SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 5 Sciences Sociales et Santé, Vol. 25, n° 2, juin 2007 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Le sens de l’observance. Ethnographie des pratiques médicamenteuses de personnes hypertendues Aline Sarradon-Eck* Résumé. L’étude de l’expérience des traitements hypotenseurs met au jour les logiques plurielles, sociales et symboliques, permettant de comprendre ce qui construit culturellement les pratiques médicamenteuses des individus. Le suivi de l’ordonnance répond à des logiques d’imputation (mécanisme causal de l’hypertension artérielle, effets indésirables des médicaments), des logiques d’appropriation (fidélisation au traitement, expérimentation, intégration du traitement dans la vie quotidienne) et des logiques d’autorégulation (continuité du traitement, maîtrise du corps et du traitement). L’observance est analysée dans la relation médecin-patient comme un comportement de soumission à l’autorité médicale, mais aussi comme une manière d’objectiver la relation de confiance et de renforcer l’identité professionnelle des généralistes. doi: 10.1684/sss.2007.0201 Mots-clés : hypertension artérielle, relation médecin-patient, adhésion thérapeutique. * Aline Sarradon-Eck, anthropologue, CReCSS (Centre de Recherche Cultures, Santé, Sociétés), Université Paul-Cézanne, (Aix-Marseille,U3), MMSH, 5, rue du Château de l’Horloge, BP 647, 13094 Aix-en-Provence Cedex 2, France ; e-mail : [email protected] SSS-06-07 4/06/07 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 6 9:29 Page 6 ALINE SARRADON-ECK Au cours des trois dernières décennies, les traitements antihypertenseurs ont permis une nette diminution des accidents vasculaires cérébraux et des accidents coronaires. Cependant, les cliniciens sont souvent confrontés à des hypertensions artérielles non-contrôlées (1), posant à la fois un problème clinique, un problème de santé publique, en raison de leurs risques de complications cardiovasculaires, et un problème économique car elles peuvent conduire à une inflation des prescriptions (ANAES, 2000). Elles interrogent aussi les niveaux de l’observance thérapeutique (2) des personnes hypertendues (3). En effet, l’observance aux hypotenseurs est considérée, du point de vue biomédical, comme « mauvaise » (Girerd et al., 1998 : 197). Dès lors, de très nombreux travaux cliniques et épidémiologiques se sont attachés à évaluer l’observance aux hypotenseurs, procédure complexe et discutable (4) qui mesure le degré d’observance à un temps T du traitement. Dans une approche prédictive, des facteurs limitant l’observance (caractéristiques sociodémographiques, facteurs liés aux traitements et à sa prise, facteurs psychologiques) ont été recherchés. (1) L’objectif du traitement est actuellement, selon les recommandations de l'ANAES (2000), d’abaisser la pression artérielle en dessous de 140/90 mmHg chez les personnes de moins de 60 ans, et en dessous de 160 mmHg chez les personnes de 60 à 80 ans indépendamment de la pression diastolique. En France, une étude en cours de la CNAMTS suggère que, pour 47 % des personnes hypertendues traitées en 2000, bénéficiant de l’exonération du ticket modérateur pour hypertension artérielle sévère, le contrôle tensionnel n’est pas atteint (Guilhot et al., 2002). (2) Nous entendons par observance thérapeutique le degré d’application des prescriptions médicales par le malade : posologie, nombre de prises, horaires des prises, durée du traitement, recommandations corrélées. L’observance est quantifiée en pourcentage exprimant le degré ou le niveau d’observance du malade. (3) De récentes études cliniques suggèrent que l’observance insuffisante des traitements hypotenseurs serait responsable de deux tiers des hypertensions artérielles non contrôlées (Wuerzner et al., 2003) (4) Quantifier l’observance nécessite que l’on fixe un taux seuil en dessous duquel, soit le traitement n’est plus efficace, soit des complications apparaissent (pharmacorésistance, par exemple). Ce seuil n’a pas fait l’objet d’étude précise pour les traitements hypotenseurs. Il est classiquement admis dans la littérature, depuis les travaux de Haynes et al. (1976), que le seuil minimal d’observance thérapeutique pour obtenir un contrôle de la pression artérielle est de 80 % de la dose de médicaments ingérés. Mais cette définition d’un seuil de l’observance de 80 % est reconnue arbitraire, ne s’appuyant pas suffisamment sur des corrélations avec la mesure de la pression artérielle (Ebrahim, 1998). De plus, elle ne tient pas compte des nouvelles formes galéniques (monoprise, libération SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 7 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. LE SENS DE L’OBSERVANCE 7 Les analyses historiques de la littérature médicale sur l’observance de Trostle (1988) et, plus récemment, de Lerner (1997), montrent que les approches médicales du respect de l’ordonnance, qui se justifient par des préoccupations cliniques ou de santé publique, sont traversées par des dimensions symbolique, idéologique et économique. Ces auteurs soulignent que l’histoire du concept d’observance (compliance) reflète celle de l’exercice du monopole professionnel d’un pouvoir et d’un contrôle dans le domaine de la santé et des soins, et renvoie à une idéologie de l’autorité des médecins et des professionnels de santé (Trostle, 1988). Ainsi, le concept d’observance traduit la norme de comportement que le malade doit adopter face à la prescription médicale, la non-observance étant alors une déviance (Donovan et Blake, 1992) et l’étiquette « non-observant » est invariablement critique et porteuse de jugement normatif (Lerner, 1997). Les sciences sociales ont porté un regard critique sur l’approche médico-centrée de l’observance. Par exemple, Ross (1991) a montré que la mise en cause du patient « non-observant » est une simplification qui occulte un défaut de communication soignant-soigné et un manque de connaissance de la part des soignants des difficultés rencontrées par les patients dans le suivi des traitements. Desclaux (2003) a montré l’importance, au Sénégal, des déterminants institutionnels (approvisionnement en médicaments, fonctionnement des services, modalités de suivi des patients, cultures professionnelles) dans l’inobservance des antirétroviraux. Plus généralement, les recherches en sciences sociales sur l’observance thérapeutique (et notamment depuis l’épidémie de sida) ont montré les limites des « hypothèses mécanistes et simplificatrices qui voudraient prédire et contrôler de manière stable et définitive le rôle de facteurs isolés sur le comportement d’observance » (Morin, 2001 : 17). Elles ont insisté sur la complexité et la variabilité de la relation entre les facteurs sociaux ou culturels et le degré d’observance (Chesney et al., 2000), et sur le caractère dynamique de l’observance au cours du temps « se modulant en fonction du vécu autour du traitement » (Spire et Moatti, 2000). À la suite des travaux de Conrad (1985) et dans une approche centrée sur le patient, une partie des sciences sociales considère les divers prolongée), ni des nouvelles molécules apparues depuis. Elle ne précise pas l’intervalle minimal entre deux prises (une personne qui prendrait son traitement 8 jours sur 10, ou 24 jours consécutifs avec un arrêt de 6 jours consécutifs par mois est-elle suffisamment « observante » ?). Elle ne précise pas, pour les bi- ou trithérapies, le seuil nécessaire pour chaque hypotenseur. Il est ainsi difficile de mesurer « l’observance » des hypotenseurs, et ses déterminants, alors que sa définition reste imprécise et arbitraire. SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 8 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 8 ALINE SARRADON-ECK degrés d’observance comme des stratégies propres qui régulent le rapport des patients au médicament dans la vie quotidienne et leur consommation médicamenteuse (Collin, 1999, 2002, 2003 ; Haxaire 2002 ; Lerner, 1997). Elles étudient les « pratiques médicamenteuses des malades » afin de comprendre le sens du traitement pour le malade (Conrad, 1985), et elles analysent l’expérience du traitement pour ce dernier (Ankri et al., 1995 ; Desclaux, 2003 ; Wallach, 2004). Dans cette approche, il ne s’agit pas de savoir quels sont les « bons » ou « mauvais » observants, mais de « comprendre à quelles conditions sociales et culturelles se réalise ou non le suivi de l’ordonnance » (Fainzang, 2001a : 34) L’expérience des médicaments Les premiers travaux en anthropologie du médicament, réalisés dans les pays du Sud, ont montré, d’une part, que l’efficacité du médicament faisait l’objet d’une construction culturelle (Etkin, 1988) et, d’autre part, que les médicaments étaient aussi des marchandises et des objets sociaux porteurs de significations multiples (Van der Geest et Whyte, 2003). Dès lors, l’anthropologie du médicament questionne la place et le sens de l’objet-médicament dans le quotidien des malades et des soignants. Elle étudie les aspects relatifs au vécu des traitements, aux perceptions de leur efficacité et de leurs effets secondaires, aux logiques sous-jacentes à l’automédication, à la sous-consommation ou à la surconsommation médicales et aux réinterprétations de l’ordonnance, en analysant les variations locales du rapport entre le « médicament signifié et interprété par le patient », la réalité de ses effets biologiques, et le « médicament socialisé » (Desclaux et Levy, 2003 : 11). Dans les pays occidentaux, des travaux ont aussi montré que le mode d’action des médicaments, leurs indications, leur efficacité et leurs effets indésirables sont pensés par les usagers de la biomédecine selon des représentations culturelles du corps et de la physiologie (Blumhagen, 1980 ; Britten, 1996 ; Fainzang, 2001a ; Haxaire, 2002 ; Helman, 1978 ; HeurtinRoberts et Reisin, 1992). Ces conceptions (mode d’action, efficacité, effets indésirables) sont confrontées aux représentations collectives et symboliques du médicament communes aux produits de la pharmacologie moderne (Collin, 2002) ou spécifiques à chaque classe thérapeutique, et réinterprétées dans le cadre des relations dynamiques entre les individus, le système de soins et le corps social (Ankri et al., 2002 ; Collin 1999, 2002, 2003 ; Haxaire, 2002 ; Sow et Desclaux, 2002b). SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 9 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. LE SENS DE L’OBSERVANCE 9 Dans cette perspective compréhensive, nous avons conduit une étude ethnographique sur l’expérience des hypotenseurs par des hypertendus (5), d’octobre 2002 à avril 2004, dans le Sud-Est de la France, en zone rurale. L’enquête a associé des entretiens semi-directifs avec 68 personnes traitées pour hypertension artérielle et une étude du discours d’une partie de ces personnes (45) en situation de soins (consultation médicale). La répartition des 68 personnes interviewées selon le genre (39 femmes et 29 hommes), et l’âge (de 40 à 95 ans, 52 d’entre eux ayant plus de 60 ans) correspond à la prévalence de ce dysfonctionnement dans la population française (Duhot et al., 2002). La plupart des personnes bénéficiaient de l’exonération du ticket modérateur pour une affection de longue durée (hypertension artérielle seule ou associée à d’autres pathologies) et toutes étaient traitées à la date de l’enquête depuis plus d’un an. Notre approche étant compréhensive, nous n’avons pas recherché de corrélations entre les caractéristiques sociodémographiques et économiques (6) du groupe de répondants et les résultats de l’enquête. Dans les entretiens, nous nous sommes attachés à comprendre la gestion quotidienne de l’objet-médicament, ses liens avec les représentations de la maladie et du corps, l’expérience sociale du traitement (statut de malade, continuité du traitement et contraintes sociales et matérielles inhérentes aux traitements). En France, l’hypertension artérielle étant principalement prise en charge par les médecins généralistes (Frérot et al., 1999), nous avons conduit dans le même temps une ethnographie de la consultation de 11 médecins généralistes (3 femmes et 8 hommes), exerçant tous en zone rurale ou semi-rurale, dans le même secteur géographique que les hypertendus interviewés. Notre souci a été, à l’intérieur d’une unité relative de la pratique généraliste (soins primaires), de rechercher une diversité (âge, genre, mode d’exercice seul/groupe, présence/absence de secrétariat, (5) Cette étude, coordonnée par A. Sarradon-Eck et financée par la CNAMTS, a été confiée au Programme anthropologie de la santé du CreCSS de l’Université PaulCézanne d’Aix-en Provence. Elle a été menée par A. Sarradon-Eck (PAS/CReCSS), M. Faure (PAS/CReCSS), M.A. Blanc (LAMES), avec la participation de M. Egrot (PAS/CReCSS) (Sarradon-Eck et al, 2004b). (6) La majorité des répondants sont inactifs (retraités ou en invalidité). Ils sont issus pour la plupart de milieux sociaux équivalents : agriculteurs exploitants : 9 % ; artisans, commerçants, chefs d’entreprise : 16 % ; cadres, professions intellectuelles supérieurs : 9 % ; professions intermédiaires : 7 % ; employés : 50 % ; ouvriers : 9 %. Le niveau d’étude de la population est majoritairement faible : 79 % ont un diplôme inférieur au baccalauréat, dont 12 % de non-diplômés. Douze pour cent ont un niveau équivalent au baccalauréat et 9 % ont un diplôme supérieur au baccalauréat. SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 10 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 10 ALINE SARRADON-ECK informatisation). L’observation directe de la pratique de ces médecins (consultations, visites à domicile, temps hors soins), en continu pendant une à deux semaines, a été complétée par des entretiens — semi-structurés et informels — avec ces médecins, et la participation à des séminaires de formation continue de médecins généralistes. L’étude du contexte de la prescription nous a ainsi permis d’appréhender les éléments organisationnels du système de soin (modalités de suivi des patients) et, en particulier, les identités, rôles et cultures professionnelles des généralistes. L’hypertension artérielle essentielle (c’est-à-dire sans cause connue) n’est pas considérée comme une « maladie » dans le discours scientifique, mais comme un facteur de risque cardiovasculaire (PostelVinay, 1996). Dysfonctionnement fréquent (8 millions de personnes traitées en France), l’hypertension artérielle n’est pas une affection symptomatique ou invalidante du point de vue biomédical, en l’absence de complication. Elle nécessite néanmoins un traitement et une surveillance médicale prolongés. Le suivi de l’ordonnance et ses logiques Les approches biomédicales, ou sociocognitives, postulent une rationalité uniquement fondée sur la logique avantage/désavantage, qui est une logique biomédicale et non une logique populaire comme l’a démontré Massé (1995). L’anthropologie de la santé a établi que les comportements des malades jugés irrationnels du point de vue biomédical répondent à leur propre rationalité dans la mesure où, comme l’écrit Fainzang (2001b), « ils obéissent à d’autres logiques et qu’ils sont fonction de la perception que le patient a de sa maladie et de l’efficacité de son traitement ». Mettre en évidence ces logiques plurielles, sociales et symboliques permet de comprendre ce qui construit culturellement les pratiques des individus. Le savoir populaire sur la maladie et ses traitements n’est pas qu’une somme de connaissances. Intégrant dans une causalité circulaire les causes de la maladie, les circonstances et les symptômes, il est un processus de signification permettant à l’individu d’expliquer sa maladie (causalité, mode d’action des traitements) et de lui donner un sens dans le contexte biographique et social qui est le sien (Massé, 1997). Notre analyse s’inscrit dans une ethnologie de l’expérience, telle qu’elle a été théorisée par Kleinman et Kleinman (1991) et Good (1998) dans le courant de l’anthropologie interprétativiste qui cherche à rendre compte de la maladie comme une expérience humaine créatrice de sens, un ensemble d’unités SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 11 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. LE SENS DE L’OBSERVANCE 11 de significations (7) ancrées dans l’histoire de vie du malade et associées les unes aux autres par des relations de causalité et des logiques analogiques, chronologiques, métaphoriques ou symboliques. L’ethnologie de l’expérience de l’hypertension artérielle et des traitements hypotenseurs nous a permis de construire le réseau sémantique de l’hypertension artérielle. Elle montre la cohérence du savoir populaire et des pratiques médicamenteuses qui, loin d’être irrationnelles (selon la rationalité biomédicale), obéissent à des logiques d’imputation, des logiques d’appropriation et des logiques d’autorégulation qui conditionnent l’adhésion aux traitements et le suivi de l’ordonnance autant que la perception que les individus peuvent avoir du risque cardiovasculaire et des moyens de réduction de ce risque. Aujourd’hui banalisée dans le discours médical et social, l’hypertension artérielle ne fait l’objet ni d’une stigmatisation sociale, ni d’un discours politique, ni d’un discours associatif — il n’existait pas en France au moment de l’enquête d’associations de patients hypertendus. Cette particularité de l’hypertension artérielle peut expliquer la cohérence et l’homogénéité des discours recueillis et des représentations qui leur sont associées. Logiques d’imputation Mécanisme causal et efficacité des médicaments L’étude américaine de Blumhagen (1980) suggère que les entités nosologiques populaires et les modèles étiologiques qui leur sont associés (« Hyper-Tension » où l’élévation de la pression artérielle est imputée à des facteurs psychosociaux comme le stress, et « Hyper-Pression » où l’élévation de la pression artérielle est imputée à des facteurs physiques ou héréditaires) permettent aux malades d’interpréter leur expérience et d’organiser leurs conduites. D’autres auteurs soulignent que les patients définissant l’hypertension artérielle comme une « maladie des nerfs » sont moins observants que ceux qui la perçoivent comme une « maladie du sang » parce qu’ils considèrent que le médicament hypotenseur n’est pas l’élément le plus important du traitement (Heurtin-Roberts et Reisin, 1992). Cela a également été observé aux Antilles (Dressler, 1982) où les (7) L’ensemble organisé de ces associations d’unités de significations formant ce que Good et Delvecchio-Good (1980) ont appelé les réseaux significations ou réseaux sémantiques qui traduisent les ponts symboliques que l’individu établit entre les différents événements et expériences de sa vie, et le monde qui l’entoure. SSS-06-07 4/06/07 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 12 9:29 Page 12 ALINE SARRADON-ECK personnes qui attribuent leur dysfonctionnement au stress, comme un facteur « d’échauffement du sang », ont plus souvent recours aux thérapeutiques traditionnelles (tisanes). Dans notre étude, comme dans celle de Haxaire réalisée en Basse-Normandie (2002), les nombreux individus qui conçoivent l’hypertension artérielle comme un désordre des « nerfs » n’en sont pas moins « observants ». Leur adhésion et leur degré d’observance ne semblent pas influencés par leurs modèles étiologiques. En effet, les étiologies populaires évoquées par les répondants — le « stress », le « tempérament nerveux », l’hérédité, la vieillesse, l’alimentation et, dans une moindre mesure, la ménopause et le climat — seules ou en association, n’interviennent pas directement dans la réinterprétation de l’ordonnance, contrairement aux représentations culturelles du corps et de la physiopathologie. Le réseau sémantique des hypertendus de cette étude qui relie les symptômes ressentis par les personnes, les étiologies et les causes instrumentales par des logiques analogiques et métaphoriques, place le « sang » au cœur de leurs représentations du corps et du mécanisme causal. Cellesci s’appuient sur une conception populaire mécaniste du corps comme une machine hydraulique associant cœur-pompe, vaisseaux-tuyaux, débit-force motrice. Cette conception a été décrite il y a dix ans par Durif-Bruckert (1994) et semble toujours d’actualité pour le système cardiovasculaire dans la population étudiée âgée, rappelons-le, de plus de 40 ans (52/68 individus ayant plus de 60 ans). La conception mécaniste du corps offre un cadre d’interprétation des symptômes et du mécanisme causal de l’hypertension artérielle dans le registre de la surpression, de la compression ou de la perte de force motrice. Les mécanismes physiologiques qui font intervenir les « nerfs » ne sont pas très explicites dans les récits, les nerfs ont le pouvoir d’élever la pression sanguine par leur action sur le sang (« échauffement du sang », interruption de la circulation sanguine). La relation entre sang et nerf est étroite comme en témoigne le diagnostic populaire de « tension nerveuse », véritable entité nosologique populaire, et l’analyse des catégories étiologiques populaires de l’hypertension artérielle qui, dans notre étude comme dans les études américaines (Heurtin-Roberts, 1993, Wilson et al., 2002) ou suédoises (Kjellgre et al., 1997), placent le « stress » comme la première cause d’hypertension artérielle. « Stress » — qui dans sa conception émique signifie la pression sociale et/ou un choc émotionnel — et pression artérielle sont reliés par une logique métaphorique dans la pensée populaire. En effet, le registre sémantique employé pour décrire l’expérience corporelle est celui du débordement, de l’excès refoulé. La vie sociale ou les émotions submergent l’individu qui ne peut plus faire face à l’accumulation. L’hypertension artérielle est alors la métaphore de la pression sociale, ou encore la métaphore de l’inquiétude et des émotions. SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 13 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. LE SENS DE L’OBSERVANCE 13 Comme l’ont écrit Van der Geest et Whyte (1989), les métaphores permettent de penser concrètement le corps, la maladie et de donner du sens aux médicaments. Le médicament hypotenseur est alors appréhendé par les interviewés comme un remède qui rétablit un équilibre interne, conforte, assure et pérennise le bon fonctionnement de la machine corporelle. Réguler (la pression), fluidifier (le sang) et nettoyer (les vaisseaux), éliminer (l’excès de liquide), dilater (les vaisseaux) et protéger le coeur (« organe essentiel ») sont les principaux modes d’action des hypotenseurs en correspondance avec la représentation mécanique profane du corps dont il s’agit d’assurer la circulation des fluides. Cependant, leur action de protection du cœur et de la vie est intimement liée à une représentation du corps dans la société occidentale qui accorde une dimension symbolique à l’organe cœur (Durif-Bruckert, 1994 ; Loux, 1979), organe protecteur et à protéger spécifiquement au point qu’une personne nous parlait de ses médicaments hypotenseurs comme des « médicaments de survie ». Les représentations mécaniques et symboliques du mode d’action des médicaments expliquent la hiérarchisation effectuée par certains hypertendus dans l’observance des traitements, les médicaments perçus « pour le cœur » étant pris plus régulièrement que ceux qui sont perçus comme étant secondaires : « Je n’ai jamais oublié mes médicaments pour l’hypertension par contre il m’arrive d’oublier celui pour le sucre (...) Il est moins important, je trouve, c’est moi qui dis ça (...) Le diabète, c’est le foie, le pancréas, alors que l’hypertension, c’est le cœur et le cœur, c’est le moteur, il est irremplaçable » (homme, 73 ans, employé). La hiérarchisation s’applique aussi aux diurétiques (8) qui ne sont pas pensés par certains comme un traitement spécifique de l’hypertension artérielle mais plutôt comme un « complément ». En effet, le diurétique est souvent réinterprété par les interviewés comme un « fluidifiant » permettant « d’alléger » ou « d’aérer » le sang, facilitant ainsi sa circulation dans les vaisseaux sanguins, ou encore comme un médicament « pour soulager les reins ». Dans ce dernier cas, leur action est considérée comme « complémentaire » permettant d’évacuer un excès de liquide dans le sang lors des épisodes d’élévation de la pression artérielle, à l’instar de la saignée auxquels ils ont longtemps été associés dans la pensée savante (9). (8) Il s’agit ici des diurétiques prescrits spécifiquement comme hypotenseurs par les médecins traitants. (9) Il faut insister sur l’âge des répondants à cette étude, dont la moyenne est élevée (68,5 ans) ce qui signifie que la plupart ont connu l’époque où les médecins ne traitaient que les hypertensions artérielles symptomatiques (c’est-à-dire sévères ou compliquées) et où les moyens thérapeutiques étaient limités et peu efficaces. Les premiers essais thérapeutiques pour traiter l’hypertension artérielle légère à modérée (c’est-à-dire asymptomatique du point de vue médical) ont débuté en 1963 (Postel-Vinay, 1996). SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 14 14 ALINE SARRADON-ECK Ils sont alors perçus comme un traitement des hausses tensionnelles, et non comme le traitement de base de l’hypertension artérielle, ce qui génère chez certains un mésusage du médicament avec des prises irrégulières. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Les effets indésirables Les représentations du mode d’action des médicaments croisent la représentation sociale du « médicament-poison ». Le médicament est un objet dont de nombreux auteurs ont souligné, après Dagognet (1964), l’ambivalence car il est le vecteur symbolique de la puissance de la science et de la technique (Benoist, 1999) avec ses effets positifs — l’efficacité biologique — mais aussi dangereux par ses effets indésirables et par la « dépendance » aux médicaments (Conrad, 1985 ; Haxaire et al., 1998). Cette représentation s’accompagne d’une suspicion envers les médicaments, produits chimiques « fabriqués en usine » (Britten, 1996). Sous-tendue par une logique naturaliste, elle exprime la crainte d’une transformation profonde du corps par des réactions chimiques plus ou moins contrôlées, d’une rupture de l’équilibre entre l’homme et la Nature par l’introduction de substances chimiques qui lui sont étrangères. Comme les autres médicaments chimiques, les hypotenseurs sont réinterprétés à travers des représentations que Collin (2002) appelle « la théorie populaire critique face au médicament ». En effet, ils sont reconnus efficaces par les personnes hypertendues qui leur attribuent également une toxicité intrinsèque au produit chimique, ressentie ou redoutée à travers les effets indésirables, exprimés parfois en termes d’empoisonnement par quelques interviewés. D’où l’adhésion et la tolérance aux traitements composés de comprimés de petite taille (« petit cachet », « petit rond », « un petit truc de rien du tout »), avec des prises restreintes, ou encore la consommation des médicaments au cours du repas pour diminuer leur nocivité digestive : « Pour l’estomac c’est mieux, il dérouille moins » (homme, 57 ans, ouvrier). La limitation de la toxicité passe aussi par l’évitement des « mélanges détonants » avec d’autres médicaments ou avec l’alcool : « Je ne vais quand même pas mélanger le vin avec les médicaments ! » (homme, 74 ans, artisan) c’est-à-dire du cumul des produits et de la réaction chimique non contrôlée qui s’ensuivrait. Les représentations des hypotenseurs croisent aussi une représentation sociale négative des médicaments génériques, partagée par les patients (Fainzang, 2001a ; Holloway et al., 2002) et par les médecins (Lagarce et al., 2005 ; Paraponaris et al., 2004) que nous retrouvons dans les relevés ethnographiques : le générique est perçu comme une contrefa- SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 15 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. LE SENS DE L’OBSERVANCE 15 çon, de moins bonne qualité et porteur d’effets indésirables (10). Ces derniers sont, pour toutes les personnes qui se sont exprimées sur ce thème, de l’ordre du « malaise ». Cette symptomatologie, difficile à décrire et à définir pour les personnes, apparaît alors comme une métonymie du médicament générique, les personnes interviewées ne connaissant ni son origine, sa composition : « Ils ne sont pas les mêmes ». De plus, en regard des médicaments de marque appelés parfois par les répondants des « médicaments traditionnels », l’appellation du générique le plus souvent par son principe actif (11), accentue son étrangeté (il a un « nom barbare », nous dit un médecin). Elle enlève au médicament le contenu symbolique de la spécialité, et le charge d’un autre contenu symbolique. En effet, les discours de méfiance et de scepticisme envers les génériques contiennent aussi des prises de position des personnes qui relèvent du politique dans lesquelles les génériques apparaissent comme le substrat de la restriction économique et des inégalités sociales face à la maladie. Le discours de cette dame de 63 ans, commerçante, reflète ces opinions critiques très souvent énoncées dans les salles d’attentes ou les cabinets de consultation : « Le pharmacien m’a bien dit que c’était le même médicament que le Célectol® mais que si je voulais vraiment du Célectol®, je paierais la différence. Je trouve que c’est un chantage. Non c’est vrai ! je trouve que c’est du chantage. En plus, cela n’est pas comme ça que l’on redressera la sécu, ce n’est pas vrai. Et comme d’habitude, c’est ceux qui auront de l’argent qui pourront avoir ce qu’ils veulent. Comme d’habitude!!! » Cette attitude critique des personnes interviewées est une formulation de l’opposition des usagers à un système qu’ils jugent injuste, à une vision technocratique de la santé qui, selon eux, ne tient pas compte du point de vue des patients. Le scepticisme exprimé envers les génériques s’apparente aux stratégies décrites par Van der Geest et Whyte (2003) à propos des médicaments pour formuler des oppositions « à quelque chose, que ce soit le médecin, l’établissement médical, la technologie biomédicale ou le pouvoir des formes cosmopolites (de l’Occident) ». (10) Par exemple : « J’ai le sentiment que les génériques sont moins efficaces, même si c’est la même molécule » (homme, 66 ans, agriculteur) ; « J’ai eu des malaises avec les médicaments génériques. Il y a quelque chose là-dedans qui ne me convient pas dans les médicaments génériques. Ils ne sont pas les mêmes, ça, moi j’en suis sûre » (femme, 63 ans, employée). (11) Exemples de dénominations communes internationales : furosémide, aténolol, celiprolol, propanolol. SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 16 16 ALINE SARRADON-ECK Logiques d’appropriation Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Fidéliser Si, depuis 2002, la consommation des médicaments génériques ne cesse de croître en France sous l’action conjuguée de mesures législatives et incitatives envers les prescripteurs, les pharmaciens et les usagers, plusieurs hypertendus interviewés restent réticents au changement du médicament de marque pour un générique (12). Leurs discours sur les génériques sont un miroir dans lequel apparaissent les opinions et les attentes des personnes à l’égard des médicaments. Ces discours expriment la confiance qu’elles accordent à « leur » hypotenseur dont elles ont expérimenté l’efficacité, souvent après de nombreux « essais », qu’elles « supportent » relativement bien et qu’elles ont l’habitude de prendre, ainsi qu’une aspiration à une certaine « tranquillité » compromise par la substitution du produit princeps par un générique. Les génériques bouleversent alors le processus de fidélisation construit au fil des ans avec le médicament. En effet, les personnes interviewées ont beaucoup insisté sur la complexité de leur traitement et sur les « tâtonnements » des médecins pour trouver « le bon traitement » qui leur est compatible. La notion de compatibilité entre le médicament et l’individu est souvent évoquée par les répondants pour expliquer la réussite thérapeutique (13). L’efficacité des hypotenseurs est pensée, par les patients comme par les médecins observés, comme une compatibilité entre un individu et un produit, et non comme l’adéquation entre un dysfonctionnement et une action thérapeutique. Dès lors, une forme de personnalisation du traitement (« mes médicaments ») s’effectue qui peut être compromise par la substitution de génériques aux médicaments de marque. De plus, cette substitution se fait rarement par « un » médicament générique qui serait toujours le même, mais par différentes marques selon l’approvisionnement de l’officine, créant une perte de repères (nom, couleur et forme des comprimés) pour les personnes traitées, et compromettant leur appropriation. (12) Ce constat rejoint celui d’une étude quantitative réalisée en Espagne où les patients atteints de pathologies chroniques sont réticents au changement d’une spécialité qu’ils ont adopté pour un médicament générique (Valles et al., 2003). (13) La compatibilité est une notion souvent utilisée par les individus, dans des contextes culturels variés pour expliquer la réussite ou l’échec d’un médicament comme dans les études sur les antirétroviraux au Sénégal (Sow et Desclaux, 2002b) ou les infections respiratoires aux Philippines (Hardon, 1994). SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 17 LE SENS DE L’OBSERVANCE 17 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Intégrer le médicament dans la vie quotidienne La fidélisation au médicament se retrouve également dans les pratiques ordinaires des personnes qui intègrent la prise médicamenteuse dans leurs activités quotidiennes, facilitant une pérennisation de son usage comme cela a déjà été décrit pour les traitements au long cours (Ankri et al., 1995 ; Fainzang, 2001a ; Sow et Desclaux, 2002a). Elle se traduit dans une routinisation des prises, souvent organisées autour des repas. Les médicaments hypotenseurs sont le plus souvent entreposés dans la cuisine (14), ou au moins absorbés dans cet espace, de manière à être visibles, et placés dans des objets du quotidien récupérés et détournés de leur fonction première (15). Le rangement dans la cuisine répond à une logique utilitaire (ne pas oublier la prise et pouvoir absorber le médicament avec un liquide) mais aussi à une logique d’intégration du médicament comme un objet qui a sa place aux cotés des objets de la vie de tous les jours. En effet, selon Fainzang (2003), les lieux de rangement des médicaments correspondent aux différents modes de perception de l’objet qu’ils représentent et à l’importance qui leur est accordée. Le rangement dans la cuisine, « espace social premier » témoigne ainsi de l’importance que leur donnent les patients. Il signe, avec leur absorption au moment des repas, la relation étroite entre les aliments et les médicaments. Dans le cas des hypotenseurs, la prise au moment des repas n’est pas une nécessité pharmacocinétique, ce que les hypertendus savent très bien. Il semble alors que, comme cuisiner rend les aliments « culturellement comestibles » (Fischler, 2001), consommer ses médicaments au cours du repas, c’est peut-être aussi les rendre culturellement comestibles, c’est-à-dire assimilables : « Parce que ça se mélange avec ce qu’on mange » (femme, 50 ans), mais aussi domesticables : « Je déjeune, je prends un morceau de pain, je prends une partie de mes médicaments, je continue de déjeuner et puis je prends le reste : histoire qu’ils ne se retrouvent pas tous ensemble en même temps. Après ils se retrouvent peut-être, ils font ce qu’ils veulent mais moi j’évite de les prendre tous d’un coup. Les médicaments peuvent avoir des effets les uns avec les autres, c’est pour ça que j’essaie de les (14) Contrairement au reste de la pharmacie familiale qui est rangée dans un autre lieu de l’habitation (salle de bains, chambre à coucher). (15) Nous avons pu observer que les hypotenseurs, comme les médicaments pris tous les jours pour d’autres maladies chroniques, sont rangés dans des boîtes de lessive vides, dans des petits paniers en osiers, dans des boîtes en plastique pour aliments, dans des sacs plastiques, ou encore dans d’anciennes boîtes de médicaments assez grandes faisant fonction de « pharmacie du jour ». SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 18 18 ALINE SARRADON-ECK Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. séparer. Et puis, il ne faut pas qu’ils se collent dans le tube digestif, alors que si on a mangé, ils glissent tout seul » (homme, 68 ans, cadre). L’absorption de nourriture, opération technique et symbolique, limite l’indiscipline supposée des médicaments, leur toxicité et les rend assimilables par l’individu. Mais la relation étroite entre les médicaments et les aliments atteste aussi de l’acceptation du traitement par les patients et leur adhésion à une thérapeutique nécessaire pour leur survie, comme est nécessaire la consommation pluriquotidienne de nourriture. Maîtriser le traitement Les manières de ranger les médicaments et de les ingérer, les multiples astuces pour ne pas les oublier, et ce que Sow et Desclaux (2002a) ont appelé « les habitus d’observance », traduisent le pragmatisme des individus. Néanmoins, elles révèlent aussi leur créativité dans l’utilisation d’un produit imposé comme l’est le médicament, et son appropriation. En effet, l’enquête révèle des « tactiques » des hypertendus, des « manières de faire avec le médicament » (pour paraphraser De Certeau, 1998) afin de se réapproprier son usage à sa façon et non de faire comme la rationalité médicale l’ordonne comme, par exemple, l’interruption du traitement hypotenseur lors des fins de semaine. Celle-ci est souvent décrite dans la littérature biomédicale sous le terme de « congés thérapeutiques » (Urquhart, 1997). Elle est considérée par les épidémiologistes et les cliniciens comme un « oubli » pouvant être responsables de sous-dosages, voire d’effets rebonds avec leurs conséquences cliniques graves (Burnier et al., 1997). Or, notre étude montre que ces « repos thérapeutiques » ne sont pas dus à des « oublis » mais à un choix délibéré des personnes hypertendues qui s’accorde avec le besoin d’effacer temporairement la maladie quelques heures par jour ou quelques jours par an : « De toute façon j’y pense tous les jours à les (hypotenseurs) prendre. Cela m’arrive volontairement qu’un dimanche sur deux, je ne les prenne pas, volontairement (...) Comme ça. Je ne sais pas pourquoi mais souvent le dimanche volontairement, je ne les prends pas. Ce n’est pas un oubli. C’est une journée de repos complet quoi ! Est-ce que c’est pour reposer mon estomac ? Je n’en sais rien. Sinon, je prends toujours très régulièrement mon traitement, tous les matins après le petit déjeuner » (homme, standardiste, 54 ans). Nous pouvons alors émettre l’hypothèse que le « repos thérapeutique » pérennise l’usage du médicament — et renforce peut-être l’observance au long cours — parce qu’il est une rupture transitoire dans la répétition quotidienne des activités permettant de supporter la monotonie SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 19 LE SENS DE L’OBSERVANCE 19 de la routinisation, mais également parce qu’il favorise l’appropriation de l’objet-médicament. Logiques d’autorégulation Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Expérimenter Comme cela a été décrit dans d’autres affections chroniques (voir Conrad, 1985), l’absence de prise de médicament, ponctuelle ou prolongée, accidentelle ou volontaire, permet aux hypertendus d’expérimenter les effets sur le corps de l’interruption du traitement et d’acquérir un savoir sur la maladie. Ainsi, plusieurs personnes nous ont déclaré ne pas prendre leur médicament certains jours pour limiter les effets indésirables ressentis ayant des conséquences sur la vie familiale et sociale (effets sur la sexualité, effets invalidants des diurétiques liés à l’augmentation de l’excrétion urinaire, fatigue retentissant sur la qualité de vie). La plupart des hypertendus interviewés sont de grands lecteurs de notices accompagnant les médicaments dans lesquelles ils cherchent principalement les effets indésirables pour s’y préparer ou éventuellement les prévenir. La lecture de la notice donne au patient un rôle actif dans la gestion de son traitement. Principale (et parfois seule) source d’informations sur les médicaments des interviewés, elle participe à l’appropriation des médicaments par la connaissance des effets secondaires. Elle permet aux individus de relier leur propre expérience sur les médicaments au savoir biomédical. L’acquisition d’un appareil d’automesure tensionnelle répond à cette même recherche de savoir sur son propre corps et sur sa maladie. Les patients l’utilisent pour vérifier la réalité d’une hypertension artérielle, pour tester leurs hypothèses sur les liens de causalité entre les symptômes ressentis et les chiffres tensionnels, pour trouver des facteurs déclenchant aux élévations de la pression artérielle. Le savoir acquis par l’information, l’expérience et l’expérimentation permet aux patients un contrôle profane du facteur de risque cardiovasculaire que constitue l’hypertension artérielle. Assurer la continuité du traitement Les données ethnographiques révèlent également des stratégies personnelles d’ajustement du traitement pour éviter des accidents d’observance ou des ruptures de stocks pour les médicaments conditionnés sous SSS-06-07 4/06/07 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 20 9:29 Page 20 ALINE SARRADON-ECK la forme de boîtes de 28 comprimés (16). En effet, la temporalité de la prescription est perçue, par les patients et par les médecins (17), à travers un cadre de référence culturel qui est le mois calendaire, et non la semaine. Le conditionnement des médicaments sous la forme de boîtes de 28 comprimés est alors vécu comme une contrainte exercée sur l’individu obligé de régler son comportement sur un « temps » qui n’est plus celui de sa société, mais celui d’une institution sociale dont il ne comprend pas la règle et qu’il juge « ridicule » ou « débile » (18). Nous avons recueilli de nombreux discours d’incompréhension, mais surtout des déclarations d’interruptions de 2 à 3 jours de traitement par mois. En effet, certaines personnes manquent de comprimés en fin de traitement. D’autres, anticipant la fin du « mois » de traitement, suspendent leur traitement un ou deux jours par mois : « Moi j’ai mon truc, je n’en prends pas le 15... et le 30 » (femme, 70 ans, employée). Cette adaptation du découpage médical du traitement (28 jours) au rythme mensuel traditionnel des individus est une autre « tactique » (au sens de De Certeau, 1998) pour s’approprier l’objet-médicament. Le mode de conditionnement génère aussi d’autres pratiques plus ou moins « bricolées » avec la complicité de l’entourage et des professionnels de santé comme des délivrances de traitement sans ordonnance de la part des pharmaciens, des doublements de posologies par les médecins, des stockages de boîtes de réserve (19). De plus, l’hypertension artérielle nécessitant un traitement prolongé (souvent pendant toute la vie) alors qu’elle n’occasionne ni gène, ni handicap, cela génère chez certains patients des interruptions temporaires de traitement : « Des fois je le prends le soir, avant de me coucher, si je l’ai (16) Certains hypotenseurs sont conditionnés en boîtes de 28 comprimés, correspondant à 4 semaines de traitement. Cette manière de conditionner les médicaments vient des États-Unis où les médecins prescrivent les traitements en « semaines », et non en « mois » comme c’est l’habitude en France. Mais d'autres médicaments restent conditionnés en boîtes de 30 comprimées ou plus. (17) Un seul médecin dans notre étude convoque ses patients tous les 28 jours (ou un multiple de 28 jours), les autres donnant leur rendez-vous tous les « mois » (ou un multiple du « mois »). (18) Le « temps » des médicaments de 28 jours évoque le calendrier lunaire comme le laisse penser cette réflexion ironique d’un hypertendu : « Il y a des boîtes de 10 et des boîtes de 15. Moi, je n'ai pas de boîtes de 28, ça c'est pour les femmes ! » (homme, 73 ans, employé). (19) Ces pratiques non conformes aux « bonnes pratiques » peuvent avoir des conséquences en santé publique (utilisation de médicaments périmés, risque d’erreur de posologies) et en économie de la santé (gaspillage). SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 21 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. LE SENS DE L’OBSERVANCE 21 oublié, parce que des fois on n’y pense pas. Celui qui est réellement malade, qui a besoin d’un médicament, il y pense, lui. Mais là, je n’ai jamais eu de problèmes avec la tension » (homme, 80 ans, musicien). Pour d’autres, l’absence de symptômes rend plus contraignante la consultation de renouvellement de l’ordonnance. La contrainte sera perçue d’autant plus grande que la personne est en activité professionnelle. Dès lors, ceux qui ressentent négativement l’obligation de se rendre tous les mois à la pharmacie pour renouveler leur traitement ou la consultation médicale de renouvellement d’ordonnance, interrompent parfois volontairement (temporairement ou de manière prolongée) leur traitement. L’observance et la relation médecin-patient Notre perspective n’est pas ici d’analyser l’interaction soignant-soigné qui est, depuis les travaux de Haynes et al. (1979), considérée comme un des déterminants de l’observance. Nous avons tenté d’interroger le rapport du malade au médicament en tant que « rapport informationnel et symbolique au médecin et à la médecine » (Morin, 2001 : 11), ainsi que celui du médecin au médicament comme un élément de sa culture professionnelle. Nous ne l’avons pas analysé dans les affects et les processus transférentiels de l’interaction clinique, mais à partir de la notion d’observance et de ce qu’elle représente pour chaque partenaire de la relation. L’observance du point de vue du médecin Si les médecins attribuent majoritairement les « oublis » de prise à des troubles cognitifs, ils ont des interprétations des interruptions de traitement (caractère asymptomatique de l’hypertension artérielle, manque de rationalité, manque de considération pour la préservation du « capital santé ») qui témoignent de leur postulat d’une rationalité uniquement fondée sur la logique coût/bénéfice. D’autres interprétations — le « déni », la « dépression », une « personnalité immature », la négligence — témoignent d’une lecture en termes psychopathologiques de la non-observance. Comme l’a montré Leeber (1997) dans un autre champ de la pathologie (cancérologie), l’observance insuffisante rapportée à des processus psychologiques (troubles de la personnalité, troubles de l’adaptation, SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 22 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 22 ALINE SARRADON-ECK volonté entravée) est examinée par les soignants pour ce qu’elle révèle du patient, et non pour ce qu’elle dit de ce que le patient subit (20). Les échecs rencontrés par les médecins dans l’éducation à la santé (observance thérapeutique et observance des règles hygiéno-diététiques) sont vécus difficilement par certains médecins qui se situent dans le « pôle relationnel » (21) de la pratique médicale car ils « faussent la relation », dès lors que le patient introduit un désordre en ne respectant pas les règles habituelles de l’interaction (la compliance). L’observance apparaît alors, selon ces médecins, comme une condition nécessaire à l’instauration d’une relation médecin-malade et non sa conséquence. Mais les entretiens des médecins et l’observation des consultations montrent que l’observance est surtout un enjeu majeur de la relation médecin-patient parce qu’elle peut ébranler la configuration identitaire professionnelle du généraliste. Nous avons ainsi décrit deux « formes identitaires » (Dubar, 2002), deux « figures » retrouvées à des niveaux divers chez tous les médecins étudiés (22). Le médecin de famille Les généralistes déclarent connaître les niveaux d’observance thérapeutique de leurs patients. Ils utilisent différentes stratégies pour évaluer l’observance dont la plus courante est la ponctualité du renouvellement de l’ordonnance. Mais l’interrogatoire du patient par le médecin reste pour ces derniers le meilleur outil d’évaluation. Ceux-là ont la certitude de « bien connaître » leurs patients —« Je les connais et sincèrement je sais s’ils les prennent bien, s’ils les prennent mal » — et de pouvoir deviner la réalité cachée. Nous avons montré dans une autre étude (Sarradon-Eck et al., 2004a) que les médecins généralistes sont socialisés dans un idéal relationnel qui leur fait revendiquer une proximité avec leurs patients et (20) Nous avons ainsi observé, dans les formations continues des généralistes, que les discussions autour de cas cliniques d’observance insuffisante (thérapeutique ou diététique) se focalisaient sur la personnalité du patient, sur son histoire et sur sa relation avec le médecin. La recherche d’une explication de l’observance insuffisante interroge uniquement le « fonctionnement » du patient, mais jamais son expérience « sociale » de la maladie et des traitements, ni la signification sociale de ses conduites. (21) Les professionnels de santé oscillent entre le paradigme scientifique et le paradigme relationnel (Aïach et al., 1994). Pour une analyse de cette dualité chez les médecins généralistes, voir Membrado (1993). (22) Il ne s’agit pas d'une typologie, mais de tendances dégagées par notre analyse sur lesquelles aucun médecin ne se calque dans l’absolu. SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 23 LE SENS DE L’OBSERVANCE 23 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. des relations privilégiées avec eux. Les médecins qui se définissent comme des « médecins de famille » valorisent les « relations humaines » et une connaissance approfondie et intime de la vie de leurs patients (être un « confident » au point de « faire partie de la famille ») avec lesquels ils ne se contentent pas d’échanges strictement professionnels. Dès lors, la volonté ou la certitude de « tout savoir » sur leur patient (y compris son niveau d’observance) n’est pas une attitude d’autorité, mais la recherche d’une confirmation de leur identité de médecin de famille. L’expert Lorsque le médecin est mis en échec dans son action thérapeutique du fait de l’inefficacité des traitements prescrits, il met souvent en cause le patient (en lui assignant un statut de « mauvais observant ») ce qui lui permet de conserver son rôle d’expert et le contrôle de la décision thérapeutique. Cette attitude n’est pas généralisable à tous les médecins rencontrés, mais nos observations de consultations et de sessions de formation médicale continue de généralistes, comme la focalisation de la recherche clinique sur le thème de l’observance, montrent les difficultés des médecins à penser les hypertensions artérielles non-contrôlées autrement que comme une « résistance » implicite du patient. Cette imputation au patient de la responsabilité de l’inefficacité de son traitement s’inscrit dans une conception de la « non-observance » comme une déviance à la norme positiviste d’une médecine fondée sur des données validées de la science (Lerner, 1997). D’ailleurs, certains généralistes utilisent le registre sémantique de la « discipline » pour parler de l’observance, indiquant qu’ils la considèrent comme un comportement d’obéissance du patient à une règle médicale. Un faible niveau d’observance remet en cause la fonction de contrôle de la santé et de ses paramètres dont la société a chargé le médecin, et les règles médicales de la relation thérapeutique. Dès lors, ceux-là conçoivent difficilement que les patients n’entrent pas dans un rapport asymétrique expert-profane dans lequel le patient suit les conseils et les directives du médecin détenteur du savoir pour s’acheminer vers la santé ou la guérison, tel qu’il a été décrit par Parsons (1958). En effet, ils estiment que la proportion de personnes insuffisamment observantes est faible parmi les personnes hypertendues dans leur clientèle. D’autres pensent au contraire que les patients ne suivent pas les traitements selon leurs directives, ou interrompent le traitement. Ces derniers ont alors conscience de l’autonomie du patient et de son pouvoir de dire ou de ne pas dire au médecin ce qu’il fait : « il faut de l’humilité pour être médecin », « le malade a le droit de choisir ». D’autres encore acceptent de considérer la rencontre médecin-patient comme une négociation (au sens de SSS-06-07 4/06/07 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 24 9:29 Page 24 ALINE SARRADON-ECK Strauss, 1992) dans laquelle le médecin doit s’adapter au point de vue du malade (« faire des efforts ») et transférer son savoir (informations, explications) (23). Quelle que soit sa « figure » d’appartenance, le généraliste a été formé dans une logique de l’action (être dans le faire, agir, guérir et non dans le « prendre soin », dans l’accompagnement) qui a pour corollaire un sentiment d’inutilité et d’usure pour les médecins lorsque le patient n’adhère pas au modèle biomédical. Face aux conduites d’observance insuffisante de leurs patients, les généralistes se perçoivent alors « dans le rôle d’observateur et non dans celui d’exécuteur, ou d’opérateur ». Les discours d’échec concernant le traitement, qui s’expriment dans un langage métaphorique de la « perte de contrôle » (« naufrage », « dérive », dérapage) de la situation du patient et de la relation thérapeutique (24), traduisent une représentation du rôle de médecin comme un « guide » ou un « capitaine ». Face à cet effacement du contrôle professionnel par le contrôle profane qui porte atteinte à leur identité professionnelle, certains médecins procèdent à des étiquetages à connotation négative (25) envers ces patients « non-compliants », « qui n’en font qu’à leur tête », « qui décrochent de la démarche », dont il n’a « rien à (en) tirer ». Ceux-là, dans leurs discours ou leur dialogue avec les patients, expriment une conception de leur rôle en matière d’éducation à la santé qui est d’imposer des normes sanitaires et des normes de vie, de « cadrer » le patient et de limi- (23) Par exemple : « C'est clair que, au niveau du grand changement global, on est passé de la médecine où le médecin avait uniquement à dire “c’est ça, point final”, et puis tout le monde disait “amen”, à une médecine où maintenant, moi, je ressens le besoin d’avoir à expliquer, à convaincre, négocier les choses » (homme médecin, 46 ans). (24) Par exemple : « Je suis en échec total », « Je suis devant un mur », « Je suis désarmé devant ce qui va au naufrage », « Le médecin devient spectateur de la dérive de son patient », « À quoi ça sert tout ce que je fais ? », « C’est un malade ingérable, je n’arrive rien à faire comprendre, c’est un échec complet, pourtant j’ai 30 ans d’expérience ». Ces discours ont été recueillis lors de séminaires de formation continue auxquels nous avons participé sur le thème de l’éducation du patient. Les organisateurs (médecins généralistes) de ces séminaires avaient demandé explicitement aux médecins participants de rapporter des situations cliniques dans lesquelles ils se percevaient en échec dans leur éducation à la santé. Nos observations ne concernent pas le contenu de ces « échecs », mais la manière de les exprimer et leurs significations. (25) Voire injurieux : « Il y a les gens tordus, et aussi les gens coincés, les chiants : ça n’a pas marché, ça ne marchera pas… » (médecin homme, 43 ans). SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 25 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. LE SENS DE L’OBSERVANCE 25 ter sa « liberté » à choisir son comportement en matière de santé et de maladie, montrant alors leur difficulté à penser le patient comme « sujet », acteur libre et déterminé de sa vie (Lecorps, 2004). D’autres admettent que les comportements des malades face à leurs traitements sont aussi « des espaces de liberté » pour eux-mêmes. Nous voyons là l’épaisseur des contradictions entre un discours public qui prône l’autonomie du patient dans sa prise en charge (voire la compétence profane), et les pratiques médicales qui n’accordent cette autonomie qu’en échange d’une acceptation de l’expertise et de l’autorité médicale. Les patients suffisamment observants se verront a contrario attribuer des qualificatifs positifs : « Au point de vue observance et tout, elle est parfaite » (médecin homme, 44 ans). Ils induisent chez les médecins des attitudes de sollicitude et de bienveillance (voire de sympathie), l’observance étant une « valeur ajoutée » attribuée au « bon » malade. L’observance du point de vue du patient Les absences volontaires de prises décrites plus haut, ou les oublis involontaires de comprimés évoqués par les patients au détour d’une phrase (« peut-être une ou deux fois dans le mois », « celui du matin ou celui du soir »), ne sont pas considérés par les malades comme une entorse aux prescriptions médicales. Les hypertendus interviewés ne définissent pas l’observance en termes de seuil ou de doses de médicaments ingérés. Le terme observance n’apparaît d’ailleurs jamais dans leur discours. Pour décrire leurs pratiques médicamenteuses et le suivi de l’ordonnance, ils utilisent les expressions « être sérieux » ou « faire attention ». « Être sérieux », c’est donner à l’hypertension artérielle un statut de maladie ou, du moins, de trouble suffisamment grave pour justifier d’un traitement médical et s’engager à suivre ce traitement. La formule « on se soigne » est également utilisée par les individus pour signifier à la fois leur niveau élevé d’observance médicamenteuse, leur adhésion au système biomédical et à la notion de préservation de la santé par des comportements conformes aux normes médicales. Ces locutions témoignent d’un modèle de conduite du « bon malade » que les patients pensent devoir adopter pour coller à l’image du malade idéal attendu par les médecins. Ainsi, lorsqu’ils veulent nous dire qu’ils ne suivent pas exactement les directives médicales, ils utilisent l’expression « je suis un mauvais malade ». Dans les discours des interviewés, le « mauvais malade » est celui qui ne s’occupe ni de sa santé, ni de savoir quels sont les médicaments qu’il prend, ni leur mode d’action. L’image valorisée dans les entretiens est celle du SSS-06-07 4/06/07 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 26 9:29 Page 26 ALINE SARRADON-ECK « bon malade » prenant ses médicaments « sans jamais les oublier », « régulièrement », « sérieusement ». La suspicion d’observance insuffisante de la part des médecins face aux hypertensions artérielles non contrôlées par les médicaments est mal acceptée par les patients car elle témoigne d’un manque de confiance du médecin à l’égard du patient. En effet, l’observance renvoie, dans le discours des hypertendus, à une relation médecin-malade empreinte de la soumission et de l’obéissance à l’égard du médecin qui détient le savoir : « Je suis assez obéissant (...) S’il fallait en prendre plus, ce serait plus contraignant, mais s’il (le médecin) augmente ses doses, j’obéirai. C’est lui qui décide, c’est pas moi. Je lui fais confiance » (homme, 64 ans, employé). Ces discours font écho aux analyses de Fainzang (2001a) selon lesquelles la question posée par le suivi de l’ordonnance — l’observance selon la dénomination biomédicale — renvoie en partie à la soumission aux ordres qu’elle contient. Elle rappelle avec Dagognet que le mot « ordonnance » renvoie au mot « ordre » et « ordonner », lequel est « d’abord un terme juridique, signifiant la promulgation des décisions qui ont force de loi » (Dagognet, 1994). La prescription écrite (l’ordonnance) a une connotation coercitive à laquelle les patients sont sensibles lorsqu’ils y répondent dans le registre de l’obéissance et de la soumission à la décision médicale : « Maintenant je suis bien rentré dans l’ordre. Je passe ma visite quand on me l’ordonne et tout et tout » (homme 66 ans, agriculteur). Le suivi de l’ordonnance, abordé du point de vue du patient, souligne la nature des rapports sociaux médecin-patient qui restent des rapports asymétriques pour une partie de la population. Néanmoins, l’obéissance n’exclut pas la négociation, et plusieurs hypertendus (26) nous ont décrit des situations où le patient a négocié la décision (sur le fait de l’adresser à un spécialiste ou sur le médicament prescrit) en imposant parfois son point de vue au médecin. Les patients expriment aussi des insatisfactions concernant le manque d’informations fournies par les médecins sur le mode d’action des médicaments ou sur leurs effets indésirables. Ils justifient cette insuffisance d’information par le manque de temps dont le médecin dispose. Cependant, en disculpant ainsi les médecins, ils écartent d’autres facteurs comme la distance sociale, la directivité ou le paternalisme des médecins dans l’interaction médecin-malade, souvent objectivés par les sciences sociales. (26) Le groupe de répondants est trop faible pour que nous puissions dégager des profils en fonction de l’âge, du genre ou des caractéristiques socio-économiques. SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 27 LE SENS DE L’OBSERVANCE 27 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. La confiance Selon les interviewés, la soumission à l’autorité médicale ne peut exister en dehors d’une « relation de confiance » qui définit, pour les médecins observés comme les hypertendus (27), la nature de la relation médecin-malade, ce qui ne signifie pas que la confiance soit le seul élément structurant les rapports sociaux entre médecins et malades et n’exclut pas des ressentis négatifs mutuels. La relation de confiance est néanmoins, en France, un schème culturel qui codifie les comportements des partenaires de la relation et leur permet d’interpréter les conduites (28). Dès lors, les discours recueillis décrivent explicitement ou « en creux » un idéal relationnel que la plupart connaissent ou aspirent à connaître, dans lequel la confiance est à la fois le résultat d’une relation interpersonnelle et la condition sine qua non de l’adhésion thérapeutique et de l’observance. La notion de confiance est, dans les discours des hypertendus, une notion complexe et polysémique. Elle comprend la compétence professionnelle du médecin, évoquée par les patients qui sont attentifs au savoir de ce dernier, à son expérience professionnelle et à sa rigueur scientifique. Elle ne se réduit pas seulement à cela, et les entretiens décrivent le « bon médecin » comme un expert attentif et consciencieux qui est aussi disponible, sachant écouter, désintéressé financièrement, ayant des qualités humaines comme la gentillesse ou la sympathie. À l’opposé, les discours des patients sur la confiance désignent les caractéristiques du « mauvais médecin » : négligence, manque de disponibilité, intrusion dans la vie privée, absence d’altruisme et relation marchande. Cette conception du rôle et des qualités du médecin s’inscrit dans une représentation populaire du (27) Quarante-et-une personnes sur 68 se sont exprimées sur ce thème (24/39 femmes, et 17/39 hommes). Leurs discours sont très homogènes. Au début de l’étude, nous pensions que cette homogénéité pouvait résulter d’un biais de sélection des personnes interviewées, rencontrées par l’intermédiaire de leurs médecins traitants (n = 43), euxmêmes opérant une sélection plus ou moins consciente des hypertendus « à interviewer ». Nous avons alors réalisé d’autres entretiens auprès d’hypertendus (n = 25) recrutés par la méthode de « proche à proche », sans l’intermédiaire du médecin. Dans ce second groupe, nous avons effectivement recueilli plus de discours négatifs envers les médecins, mais ceux-ci dessinent « en creux » une relation idéale basée sur la confiance. (28) Rappelons que la relation médecin-malade est définie dans le Code de déontologie médicale comme une relation de confiance. SSS-06-07 4/06/07 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 28 9:29 Page 28 ALINE SARRADON-ECK « médecin de famille » (29), retrouvée dans les relevés ethnographiques, dans laquelle il est d’abord le médecin « de toute la famille », soignant les personnes à tous les âges de la vie, dans une proximité avec ses patients telle qu’il est perçu parfois comme un membre de la famille ou un ami, signifiant que le patient le fait entrer dans sa vie : « C’est plus qu’un docteur pour moi, c’est un ami. Je lui fais mes confidences » (femme, 76 ans). La relation avec le médecin est alors une relation personnalisée et prolongée : « Et puis toute ma famille était soignée par mon ancien médecin traitant. Cela fait 15 ans qu’elle me soignait. Et puis le médecin de campagne (...) arrive mieux à cerner ses malades qu’en ville parce qu’il les voit dans leur contexte » (femme, 63 ans, commerçante dont le généraliste a cessé son activité). Balint (1960) a qualifié l’histoire qui se construit entre les deux protagonistes de la relation de « compagnie d’investissement mutuel » dans laquelle le double capital (affectif et connaissance de l’individu dans son environnement) acquis par le médecin et le malade de manière réciproque aboutit à l’obtention d’une confiance mutuelle. Dans l’interaction médecin-patient, qu’elle s’inscrive dans un modèle paternaliste ou dans celui de la décision partagée, les médicaments participent à des échanges d’ordre symbolique. En effet, comme l’écrivent Van der Geest et Whyte « ils facilitent, façonnent et renforcent les relations sociales, car ils expriment et confirment l’amitié, le dévouement et la sollicitude, particulièrement dans la rencontre entre un médecin et son patient » (Van der Geest et Whyte, 2003 : 102). À travers la prescription, le praticien transfère au patient le pouvoir de guérir, tout en matérialisant par le médicament la relation médecin-patient (voir aussi Collin, 2002). Néanmoins, l’observance n’est pas qu’une forme de gratification symbolique objectivant la confiance accordée au médecin, autant qu’une soumission à l’autorité médicale. L’adhésion au traitement et un niveau élevé d’observance ont également une dimension de « concession » par le patient à l’expertise médicale et à la responsabilité professionnelle du médecin mise en évidence par Collin (2003). En effet, certains hypertendus soulignent qu’ils n’ont pas d’autre choix que celui d’accorder leur confiance au praticien. (29) Cette représentation du médecin traitant comme le « médecin de famille » est prégnante dans notre enquête effectuée en zone rurale et semi-rurale (où le généraliste est aussi appelé « médecin de campagne »), auprès d’une population « âgée » et habituée à voir régulièrement un médecin, mais ne peut pas être généralisée à l’ensemble de la population française. SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 29 LE SENS DE L’OBSERVANCE 29 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Conclusion Le suivi de l’ordonnance, dans les pathologies chroniques ou les traitements prolongés, est un processus complexe qui associe l’appropriation du médicament par le malade et son intégration dans le quotidien, la personnalisation et la fidélisation au médicament. Il intègre aussi la fidélisation au médecin et objective la relation de confiance du patient envers lui, la reconnaissance de son rôle d’expert et de médecin de famille. Mais il compose aussi avec des facteurs externes au malade, au médicament et à la relation thérapeutique, ainsi qu’avec les dimensions symboliques du médicament. Pour les médecins, leurs conceptions de la notion d’observance, de leur rôle et de leur mission d’éducation à la santé reflètent une idéologie de l’action et de l’utilitarisme, et les valeurs de bienveillance et de responsabilité qui imprègnent la culture médicale. Elles entrent en conflit avec les valeurs sociétales phares d’autonomie de la personne et de maîtrise de soi expliquant le malaise des médecins face au contrôle profane des traitements. Car, dans son quotidien, l’hypertendu a une régulation autonome de son traitement. Celle-ci répond à des logiques d’expérimentation, de maîtrise des risques pour la santé, de maîtrise du corps et du traitement, de contrôle des effets indésirables, de contrôle de l’ingestion, de limitation des contraintes imposées par la prescription (renouvellement de l’ordonnance), de continuité du traitement (conditionnement des médicaments), d’intégration sociale, d’automatisme et de routinisation. À l’instar de l’objet-médicament, le suivi de l’ordonnance et sa réinterprétation sont des analyseurs de la gestion du quotidien, du rapport de l’individu à son corps et à la maladie, et de la relation soignant-soigné. Remerciements Cette recherche a bénéficié d’une aide de la Caisse nationale d’assurance maladie. Je remercie Murielle Faure, Marie-Anne Blanc et Marc Egrot pour leur contribution à cette recherche, ainsi qu’Alice Desclaux et les deux lecteurs anonymes de la revue pour leur lecture attentive et leurs précieux commentaires sur ce texte. SSS-06-07 4/06/07 30 9:29 Page 30 ALINE SARRADON-ECK Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ANAES, 2000, Recommandations pour la pratique clinique. Prise en charge des patients adultes atteints d’hypertension artérielle, www.anaes.fr. Aïach P., Fassin D., Saliba J., 1994, Crise, pouvoir et légitimité, In : Aïach P., Fassin D., eds, Les métiers de la santé. Enjeux de pouvoir et quête de légitimité, Paris, Anthropos, 9-42. Ankri J., Le Disert D., Henrard J.C., 1995, Comportements individuels face aux médicaments, de l’observance thérapeutique à l’expérience de la maladie, analyse de la littérature, Santé Publique, 4, 427-441. Ankri J., Collin J., Pérodeau G., Beaufils B., 2002, Médicaments psychotropes et sujets âgés : une problématique commune France-Québec ?, Sciences Sociales et Santé, 20, 1, 35-61. Balint M., 1960, Le médecin, son malade et la maladie, Paris, PUF. 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Ethnography of medication practices in hypertensive patients The study of patients experience of anti-hypertensive drugs shows the impact of various social and symbolic logics. Its allows to understand how people’s medication practices are set up. Adherence to prescription relies on a logic of imputation (about the instrumental cause of high blood pressure, about side effects), a logic of appropriation (related to loyalty to treatment, testing, and integration in everyday life), a logic of self-regulation (continuity of treatment, body control and medication control). Adherence is analyzed in patient-practitioner relationship as a submission to medical authority. It may also be considered as an indicator of trust in doctors. It is also a locus of consolidation for professional identity of general practitioners. SSS-06-07 4/06/07 9:29 Page 36 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 36 ALINE SARRADON-ECK RESUMEN El sentido de la observancia. Una etnografía de las prácticas relativas al uso de medicamentos hipotensores El estudio de la experiencia de los tratamientos hipotensores revela las lógicas plurales, sociales y simbólicas, que permiten comprender la construcción cultural de las prácticas relativas al uso de medicamentos. El mayor o menor respeto de la prescripción médica responde a lógicas de imputación (mecanismo causal de la hipertensión arterial, efectos indeseables de los medicamentos), a lógicas de apropiación (fidelización al tratamiento, experimentación, integración del tratamiento en la vida cotidiana) y a lógicas de autorregulación (continuidad del tratamiento, control del cuerpo y del tratamiento). La observancia es analizada, en la relación médico-paciente, como un comportamiento de sumisión a la autoridad médica, pero también como una manera de objetivar la relación de confianza y de reafirmar la identidad profesional de los médicos internistas.