied, comme on dit, une belle histoire sur ces
paniers. Elle s’est passée l’année dernière à peine à Kastrilevke»1196.
Dans plusieurs communautés juives, les coutumes traditionnelles de Pourim
permettaient de collecter des aumônes de Pourim de telle façon que les mendiants se
postaient sur le passage des gens et ne les laissaient passer qu’en échange d’une
aumône. Au Kurdistan, les enfants verrouillaient la porte devant le père de la famille
revenant de la synagogue et ne le faisaient entrer qu’en échange de menues pièces de
monnaie. Ces coutumes inspirèrent des opérations agressives de collecte de fonds
pour vendre des tickets de contributions au Fonds national juif. Les journaux de Ben
Yehuda encourageaient ces pratiques en présentant parfois la nouvelle coutume
comme une expérience familière et sympathique de la bourgade juive. L’emploi de la
1194
«Pourim à Jérusalem», Ha-Or, 29 mars 1910.
«Pourim et le Fonds national juif», Ha-Or, 29 février 1912.
1196
L’envoi des portions, conte de Pourim narré à la hâte par un Juif de Kastrilevke et qui a été
reproduit dans l’original yiddish par Sholem Aleichem avant d’ëtre traduit en hébreu par I. Karniel
(«Rubrique de Pourim, Ha-Tsvi, 8 mars 1909).
1195
339
2e personne du singulier permet d’impliquer le lecteur dans l’accomplissement de ce
«commandement» :
Notre fête de Pourim a revêtu un aspect un peu sérieux et pratique. On y a organisé la
vente de tickets de contributions pour le KKL1197 et la collecte de donations. Dans les
rues de Tel-Aviv tu as rencontré des dizaines de jeunes gens dans les écoles des
environs. Les uns portent des carnets de tickets et les autres des «numéros
d’almanachs» et tous barrent le passage en réclamant : «Monsieur, c’est pour le
Fonds national juif ! Et te voilà mettant la main en poche pour prendre quelques sous.
Et une fois que tu t’es débarrassé d’un quêteur, un autre excité se jette sur toi en
disant : «Monsieur, c’est pour le Fonds national juif !1198
La fête de Pourim est une fête unique en son genre dans le calendrier juif. D’après
l’image qu’on en a habituellement, cette solennité brise les hiérarchies sociales et fait
intervenir des pratiques assez déchaînées pour mettre en lumière des tensions entre
l’establishment rabbinique et les structures profondes de la culture1199. Même le
commandement qui enjoint de se réjouir à Pourim, au point d’en oublier les catégories
humaines élémentaires, a revêtu une dimension qu’il est possible d’abstraire de la
façon traditionnelle de célébrer de la fête, de lui donner du corps et d’illuminer grâce
à lui l’existence nationale. Cette injonction de se réjouir et de s’énivrer à Pourim se
distingue des autres commandements et selon Ben Yehuda, elle contraste avec
«l’esprit de tristesse, le nuage mélancolique qui attriste le front du Juif pendant
presque toute l’année, même pendant les fêtes et les solennités»1200. Pourim est perçu
comme un exemple de normalité bienvenue et dénuée de mélancolie qui devrait servir de
modèle à la vie de tous les jours afin d’expulser cette tristesse traditionnelle des Juifs qui
prévalant pendant le reste de l’année:
C’est le seul jour de l’année juive où le Juif a la bouche remplie de rires et où il rit de
bon cœur et avec légèreté. Cette légèreté et cette gaîté ont droit de pénétrer même
dans ce sanctuaire en miniature qu’est la synagogue1201.
L’esprit de ce jour est en mesure d’expulser la tristesse et de transformer la vie en
fête: «Allons, allons, éloignez-vous de moi, pensées mélancoliques! Allez-vous-en,
1197
Sigle du Fonds national juif.
«Dépêche de Jaffa», Ha-Or, 10 mars 1912.
1199
Shoham 2013: 18; Belkin 2002; Harris 1977: 161.
1200
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 24 février 1888.
1201
Ibid.
1198
340
idées tristes! C’est aujourd’hui Pourim, le si joyeux Pourim, la fête de la vie, un point
c’est tout!»1202. Des reportages du même style sur la gaîté de la fête furent envoyés
des communautés juives importantes de par le monde1203. Ils ancraient le phénomène
de la joie de la fête et de ses bals dans un contexte juif global. En revanche, dans les
moments de crise politique et économique, le journal Ha-Or se lamente de ce que la
joie de la fête a été troublée1204.
Ben Yehuda qui était conscient de l’importance qu’il y avait à inculquer les valeurs
aux enfants en bas âge, attira l’attention sur le sentiment d’appartenance et
d’identification des enfants avec la fête. Cette capacité d’adhésion des tout petits à la
fête et à la joie qui en émane sans que les adultes puissent interférer avec elle
constituait un moyen d’utiliser ces jeunes agents de changement pour entraîner leurs
parents après eux. C’était une sorte de régression vers monde intérieur de l’enfance
dont les valeurs n’ont pas encore été entamées:
Les enfants sentent en quelque sorte que ce jour leur appartient, car ce en ce jour ils
accomplissent une fonction dans l’existence du peuple tout entier. Les voici tous,
chacun avec leur crécelle à la main, prêts au combat comme des héros. Comme ils
sont impatients d’entendre de la bouche de celui qui lit le rouleau d’Esther le nom en
toutes lettres, Aman fils d’Hammedatha l’Agaguite! Un bruit tonitruant et tumultueux
de crécelles et de marteaux retentit et les petits pieds martellent le sol en faisant du
vacarme avec la plante de leurs pieds. Tout cela est fait avec beaucoup d’intention,
avec une immense allégresse, de bon cœur, avec ingénuité, non pour quelque motif
extérieur, mais pour la fête elle-même, pour la réjouissance simple et pure. Et même
les grands, importants et sérieux, à qui il ne sied pas de se conduire comme des
enfants, sont attirés par la puissance de cette joie collective et ne peuvent se contenir.
Et en secret, discrètement, comme malgré eux, ils laissent leurs pieds tambouriner sur
le sol en produisant du tapage. Bienheureux soit le jour où les grands marchent à la
suite des petits!1205
Comme pour la plupart des fêtes, les reportages mettent l’accent sur les bals et sur les
activités qui s’y rattachent, comme les spectacles, la collecte des aumônes de Pourim
1202
«Rédlexions sur Pourim», Ha-Tsvi, 26 mars 1897.
Comme par exemple la fête de Pourim chez les Juifs de Roumanie: «Pourim à Bucarest», Ha-Or,
26 mars 1911.
1204
Le jour de Pourim de l’an 1912, on compte plusieurs articles de ce genre, comme par exemple:
«Puisse-t-il ne pas y avoir beaucoup de Pourim de ce genre en Israël! Les rires n’ont point retenti et
l’entrain s’est tu» («Dépêche de Jaffa», 10 mars 1912.
1205
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 24 février 1888.
1203
341
avant le bal1206 et la publication de journaux burlesques1207. Le journal Ha-Or luimême développa une tradition de canulars en l’honneur de Pourim1208 et il se félicitait
de ce que les maîtres s’étaient assemblés «pour plaisanter un peu» en l’honneur de la
fête, «non pas pour quelque réunion ou quelque association, mais juste pour passer un
peu de temps ensemble»1209. Les reportages de ce genre renforcèrent le prestige de
l’élite pédagogique puisque leurs réunions étaient dignes d’être mentionnées dans le
journal du pays. Du reste, même les festivités de Pourim dans les jardins d’enfants
furent l’objet d’une couverture journalistique. En annonçant en première page que des
festivités de Pourim allaient être célébrés dans les jardins d’enfants, le journal Ha-Or
aida à la vente des billets d’entrée pour ces événements et à la fixation du statut de la
fête comme une manifestation considérable et comme un produit culturel légitime sur
le marché du spectacle1210.
Les bals de Pourim se déroulaient parfois le vendredi soir, tant il est vrai que la
volonté d’organiser ces fêtes et d’en parler dans les journaux de Ben Yehuda,
reléguaient au second plan les interdictions religieuses concernant la tenue de bals en
général et, qui plus est, la nuit du Sabbat1211. Ces bals sabbatiques devenaient donc
des manifestations culturelles faisant prendre conscience aux nationalistes qui les
fêtaient de leur obligation à l’égard de ces festivités selon les habitudes nationales qui
commençaient à prendre corps. En revanche, ils abolissaient les engagements vis-àvis de la loi religieuse juive, même si les reportages détaillés sur ce qui apparaissait
aux yeux des nationalistes comme «le commandement de la fête» arrivaient à atténuer
le fait que ceux qui célébraient ces réjouissances ne s’acquittaient pas de leurs devoirs
à l’égard d’un système religieux, mais vis-à-vis de son substitut national.
Quand des ultra-orthodoxes de Jérusalem lancèrent des interdictions et des anathèmes
contre les bals masqués nationaux de Pourim, le journal Ha-Or assura la couverture
de la réunion des organisateurs du bal en adoptant le point de vue des nationalistes.
L’article comporte un protocole abrégé de la réunion et souligne l’indifférence des
organisateurs face aux intimidations des religieux:
1206
Sur les implications économiques de ces festivités laïques, voir le chapitre sur Hanouka (3.4).
Par exemple à Rehovot: «Les jeunes y ont publié de façon artisanale un journal burlesque qui
s’intitulait Vizata» («Jaffa», Ha-Tsvi, 18 mars 1909).
1208
«Dépêche de Jaffa», Ha-Or, 10 mars 1912.
1209
« Les bals de Pourim», Ha-Or, 4 mars 1912.
1210
Comme dans l’article «En l’honneur de Pourim», Ha-Or, 13 mars 1911.
1211
Comme dans l’article «Pourim à Jérusalem», Ha-Or, 29 mars 1910.
1207
342
Tout en prêtant attention au contenu de ce genre d’«anathèmes» qui ne dérivent que
du rejet de toute idée rénovatrice et de tout acte positif en faveur de la la renaissance
de notre peuple sur sa terre ancestrale (en témoignent les anathèmes lancés contre les
écoles, la bibliothèque, la maison du peuple, les jardins d’enfants etc.), l’association
reste indifférente à cet écrit diffamatoire. Elle va de l’avant dans la voie qu’elle s’est
fixée et continue son œuvre sans broncher»1212.
L’initiative orthodoxe des tribunaux rabbiniques de Jérusalem qui visait à interdire les
bals masqués était une façon d’exhiber une conception du monde fanatique qui
n’acceptait aucune entorse à la loi religieuse. Et donc les organisateurs de
l’événement réagirent en montrant la même inflexibilité que les orthodoxes. Ils se
présentèrent comme les tenants d’une sorte de religion laïque qui ne transigeait point
sur la tradition nationale en voie de constitution autour du rite profane qui la
caractérisait1213. Au même moment, les journaux de Ben Yehuda conféraient de la
force et de l’importance à cette «religion laïque» en assurant en parallèle la couverture
de la défense de ses architectes contre ceux qui l’attaquaient. La rigidité religieuse
suscita donc une rigidité nationaliste à laquelle les journaux de Ben Yehuda prêtèrent
leur appui.
1212
«L’assemblée générale de l’Association Maccabi», Ha-Or, 24 mars 1913.
Dans son étude sur la construction de la tradition des festivités de Pourim à Tel-Aviv, Hezki
Shoham fait un tour d’horizon des recherches herméneutico-historiques consacrés à l’événement public
et il l’analyse comme une manifestation de la «religion civique», voire comme «un rite laïc» (Shoham
2013 : 20). Sur l’événement public dans ses implications idéologiques, voir Bellah 1970; Moore et
Myerhoff 1977; Bellah et Hammond 1980, Introduction; Handelman 1990.
1213
343
3.7 La Pâque juive
Ben Yehuda appela la Pâque juive « fête du printemps », « fête du début des
moissons », « fête du commencement de la nation », « fête de notre délivrance et de
notre liberté »1214, « fête de notre liberté », « fête du début de l’existence de notre
peuple » etc1215. Ces appellations véhiculaient une dimension clairement nationaliste.
Pourtant Ben Yehuda évita de procéder à des déplacements sémantiques drastiques
par rapport à l’image qu’il entendait donner de la Pâque dans ses journaux pour éviter
de se démarquer outre mesure des courants orthodoxes. Il insista surtout sur les motifs
de la libération.
Même si Ben Yehuda ne s’attarde pas trop sur les aspects miraculeux et divins de la
Pâque tels qu’ils sont conçus dans la théologie juive (la traversée de la Mer Rouge et
les Dix plaies d’Égypte), le journal Ha-Tsvi, surtout dans les premières années de son
existence, ne se faisait pas faute de mentionner Dieu dans ses articles sur la fête. Ainsi
dans le passage qui suit : « C’est avec une immense joie que nous revenons en cette
année au Seder. Dieu soit loué ! »1216. Ben Yehuda décrivit les préparatifs de la fête
comme un travail sacré et de cette façon, ces préparatifs furent promus au statut de
partie intégrante du capital culturel juif :
Voici la Pâque ! Voici la fête préférée du peuple juif, une si aimable solennité… La
voici, elle est derrière le mur, elle regarde par les fenêtres, elle observe à travers les
treillis1217. Dans toutes les demeures israélites, c’est un remue-ménage… Les murs et
les parois sont illuminés, en tout coin et en tout recoin. Ces jours-ci, les marmites sont
à l’honneur, elles savent et reconnaissent le prix de leur service grandiose et sacré.
Car ce sont elles qui préparent comme il se doit la maison d’Israël à la liberté, au jour
grandiose et saint, aimé et adulé et ils s’acquittent fidèlement et conscieusement les
saints devoirs de la religion. A leurs propres yeux, chacune d’entre elles n’est pas un
élément simple, mais un prêtre accomplissant les devoirs de son sacerdoce qui ne
1214
« Chronique hebdomadaire », Ha-Tsvi, 3 mars 1888.
Ibid.
1216
« Bienvenus ! Bienvenus ! », Ha-Tsvi, 22 avril 1891.
1217
Citation de Cantique des Cantiques 2: 9. Ce livre biblique inspire aussi la description des travaux
de nettoyage à l’approche de la fête tels qu’ils se laissent entrevoir à travers les portes et les fenêtres
ouvertes.
1215
344
travaille pas seulement pour recevoir un salaire, mais pour l’amour du Ciel, en
l’honneur de la fête. Et ce sentiment rehausse et sanctifie la tâche, elle la débarrasse
de sa matérialité fruste et la revêt de spiritualité1218.
En insistant sur le fait que durant la Pâque les marmites sont à l’honneur et que leur
fonction est en quelque sorte grandiose et sainte, Ben Yehuda donne bien sûr libre
cours à sa verve farcesque. C’est là un exemple supplémentaire qui prouve que dès
les premières années de son existence, le journal Ha-Tsvi manifestait la tendance de
Ben Yehuda à se concentrer sur les descriptions de la vie quotidienne du peuple à
l’approche de la fête en laissant de côté les aspects proprement religieux de la
solennité en question.
Dans de nombreux articles, Ben Yehuda critique les standards de propreté et
d’hygiène en Palestine. De ce point de vue, le nettoyage d’avant la Pâque constituait
un point positif motivé par un devoir religieux de première importance requérant
d’appliquer des règles de propreté draconiennes qui selon Ben Yehuda procurent « un
plaisir sublime et spirituel». Ce plaisir peut s’interpréter en un sens religieux et
spirituel, mais aussi comme la satisfaction qu’éprouve l’âme à la vue de l’ordre
impeccable de la fête dont Ben Yehuda cherche à souligner l’importance par rapport
aux autres jours de l’année:
Tout ce travail, toute cette peine terrible qu’on se donne et toutes ces dépenses
inconsidérées incombant à tout Israélite durant la fête ont pour contrepartie le plaisir
sublime et spirituel, la joie et l’exaltation que l’âme éprouve durant la veillée de la
Pâque. Que la ménagère procède à ce nettoyage de façon intentionnelle ou non, ce qui
importe c’est que tout Israël réside en ce jour dans des demeures merveilleusement
propres. Et voici que nous célébrons dans la sainteté et la pureté cet événement
majeur de notre histoire survenu il y a quatre mille ans, la fête de notre délivrance, la
fête du commencement de la nation. Et tout Israélite se consacre avec amour et
affection aux détails du Séder, il orne et embellit cette nuit grandiose, cette veillée
pascale où nos ancêtres sont sortis de la servitude à la liberté1219.
Le motif de la propreté est souligné parfois plusieurs années consécutives. Non
1218
1219
« Chronique hebdomadaire », Ha-Tsvi, 3 mars 1888.
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 23 mars 1888.
345
seulement la veillée pascale symbolisait aux yeux de Ben Yehuda la propreté et la
pureté, mais en plus elle constituait un standard esthétique unificateur qui cimentait
l’ensemble des Juifs quelle que fût leur condition sociale:
Même l’indigent israélite passe le Séder dans un local propre, plein de joie et
d’allégresse, oubliant sa détresse et sa tristesse, ses soucis et ses préoccupations et
notre cœur est désormais plus en mesure d’éprouver tout sentiment élevé, toute
émotion associée à notre existence en tant que nation.
Cette évocation de la propreté omniprésente et de la pureté du cœur suscite une
disponibilité émotionnelle qui permet d’adopter un point de vue distant sur la réalité
moyennant le dépassement des difficultés quotidiennes. Ainsi Ben Yehuda s’efforça
de créer une argumentation tortueuse pour démontrer aux chefs des diverses
communautés la nécessité de se liguer en une seule communauté:
Que les chefs de notre communauté aussi se reposent un peu des durs efforts qu’ils
déploient avant la fête en faveur des indigents. Que ceux-ci aussi oublient un peu leur
tristesse et leur détresse et que leur cœur s’ouvre à une plus grande disponibilité et
capacité pour des sujets spirituels. Aussi voudrions-nous inviter à présent les chefs
des deux communautés de notre ville, celle des Sépharades et celle des Ashkénazes, à
commémorer la sortie d’Égypte en unissant leurs communautés, au moins du point de
vue du gouvernement. C’est le moment ou jamais et l’ennemi qui s’y opposera en
public ou de façon occulte et qui tentera de différer cette décision sine die posera des
obstacles et des pierres d’achoppement sur ce chemin, se rendra coupable et
responsable de cette décision devant tout le peuple d’Israël. Et le sang de notre peuple
écartelé par cet adversaire nous le vengerons et nous vilipenderons à tout jamais le
coupable!… Cette commémoration de la sortie d’Égypte incombe aux chefs de notre
communauté durant les jours de cette fête qui marque le début de notre existence il y
a quatre mille ans1220.
Au vu de l’importance que la plupart des Juifs du monde accordait à la célébration du
Séder selon les règles Ben Yehuda s’abstint de proposer des contenus alternatifs
conséquents pour cette fête. Néanmoins, le journal Ha-Tsvi essaya d’exprimer des
considérations concernant les intentions sous-entendues par l’accomplissement des
1220
« Bienvenus ! Bienvenus ! », Ha-Tsvi, 22 avril 1891.
346
préceptes religieux en exprimant ses critiques vis-à-vis de la pratique routinière de la
religion qui se muait souvent en un automatisme sans aucune ferveur et sans même le
souvenir de la signification du précepte en question.
L’homme versé dans la Torah, le studieux, minutieux dans l’accomplissement des
préceptes accomplit le Séder dans ses moindres détails pour la simple raison que c’est
un précepte et que c’est écrit dans ces termes dans le Shulḥan ‘Arukh: «On ordonne le
plat, on mange le céleri et les herbes amères, on boit du vin, on s’accoude tous au
même moment et de façon concertée». Il ne le fait pas par sentiment religieux ni
parce qu’il trouve quelque plaisir que ce soit dans l’action de s’accouder comme un
homme libre ou que le vin est plaisant à son palais, mais seulement parce que le
commandement l’enjoint. La consommation des herbes amères et du vin sont un tout
un de son point de vue: ceci comme cela lui procure un plaisir égal qui est le plaisir
inhérent à l’accomplissement du commandement. Il dirige ses intentions et dit que
c’est en «souvenir de la sortie d’Égypte», non certes que ce souvenir soit sensible
pour lui, mais parce que le précepte enjoint de prononcer ces mots. Et s’il dit «l’an
prochain à Jérusalem », c’est parce qu’il en a reçu l’ordre et ce n’est pas un grand
plaisir pour lui d’accomplir un précepte correctement à son goût. Et c’est là toute la
signification de Jérusalem à ses yeux. Et son désir d’être à Jérusalem l’an prochain se
limite à l’espoir de pouvoir accomplir «le Séder pascal dans les règles avec toutes ses
lois et ses institutions», tout comme il l’a fait cette année1221.
L’accomplissement des préceptes pascaux sans implication profonde du point de vue
spirituel ou émotif aboutit à les vider de leur sens. L’antithèse de ces commandements
vides de sens est proposée par le journal Ha-Tsvi qui donne l’exemple des kabbalistes
chez qui l’accomplissement des commandements ne paraît pas vide de sens. Certes
ces propos ont été publiés à une époque où les journaux de Ben Yehuda étaient moins
réticents à intégrer des éléments théologiques juifs explicites dans leurs reportages.
Pourtant on peut voir dans cette évocation du monde kabbalistique une tentative
visant à stigmatiser tous ces Juifs orthodoxes qui accomplissent les préceptes avec un
cœur vide d’intentions. Peut-être est-ce aussi une façon de montrer comment il
convient de s’impliquer de tout son cœur dans une valeur abstraite et comment il sied
de s’identifier avec l’idée de la sortie d’Égypte et de la délivrance, motifs susceptibles
de renforcer le sentiment national. On peut dire que les modes de pensée mystique
1221
L. S., «L’an prochain à Jérusalem», Ha-Tsvi, 21 mars 1890.
347
sont mis implicitement au service du nationalisme, notamment à travers l’affirmation
kabbalistique selon laquelle l’absence de liberté constitue en quelque sorte un état
d’impureté:
Peut-être souhaiteras-tu savoir, honoré lecteur, ce que disent les kabbalistes. Je te
raconterai donc que je fus initié à leurs arcanes les plus secrets: le kabbaliste
contemple la grandeur de la lumière de l’infini «devant Lui n’est que néant et
nullité»1222. Et elle suscite en lui l’annulation du mauvais penchant grâce à la
consommation du pain azyme, car cet azyme que nous mangeons, pourquoi
mangeons-nous ce pain consolateur si ce n’est pour annuler le mauvais penchant/
Aussi n’y a-t-il dans l’azyme aucun renflement ni orgueil comme dans le pain levé ou
dans le levain de la pâte. Et il contemple le récit de la sortie d’Égypte pour sortir luimême des limitations de l’Égypte (Mitsraïm)1223, de l’ennemi de la mer (mi-tsar
yam), car c’est ainsi que le Roi des rois des rois s’est révélé à nos pères lorsqu’il nous
rédima des 49 degrés d’impureté et des dieux étrangers signifiés par le mortier pascal
(ḥaroset) auquel il est fait allusion dans le verset: ‘par l’élaboration (ḥaroshet) du
bois et de la pierre on entend les adorateurs du bois et de la pierre’ (voir le ‘Ets haḥayiim)1224. Or l’essentiel du culte est de connaître l’Éternel contrairement à Pharaon
(Par‘oh) dont l’anagramme est h‘rp. Car Pharaon a dit qu’il ne connaissait pas
l’Éternel… Aussi faut-il annuler toutes les forces et adorer avec crainte. Et c’est ce
qui est sous-tendu par «l’an prochain à Jérusalem (Yerushalaïm)», c’est-à-dire yireh
shalem «craignant le Parfait»1225.
Le journal Ha-Or prit la peine d’évoquer les manifestations culturelles non religieuses
1222
Le principe exprimé par cette formule correspond au degré suprême parmi les trois degrés de
contemplation reconnus par la Kabbale. Ce concept est récurrent dans le Tania, œuvre de Rabbi Shneor
Zalman de Ladi (le Alter rebe), fondateur de la dynastie hassidique Habad (1745-1812): «Car ce
monde-ci et tous les mondes supérieurs ne provoquent aucun changement dans l’unité divine lorsqu’ils
sont créés ex nihilo, car de même qu’Il était seul, unique et singulier avant leur création, ainsi il le reste
après leur création, en vertu du principe selon lequel «tout devant Lui n’est que néant et nullité» (Rabbi
Shneor Zalman de Ladi, Tania 1,20).
1223
Moyennant une vocalisation du tsadeh de Mitsraïm «Égypte» avec un qamats on obtient le mot mimetsarim «de l’adversité».
1224
L’affirmation selon laquelle le mortier pascal représenterait les dieux étrangers est fondée sur les
mots ‘par l’élaboration (ḥaroshet) du bois et de la pierre’ qui figurent dans le Pri ‘ets ḥayyim. C’est une
façon d’orchestrer une argumentation audacieuse moyennant une interprétation des propos d’Isaac
Louria qui va à l’encontre du sens littéral. A propos de ce passage du Pri ‘ets Haïm - Haïm Vital
énumère les noms des arbres dont les fruits peuvent servir à la préparasion du mortier pascal:
pommiers; poiriers; noyers; canneliers. Il apparaît donc qu’Isaac Louria n’a pas fait référence ici à
l’idolâtrie, mais à l’élaboration du mortier pascal à partir des fruits des arbres qui s’y prêtent (Vital, éd.
1961, p. 504).
1225
L. S., «L’an prochain à Jérusalem», Ha-Tsvi, 21 mars 1890.
348
qui s’agrégèrent à la Pâque en publiant des reportages où on lisait par exemple: «La
plupart des institutions profitèrent de la fête pour organiser des célébrations annuelles,
des assemblées populaires et diverses expositions»1226. Un élément supplémentaire de
la Pâque qu’il était loisible d’interpréter comme porteur d’une valeur nationale
moyennant une mise en valeur de certains de ses aspects était la culture des loisirs
pendant les jours de la demi-fête. Un grand nombre des habitants du vieux Yishuv et
du nouveau Yishuv, comme on les appelait, mirent à profit les jours fériés pour
organiser des excursions. Selon Ben Yehuda, les excursions pascales dans tout le pays
renforçaient le lien avec la terre ancestrale, cependant que les voyages à l’étranger
avaient l’avantage de promouvoir l’instruction
qui profitaient aussi à des Juifs
orthodoxes moyennant un processus que le journal Ha-Or considérait comme la
manifestation du resserrement des liens entre les Juifs à la faveur des excursions. Il
s’agissait de créer une expérience de loisir spécifiquement liée aux horizons
printaniers de la Palestine afin de transcender les différences entre les divers secteurs
de la société.
Le journal Ha-Or présenta les excursions entreprises par des Juifs orthodoxes comme
un moyen de les abstraire de l’existence morose qu’ils menaient tout au long de
l’année. Les excursions pascales ne font pas partie des commandements de la fête,
mais elles résultent du loisir rendu possible par la demi-fête. Les journalistes de HaOr évoquaient les Juifs orthodoxes en des termes qui aboutissaient à en accentuer
l’étrangeté tout en signalant leur participation à ces activités culturelles émergentes
qui avaient pour cadre la Palestine tout entière. Ainsi cette pratique non religieuse
agrégée à la fête religieuse contribua à renforcer la dimension de la liberté célébrée
lors de la Pâque:
Des centaines de Hiérosolymitains sont sortis dans les colonies, à Jaffa et à
l’étranger, surtout en Égypte. De même, les excursions aux alentours de la ville ont
pris beaucoup d’essor cette année au point que même les pieux avec leurs papillotes
et leurs caftans, même les femmes recluses pendant toute l’année entre quatre murs
sont sortis de la ville montés sur des ânes pour respirer l’air pur et «voir le
monde»1227.
1226
1227
«Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 3 mai 1910.
Ibid.
349
Parmi les textes sacrés dont Ben Yehuda cherchait à fonder en partie la véridicité
historique, notamment pour renforcer le nationalisme juif, figure la Haggadah de
Pâque. Un moyen central pour authentifier les éléments apparemment historiques
figurant dans la Haggadah est l’évocation enthousiaste que fait le journal Ha-Tsvi des
découvertes archéologiques effectuées en Égypte et en Palestine1228. Selon Ben
Yehuda, la découverte d’une momie identifiée avec la figure du pharaon Manepta
renforce
L’importance de la Haggadah comme une forme d’historiographie primordiale; elles
nous font voir un compromis entre la foi absolue dans la parole écrite et le reniement
général de la tradition tout entière. Elles nous montrent que la Haggadah conserve le
souvenir d’événements réels qui se sont véritablement produits même si elle les revêt
des ornements de l’imagination et de la poésie1229.
Il apparaît donc que Ben Yehuda a résolu le conflit entre la théologie et l’archéologie
quand il accepte dans une certaine mesure les vérités des livres saints moyennant
l’établissement d’un équilibre consistant à prendre en compte les données historiques
qu’ils recèlent. Cette information véridique constitue «le commencement d’une
preuve» par rapport à l’histoire correspondante qui est revêtue d’une enveloppe
figurée et poétique. Selon lui, on peut extraire le donné historique du produit
théologique en se rattachant à des preuves extérieures au texte religieux. A propos de
la momie identifiée avec Manepta, «le pharaon qui régnait à l’époque de Moïse», le
journal Ha-Tsvi raconte qu’elle ne diffère en rien des autres momies égyptiennes si ce
n’est que par:
Un petit bout de papyrus placé sous la tête du souverain indique qu’il s’agit des restes
de Manepta, roi de la Haute et de la Basse Égypte. Le crâne s’avère être de grande
dimension, ovale, le nez est aquilin et les joues allongées. C’est la dépouille d’un
1228
Selon Menahem Haran, l’archéologie ne confirme ni n’infirme l’exode de tribus nomades hors
d’Égypte. Sur ce point, cette science reste neutre et elle ne peut apporter aucun témoignage car elle ne
peut s’appuyer sur aucun vestige architectural ni sur aucune strate de quelque établissement humain
que ce soit. Du reste, le propre des nomades est de ne laisser aucune trace. Or la Bible nous apporte des
témoignages non négligeables sur ce point. L’un des faits flagrants est que dans la Bible, l’exode est
perçu comme quelque chose qui va de soi. Ce motif y est exprimé avec une insistance extraordinaire,
de façon univoque et sous toutes les formes littéraires possibles (Haran 2009: 350).
1229
«La Terre d’Israël», Ha-Tsvi, 20 octobre 1909.
350
homme corpulent, plutôt court de taille. C’était le cent-onzième fils de Ramsès II et il
avait au moins soixante ans quand il monta sur le trône. Il était trop vieux pour
entreprendre des conquêtes militaires et il se contenta de construire d’imposants
édifices. L’exode des Israélites est brièvement mentionné dans un récit de victoire.
Voici ce qu’on y lit: «Les Israélites ont été anéantis et personne d’entre eux n’a
survécu». Manepta n’a pas été englouti par les flots, comme le prouve l’existence de
sa momie. Et de fait la Bible dit seulement: «Il a lancé dans la mer les chars de
Pharaon et son armée; Ses combattants d`élite ont été engloutis dans la mer
Rouge»1230. Or il n’est pas question de Pharaon et on ne saurait penser qu’on aurait
omis de mentionner un événement aussi important que la noyade de Pharaon en
personne1231.
Les reportages de ce genre constituent un produit culturel spécifique où les notions
théologiques et les découvertes archéologiques se fondent en une seule conception
d’une façon qui ne laisse pas de place aux doutes. Certes une telle fusion a été opérée
dès avant Ben Yehuda à propos des mêmes découvertes archéologiques avec le
scepticisme de rigueur dans le discours scientifique. Il n’en reste pas moins qu’en
vulgarisant ce discours et en le mettant à la portée du public hébréophone des Juifs de
Palestine, Ben Yehuda, qui était considéré comme l’architecte de la langue renovée,
introduit un changement profond en raison même du medium linguistique employé,
du lieu de la publication et surtout grâce à l’introduction délibérée et décisive de la
découverte scientifique dans le capital culturel hébreu.
Ce couplage de l’archéologie et de la théologie s’effectue au sein de ce qui apparaît
comme une harmonisation linguistique entre des écoles de telle façon que les noms
«Pharaon» et «Manepta» sont employés côte à côte. En dépit des tensions qui risquent
d’opposer la théologie à l’archéologie, chacune de ces deux disciplines semble
vouloir être authentifiée par l’autre: la découverte archéologique, en l’occurrence une
momie, sert en quelque sorte à prouver la véracité de l’épisode historique conté dans
la Bible, cependant que le texte renchérit sur l’authenticité présumée de la découverte
archéologique et en rehausse l’importance en argüant du fait que le narratif biblique
ne dit mot de la mort de Pharaon au moment de l’exode. Ce mélange des deux
domaines dans le cadre d’un reportage permet à Ben Yehuda d’affirmer l’importance
1230
1231
Verset tiré du cantique de la mer au chapitre 15 de l’Exode.
«La Terre d’Israël», Ha-Tsvi, 20 octobre 1909.
351
de la Bible pour les archéologues et les historiens et de recommander à ces deux
champs de recherche de se synchroniser avec un réseau de catégories théologiques.
La découverte scientifique est donc introduite dans une partie du capital culturel juif,
elle l’éclaire et l’authentifie tout en le distinguant et l’isolant des éléments de la
culture religieuse que Ben Yehuda laisse de côté sous prétexte qu’ils ne méritent pas
d’être mis en valeur de la même façon. L’élément que Ben Yehuda croit pouvoir
confirmer par la science est en quelque sorte légitimé, ce qui lui permet de s’intégrer
au capital culturel hébreu. Tout cela contribue à exalter la scène culturelle où
s’opèrent ces sélections destinées à alimenter la scène culturelle «hébraïque», à en
renforcer l’importance et la pertinence, à en protéger le statut et à le rendre présent au
cœur même du processus centrifuge qui permet de séparer le capital culturel hébreu
du capital culturel juif.
352
3.8 Lag Ba-‘Omer
Les origines historiques de Lag Ba-‘Omer ne sont pas complétement claires. La Bible
et le Talmud n’en disent mot. Néanmoins cette festivité est mentionnée dans le
Shulḥan ‘Arukh1232 et dans la jurisprudence religieuse juive qui tend à se prévaloir de
cette solennité pour alléger les interdictions de la période du ‘Omer. Ces
aménagements se fondent sur la tradition selon laquelle c’est en ce jour que prit fin
l’épidémie qui fit de nombreuses victimes parmi les disciples de Rabbi Aquiba1233. De
plus, Lag Ba-‘Omer serait la date de la mort de Rabbi Siméon Bar Yoḥaï1234 à qui la
tradition juive attribue la rédaction du Zohar. Cette commémoration serait donc une
raison supplémentaire de considérer ce jour comme une solennité. Dès 1489 on trouve
une tradition kabbalistique concernant Rabbi Siméon Bar Yoḥaï. Il s’agit d’un texte
qui mentionne que des Juifs sont allés se prosterner sur la tombe du rabbin au mont
Méron.1235
Dès le début du sionisme la figure guerrière Bar Kokhba devint un symbole national
mis à l’honneur à l’occasion de Lag Ba-‘Omer. On se mit à commémorer la révolte
qu’il mena contre la domination romaine et à célébrer sa mémoire dans le cadre de la
«fête». La tradition religieuse qui consistait à allumer des bougies en l’honneur de
Rabbi Siméon Bar Yoḥaï fut réinterprétée comme une façon de commémorer les feux
allumés par les hommes de Bar Kokhba pour annoncer la nouvelle de leurs victoires.
Les sources historiques sur lesquelles se fondèrent les rénovateurs de la fête ne sont
pas très claires et il n’est pas impossible que tout cela repose sur l’admiration
personnelle de Rabbi Aquiba pour Bar Kokhba. Or Rabbi Aquiba est lié au premier
chef à Lag ba-‘Omer du seul fait que selon la tradition, la date de cette solennité
correspondrait à l’arrêt de l’épidémie qui frappa ses disciples1236. Ces incertitudes
historiques n’empêchèrent nullement les puéricultrices et les maîtres d’école de faire
1232
Voir Shulḥan ‘Arukh, «Oraḥ ḥayyim», section 493, paragraphes 1-4 (Ginzburg 1924).
Le fameux docteur de la Mishnah qui selon la tradition juive aurait vécu de 17 à 137 de l’ère
courante.
1234
Rabbi Siméon Bar Yoḥaï appartient à la quatrième génération des docteurs de la Mishnah. C’était
le disciple de Rabbi Aquiba.
1235
Toker 2003. Voir aussi ibid. les sources des coutumes de la fête dans la littérature rabbinique.
1236
C’est ainsi que les rédacteurs de l’Encyclopédie Hébraïque ont évité de faire figurer la révolte de
Bar Kokhba comme l’une des raisons de la fête dans l’article consacré à Lag ba-‘Omer (Praver 1969,
tome 21, p. 178).
1233
353
figurer Bar Kokhba parmi les héros de la «fête» célébrée dans les institutions
pédagogiques nationalistes.
Dans les reportages qu’ils consacrent à Lag ba-‘Omer, les journaux de Ben Yehuda ne
se concentrent guère sur la figure de Bar Kokhba. En revanche, ils mentionnent les
célébrations du jour de la mort de Bar Yoḥaï au mont Méron. Ils y voient une fête
susceptible d’attirer des pèlerins juifs en Terre Sainte. A cette époque, la plupart de
ceux qui célébraient le jour de la mort de Bar Yoḥaï étaient des Juifs d’Afrique du
Nord ou des ḥassidim ashkénazes et pour beaucoup d’entre eux, c’était la seule raison
de visiter la Terre sainte ou de s’y intéresser:
Rappelons-nous que pour des milliers de personnes, qui sans cette solennité ne se
seraient jamais intéressés à la Terre d’Israël, se pressent en ces lieux et c’est pour eux
une occasion de s’en rapprocher et d’en revenir avec un souvenir vivant de cette
contrée. Ce n’est pas seulement un souvenir spirituel comme chez un grand nombre
de nos frères dans les pays d’Occident qui mentionnent le nom de cette contrée sans
savoir à quoi elle ressemble. Non, c’est un souvenir concret qui perdurera dans leur
esprit après qu’ils auront visité le pays à l’occasion de cette fête. Et puisque les
solennités mentionnées dans la Torah où il est enjoint de monter à Jérusalem ont
perdu de leur pertinence de nos jours et ils n’inciteront qu’un petit nombre
d’Israélites à se rendre ne serait-ce qu’une fois dans leur vie pour se prosterner devant
l’Éternel sur la sainte montagne de Jérusalem, il n’est pas mal qu’une solennité au
moins ait la force d’attirer les Juifs en Terre sainte1237.
Avant même que le culte de Bar-Kokhba ne revêtît une importance nationale dans les
festivités de Lag ba-‘Omer, les membres de l’Association Maccabi tentèrent d’attirer
l’attention du public en cherchant à raviver les «coutumes de la fête» au moyen
d’exercices de gymnastique dans le champ qui jouxte le tombeau de Siméon le
Juste1238. «Cela apporta de la vie aux habitants de Jérusalem et la fête de Lag ba‘Omer leur apparut plus riche de sens», lit-on dans ce reportage1239. Le journal Ha-Or
mentionne à la suite de son reportage sur la parade des Maccabis que des jeunes
1237
«A propos de l’anniversaire de la mort de Rabbi Siméon Bar Yoḥaï à Méron», Ha-Tsvi, 20
novembre 1885.
1238
Certains ont l’habitude de célébrer Lag ba-‘Omer en se rendant sur la tombe de Siméon le Juste à
Jérusalem.
1239
«Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 6 mai 1912.
354
venant du nouveau Yishuv sont partis de la Maison du Peuple pour se rendre au feu de
bois organisé par le leader ḥassidique Rabbi Mordechaï Tverski1240. Et leurs chants
ont retenti avec plus de force les chants des hassidim:
Durant la veillée de Lag ba-‘Omer on a organisé comme chaque année un feu de bois.
Un grand nombre de gens s’y sont rendus. Les ḥassidim ont manifesté leur joie par
des chants et des danses selon leur habitude. Au beau milieu des festivités on a vu
arriver un grand nombre de jeunes venus de la Maison du Peuple. Ils ont pris la place
des ḥassidim et leurs chants ont retenti avec plus de force que les mélodies
ḥassidiques1241.
Dans ce reportage on peut reconnaître comme un écho de la conception des ingénieurs
de la culture nationale qui tentaient de créer des manifestations publiques
concurrençant les festivités religieuses lors des célébrations religieuses juives.
Comme les feux de bois étaient organisés dans des espaces ouverts et qu’ils attiraient
un public de toute origine, les gens du Maccabi tentèrent de prendre le contrôle de cet
espace fréquenté par tant de monde en s’exhibant en spectacle. Moyennant quoi,
l’assistance avait droit à toutes sortes d’activités parallèlement au feu de bois et les
Maccabis arrivaient à capter l’attention de milliers de personnes.
Les reportages dithyrambiques que les journaux de Ben Yehuda consacraient à ces
événements mentionnèrent cette rencontre entre l’ancien et le nouveau Yishuv et en
soulignèrent l’importance dans une perspective nationaliste. Dans un article intitulé
«Le Lag ba-‘Omer du Maccabi», le journal Ha-Tsvi décrivit avec un sentiment
d’identification orgueilleuse la démonstration de force du Maccabi dès le début du
rassemblement: «Il était à peine trois heures de l’après-midi quand les membres du
Maccabi commencèrent à se rassembler dans la cour de l’école Lemmel et à se
préparer au défilé. Tous étaient dans la joie et l’allégresse à l’approche de cette fête
populaire où pour la première fois, ils allaient présenter la figure de l’Hébreu jeune et
libre aux Juifs de Jérusalem1242.
1240
Rabbi Mordechaï Tverski (1840-1920) était le chef de la dynastie hassidique de Rakhmastrivke. Il
s’installa à Jérusalem en 1905. Il fut blessé durant les émeutes de 1920 et succomba à ses blessures.
1241
«Jérusalem au jour le jour», Ha-Or, 6 mai 1912.
1242
«Le Lag ba-‘Omer du Maccabi», 8 mai 1912.
355
Le journal Ha-Tsvi décrivit comment des dizaines de jeunes gens portant les foulards
du Maccabi et des bonnets organisèrent un défilé vers la tombe de Siméon le Juste.
«Entretemps le terrain s’emplit de gens de toutes sortes: Ashkénazes, Yéménites,
Sépharades et Maghrébins». Les Maccabis savaient que des milliers de personnes
affluaient chaque année dans le lieu de la sépulture pour des raisons religieuses et ils
cherchaient à attirer leur attention. Ce faisant, ils étaient conscients de livrer un
combat dont l’enjeu était le sens même de la fête:
Tous sont venus ici à cause de la festivité juive. Mais voici que de loin on voit
s’agiter un drapeau: ce sont les Maccabis! En ordre de marche et la tête haute, ils
traversent le terrain, s’arrêtent sur un monticule et une sonnerie de trompette retentit
pour intimer le silence. Et au-dessus d’eux on voit se dresser, porté sur les épaules de
deux des gymnastes, Monsieur Zerubabel, membre du comité du Maccabi». La foule
commence à affluer vers l’endroit où se sont assemblés les Maccabis. Toute
l’assistance fait silence. Et l’orateur commence son discours: «Juifs et Juives!
Ashkénazes, Sépharades, Yéménites, Boukhariens, jeunes gens et jeunes filles!». Sa
voix puissante retentit sur toute l’étendue de la place et pénètre dans les cœurs de la
foule en liesse. «Approchez, je vais vous parler au nom de l’Association du
Maccabi!». Et le peuple approche toute oreille. «C’est aujourd’hui pour nous la fête
de la nature, la fête juive qui nous rappelle notre existence normale. Pendant des
millénaires nous étions dispersés et séparés les uns des autres. Mais le moment est
venu de mettre un terme à cette séparation!»1243
Le journal Ha-Tsvi signale avec enthousiasme que cette action louable du Maccabi est
une grande première: «Bénis soient les premiers bourgeons qui feront fondre la glace
de l’indifférence des Hiérosolymitains! Qu’ils soient bénis, eux et leur travail sacré!».
Aux yeux du journal, c’était là l’occasion ou jamais d’unir les membres des diverses
communautés en un même rassemblement. L’union du «peuple» en cette
manifestation était placée devant les symboles de la vaillance arborés par les membres
du mouvement Maccabi lorsque les nationalistes profitent de l’affluence motivée par
la fête religieuse avec les significations qui lui sont propres en proposant avec
détermination et de façon explicite une alternative nationaliste. Celle-ci ne contredit
pas les contenus théologiques mais tente apparemment de les compléter sous la forme
d’une fête juive rappelant l’époque où Israël menait une existence normale.
1243
Ibid.
356
3.9 La Fête des semaines (Chavouot)
Cette fête est mentionnée dans le livre de l’Exode comme l’une des trois fêtes de
pèlerinage. Ses rapports avec le cycle de la vie agricole sont déjà évoqués dans la
Torah: «Tu observeras la fête de la moisson, des prémices de ton travail, de ce que tu
auras semé dans les champs»1244. Et aussi: «Tu célébreras la fête des semaines, des
prémices de la moisson du froment»1245. Or la fête n’est pas mentionnée avec ses
noms bibliques dans la tradition rabbinique ou dans la Mishnah1246.
Les rares fois où les journaux de Ben Yehuda mentionnent la fête, ils essaient d’en
souligner la dimension agricole outre sa dimension de «fête du don de la Loi». Selon
Ben Yehuda, c’est seulement dans les colonies agricoles de Palestine qu’on peut en
percevoir la dimension dans toute sa plénitude. Ainsi les Juifs des colonies agricoles
sont présentés comme célébrant mieux que les autres le précepte religieux en question
et comme plus en mesure de percevoir la richesse de ses significations1247.
La Fête des Semaines est passée, la fête du don de notre Loi qui est aussi la fête des
«prémices de tes moissons». Cette double dimension de la Fête des Semaines, le Juif
diasporique n’est pas en mesure de la sentir. Même le Juif citadin résidant en Terre
d’Israël est incapable de la saisir. Pour tous les Juifs, cette fête est seulement la
commémoration du don de notre Loi. Et ils ne percevront pas complétement la
relation entre l’histoire de Ruth et le don de la Torah ni la raison pour laquelle on lit
ce livre en cette solennité. Seuls les paysans des colonies agricoles, notamment celles
1244
Exode 23: 16.
Exode 34: 22. Rachel Elior (2012) signale que la fête est mentionnée en détail comme un jour
d’offrande nouvelle à l’Éternel en Lévitique 23: 15-22 en relation avec le compte des sept semaines
entières à compter du sabbat après la récolte de l’orge (Ibid., 10-11). Dans le Deutéronome, la fête est
appelée «fête des semaines» d’après les versets: «Tu compteras sept semaines; dès que la faucille sera
mise dans les blés, tu commenceras à compter sept semaines. Puis tu célébreras la fête des semaines, et
tu feras des offrandes volontaires, selon les bénédictions que l'Éternel, ton Dieu, t'aura accordées. Tu te
réjouiras devant l'Éternel, ton Dieu, dans le lieu que l'Éternel, ton Dieu, choisira pour y faire résider son
nom» (16: 9-11).
1246
D’après Elior, il est étonnant que la tradition de la Mishnah n’en dise mot et que la Tosephta ne la
mentionne qu’une fois en passant. Elior souligne aussi qu’il est paradoxal que la mention explicite de
la fête fasse défaut dans la tradition ancienne. Cela est d’autant plus étrange que cette solennité est
évoquée dans la tradition sacerdotale antique qui figure dans les livres des Jubilées comme le jour du
témoignage, comme la fête du don de la Loi, comme la fête des alliances célébrée par les anges et
comme une solennité liée à la vision d’Ézéchiel et à la tradition du Char divin (Elior 2012).
1247
La conception qui considère qu’on accomplit mieux le commandement quand on en connaît la
motivation spirituelle se trouve exprimée dans les sources kabbalistiques et hassidiques (voir par
exemple Haloua 2004).
1245
357
où l’on pratique les semailles et la moisson de l’orge et du blé comme Petaḥ Tiqvah
ou Be’er Tuviah en Judée ou bien Metulah en Galilée, seuls ces paysans pourront
comprendre la fête des «prémices de tes moissons». Eux seuls pourront apprécier le
charme de ce récit au parfum agreste conservé par notre littérature antique, l’histoire
de Ruth la Moabite1248.
Les journaux de Ben Yehuda ont en fait instauré une hiérarchie interne entre ceux qui
peuvent apprécier l’histoire de Ruth la Moabite et ceux pour qui il est difficile de
ressentir le parfum agreste qui en émane. Ceux qui ont eu le privilège de réactiver leur
sens vis-à-vis de la nature dans les implantations agricoles sont placés au sommet de
la hiérachie. En réactivant le sens de ce commandement ils l’accomplissent mieux que
tous les autres.
Pendant mille-huit-cents ans les Juifs ne connaissaient ni ne ressentaient la vie
naturelle et vivifiante, l’existence agreste. Tels des truffes ou autres champignons, ils
vivaient en l’air sans la terre sous leurs pieds. La moelle vitale s’est appauvrie dans
leurs organismes, leur chair s’est étiolée, leur âme s’est asséchée et ils ont commencé
à se fanner.
Mais en choisissant la vie au sein de la nature, les Juifs se sont à nouveau remplis de
vitalité grâce au contact avec la terre qui les a vivifiés tout comme ils l’ont vivifiée:
Comme la rose de Jéricho s’épanouit dans l’eau, ils reviennent à présent à la vitalité
de leur terre dont ils avaient été déracinés en leur jeunesse. Maintenant ils l’abreuvent
de la sueur de leur front et la revivifient par le labeur de leurs mains. Regardez,
contemplez les faces hâlées de ces paysans fauchant les blés couleur d’or qui
semblent s’incliner et se prosterner. Ne voyez-vous pas que c’est grâce à ce parfum
tellurique qu’ils ont repris de la vigueur et qu’ils ont renouvelé leur moelle vitale?1249
Selon Ben Yehuda, la vie dans les colonies agricoles constituait l’aboutissement d’un
scénario dont les linéaments avaient été ébauchés dans le livre de Ruth. Or le rôle de
la Moabite nécessiteuse qui s’en remet au bon vouloir des cultivateurs n’est pas
incarné par la nation hébraïque, mais par le personnage de «l’Arabe indigente». Il y
1248
1249
«Chronique hebdomadaire», Ha-Tsvi, 11 juin 1897.
Ibid.
358
est fait allusion à travers la réitération de l’obligation de ne pas moissonner le coin des
champos et de laisser les glanures. Mais selon Ben Yehuda, cette disposition qui
profite au nécessiteux ne concerne que les non-Juifs et ne doit pas s’appliquer aux
Juifs.
Toute cette existence si plaisante, ingénue, tranquille et de bon aloi qui nous est
décrite avec tant de détails et de tendresse dans le livre de Ruth, les paysans des
colonies agricoles la voient de leurs propres yeux durant cette fête des prémices de la
moisson. Les voici ces moissonneurs juifs au visage hâlé et au front transpirant,
maniant la serpe et voici les épis, les gerbes, les meules et les tas de froment
recouvrant le champ. Voici le repas de pain au levain et voici aussi Ruth la Moabite.
Même si elle n’est pas aussi belle et gracieuse que celle qui travaillait dans le champ
de notre fameux Booz, la voici debout sous les traits d’une pauvresse arabe glanant
les gerbes perdues dans le champ juif, selon la coutume du pays1250.
Non seulement Ben Yehuda évoque la mise en pratique dans la vie moderne des idées
contenues dans le livre de Ruth, mais il tenta même d’aider au processus en vertu
duquel des responsables de la nation d’insérer une «fête des fleurs» au sein de la Fête
des Semaines afin d’insister sur la dimension de la nature, de la beauté et de la
fraîcheur.
La première fête des prémices à Tel-Aviv est décrite comme un événement plein de
vie et de beauté. Les maisons et les écoles de la ville étaient ornées de décorations, de
jeunes couples défilaient dans les rues en portant des panniers de fleurs et des rubans
de couleur azur et blanc. Et les habitants de la Tel-Aviv rassemblés en masse dans les
rues achetaient les fleurs et les épinglaient sur le rebord de leurs vêtements. L’argent
du bénéfice de la vente des fleurs était reversé pour les besoins du public et pour les
nécessiteux. L’essentiel de la fête consistait à faire défiler les enfants des écoles et des
maternelles avec des couronnes de fleurs1251. Le journal Ha-Or décrivit l’attitude des
1250
Ibid.
La fête des fleurs fut célébrée à nouveau en 1914 et en 1918. Elle combinait la fête des fleurs avec
une sorte de simulacre de la procession des pèlerins au Temple. En 1920, il y eut une tentative visant à
insérer la fête des fleurs le 15 de Shevat. Mais comme il était difficile d’obtenir le permis de défiler, les
élèves des écoles finirent par célébrer cette fête en plantant des pousses d’arbre à Miqveh Israël, de
sorte que la fête des fleurs fut reconduite à Pourim. Les événements de Tel Haï qui éclatèrent au mois
d'Adar de la même année et le deuil qui s’ensuivit amenèrent à repousser encore la festivité, de sorte
qu’on se remit à la célébrer en même temps que la Fête des Semaines. La fête des fleurs fut abolie dans
1251
359
Hiérosolymitains à l’égard de la fête des fleurs en allant jusqu’à vérifier qui a ouvert
sa main et qui l’a maintenu fermée devant les jeunes garçons qui vendaient les fleurs
au profit du Fonds National Juif:
«Le jour des fleurs» fut l’événement le plus intéressant de ce second jour de fête et en
dépit de son caractère expérimental, ce rassemblement a apporté un peu de vie, de
grâce et de charme dans cette vie tranquille, monotone et routinière. Ce fut pour nous
comme une pierre de touche qui permettait d’éprouver la générosité des
Hiérosolymitains. Même des gens qui n’ont même pas les moyens d’offrir une pièce
de dix piastres ont tendu des francs. La contribution la plus généreuse se monta à cinq
francs. Un homme qui avait déjà fait don de sa contribution la reprit quand on lui
apprit que c’était pour le Fonds National Juif. Un jeune Sépharade répondit à une
fillette d’une angélique beauté qui lui avait tendu une fleur: «Une autre fois!». Et un
malandrin jeta dans le tronc un bouton au lieu d’une pièce. Une vieille femme de
Méah She‘arim a dit au passage du défilé: «Ces gens-là confondent ce monde-ci avec
le monde à venir!». Deux fillettes de sept ans qui marchaient côte à côte
accompagnées d’un jeune homme portant un tronc vendirent quatre panniers de
fleurs. En ouvrant le tronc, on s’aperçut qu’il ne contenait pas moins de douze francs!
Les grandes filles et les petits garçons apportèrent des troncs pleins de pièces d’argent
et de bronze, plus de vingt-cinq francs dans chaque tronc»1252.
les années 20, mais on continua à mettre en valeur son ancienne dimension de fête des prémices (Site
internet des Archives de la Municipalité de Tel-Aviv et dossier 01-72 de ces archives).
1252
«La vie à Jérusalem», Ha-Or, 26 mai 1912.
360
3.10 Le 9 Ab
Ernest Renan a souligné l’importance de la «communauté de souffrance» dans la
construction de la nation. Selon lui, la souffrance collective lie les gens entre eux
mieux que ne le fait la joie. En ce qui concerne la mémoire nationale Renan pensait
que le deuil était plus puissant que la victoire du fait même qu’il impose des
obligations et des commandements à l’effort commun. Toujours selon Renan, une
nation se constitue grâce à une forte solidarité dérivant du sentiment des sacrifices
consentis par le passé et auxquels on est prêt à consentir à l’avenir1253.
Selon certains, c’est parce que la mort serait la métaphore la plus forte de la vie
qu’elle occupe une place aussi centrale dans l’histoire des mentalités1254. C’est une
souffrance sacrificielle de ce genre que le judaïsme rabbinique a associée au jour du 9
Ab. Les journaux de Ben Yehuda ont extrait des contenus de cette solennité ce qui
leur semblait nécessaire à la construction de la nationalité. Ils présentent ce jour
comme une catastrophe nationale. La conception fondamentale consistait à dire que la
véritable restauration se devait de reconstituer la vie de la nation d’avant la
destruction du Temple et la dispersion, responsables des événements que l’histoire
juive associe à cette commémoration.
L’idéologie du nationalisme juif laïc et plus encore, les formes les plus radicales qu’il
revêtit, s’opposa énergiquement à ce qu’elle considérait comme une réaction
constituée, selon elle, par la théologie du judaïsme normatif des rabbins, empreinte
d’esprit diasporique et conservateur. Cette réaction qui fut aussi intellectuelle
qu’affective se fondait sur des présupposés tels que l’historicisme, l’évolutionnisme et
l’anthropocentrisme. C’est elle qui a suscité la quête du «judaïsme authentique», tel
qu’il existait avant la destruction du Temple et la dispersion. Ce judaïsme devait
constituer l’antithèse du judaïsme contemporain tout en maintenant une continuité
historique et en ménageant un cadre uni et intégral1255. Par conséquent, l’édifice
idéologique national devait s’interroger sur les causes de la destruction du Temple, en
1253
Renan 2009: 68.
Stein 2005: 12.
1255
Shavit 1984: 19.
1254
361
percer les implications, les déduire du caractère primordial du «peuple» comme un
syndrome susceptible d’être guéri, mettre en garde contre l’invétération de ce
syndrome et en purifier la conscience. Tout cela visait à retrouver le judaïsme original
d’avant la destruction du Temple afin d’en continuer les valeurs à l’époque moderne.
Moyennant quoi, Ben Yehuda présente l’existence juive préexilique comme un idéal à
suivre du point de vue national. C’était essentiellement l’antithèse de la génération de
l’exil et en tant que tel, il se définissait notamment comme un «État juif»1256.
L’idée de l’existence d’un «État juif» ou d’une nationalité juive avant la destruction
du Temple n’est pas une affirmation gratuite étrangère à toute autre personne que Ben
Yehuda. Le spécialiste du nationalisme Anthony Smith signale que nombre
d’historiens modernes se font l’écho de l’hypothèse selon laquelle une nation juive et
un sentiment national juif existaient à l’époque du Second Temple.
Anthony Smith cite l’exemple du spécialiste britannique de l’histoire des religions
S.G.F. Brandon qui considérait la révolte des Zélotes de l’an 6 de l’ère courante à la
chute de Jérusalem comme un mouvement de guerrilleros nationalistes agissant au
nom du peuple juif en Terre sainte. Selon lui, Jésus et ses disciples étaient favorables
aux Zélotes et à la cause nationale juive1257. L’oppression économique et
l’insensibilité religieuse qui caractérisaient la domination romaine incitèrent de
nombreux Juifs à rallier le mouvement zélote avant même la grande révolte de 66-70.
Smith rappelle que beaucoup de chercheurs tendent à donner raison à la thèse de
Brandon sur l’existence d’un nationalisme juif antique en Terre d’Israël à l’époque
romaine1258.
Adrian Hastings partage cette opinion sur l’existence d’un nationalisme juif avant
1256
L’intérêt pour le 9 Ab a rehaussé l’importance de la période du Second Temple aux yeux des
ingénieurs du sentiment national. Yaakov Shavit fait remarquer que la division «morphologique»
simpliste de l’histoire juive était une véritable obsession pour les tenants de la Haskalah, car c’était un
point important de l’univers intellectuel de l’époque, si friande d’antithèses. Or la tentative visant à
instaurer une conscience nationale profondément enracinée dans l’histoire a transformé la
reconstruction du passé en une nécessité vitale. L’identité hébraïque est devenue un paradigme
utopique exprimant l’aspiration au renouvellement et au changement. Selon Shavit, il était si difficile
de cerner l’identité de l’Hébreu des temps anciens qu’on préférait généralement se tourner vers la
période du Second Temple pour y trouver les qualités, les valeurs et les symboles historiques dont on
avait besoin. Dans une moindre mesure et le plus souvent dans des textes littéraires on sollicita des
périodes plus anciennes précédant la monarchie israélite (Shavit 1984: 30-31).
1257
Brandon 1967, ch. 2.
1258
Smith 2003: 66-67.
362
même la destruction du Temple. Selon lui, les Juifs seraient même la première nation
à part entière, car c’est la Bible qui aurait inauguré le paradigme de l’antique nation
juive imité par les nationalismes chrétiens. Pourtant, continue Hastings, entre la chute
de Jérusalem au premier siècle et la création de l’État d’Israël au XXe siècle, les Juifs
étaient bien loin de constituer un État-nation, voire quelque entité nationale que ce
soit. En fait, ils ne correspondaient pas à la conception qu’on se fait habituellement de
la nation1259.
Le 9 Ab est le jour de deuil et de jeûne le plus important du judaïsme, «la
commémoration de la plus grande catastrophe qui ait frappé la nation dans toute son
histoire, le jour de la destruction de l’État juif, la destruction du peuple», écrivait Ben
Yehuda1260. Selon la tradition juive, les deux temples ont été détruits ce jour-là1261.
L’une des légendes les plus connues du Talmud de Babylone à propos de la
destruction du Temple est l’histoire de Qamtsa et Bar-Qamtsa1262. Les journaux de
Ben Yehuda mentionnèrent avec insistance cette légende talmudique à propos des
événements liés au 9 Ab et ils l’exploitèrent à des fins apologétiques pour mettre en
garde contre les conséquences délétères du manque de solidarité entre les Juifs et de
la démission des dirigeants du fait des divisions internes tout au long de l’histoire
d’Israël.
L’histoire de Qamtsa et Bar-Qamtsa telle qu’elle est racontée dans le Talmud
comporte deux étapes. On y décrit tout d’abord un festin des notables
hiérosolymitains auquel Bar-Qamtsa, l’ennemi de l’amphytrion, fut convié par erreur
au lieu de Qamtsa, l’ami de ce dernier. Bar-Qamtsa se complut à penser que le maître
de maison voulait se réconcilier avec lui vint au festin, mais quand celui-ci se rendit
compte de sa présence, il voulut le renvoyer d’une façon humiliante. Pour faire bonne
figure Bar-Qamtsa se montra prêt à payer son écot pourvu de pouvoir rester au festin,
mais le maître de maison se montra intraitable et le fit renvoyer ignominieusement.
Ulcéré, Bar-Qamtsa garda rancune surtout à l’encontre des sages présents au festin
parce qu’ayant eu la possibilité d’intervenir en sa faveur, ils ne le firent pas. Bar
1259
Hastings 2008: 210.
«Qamtsa et Bar-Qamtsa», Ha-Or, 31 juillet 2014.
1261
Le premier Temple a été détruit en 586 avant l’ère courante par l’armée de Nabuchodonosor II, roi
de Babylone, et le second en 70 de l’ère courante par l’armée que conduisait Titus.
1262
Talmud de Babylone, Gittin, 55-56.
1260
363
Qamtsa alla donc trouver l’empereur et lui fit croire que les Juifs se révoltaient contre
la domination romaine. Dans la seconde strate de l’histoire, l’empereur désireux de
tester la loyauté des Juifs fait envoyer une victime au Temple pour qu’on l’y sacrifie.
Mais Bar-Qamtsa détecte un défaut minime dans l’animal (dans la dentition) qui selon
la Loi juive suffisait pour disqualifier la victime considérée comme parfaite aux yeux
des Romains. Bien que les sages aient recommandé de sacrifier la victime pour ne pas
offenser le pouvoir impérial, l’un des plus grands rabbins de la génération, Zacharie
fils d’Avkulas, les en empêcha par un excès de scrupule légaliste qui peut aussi passer
comme une forme de tergiversation: «On dira qu’on apporte en sacrifice des animaux
défectueux!». Le découragement de Zacharie a lui aussi contribué à la destruction du
Temple. Cela a été récapitulé par les paroles de Rabbi Yohanan quand il affirme à la
fin du paragraphe que «la modestie de Rabbi Zacharie fils d’Avkulas a causé la
destruction du Temple, l’incendie de notre sanctuaire et notre exil hors de notre
pays»1263.
En lisant ces légendes on se rend compte que la destruction du Temple est attribuée à
plusieurs facteurs, notamment à une série de petits malentendus entre les Juifs et les
Romains et à la modestie des docteurs du judaïsme. Cette modestie s’avéra
problématique dans les moments les plus fatidiques de l’histoire juive. Comme
chaque fois qu’une catastrophe se produit, on chercha quelles avaient bien pu être les
péchés1264 qui avaient fait pencher la balance en faveur de la mesure de rigueur1265.
Ben Yehuda réutilisa la légende de Qamtsa et Bar-Qamtsa pour stigmatiser la haine
gratuite résultant du conflit linguistique entre l’hébreu et le yiddish. «Les Juifs aiment
naturellement à se chamailler et chez certains Juifs, ce penchant est tellement
exacerbé qu’il ne connaît point de bornes».
Cette caractéristique se manifeste notamment chez certains jeunes gens que leur
esprit chamailleur pousse à s’opposer à l’opinion dominante et à leur faire parfois
1263
Yair Furstenberg, in: Friedman, 2002.
Il ne s’agit pas seulement de péchés graves et significatifs comme l’idolâtrie, la débauche ou
l’effusion de sang (Talmud de Jérusalem, Yoma 1,1, 38: 73), mais aussi d’offenses apparemment
bénignes ainsi que d’autres fautes commises par inadvertance. Quand tous ces facteurs se conjuguent et
que la mesure de rigueur est sur le point de prendre le dessus, tout peut entrer en ligne de compte,
même les petits entêtements quotidiens peuvent peser, comme dans cette histoire de Qamtsa et de BarQamtsa qui déclencha en définitive le processus culminant avec la ruine de Jérusalem (Yair
Furstenberg, in: Friedman, 2002).
1265
Ibid.
1264
364
épouser une idée qui n’est en fait pas tellement importante et sacrée à leurs yeux1266.
Ben Yehuda écrivit qu’«il était oiseux de prendre part aux polémiques contre l’hébreu
et en faveur du yiddish» ou bien d’argumenter contre ceux qui prétendaient que la
langue hébraïque mènerait à l’assimilation. Selon lui, les affirmations qui semaient la
zizanie au sein de la nation avaient un pouvoir délétère lors même qu’elles ne
semblent pas tellement importantes pour le destin d’Israël:
Ces affirmations portent en elles-mêmes leur propre contradiction et point n’est
besoin d’y répondre avec sérieux. Mais il est indubitable qu’elles aussi sont en
mesure d’œuvrer sur un public connu quand les causes ci-dessus mentionnées s’y
prêtent. N’ai-je pas vu des gens qui, il y a quelques jours à peine, se seraient bien
gardés de prononcer la moindre parole désobligeante vis-à-vis de la langue hébraïque,
mais qui à présent prononcent contre celle-ci des mots qu’on n’aurait jamais entendus
dans la bouche des gens du Hilfsverein même dans les plus âpres moments du
conflit!… Grand est le danger et en ces jours du 9 Ab, il ne faut pas oublier un seul
instant que dans l’histoire d’un peuple où Qamtsa et Bar-Qamtsa ou même un coq et
1267
une poule peuvent provoquer une catastrophe nationale!
Si l’évocation de la catastrophe, dont le souvenir est incarné par le 9 Ab, était si
importante pour Ben Yehuda et ses proches, c’est aussi parce qu’elle s’intégrait à leur
intérêt plus général pour les questions de l’exil et de la rédemption1268. Le retour dans
la terre ancestrale représentait l’opposé de l’exil et pour mieux marquer cette
opposition, il convenait de souligner que le 9 Ab était le point de départ de l’exil.
Shmuel N. Eisenstein a expliqué que le rêve sioniste se fondait naturellement sur une
conception sui generis de certains thèmes centraux de la civilisation juive qu’il
réinterpréta en des termes ancrés dans ses propres orientations essentielles.
L’insistance sur la régénération et la renaissance nationales s’appuyait nécessairement
1266
«Qamtsa et Bar-Qamtsa», Ha-Or, 31 juillet 1914.
Ibid.
1268
Ben Yehuda et les planificateurs culturels de son entourage mettaient en relief tout événement de
l’histoire juive qui mettait en jeu le départ de l’exil et la montée en Terre d’Israël. Ils cherchaient ainsi
à utiliser ces événements en les actualisant. L’un de ces événements est le retour des exilés de
Babylone à Sion au temps de Zorobabel fils de Saaltiel (538 avant l’ère courante) qui combinait
l’importance de la Terre d’Israël comme seule et éternelle patrie historique du peuple juif avec l’appel
à l’émigration vers ce pays, sa mise en valeur et sa reconstruction. Dans ce contexte, l’aspiration à la
souveraineté nationale ou à la création d’un État indépendant n’était pas soulignée car elle ne
correspondait pas à l’épisode de Zorobabel qui ne vit pas le rétablissement de la souveraineté juive en
Judée (Bosmat Aven-Zohar 1999: 205).
1267
365
sur les très anciens thèmes messianiques de la rédemption lors même que ceux-ci
avaient été réinterprétés de façon laïque, politique ou social selon la formule de David
Vital: «exil; retour; rédemption». Cette insistance relança la tension entre les
dimensions pragmatiques et politiques du rêve sioniste et ses implications
eschatologiques1269.
Ainsi donc la théologie politique sioniste voyait dans le 9 Ab le point de départ dans
la trilogie «exil; retour; rédemption». Cette date aidait à donner un point de départ au
narratif moyennant le recours à un événement dramatique et fondamental de l’histoire
juive.
Selon Eliezer Schweid, les destructions du Premier et du Second Temple ont été des
tournants décisifs qui provoquèrent une restructuration totale de l’existence politique,
sociale et culturelle du peuple juif. Après la destruction du Premier Temple, le peuple
est entré dans la zone d’influence de la civilisation perse, puis hellénistique. Après la
destruction du Second Temple, il a progressivement intégré la zone d’influence de la
civilisation chrétienne, puis musulmane. Il s’est habitué à de nouvelles circonstances
politiques et culturelles, il a créé de nouveaux types d’organisation et changé son
mode de vie1270. Il n’est donc pas étonnant que pour bouleverser l’existence juive telle
qu’elle s’était enracinée depuis presque 2000 ans Ben Yehuda se soit référé au 9 Ab
dans lequel il voyait le symbole de la crise qui inaugura la période de l’exil. Pour lui,
cette date constituait une ligne de démarcation entre le bien de l’existence national et
le mal du mode d’être exilique.
L’intérêt des journaux de Ben Yehuda pour le 9 Ab était une façon de revenir aux
blessures du passé — ou plutôt aux circonstances qui les avaient provoquées — dans
le but de pallier les défaillances du présent. Ben Yehuda ne vient pas déplorer la
destruction du Temple, mais celle du peuple. De fait, la destruction du Temple est
souvent une métaphore de la catastrophe nationale que constitua la dispersion et le
départ en exil. Cette métaphore de la «destruction du Temple» était suffisamment
vague pour figurer à travers la ruine d’un édifice la ruine d’un autre édifice, celui de
la nation.
1269
1270
Eisenstadt 2002: 175.
Schweid 1981, p. 21.
366
Yossef Haïm Yerushalmi a fait remarquer dans un contexte analogue que des
concepts apparemment liés à des manifestations spécifiques de l’histoire juive comme
l’exil ou la rédemption ont parfois été interprétés comme des allégories d’états d’âme
intérieurs. Selon Yerushalmi, ce processus herméneutique fut motivé par la
construction de systèmes philosophiques qui n’étaient reliés que par un lien très lâche
aux circonstances historiques1271.
Ben Yehuda comprit que pour encourager l’émigration des Juifs en Palestine et la
construction nationale, l’intérêt pour un traumatisme comme la destruction du Temple
constituait un puissant catalyseur. En effet, comme le remarque Shahar Burla, le
traumatisme national est un «pourvoyeur» de pratiques susceptibles de resserrer les
liens de la Diaspora, non seulement avec la mère-patrie mais aussi au sein de la
communauté diasporique elle-même. Il permet de rapprocher la Diaspora de la mèrepatrie et à bien des égards, il favorise le retour à Sion. En effet, il symbolise le départ
éprouvant et forcé hors de la mère-patrie et suggère que la justice de l’histoire exige
de réparer le traumatisme grâce au retour dans la patrie perdue. Un autre aspect du
lien avec la mère-patrie découle de la centralité du sentiment de victimisation qui s’est
enraciné dans la tradition et dans la culture à la suite du traumatisme. Ce sentiment
est lié au désir de revenir à la patrie ancestrale perçue comme un refuge ultime. Burla
explique que cette dimension du lien avec la mère-partie sont en partie fondés sur les
sentiments de la culpabilité des communautés dans la Diaspora1272.
1271
1272
Yérushalmi 1988: 199.
Burla 2013: 84.
367
4. Débat
4.1 Utilisation de la religion juive dans la structuration d'une
nationalité juive
Le principe selon lequel la culture nationale séculaire puise dans la religion s'applique
particulièrement au peuple juif. Anita Shapira explique cela par le fait que jusqu'aux
150 dernières années, il n'y avait pas de peuple juif détaché de la religion juive, et
exception faite de la poésie séculaire dans l'Espagne musulmane, il est difficile de
trouver des expressions d'une culture juive séculaire. C'est ainsi que lorsque apparut le
sionisme et voulut développer un ensemble de symboles et de mythes, il puisa dans le
trésor religieux1273. Cependant, ces éléments religieux furent intégrés à un espace
idéologique dont le choix par défaut était le sécularisme, car il s'agissait d'un espace
national et le nationalisme était perçu comme opposé à la religion.
Cette dichotomie entre religion et nation est un des fondements du discours des
Lumières, en ce qu'il soutient que le nationalisme a conduit à la création d'une culture
homogène – qui est par définition séculaire. Une telle culture ne pouvait se
développer qu'à la place de la culture agricole traditionnelle du Moyen-âge. Raison
pour laquelle il n'y avait de place en son sein pour des éléments vieillis, non
scientifiques, dont fait partie la religion1274. Dans son article "Une question brûlante",
Ben Yehuda explique qu'au cours de l'histoire juive antique, on ne pouvait expliquer
au peuple les péripéties du nationalisme qu'en peignant celui-ci aux couleurs de la
religion: "Nos Sages connaissaient l'esprit du peuple auquel ils s'adressaient, et ils
comprenaient que c'est seulement en peignant cette idée [le nationalisme] aux
couleurs de la religion et en insufflant au peuple l'esprit de cette dernière, que l'idée
trouverait un écho parmi les fils de notre peuple"1275. Il semble bien que Ben Yehuda
ait suivi les traces de "Nos Sages" dans sa compréhension de "l'esprit du peuple".
1273
Shapira 2007, p. 265.
Van Der Veer and Lehman 1999 p. 3-5.
1275
Eliezer Ben Yehuda 1978.
1274
368
Le corpus théologique juif devint la matière première du nationalisme juif de Ben
Yehuda. Selon l'approche moderniste, le nationalisme, comme conscience collective
d'une identité, transforma des matériaux du passé pour les besoins de la politique du
présent. Les primordialistes reconnaissent également qu'il est possible d'adapter les
matériaux symboliques "premiers" existant de longue date et apparemment bien
enracinés; ils reconnaissent aussi que la matière première elle-même contient de
multiples possibilités1276. D'après Hobsbawm, la religion est un ciment paradoxal du
pré-nationalisme, et en fait du nationalisme moderne1277. Anderson précise qui si tout
le monde reconnaît que les États-nations sont des créations "récentes" et "historiques",
les nations dont ces États sont l'expression politique apparaissent souvent comme
jaillissant des temps anciens. Plus encore, elles voguent comme si elles se dirigeaient
vers un futur illimité1278.
S'appuyant sur les propos d'Anthony Smith, selon lesquels les éléments de l'identité
nationale – les mythes, les souvenirs, les symboles et les valeurs – peuvent être
adaptés aux circonstances du présent par le biais d'une interprétation et d'une insertion
renouvelées1279, Uri Ram affirme que plus d'une fois, le récit national est basé sur sur
une mémoire particulièrement sélective. Ils soulignent tous deux que le "passé", qui
est apparemment la source du nationalisme, est par nature diversifié et ambigu et
comprend en général différentes traditions1280.
Concernant le judaïsme, il est également difficile de parler d'une tradition unique. Les
communautés ou les courants ont chacun pleurs propres coutumes. Le Choulhan
aroukh ("La Table mise") lui-même1281, qui fait office de codex obligé dans toutes les
communautés juives, n'a pas été accepté partout dans sa totalité1282. Ben Yehuda
exploita parfois ces différences entre les coutumes des communautés et les sentences
de leurs Sages pour structurer le comportement requis à ses yeux au moyen d'un rejet
1276
Ram 2006, p. 23.
Hobsbawm 2006, p. 91.
1278
Anderson 2000, p. 40-42.
1279
Smith 1986, p. 3.
1280
Ram 2006, p. 23. Smith 1986, pp. 177-179.
1281
Caro 1575.
1282
Dans les pays ashkénazes, une partie de ses commentaires sur les corrections du Rema a été rejetée.
L'acceptation incomplète des prescriptions du Choulhan aroukh a également eu lieu dans d'autres pays,
et il y avait souvent une différence de coutume d'une ville à l'autre dans le même pays.
1277
369
manifeste. On en trouve un exemple dans son affirmation selon laquelle, pendant "les
Jours terribles", les ashkénazes prient avec effroi et font des "gestes étranges"
comparativement aux séfarades1283. Hormis l'avantage que représente le fait de
contredire le comportement de l'"autre" sans s'y opposer de front mais en le
confrontant aux contradictions de ce comportement par rapport à un autre type
d'"autre", cette stratégie présente un autre avantage: il en découle un énoncé implicite
selon lequel le judaïsme permet diverses interprétations et de là, que l'interprétation
nationale peut elle aussi avoir sa place dans l'espace herméneutique du judaïsme.
Les modernistes, pour leur part, reconnaissent que la structuration du nationalisme
utilise tant des matériaux tirés du réservoir culturel existant que les sentiments
d'appartenance collective, mais ils soulignent la sélectivité et l'élasticité de cette
utilisation. Ils ne nient pas que la nouvelle "religion civile" puisse "emprunter" à la
"religion traditionnelle" qui l'a précédée des cérémonies, des symboles ou d'autres
biens culturels, mais ils pensent qu'elle le fait en triant ce dont elle a besoin et en
l'adaptant comme matière première à ses besoins (dans les termes de Gellner), tout en
faisant appel à certains sentiments d'identification collective prêts à l'utilisation,
comme le formule Hobsbawm1284. Ben Yehuda a trouvé un tel sentiment dans l'idée
juive de "l'unité d'Israël". D'après lui, l'idée nationale n'est pas neuve dans le
judaïsme, elle s'y trouvait de toute éternité. Il suffit de l'identifier et de l'isoler comme
il se doit du capital culturel et du capital symbolique antiques. Dans l'article cité plus
haut, "Une question brûlante", Ben Yehuda décrit les qualités qui favorisent d'une part
et contredisent d'autre part l'union collective-nationale:
"[…] Et ceux dont l'unité d'esprit est supérieure aux qualités particulières qui les
différencient, se rassembleront et se rapprocheront et seront un seul peuple, une seule
nation, et c'est en vain que d'aucuns cherchent à donner une seule mesure et un seul
rythme à l'esprit de tous les peuples: il n'en sera rien! La haine des peuples les uns
envers les autres, les terribles guerres et le sang versé pour rien – tout cela disparaîtra
complètement du monde, tous les peuples se donneront la main pour marcher sur la
voie qui conduit à l'inclusion finale de l'humanité; mais les différentes langues et les
qualités spirituelles des divers peuples ne disparaîtront ni du monde ni de l'humanité
1283
« Les paroles des jours de la semaine » Ha-Tsvi du 30.9.1887. Voir à ce propos plus largement, le
chapitre traitant des jours terribles.
1284
Ram 2006, p. 23. Hobsbawm 2006, p. 72 ; Gellner 1983.
370
entière. […] De nombreux écrivains ont soulevé cette question et les meilleurs d'entre
eux ont décidé: la conscience et le sentiment intérieur qui s'éveilleront dans le cœur
d'un nombre connu de personnes et les pousseront à vivre ensemble, quelque soit leur
nombre – ce sont eux qui les justifieront à vivre ensemble une vie nationale, et ce sera
un devoir de leur donner ce droit"1285.
D'après lui, le passé commun, la foi commune, le sentiment d'unité et de solidarité
mutuelle, sont les caractéristiques communes pouvant unifier l'ensemble des Juifs en
une nation, et ils sont en fait les attributs d'un nationalisme caractérisé existant de
toute manière dans le judaïsme, dont les porteurs ne sont pas totalement conscients:
"Et nous les Hébreux – bien que nous soyons dispersés de par le monde – n'avons
nous pas tout cela? Un seul sentiment ne nous unit-il pas tous1286, un sentiment sacré
et pur, un sentiment haut et élevé d'être tous solidaires les uns des autres1287? N'avonsnous pas tous été formés dans un seul creuset1288? N'avons-nous pas une seule foi? Et
1285
Eliezer Ben Yehuda 1978.
Cette idée d' « unicité d'Israël » chez Eliezer Ben Yehuda a des racines plus lointaines dans le
judaïsme. Selon Rabbi Eleazar Ben Azaria dans le livre des célébrations de la Guémara, l'unicité
d'Israël est une vertu que Dieu accorde aux enfants d'Israël comme marque de reconnaissance pour
avoir reconnu Son Unicité : « Ce jour, Dieu a dit et Dieu vous a ordonné aujourd'hui » (Deutéronome
26, 17). Dieu Béni soit-Il, a dit au peuple d'Israël, vous avez fait de moi un entité unique au monde,
alors moi aussi je vais faire de vous un peuple unique au monde » Guémara (célébration des fêtes, 3',
1'). Selon l'approche hassidique, chaque Juif désire se rapprocher du Créateur et le lien reliant toute
créature à son créateur transforme chaque enfant d'Israël en une entité unique, reliées les unes aux
autres par leur lien avec le Créateur. L'idée d'unicité d'Israël a également été exprimée dans différents
midrachs. Par exemple : « Lorsque le Peuple Juif était en Égypte, les enfants d'Israël se sont tous réunis
et assis ensemble. Et parce qu'ils étaient unis, ils se sont mis d'accord ensemble et ont décidé qu'ils
seraient solidaires les uns des autres... qu'ils préserveront dans leur cœur l'alliance d'Abraham, Isaac et
Jacob… et qu'ils n'apprendront pas la langue des Égyptiens et qu'ils n'abandonneront pas la langue de
leurs ancêtres...… qu'ils respecteront le Chabbat … et qu'ils seront circoncis... » (Midrash Eliahou, 23).
1287
L'idée de solidarité mutuelle qu'évoque Eliezer Ben Yehuda est présente dans le proverbe : «Tout
le Peuple Juif est le garant l'un de l'autre ». La référence la plus lointaine de l'idée de solidarité
mutuelle du Peuple Juif se trouve dans Safra -Torat Cohanim (Rapaport 1845, Vayikra paragraphe 7).
Sur le verset « Et le frère a échoué comme son frère » - ne veut pas dire chacun avec son frère mais
chacun pour le bien de son frère, cela nous apprend que chaque membre du peuple juif est garant l'un
de l'autre ». Ceci est également rapporté dans la Guemara (Talmud Bavli Sanhedrin 27, 2 ; etc.), et
également dans le commentaire de Rachi sur ce verset, avec un changement de langage : « et son
midrash et son échec contre son frère, pour son frère, celui-ci endosse le péché de l'autre ». « Chacun
est garant de l'autre (Ben Itshak 1470). Maïmonide rappelle cette règle du chacun garant de l'autre dans
« Michné Torah » (Ben Maimon 2009, Les lois de Chavouot, paragraphe 11, 97). « Tous les péchés de
la Torah sont rachetés et ici (à Chavouot) les siens et ceux de sa famille qui les endossent, ne sont plus
garants mais causent le trouble des haineux d'Israël (désignation pure pour Israël) que tout Juif est
garant l'un de l'autre comme il est dit : ceux qui ont péché et assassiné un non-juif, il est écrit :pour cela
le pays est en deuil et sont malheureux tous ceux qui s'y trouvent » (Osée 4, 2-3).
1288
L'idée théologico-kabbalistique qui est à la source du mot « creuset » s'explique du fait que toutes
les âmes des enfants d'Israël ont été forgées dans le même creuset. Selon la Kabbale, le monde de la
création est appelé le creuset des âmes et il est la clé de la compréhension, trône où sont gravés le nom
des âmes. Rabbi Yossef Giktilia écrit sur la numération dans « Shaarei Ora » : « Et cette numération est
1286
371
l'histoire de notre peuple ne nous est-elle pas chère, tous ensemble? Ne sommes-nous
pas tous fiers des gens d'esprit qui sont sortis de notre sein pour l'honneur et la gloire?
Notre âme à tous ne serait-elle pas meurtrie en lisant l'histoire de notre peuple au
Moyen-âge? Et pourquoi donc ruinerions-nous l'espoir de revivre une vie nationale
dans notre pays désolé, en deuil de ses fils qui en furent chassés vers de lointains pays
depuis deux mille ans? Et pourquoi ne ferions-nous pas nous aussi ce que font tous
les peuples, du plus petit au plus grand, et pourquoi ne ferions-nous pas nous aussi
quelque chose pour défendre notre nation et éviter qu'elle se perde et disparaisse du
monde?"
Yérushalmi pense qu'une telle réinterprétation de l'histoire de la nation, dans une sorte
d'exégèse historique, est sensée servir de guide pour le futur. Il utilise la figure d'un
nouveau livre sacré s'ouvrant aux yeux des fidèles: le livre du destin humain et du
destin juif, guidé par une force supérieure inconnue et impénétrable. Ce livre, s'il est
bien compris, est susceptible de répondre aux questions les plus gênantes tant du
présent que du futur1289.
Chez Ben Yehuda, le "passé" et le "présent" sont en quelque sorte des vases
communicants. Le "passé national" est une figure produite dans le temps présent et le
"présent national" est une figure qui s'appuie sur le passé. Ram conclut qu'il est
possible de réduire le différend entre les différentes approches à une question
"quantitative": les primordialistes soulignent les limites que l'histoire réelle impose à
"l'invention des traditions", tandis que les modernistes soulignent la souplesse
symbolique du "répertoire historique"1290.
appelée en langage michnique la réponse et la façon selon laquelle les âmes sont sauvées de cet endroit,
et les esprits du lieu de splendeur, et les âmes du décompte du royaume, et elles se lient entre elles
jusqu'à ce qu'elles s'unissent dans la numération. Comment l'âme est-elle liée à l'esprit, et l'esprit au
souffle, et le souffle à la compréhension ». Rabbi Haïm Vital décrit dans « Shearé Kedoucha » la
signification du creuset des âmes : Il y a encore une lumière que l'on appelle le creuset des âmes des
hommes, qui se trouve vraiment dans chaque détail des aspects qui illuminent l'homme des dix clés
qu'il représente et qui est ce qu'on appelle divinité et il s'enveloppe de cette lumière qui s'appelle
creuset des âmes dans tous ses aspects… La lumière du creuset des âmes intérieure est supérieure à la
lumière du creuset des anges et c'est pourquoi elles sont ses serviteurs, parce que par elles continue leur
lumière et leur survie de la lumière des dix clés» (Vital 1866). Alors que de nombreuses théories
nationalistes évoquent un ancêtre commun, l'utilisation que fait Eliezer Ben Yehuda du concept de
creuset tend – bien qu'implicitement – à une origine commune d'un ancêtre divin.
1289
Yérushalmi 1987, p. 177 ; Baron 1937, p. 457.
1290
Ram 2006, p. 23.
372
Yehuda Shenhav pense que le sionisme s'est approprié des éléments de la religion
juive et les a insérés dans l'idéologie nationale1291, Raz-Karkotzkin pense quant à lui
que le sionisme séculaire a provoqué la tradition juive et s'est défini sur la base d'une
négation résolue de tout ce qui était défini comme religion, mais il le fit tout en
considérant le nationalisme comme l'interprétation ultime du mythe religieux, fondé
lui sur le retour aux sources bibliques du judaïsme1292. La collecte effectuée par le
nationalisme juif à partir du capital culturel juif n'était pas seulement symbolique: elle
comprenait aussi la transcription dans le champ national de dispositifs de pensée sur
certains sujets issus du champ théologique orthodoxe, tout en essayant de structurer le
nationalisme comme le nouveau gardien du temple remplaçant l'orthodoxie et comme
fournisseur d'un cadre ethnique1293. Pour comprendre la référence du nationalisme à
l'orthodoxie et à leurs intérêts communs dans l'élaboration d'une dureté ethniciste
juive, par exemple sur la question de la conversion religieuse, il faut justement
considérer l'animosité de Ben Yehuda envers le mouvement réformiste qui "a fait du
mal à notre peuple"1294. Cependant, il contesta l'autorité de l'orthodoxie. Selon lui, le
nationalisme était l'héritier de cette dernière pour tout ce qui touche à la mise en
œuvre des liens unificateurs de la nation:
"Les temps ont changé. Cela ne fait aucun doute. Les questions religieuses ne
peuvent plus attiser la guerre au sein d'Israël. Doit-on s'en réjouir ou en pleurer? C'est
une question à laquelle chaque personne d'Israël répondra selon ses penchants, son
niveau d'observance ou de liberté religieuse. Mais les choses sont ce qu'elles sont, on
ne peut changer ni le cours de la vie ni l'esprit de l''époque. Dans ce contexte, voici
une vraie grande question à laquelle nous sommes confrontés: face à une telle
décomposition religieuse, qui ira en empirant, quel sera le lien unificateur – non pas
de la vérité israélienne, dont nombreux sont ceux qui ne reconnaissent pas l'existence
1291
Shenhav 2003.
Raz-Krakotzkin 2007, p. 110.
1293
Selon l'approche de Shlomo Sand, le peuple juif est le résultat d'une technique qui s'est poursuivie
jusqu'à devenir une «invention ». Sand explique que vers la fin du 20e siècle et au début du
21e ,l'« ethnicité » a, selon la définition qu'Etienne Balibar lui a donnée, et à raison pour Sand,
d'entièrement fictive, a bénéficié d'un regain de popularité. Ce philosophe français revient et souligne
le fait que les nations ne sont pas ethniques et que ce qui est considérée comme « leur origine
ethnique » est remise en doute. C'est précisément la nationalisation des sociétés qui les rend de plus en
plus « ethniques », c'est à dire qu'elles sont représentées dans le passé ou dans le futur comme si elles
étaient une communauté naturelle, (Sand 2008).
1294
« Hadashot BeIsraël » (Les nouvelles d'Israël), Ha-Tsvi, 17.1.1890. Et voir par exemple, dans le
paragraphe sur les rabbins, l'attitude méprisante d'Eliezer Ben Yehuda vis-à-vis des dirigeants du
mouvement réformiste comme Claude Montefiori.
1292
373
– mais du simple Israël? Les déchirures religieuses deviennent de plus en plus
nombreuses et profondes au sein du judaïsme, non pas seulement le judaïsme du
Choulhan aroukh et de Hayé adam ("La Vie d'Adam"), non pas seulement le
judaïsme talmudique, mais également celui de la Torah écrite. Des collectifs entiers
font officiellement scission en tant que tels, et non en tant qu'individus doués
d'opinions libres. Le judaïsme religieux, en tant qu'organisme unique, va en se
déchirant, en se décomposant, et il se brise en mille éclats. Et qu'est-ce qui va tenir et
préserver le sentiment d'unité et de fraternité, sinon national, tout au moins racial, en
Israël?"1295
Ben Yehuda fut influencé, entre autre, par Ernest Renan1296. Celui-ci pensait que la
nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses, qui n'en font en fait qu'une,
constituent cette âme ou ce principe: l'une dans le passé, l'autre dans le temps présent.
L'un est la propriété commune d'un riche héritage de souvenirs, l'autre est contenu
dans l'assentiment actuel, dans l'aspiration à vivre ensemble, dans la volonté de
perpétuer dans sa totalité l'héritage reçu1297. Du point de vue de l'ensemble de ses
actions, il apparaît que Ben Yehuda ait suivi les traces de Renan en rassemblant le
riche héritage juif de souvenirs et en l'actualisant dans l'esprit national, tout en
affinant l'assentiment actuel à vivre selon cette tradition recueillie, après qu'elle ait
subi une réduction l'adaptant à une vie nationale post-religieuse. Selon le mot d'Aimé
Césaire, il a voulu inventer de nouvelles âmes1298.
Yérushalmi pense que cette vision de l'histoire d'Israël, à travers le prisme de
l'histoire, a été greffée sur une tradition qui s'occupait beaucoup moins de cette
dernière, bien qu'elle ait agi en son sein. C'est ainsi que fut proposée une nouvelle
définition du judaïsme: non pas un système essentiellement moral ou religieuxintellectuel, mais un système culturel-religieux, défini par son histoire1299. La collecte
des éléments théologiques dans la perspective nationale créa une nouvelle trame,
"hébraïque" et "juive", dans un sens moderne. D'après Itamar Ben Avi, cette action
1295
« Tsissa Bayahadout » ("Effervescence dans le judaïsme"), Ha-Tsvi, 26.10.1909.
Eliezer Ben Yehuda connaissait l'approche de Renan et a même écrit un article à son sujet :
« Quatre grands morts », Ha-Or 4-5, 21.10.1982 et 27.10.1982.
1297
Renan 2009, p. 67.
1298
Saïd 2010, p .62.
1299
Yérushalmi 1987, p. 190.
1296
374
systématique rompit la dépendance envers les concepts de l'orthodoxie juive en vue
de la définition de la nationalité:
"Nous sommes les premiers à avoir donné donné le sens "juif". Avant nous, quand on
disait religion on disait nation, et le contraire: tu es Hébreu – tu es Juif, tu es fils de la
religion mosaïque […]. Inepties! Nous sommes venus et avons renversé les données
de fond en comble. […] Et nous sommes des Hébreux, croyez-le bien, nous les
nouveaux en Eretz Israël"1300.
Le nationalisme juif ne fut pas le seul à atteler la religion à l'intérêt national. La
religion est un élément essentiel dans de nombreuses cultures, dans la plupart des
ethnies et dans nombre d’États. La Bible a donné, tout au moins au monde chrétien, le
modèle original de la nation. Les penseurs les plus importants qui se sont penché sur
le nationalisme, tels Rousseau et Herder, pensaient que le concept de nation était lié à
la Bible1301. Adrian Highstings pense que sans elle, sans son interprétation et son
application chrétienne, les nations et le nationalisme, tels que nous les connaissons,
n'auraient pu exister1302. La Bible a été abondamment utilisée dans la structuration de
la conscience historique sioniste. D'une part, en tant qu'élément central de la
littérature religieuse, elle servit d'instrument de premier plan dans l'unification des
rangs juifs. D'autre part, en tant qu'épopée historico-mythique, elle servit de tremplin
pour sauter par-dessus deux mille ans d'histoire d'Exil juif et revenir à la "source"
hébraïque, y compris au paysage local et à la langue hébraïque1303.
Les mouvements nationaux ne présentent pas que des exigences politiques: ils
proposent une réorganisation de l'homme par rapport à la société, tant dans l'espace
que dans le temps. Il s'ensuit, pense Schweid, qu'un mouvement national est un
"interprétant", et le sionisme ne faisait pas exception à la règle1304. La Haskala et
"Sagesse d'Israël" avaient ouvert la voie à un examen critique des Écritures et à une
révision de l'essence juive et de la nature de l'histoire du peuple juif. Les principaux
courants de pensée du 19e siècle marquèrent de diverses manières la pensée juive. Les
1300
Le fils d'Eliezer Ben Yehuda Itamar, « Que nous a apporté Eretz Israël », « Haolam » 45, 543-544
chez Lang 2008, p. 698-699.
1301
Rousseau 1972, Rousseau 1969.
1302
Hastings 2007, p. 7.
1303
Ram 2006, p. 42.
1304
Shoham 2013, p. 15.
375
intellectuels juifs ne discutaient pas seulement entre eux, ils venaient surtout répondre
à des affirmations et des défis lancés par les différents courants intellectuels
européens. Ces derniers n'étaient pas faits d'un seul tenant; leur rapport à l'histoire
juive était complexe et divergent, et l'influence qu'ils eurent sur l'histoire intellectuelle
juive au 19e siècle fut donc tout aussi complexe et contrastée1305.
Schweid précise que les concepts de la Torah prirent des sens surprenants par leur
nouveauté, tout en conservant une certaine continuité. Il est en effet surprenant de
découvrir le changement survenu dans la façon de vivre d'un peuple qui considérait
cette même Torah comme une injonction divine absolue. Et tout aussi surprenant de
découvrir la cohérence du résultat de la continuité, malgré les dimensions du
changement. L'analyste trouvera que le secret de la continuité, tandis que tout change,
tient dans la préservation du statut d'autorité des sources1306. Le mot-clé, dans ce
processus, était "renaissance"1307. Mais le concept de "renaissance" n'est qu'un des
mécanismes grâce auxquels Ben Yehuda et ses amis ont réussi à introduire leurs
inventions dans la culture existante. Ce mécanisme est tout entier basé sur l'aspect
historique: sur l'image de l'histoire qu'ils ont bâtie et diffusée afin de transformer cette
culture (dénommée en général "tradition") et promouvoir par son intermédiaire leurs
novations, comme si celles-ci étaient la "tradition véritable", l'antique, l'originale. En
plus de la construction de l'histoire du "peuple d'Israël" pour des périodes lointaines,
Ben Yehuda et ses amis ont immédiatement inclus l'histoire du jeune Yishuv dans la
continuité de cette nouvelle histoire. Ils ont ainsi créé un "mythe" historique
1305
Shavit 1984, p. 17-18.
Shweid 1981, p. 21.
1307
« La renaissance de la langue » était le nom donné à la rubrique linguistique d'Eliezer Ben Yehuda
dans ses journaux, de là il en est venu à la langue nationale et à sa recherche. On peut voir dans le
terme de « renaissance » l'habillage d'une signature hébraïco-juive sur des termes comme
« Renaissance » et « renouveau » qui s’étalaient dans les écrits nationalistes d'Europe au 19e siècle.
Yaakov Shavit souligne que l'appel à « une renaissance juive » ancrée dans la reconstitution du passé
historique de tout un peuple et « le renouveau de sa jeunesse passée », était une idée centrale de la
pensée nationaliste du 19e siècle. Chez les nationalistes laïcs, cet appel était mêlé à un appel à « un
changement des valeurs » et à un changement de statut et d'identité des Juifs dans la société européenne
moderne : avec cela « un changement des valeurs » du rationalisme des adeptes de l'émancipation pour
l'intégration dans une société chrétienne (« les lumières ») et avec cela, dans la pensée nationaliste
radicale un appel nietzschéen pour un changement d'image et d'essence de nature « romantique » et
existentielle. Comme d'autres appels pour un changement de valeurs au 19e siècle, il y eut également
un appel à la « renaissance juive » ancrée dans la reconstitution du passé historique du peuple juif. La
définition de la nature du passé est généralement déterminée selon les intentions futures. La description
de la direction présente et future du judaïsme a souvent crée l'image et la signification de son passé, et a
déterminé l'aspiration entre le passé, le présent et le futur dans l'histoire israélienne, (Shavit 1984, p.
17-18).
1306
376
immédiat, dont le but était de présenter leurs objectifs comme s'ils avaient déjà été
atteints1308.
Ben Yehuda soutenait qu'il fallait employer toute ressource pouvant aider le
nationalisme, même si cette ressource était entièrement religieuse: "[…] Toute grande
entreprise pouvant renforcer la nation, même si elle n'est que religieuse, est une chose
qui doit être souhaitable même pour ceux, parmi nous, qui ne s'enthousiasment pas
particulièrement de son côté religieux". Il semble que Ben Yehuda ait tenté d'apaiser
les craintes qu'éprouvaient les anticléricaux, parmi les nationaux, face aux
conséquences de cette approche, en soutenant qu'il n'y a aucune crainte à utiliser la
religion pour promouvoir le nationalisme, car le progrès ne permettra pas à la religion
de relever la tête1309: "Même les plus grands et les plus extrémistes parmi les nonreligieux d'entre nous peuvent maintenant se réjouir de tout renforcement de la nation,
même quand celui-ci a un côté religieux. Car le temps et le progrès général ont fait
leur œuvre et les non-religieux peuvent maintenant, le cœur serein, confier au temps
lui-même la marche des choses"1310.
Il était clair pour Ben Yehuda qu'on ne peut traiter les milliers d'éléments contenus
dans les sources sans toucher à la religion. Son livre Abrégé d'histoire pour les
enfants d'Israël installés sur leur terre fut publié en 1889. Il déclara que son livre était
destiné à inculquer aux élèves "une idée fidèle depuis les temps historiques jusqu'au
peuple d'Israël en tant que peuple politique"1311. Il rejeta d'autres livres d'histoire
parce qu'ils ne présentaient pas les contenus nécessaires à la formation de la
conscience des élèves d'Israël comme enfants d'un "peuple naturel"1312. Il confia à
son ami Yudilovitch qu'en finalisant son livre il avait longuement hésité: "Concernant
la théologie […], concernant les textes fondamentaux, je me suis intentionnellement
abstenu d'interpréter, car c'est très difficile et on ne peut pas ne pas toucher à la
1308
Even-Zohar 1999, p. IV. Des exemples dans les journaux d'Eliezer Ben Yehuda qui illustrent ce
que dit Even-Zohar sur l'installation immédiate du mythe du nouveau Yishuv dans la continuité
historique, voir à la suite, dans le paragraphe consacré à la carte cognitive du pays et d'autres dans les
paragraphes sur les fêtes.
1309
Dans son livre « L'État juif », Herzl observe qu'il n'existe pas la crainte que l'état des Juifs devienne
une théocratie, ainsi « nous ne laisserons pas les pulsions théocratiques de nos religieux se lever »
(Herzl 1896, p. 67-68).
1310
« Une église au nom du ciel », « Ha-Or » 20.6.1912.
1311
Ha-Tsvi, 1892, no. 34-36.
1312
Ha-Tsvi, 1892, no. 40.
377
religion"1313. Bien que Ben Yehuda n'ait pas complètement effacé de son livre le
personnage de Dieu, Yehiyel Michal Pinès le critiqua sévèrement pour avoir
"intentionnellement effacé le nom de Dieu […]. L'auteur a fait très attention de ne pas
associer le nom de Dieu aux actions et aux épopées"1314. Yossef Lang écrivit que dans
son livre didactique, Ben Yehuda avait décrit l'histoire d'Israël d'un point de vue
historico-politique qui soulignait les périodes pendant lesquelles Israël fut un peuple
actif, et avait consciemment ignoré celles au cours desquelles il fut un peuple
dominé1315. Il avait voulu présenter "le peuple naturel d'Israël", avec lequel on puisse
s'identifier, le seul par le biais duquel il était souhaitable de façonner l'identité des
enfants d'Israël, de les éduquer comme fils d'une nation fière et de former leur
conscience nationale et historique, sans que leurs oreilles ne perçoivent "notre histoire
et notre bassesse en Diaspora"1316.
Quant aux droits des Juifs à l'étranger, les nationaux hébraïques s'engagèrent plus
particulièrement pour les droits religieux et le la liberté de culte, et ils soutinrent le
plus souvent, de façon massive, les droits religieux des Juifs résidant hors d'Israël. La
continuité de la liberté de culte au sein des communautés lointaines renfermait une
dimension de conservation du capital symbolique juif religieux, mais ce souci de la
religiosité des Juifs de l'étranger ne constituait pas une véritable menace pour la
liberté personnelle de leurs défenseurs laïques en Terres sainte. Ainsi par exemple,
dans le compte-rendu sur l'autorisation de l'abattage traditionnel en Finlande1317, HaOr exprima l'espoir que: "A l'occasion de cette autorisation donnée maintenant à
l'abattage en Finlande, cette question cessera également dans d'autres lieux"1318. HaTsvi rapporta pour sa part de Grèce que le rabbin Yaakov Méïr avait demandé de
repousser les examens des candidats juifs au recrutement militaire jusqu'après la fête
de Soukot "pour ne pas attrister les Juifs pendant leurs réjouissances"1319.
1313
Eliezer Ben Yehuda sur Yudilovitch, 1890, Archives centrales sionistes, A 192/1148/88.
Havatselet 20, 1892.
1315
Lang 2008.
1316
« Contrôle des livres », « Ha-Or » 4 janvier 1893.
1317
« Autorisation de l'abattage rituel en Finlande », « Ha-Or », 12.1.1912.
1318
A ce sujet aussi, il existe un lien avec le Yishuv : l'interdiction de l'abattage rituel en Finlande a été
décidée comme mesure pour dissuader les Juifs de s'installer dans ce pays et c'est seulement à la veille
de la première guerre mondiale que cette interdiction a été levée par le Tsar de Russie lui-même
(Nahmani, 1963.)
1319
« Lettre de Salonique », « Ha-Tsvi, 29.10.1909.
1314
378
Il semble que Ben Yehuda aurait pu adhérer à la conception du philosophe Bernard
Lazare, dont il citait les écrits dans ses journaux. Selon Lazare, la conscience
nationale des Juifs s'était endormie au plus profond de leur cœur car "même leur
ferveur religieuse n'est autre qu'une forme particulière de leurs conscience nationale".
Dans la description que donne Abraham Ludvipol1320 des recherches de Bernard
Lazare1321 concernant l'essence collective des Juifs, description que Ben Yehuda
publia dans son journal, on peut lire que le sentiment religieux juif n'est qu'un cas
particulier du sentiment national. Ce dernier est plus exhaustif que le premier et
constitue le cadre unificateur des Juifs:
"Certes, dans de nombreux pays, les Juifs ont abandonné leur nation. Mais cela n'était
en vérité qu'une apparence. Leur condition, en Europe occidentale, ne leur permettait
pas de se considérer comme fils d'un peuple et ils se trompaient eux-mêmes en
pensant qu'ils n'étaient que les membres d'une religion, alors que la religion d'Israël
fut également de tout temps, et elle le restera toujours, une religion nationale, la
religion particulière d'un peuple connu. Et s'il en est ainsi, ce qui unit en premier lieu
Israël n'est pas le sentiment religieux mais le sentiment national. Le premier n'est
qu'une forme particulière de second"1322.
Ben Yehuda pensait que la capacité de la religion à inciter les Juifs à œuvrer pour la
colonisation du pays était parfois limitée: "Si la question de la colonisation du pays
n'était qu'une question de Torah, le peuple d'Israël ne l'aurait pas aimée et et ne
l'aurait pas écoutée. Car un précepte érudit, même issu de la Torah, ne peut entraîner
derrière lui le peuple juif: le peuple ne veut pas se priver des plaisirs de ce monde
pour être récompensé dans l'autre monde d'avoir respecté le précepte"1323. Il faut
toutefois reconnaître que la religion donne un contenu aux mots "nationaux":
Reconnaissons que les mots "national" et "pays ancestral", sans l'esprit de la Torah
qui y insuffle une âme, ne seraient que babilles enfantines. Que cherchons-nous dans
un pays désolé et délaissé pour que nous lui sacrifiions notre force et notre sang afin
de le ressusciter? Les grappes oubliées d'Amérique ne sont-elles pas préférables à la
1320
Abraham Ludvipol (1865-1921), journaliste et militant sioniste. Il a envoyé des articles depuis
Paris à des journaux en Eretz Israël.
1321
Lazare Marcus Manassé Bernard (1865-1903), philosophe, anarchiste, journaliste et historien juif
français.
1322
« Bernard Lazare », Ha-Tsvi, 6.8.1897.
1323
« Choix des propos », Ha-Tsvi, 27.8.1886.
379
récolte du pays de Canaan? Vous dites que sans le pays nous allons enfin nous
assimiler aux nations et disparaître. Et alors? Pourquoi ne nous assimilerions-nous
pas? N'est-il pas préférable de vraiment disparaître de la surface de la Terre plutôt que
d'être un peuple toujours mépris et déchiré? Mais vous dites: l'assimilation c'est la
mort et l'homme, par nature, choisit la vie, même une vie de malheur, et fuit la mort.
Certes, car par nature il choisit toujours la vie, mais il questionnera son intellect pour
qu'il l'instruise. Et l'intellect lui dira que mieux vaut un court moment de souffrances
mortelles qu'une longue vie pleine de labeur et de souffrances. Et l'homme sage fait
ce que lui dit son intellect et non ce vers quoi le pousse sa nature, n'est-ce pas?
Maintenant, que se vantent ceux qui préconisent de séparer les parties liées et de
retirer l'idée de colonisation du domaine de la Torah pour l'introduire dans le domaine
de l’État! Qu'ils répondent quelque chose à nos arguments et nos questions! Ils se
taisent, car là où il n'y a pas de réponse, le beau parleur n'a aucun avantage. Raison
pour laquelle nous avons dit que sans Torah il n'y a rien, et nous appelons cela une
Idée, en tant qu'elle est basée sur la Torah".
Les modes selon lesquels la religion a créé et préservé le nationalisme juif ont
également préoccupé les chroniqueurs des journaux de Ben Yehuda en Diaspora. "Le
rapprochement de plus en plus étroit entre les beyrouthiens et nous"1324, rapportait D.
Galili à propos des Juifs du Liban, "montre qu'ils ont en eux [les Juifs] des restes
d'âme nationale1325; la religion est aussi un facteur important, qui les conserve dans
leur judaïsme. Le 'judaïsme' est ce qui les rapproche du 'judaïsme national'".
Ben Yehuda identifia plus d'une fois, dans le capital culturel juif, une difficulté
relative aux possibilités d'en élaborer des contenus nationaux facilement assimilables.
Il était surtout préoccupé par la difficulté à rendre accessibles aux enfants des
1324
« Lettre de Beyrouth », « Ha-Or », 6.12.1910.
« L'âme nationaliste » comme « l'âme du peuple » ou « l'âme de la nation » sont des termes issus de
la Kabbale et du Hassidisme, dont il a été fait un usage nationaliste par les idéalistes sionistes (Lavi
2011, p. 133). Eliezer Ben Yehuda a écrit qu'au moment venu, tout peuple a tendance à conserver « son
nationalisme privé, son langage, sa langue, qui est l'âme nationaliste sans laquelle il n'y a pas de
nation » (entre nationalisme et internationalisme, Ha-Or 21, octobre 1914, p. 1-2). Haïm Nahman
Bialik a écrit : « Cette dualité transforme l'âme de la nation en champ de batailles, en une guerre
interminable » (Bialik 1921) . Le concept d' « âme nationale » qui a aussi été utilisé par Ehad Haam et
par A. D. Gordon, se fonde sur les approches kabbalistique et hassidique (moins répandues dans le
judaïsme que l'approche sur l'existence de l'âme en général) concernant l'existence de l « 'âme de la
nation » ou « l'âme du peuple d'Israël » (Miladi 1796, de Breslav 1966, Deblitsky 2007 sur Shalom
Shar’abi). L'idée d'une âme nationale a même été utilisée plus tard comme base de l'approche du Rav
Avraham Itshak Hacohen Kook qui mêle nationalisme laïc à une signification religieuse (Kook 2008,
7, 18).
1325
380
contenus religieux complexes. Sans une élaboration réfléchie et conséquente, fruit du
travail de professionnels, les enfants ne comprendraient pas les récits religieux. Dans
la critique qu'il fit du livre Recueil de lectures pour les jeunes d'Israël1326, de son ami
David Yelin1327, il affirma que "Ce n'est pas un déshonneur si les Écritures ne peuvent
pas servir aux enfants de livres d'éducation et de lecture, car elles n'ont pas été créées
dans ce but. Les sublimes prophètes n'ont pas prononcé leurs paroles pour donner des
leçons à des enfants qui viennent d'être sevrés, qui viennent de quitter la mamelle1328.
Certes, il y a dans la Torah et dans les propos des prophètes des chapitres et certaines
histoires du niveau d'un enfant, mais la plupart des choses dépassent son
entendement"1329.
Ben Yehuda constata que la majorité des auteurs de livres pédagogiques pour enfants
s'étant appuyés dans leur travail sur les sources juives avaient échoué. "Aucun d'entre
eux n'a atteint le but, et aucun n'a offert l'objectif souhaitable, tant du point de vue du
matériau qu'ils ont choisi pour les lectures de l'enfant que du point de vue de la forme,
de la langue et du style avec lesquels ils ont revêtu leurs écrits". D'après lui, ces
auteurs ont choisi des bribes de versets difficiles à comprendre, et il manque même
dans leurs livres "la beauté et la grâce véritables de la langue". Yelin est le seul à
s'être rapproché du but, car "le lecteur sentira qu'un esprit hébraïque innocent souffle
dans ce livre, et en bref, nous dirons qu'il se distingue dans les deux domaines parmi
tous les livres qui l'ont précédé, car c'est un livre 'hébraïque et enraciné dans
Jérusalem'"1330.
Chez Ben Yehuda, la religion était un sujet inspirant le respect, et il voulut reproduire
dans le champ politique le rapport qu'induisaient ses préceptes à l'intérieur du champ
théologique. Lorsqu'il identifia un rapport d'indifférence envers les droits politiques
collectifs des Juifs d'Israël, il expliqua combien il était important d'insister sur les
droits nationaux par le biais d'une analogie entre les droits politiques et les droits
religieux. Il expliqua que, de même qu'il fallait appliquer à la lettre des préceptes
1326
Yelin 1889.
David Yelin (1864-1941), l'un des fondateurs de la commission linguistique et de l'organisation des
enseignants, enseignant, l'un des dirigeants du Yishuv.
1328
La source : Isaïe 28 9 : « A qui donc veut-il enseigner la science ? A qui inculquer des leçons ? À
des enfants qui viennent d'être sevrés, de quitter la mamelle. »
1329
« La littérature et le langage », Ha-Tsvi, 29.3.1889.
1330
Ibid.
1327
381
apparemment secondaires simplement à cause de leur contexte global, il fallait
insister sur les droits politiques, même s'ils semblaient négligeables:
"A mes yeux, ce qui importe, ce sont les droits politiques de chaque peuple dans le
royaume, et non les résultats immédiats. La défense des droits, la lutte pour eux, leur
proclamation permanente! Partout où, sur la base de la Constitution, nous avons un
droit, en toute chose; dans chaque endroit où, selon des coutumes antiques et des
suites de notre propre incurie, nos droits sont piétinés, notre devoir est de protester,
de proclamer, de crier, même si le droit piétiné est le plus secondaire, le moins
important qui soit. Dans les droits politiques de chaque peuple il n'y a pas de droit
secondaire ou sans importance. Dans les droits politiques, en particulier, il y a place
pour le grand précepte politique: 'Même pour le laçage des chaussures1331, [le Juif] se
fera tuer et ne transgressera pas!'1332 Au nom de la politique, il est interdit au peuple
de renoncer même à une virgule de son droit, et malheur à lui s'il ne prête pas
attention à ce précepte. La moindre négligence, le mépris le plus léger, en apparence
sans importance, sont des fautes politiques graves, à cause desquelles l'histoire
juge1333 les fauteurs cruellement et sans aucune compassion1334. Malheur au peuple
qui ignore cette règle (halakha)! Et malheur à lui s'il reste sourd à cet appel lancé du
haut du mont Sinaï de la vie politique dans tous les pays, parmi tous les peuples et
dans toutes les langues! Et si le précepte de préservation de chaque droit est si grave
et important, toute aussi grave et importante est la faute politique commise par une
nation qui néglige un tel droit essentiel, le droit de prendre place au sein de la
direction du pays! C'est là que se tranchent les affaires, non seulement des individus
mais également des collectifs, et le collectif peut, selon ce droit, y envoyer ses
délégués, comme toute autre nation. C'est son engagement vital!"1335
1331
Arakta Demasnea – expression du chapitre Sanhedrin 74. Selon le commentaire de Rachi il s'agit
du lacet de chaussure. Ce qui signifie que même si l'on contraint un Juif à changer sa façon de nouer un
lacet comme ont l'habitude de le faire les non-juifs, le Juif est obligé de sanctifier Dieu et de se
sacrifier, « et ils choisiront la mort ».
1332
Sur la tentative de transposer le commandement « et tu choisiras la mort » de son contexte
théologique juif à un contexte sioniste, voir Lavi 2011, p. 112-115. A propos du « commandement »
politique dit de« situation d'urgence » selon la signification qu'en donne Carl Schmitt, voir ibid, p. 70.
1333
Le coupable d'indifférence politique est mis en parallèle du transgresseur d'un commandement de la
Torah, et l'usage du terme « contestataires » plutôt que fauteurs illustre la citation de la Guémara
« Toute transgression de la Torah sera lavée pour lui et pour sa famille » (Talmud Bavli, Chavouot 39,
71)
1334
Dans la théologie juive, le fauteur est pardonné auprès du tribunal divin, et même ici, l'histoire
rendra justice. Chez les idéalistes des lumières européens, la position sur le jugement des générations à
venir, est de l'ordre de l'attitude au tribunal divin version laïque (Becker 1975). Un exemple qui renvoie
au jugement des générations futures sur les actes présents dans une perspective historique du contexte
sioniste, voir Lavi 2011, p. 121.
1335
« Nous et nos victoires », « Ha-Or », 15.3.1912.
382
On peut voir dans ces exemples une confirmation du fait que Ben Yehuda était
conscient des processus de structuration de la culture nationale à partir du capital
culturel et théologique. Il voulait constituer un récit. On peut définir les parutions de
presse d'Eliezer Ben Yehuda pour tout ce qui concerne la culture juive de culture
« spectacle ». Selon Guy Debord, le spectacle est, entre autre, un produit religieux et
« sacré », rempli de signes et d'images, qui déplace le mythe en dehors de l'église, et
accorde une rédemption à tout demandeur. Le consommateur vit une réalité volée et
remodelée comme un produit de consommation composé de signes démontés. Ils sont
perçus comme un monde à part entière et existent à l'intérieur de pratiques séparées,
détachées des pratiques politiques et culturelles de la vie dans son ensemble. Il s'agit
d'un réseau alternatif de liens imaginaires qui veulent prendre possession du « réel »
et agir à sa place.1336 Uri Ram pense que l'histoire consciente, c'est-à-dire l'histoire
figurée et représentée (et c'est l'histoire dotée d'une signification présente), est
structurée ou biaisée pour les besoins de la constitution du présent, ou plus
précisément, pour les besoins du présent tel que les élites le définissent. C'est dans ce
sens que le nationalisme est une "narration", c'est-à-dire un récit présentant de
manière dramatique et métaphorique "l'histoire de la vie" et "la structure de la
personnalité" de la communauté imaginaire, tout en la replaçant dans un système
global et transcendantal de significations1337. Même ceux qui récusent la conception
représentée par Ram pensent que la Bible a servi au nationalisme juif de témoignage
d'une vie nationale juive antique, d'exemple probant d'une telle vie, de preuve de
l'existence d'un passé glorieux et de promesse pour l'avenir. Anita Shapira précise que
la Bible nourrit un romantisme national, inspira et renforça des idées universelles.
Elle servit d'infrastructure à des univers de mythes et d'épopée, de matérialisme et
d'héroïsme et même à des systèmes de morale et de foi venus atténuer et limiter la
1336
Debord 1967.
Ram 2006, p. 24. Même les chercheurs qui ne sont pas identifiés avec l'école critique évoquée par
Ram, s'accordent sur le fait que certains éléments de la richesse culturelle juive ont été actualisés.
Comme, par exemple, le signale Shapira selon qui « le retour à Sion » durant la période perse a passé
un processus d'actualisation et de nouvelle réalisation de ce même paysage géographique et de ce
même peuple. Il semblerait que le sionisme soit revenu et a reconstitué le drame raconté dans le livre
d'Ezra et de Néhémie. (Shapira, 2005, p. 3) Rachel Elboïm-Dror souligne que le mouvement
nationaliste juif, pour ses objectifs politiques et sociaux, supprimera le mythe messianique qui lui a
donné une dynamique et un système de symboles et d'associations culturelles archaïques au pouvoir
d'inspiration qui va au-delà des ressources d'un mouvement laïc. (Elboïm-Dror 1993, p. 37), et Hedva
Ben-Israël détermine même, de façon explicite, que l'utilisation d'éléments du sacré religieux est la
stratégie principale des activistes nationalistes en tout genre (écrivains, militaires et penseurs) qui ont
essayé de ressusciter l'image de la nation et de la faire fonctionner. (Ben-Israël 2004, p. 81).
1337
383
force brute. D'après elle, la Bible servit à prouver une chose et son contraire: la
spécificité du peuple juif et le fait qu'il est un "peuple comme tous les autres", son
"matérialisme" et sa "spiritualité", la continuité historique entre le peuple et son pays
et la rupture historique existant entre eux1338. Du point de vue de l'étude de la
mémoire, il faut distinguer entre la foi en la véracité historique de la Bible, la sainteté
qui lui est attribuée et le niveau de savoir de ses récits, et la reconnaissance
symbolique de sa signification culturelle sous ses différentes formes1339. Ceci étant, la
question de la fiabilité des Écritures a elle aussi été posée. Anita Shapira précise que
bien que nul ne récuse l'idée selon laquelle l'historiographie biblique n'a pas été
rédigée dans un espace vide de sources, des doutes apparaissent quant à la fiabilité de
ces sources, même après en avoir retiré la couverture littéraire et propagandiste1340.
Ben Yehuda choisit en général de ne pas faire écho dans ses journaux à de tels doutes.
Yigal Eilam pense que le sionisme a déformé l'image du judaïsme historique, brouillé
son essence religieuse particulière et l'a revêtu de l'image d'une existence nationale,
"tel un long préambule à l'apparition du mouvement national juif moderne, le
sionisme"1341. Pour les ingénieurs de la culture sioniste, l'utilisation des symboles juifs
et du passé juif n'a pas été, ainsi qu'on le présente souvent, un geste envers le capital
culturel juif mais le besoin d'identifier un capital symbolique et de créer un nouveau
capital culturel. Certains d'entre eux se distinguèrent toutefois en rendant honneur au
vieux capital culturel, et cela les gratifia, ainsi que leurs épigones, d'une sympathie
dans le champ politique1342. L'idée nationale fut donc présentée en des termes et des
figures empruntés aux trésors culturels traditionnels, auxquels étaient habitués à réagir
l'opinion et le sentiment publiques1343. L'antique valeur de patriotisme, qui était liée à
la sainteté attribuée aux rois, fut transférée dès lors à la nation. Les lieux saints furent
1338
Shapira, 2005, p. 1.
Yaël Zrubavel chez Hazan et Cohen, 2011, p. 520-521.
1340
Shapira, 2005, p. 164. Voir également la recherche exhaustive sur les écoles de chercheurs
« sceptiques » et les « conservateurs » au sujet de l'authenticité des informations de la Torah. Il semble
que selon le degré de doute d'Eliezer Ben Yehuda sur les sources, il est possible de classer Ben Yehuda
dans les conservateurs par rapport aux récits de l'histoire, et comme sceptique pour tout ce qui concerne
les questions théologiques et de croyance.
1341
Eilam 2000.
1342
Lavi 2011, p. 22.
1343
Geertz 1977 ; Geertz 1963 ; Ben-Israël 2004, p. 81.
1339
384
mobilisés en faveur de la nation, ainsi que le modèle de terre sacrée et de peuple
élu1344.
De l'avis des chercheurs tels qu'Even-Zohar, une telle utilisation n'était pas dénuée
d'affectation. Il précise que l'utilisation de la religion et de la tradition juives dans le
processus de création de la culture nationale en hébreu moderne était à double
tranchant: il s'agissait, d'une part, d'une utilisation volontaire du canon juif et de la
culture convenue et commune, tout en les considérant comme faisant partie intégrante
et évidente de toute culture "nationale", mais d'autre part, de l'utilisation d'éléments
issus de la religion et de la tradition due à la nécessité d'apparaître comme les
acceptant, dans le cadre de la lutte pour "l'acquisition" des destinataires1345. D'après
Elboïm-Dror, ce processus découlait du besoin de légitimer le mouvement sioniste,
avec ses approches laïques, aux yeux des masses, et de l'aspiration à unifier le peuple,
avec ses différentes fractions, autour de centres d'identification communs. On
retrouve l'influence de ce facteur dans le système des symboles religieux, adopté par
tous les auteurs des utopies sionistes – malgré les différences sensibles existant entre
eux concernant le rapport à la religion – et il apparaît tout particulièrement dans la
proposition que fit Moses Hess de renouveler les sacrifices dans le Temple qui serait
construit à Jérusalem1346. Des chercheurs tels que Hedva Ben-Israël conviennent que
le lien le plus général entre le nationalisme et la religion s'exprime dans l'utilisation de
cette dernière comme stratégie de conquête des cœurs et de recrutement d'adhérents,
mais certains d'entre eux pensent que l'utilisation que fit le mouvement national de
concepts universels ne fut pas nécessairement une manipulation intentionnelle1347.
D'autres chercheurs, tels Uri Ram et Amnon Raz-Karkotzkin, pensent toutefois
autrement. L'analyse d'Even-Zohar et d'Elboïm-Dror peut soutenir leur approche
critique et ébranler celle de ceux qui pensent que la structuration du nationalisme, à
1344
Igantieff 1994 ; Hutchinson & Lehman 1994 ; Ben-Israël 2004, p. 81.
Even-Zohar 1999, p. 57.
1346
Elboïm-Dror 1993, p. 131.
1347
Ben-Israël 2004, p. 81. Pourtant, Ben-Israël avoue que les rabbins orthodoxes ont eu raison
lorsqu'ils ont prétendu que le sionisme avait choisi ses valeurs de base dans un domaine étranger au
judaïsme. Selon elle, le sionisme s'est focalisé sur deux objectifs, un état national et les valeurs
universelles des lumières, et ses deux fondements de son programme étaient des fondements empruntés
à la culture européenne. Pour les Juifs après l'émancipation, le passage du particularisme juif fermé et
imprenable vers un monde des valeurs universelles des lumières, constituait un tournant extrême et
révolutionnaire, (Ben-Israël 2004, p. 101).
1345
385
partir du capital culturel juif, ne comprit pas nécessairement de manipulations. EvenZohar justifie son approche par le fait que la nouvelle culture hébraïque nationale était
la suite idéologique de la Haskala hébraïque et était de ce fait liée aux courants de
"sécularisation"1348. Il s'ensuit clairement qu'elle n'était pas liée à la culture juive
religieuse traditionnelle, qui avait encore droit de cité en Europe orientale et dans
l'ancien Yishuv. Elle souligne que dans la réalité historique de la période décrite, il n'y
avait pas de "culture juive religieuse traditionnelle" seule et unique. Il s'agissait
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