* Aline Sarradon-Eck, anthropologue, CReCSS (Centre de Recherche Cultures, Santé,
Sociétés), Université Paul-Cézanne, (Aix-Marseille,U3), MMSH, 5, rue du Château de
l’Horloge, BP 647, 13094 Aix-en-Provence Cedex 2, France ;
Sciences Sociales et Santé, Vol. 25, n° 2, juin 2007
Le sens de l’observance. Ethnographie
des pratiques médicamenteuses
de personnes hypertendues
Aline Sarradon-Eck*
Résumé. L’étude de l’expérience des traitements hypotenseurs met au
jour les logiques plurielles, sociales et symboliques, permettant de com-
prendre ce qui construit culturellement les pratiques médicamenteuses
des individus. Le suivi de l’ordonnance répond à des logiques d’imputa-
tion (mécanisme causal de l’hypertension artérielle, effets indésirables
des médicaments), des logiques d’appropriation (fidélisation au traite-
ment, expérimentation, intégration du traitement dans la vie quotidienne)
et des logiques d’autorégulation (continuité du traitement, maîtrise du
corps et du traitement). L’observance est analysée dans la relation méde-
cin-patient comme un comportement de soumission à l’autorité médicale,
mais aussi comme une manière d’objectiver la relation de confiance et de
renforcer l’identité professionnelle des généralistes.
Mots-clés : hypertension artérielle, relation médecin-patient, adhésion
thérapeutique.
doi: 10.1684/sss.2007.0201
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Au cours des trois dernières décennies, les traitements antihyperten-
seurs ont permis une nette diminution des accidents vasculaires cérébraux
et des accidents coronaires. Cependant, les cliniciens sont souvent
confrontés à des hypertensions artérielles non-contrôlées (1), posant à la
fois un problème clinique, un problème de santé publique, en raison de
leurs risques de complications cardiovasculaires, et un problème écono-
mique car elles peuvent conduire à une inflation des prescriptions
(ANAES, 2000). Elles interrogent aussi les niveaux de l’observance thé-
rapeutique (2) des personnes hypertendues (3). En effet, l’observance aux
hypotenseurs est considérée, du point de vue biomédical, comme « mau-
vaise » (Girerd et al., 1998 : 197). Dès lors, de très nombreux travaux cli-
niques et épidémiologiques se sont attachés à évaluer l’observance aux
hypotenseurs, procédure complexe et discutable (4) qui mesure le degré
d’observance à un temps T du traitement. Dans une approche prédictive,
des facteurs limitant l’observance (caractéristiques sociodémographiques,
facteurs liés aux traitements et à sa prise, facteurs psychologiques) ont été
recherchés.
(1) L’objectif du traitement est actuellement, selon les recommandations de l'ANAES
(2000), d’abaisser la pression artérielle en dessous de 140/90 mmHg chez les person-
nes de moins de 60 ans, et en dessous de 160 mmHg chez les personnes de 60 à 80 ans
indépendamment de la pression diastolique. En France, une étude en cours de la
CNAMTS suggère que, pour 47 % des personnes hypertendues traitées en 2000, béné-
ficiant de l’exonération du ticket modérateur pour hypertension artérielle sévère, le
contrôle tensionnel n’est pas atteint (Guilhot et al., 2002).
(2) Nous entendons par observance thérapeutique le degré d’application des prescrip-
tions médicales par le malade : posologie, nombre de prises, horaires des prises, durée
du traitement, recommandations corrélées. L’observance est quantifiée en pourcentage
exprimant le degré ou le niveau d’observance du malade.
(3) De récentes études cliniques suggèrent que l’observance insuffisante des traite-
ments hypotenseurs serait responsable de deux tiers des hypertensions artérielles non
contrôlées (Wuerzner et al., 2003)
(4) Quantifier l’observance nécessite que l’on fixe un taux seuil en dessous duquel, soit
le traitement n’est plus efficace, soit des complications apparaissent (pharmacorésis-
tance, par exemple). Ce seuil n’a pas fait l’objet d’étude précise pour les traitements
hypotenseurs. Il est classiquement admis dans la littérature, depuis les travaux de Haynes
et al. (1976), que le seuil minimal d’observance thérapeutique pour obtenir un contrôle
de la pression artérielle est de 80 % de la dose de médicaments ingérés. Mais cette défi-
nition d’un seuil de l’observance de 80 % est reconnue arbitraire, ne s’appuyant pas suf-
fisamment sur des corrélations avec la mesure de la pression artérielle (Ebrahim, 1998).
De plus, elle ne tient pas compte des nouvelles formes galéniques (monoprise, libération
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Les analyses historiques de la littérature médicale sur l’observance
de Trostle (1988) et, plus récemment, de Lerner (1997), montrent que les
approches médicales du respect de l’ordonnance, qui se justifient par des
préoccupations cliniques ou de santé publique, sont traversées par des
dimensions symbolique, idéologique et économique. Ces auteurs souli-
gnent que l’histoire du concept d’observance (compliance) reflète celle de
l’exercice du monopole professionnel d’un pouvoir et d’un contrôle dans
le domaine de la santé et des soins, et renvoie à une idéologie de l’auto-
rité des médecins et des professionnels de santé (Trostle, 1988). Ainsi, le
concept d’observance traduit la norme de comportement que le malade
doit adopter face à la prescription médicale, la non-observance étant alors
une déviance (Donovan et Blake, 1992) et l’étiquette « non-observant »
est invariablement critique et porteuse de jugement normatif (Lerner,
1997).
Les sciences sociales ont porté un regard critique sur l’approche
médico-centrée de l’observance. Par exemple, Ross (1991) a montré que
la mise en cause du patient « non-observant » est une simplification qui
occulte un défaut de communication soignant-soigné et un manque de
connaissance de la part des soignants des difficultés rencontrées par les
patients dans le suivi des traitements. Desclaux (2003) a montré l’impor-
tance, au Sénégal, des déterminants institutionnels (approvisionnement en
médicaments, fonctionnement des services, modalités de suivi des
patients, cultures professionnelles) dans l’inobservance des antirétrovi-
raux. Plus généralement, les recherches en sciences sociales sur l’obser-
vance thérapeutique (et notamment depuis l’épidémie de sida) ont montré
les limites des « hypothèses mécanistes et simplificatrices qui voudraient
prédire et contrôler de manière stable et définitive le rôle de facteurs iso-
lés sur le comportement d’observance » (Morin, 2001 : 17). Elles ont
insisté sur la complexité et la variabilité de la relation entre les facteurs
sociaux ou culturels et le degré d’observance (Chesney et al., 2000), et sur
le caractère dynamique de l’observance au cours du temps « se modulant
en fonction du vécu autour du traitement » (Spire et Moatti, 2000).
À la suite des travaux de Conrad (1985) et dans une approche cen-
trée sur le patient, une partie des sciences sociales considère les divers
prolongée), ni des nouvelles molécules apparues depuis. Elle ne précise pas l’intervalle
minimal entre deux prises (une personne qui prendrait son traitement 8 jours sur 10, ou
24 jours consécutifs avec un arrêt de 6 jours consécutifs par mois est-elle suffisamment
« observante » ?). Elle ne précise pas, pour les bi- ou trithérapies, le seuil nécessaire pour
chaque hypotenseur. Il est ainsi difficile de mesurer « l’observance » des hypotenseurs,
et ses déterminants, alors que sa définition reste imprécise et arbitraire.
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degrés d’observance comme des stratégies propres qui régulent le rapport
des patients au médicament dans la vie quotidienne et leur consommation
médicamenteuse (Collin, 1999, 2002, 2003 ; Haxaire 2002 ; Lerner,
1997). Elles étudient les « pratiques médicamenteuses des malades » afin
de comprendre le sens du traitement pour le malade (Conrad, 1985), et
elles analysent l’expérience du traitement pour ce dernier (Ankri et al.,
1995 ; Desclaux, 2003 ; Wallach, 2004). Dans cette approche, il ne s’agit
pas de savoir quels sont les « bons » ou « mauvais » observants, mais de
«comprendre à quelles conditions sociales et culturelles se réalise ou non
le suivi de l’ordonnance » (Fainzang, 2001a : 34)
L’expérience des médicaments
Les premiers travaux en anthropologie du médicament, réalisés dans
les pays du Sud, ont montré, d’une part, que l’efficacité du médicament
faisait l’objet d’une construction culturelle (Etkin, 1988) et, d’autre part,
que les médicaments étaient aussi des marchandises et des objets sociaux
porteurs de significations multiples (Van der Geest et Whyte, 2003). Dès
lors, l’anthropologie du médicament questionne la place et le sens de l’ob-
jet-médicament dans le quotidien des malades et des soignants. Elle étu-
die les aspects relatifs au vécu des traitements, aux perceptions de leur
efficacité et de leurs effets secondaires, aux logiques sous-jacentes à l’au-
tomédication, à la sous-consommation ou à la surconsommation médica-
les et aux réinterprétations de l’ordonnance, en analysant les variations
locales du rapport entre le « médicament signifié et interprété par le
patient », la réalité de ses effets biologiques, et le « médicament socia-
lisé » (Desclaux et Levy, 2003 : 11).
Dans les pays occidentaux, des travaux ont aussi montré que le mode
d’action des médicaments, leurs indications, leur efficacité et leurs effets
indésirables sont pensés par les usagers de la biomédecine selon des repré-
sentations culturelles du corps et de la physiologie (Blumhagen, 1980 ;
Britten, 1996 ; Fainzang, 2001a ; Haxaire, 2002 ; Helman, 1978 ; Heurtin-
Roberts et Reisin, 1992). Ces conceptions (mode d’action, efficacité,
effets indésirables) sont confrontées aux représentations collectives et
symboliques du médicament communes aux produits de la pharmacologie
moderne (Collin, 2002) ou spécifiques à chaque classe thérapeutique, et
réinterprétées dans le cadre des relations dynamiques entre les individus,
le système de soins et le corps social (Ankri et al., 2002 ; Collin 1999,
2002, 2003 ; Haxaire, 2002 ; Sow et Desclaux, 2002b).
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Dans cette perspective compréhensive, nous avons conduit une étude
ethnographique sur l’expérience des hypotenseurs par des hypertendus
(5), d’octobre 2002 à avril 2004, dans le Sud-Est de la France, en zone
rurale. L’enquête a associé des entretiens semi-directifs avec 68 personnes
traitées pour hypertension artérielle et une étude du discours d’une partie
de ces personnes (45) en situation de soins (consultation médicale). La
répartition des 68 personnes interviewées selon le genre (39 femmes et
29 hommes), et l’âge (de 40 à 95 ans, 52 d’entre eux ayant plus de 60 ans)
correspond à la prévalence de ce dysfonctionnement dans la population
française (Duhot et al., 2002). La plupart des personnes bénéficiaient de
l’exonération du ticket modérateur pour une affection de longue durée
(hypertension artérielle seule ou associée à d’autres pathologies) et toutes
étaient traitées à la date de l’enquête depuis plus d’un an. Notre approche
étant compréhensive, nous n’avons pas recherché de corrélations entre les
caractéristiques sociodémographiques et économiques (6) du groupe de
répondants et les résultats de l’enquête. Dans les entretiens, nous nous
sommes attachés à comprendre la gestion quotidienne de l’objet-médica-
ment, ses liens avec les représentations de la maladie et du corps, l’expé-
rience sociale du traitement (statut de malade, continuité du traitement et
contraintes sociales et matérielles inhérentes aux traitements).
En France, l’hypertension artérielle étant principalement prise en
charge par les médecins généralistes (Frérot et al., 1999), nous avons
conduit dans le même temps une ethnographie de la consultation de
11 médecins généralistes (3 femmes et 8 hommes), exerçant tous en zone
rurale ou semi-rurale, dans le même secteur géographique que les hyper-
tendus interviewés. Notre souci a été, à l’intérieur d’une unité relative de
la pratique généraliste (soins primaires), de rechercher une diversité (âge,
genre, mode d’exercice seul/groupe, présence/absence de secrétariat,
(5) Cette étude, coordonnée par A. Sarradon-Eck et financée par la CNAMTS, a été
confiée au Programme anthropologie de la santé du CreCSS de l’Université Paul-
Cézanne d’Aix-en Provence. Elle a été menée par A. Sarradon-Eck (PAS/CReCSS),
M. Faure (PAS/CReCSS), M.A. Blanc (LAMES), avec la participation de M. Egrot
(PAS/CReCSS) (Sarradon-Eck et al, 2004b).
(6) La majorité des répondants sont inactifs (retraités ou en invalidité). Ils sont issus
pour la plupart de milieux sociaux équivalents : agriculteurs exploitants : 9 % ; arti-
sans, commerçants, chefs d’entreprise : 16 % ; cadres, professions intellectuelles supé-
rieurs : 9 % ; professions intermédiaires : 7 % ; employés : 50 % ; ouvriers : 9 %. Le
niveau d’étude de la population est majoritairement faible : 79 % ont un diplôme infé-
rieur au baccalauréat, dont 12 % de non-diplômés. Douze pour cent ont un niveau
équivalent au baccalauréat et 9 % ont un diplôme supérieur au baccalauréat.
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