L
a réanimation est une discipline relativement jeune. On peut en effet
dater assez précisément le lieu et la date de sa naissance. Il s’agit du
mois d’août 1952, probablement le 26, à l’Hôpital Blengdham de
Copen hague.1 Les habitants de la ville et sa région souffrent alors de l’une
des plus graves épidémies de poliomyélite qui sévit au cours du vingtième
siècle. Les malades sont admis jusqu’à plusieurs centaines par jour et les
formes sévères ont plus de 80% de mortalité. Il y a débat médical sur ce qui
cause le décès des patients. Alors qu’on allait, quelques années plus tard,
mettre au point des électrodes capables de mesurer ce qu’on appelle main-
tenant les gaz du sang, on ne sait à cette
période que mesurer le taux de bicar-
bonates. La pensée médicale dominan-
te est alors que ces patients décèdent
d’alcalose métabolique sévère comme
le montre le taux élevé de bicarbonates sanguins. Un jeune anesthésiste, le
Dr Bjorn Ibsen, pense lui, contrairement à ses pairs et surtout à ses maîtres,
que le problème est celui d’une hypoventilation alvéolaire avec hypercapnie
et révélé par une compensation rénale entraînant une rétention de bicarbo-
nates. Pourtant, les très rares machines disponibles pour permettre de venti-
ler artificiellement les patients à pression négative péricorporelle, les «pou-
mons d’acier», semblent peu efficaces, ce qui ne semble pas aller dans son
sens. Poursuivant son raisonnement, il décide que la seule manière raison-
nable d’aller de l’avant est de tenter de ventiler ces patients en pression po-
sitive par le biais d’une trachéotomie. Sur une jeune fille ayant sombré dans
le coma, il tente cette trachéotomie et essaye de la ventiler avec un ballon
d’insufflation relié à un conteneur de chaux sodée pour éliminer le CO2. Les
premiers essais sont un échec, ce qui semble de nouveau aller contre ses hy-
pothèses et on pense alors que la jeune fille va mourir. En fait, les sécrétions
broncho-trachéales sont abondantes et gênent l’insufflation. Après avoir aspiré
la trachée, Bjorn Ibsen recommence son insufflation. C’est alors que progres-
sivement la jeune fille se réveille. Elle est sauvée. Il est alors décidé de tra-
chéotomiser les autres patients et de faire appel à tout le personnel disponi-
ble pour assurer 24 h/24 ces dizaines ou centaines de ventilations manuel les.
La mortalité passera en quelques semaines à moins de 15%.2 Mise en route
d’un traitement remplaçant un organe défaillant, présence 24 h/24 d’un person-
nel de soins et de surveillance, raisonnement physiopathologique et néces-
sité de monitorage physiologique : c’est bien la naissance de la réanimation
et des soins intensifs qui apparaît ce jour-là. On peut y rajouter la touche de
génie de l’invention qui, comme bien souvent, consiste à penser en dehors
des dogmes.
Les années suivantes vont être celles d’une époque héroïque durant laquel le
la réanimation sauve des vies en prenant en charge des pathologies circons-
tancielles graves promises au décès : intoxications graves, noyades, paralysies
aiguës… Les premières limites à l’efficacité de cette prise en charge lors de
ces époques pas si lointaines arrivent très rapidement avec des «syndromes»,
médicaux ou chirurgicaux, tels que les défaillances respiratoires graves (le syn-
drome de détresse respiratoire aiguë, décrit en 1967)3 ou les chocs accompa-
gnant le sepsis.4 Malgré des progrès importants en termes d’antibiothérapie
A quoi sert la réanimation
en 2012 ?
«… le génie de l’invention…
qui consiste à penser en
dehors des dogmes …»
éditorial
Revue Médicale Suisse
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14 décembre 2011 2427
Editorial
L. Brochard
P. Jolliet
Laurent Brochard
Service de soins intensifs,
Département d’anesthésiologie,
pharmacologie et soins intensifs
HUG, Genève
Philippe Jolliet
Service de médecine intensive
adulte et Centre des brûlés
CHUV, Lausanne
Articles publiés
sous la direction des professeurs
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ou de traitements spécifiques et l’amélioration fréquemment obtenue chez
les patients de leurs variables physiologiques (gaz du sang, pression arté-
rielle) grâce, entre autres, à de nouvelles techniques de monitoring hémody-
namique,5 le pronostic effroyable de certaines pathologies oblige progressi-
vement les réanimateurs à se remettre en cause et à réfléchir à ce qui dans
leur approche pourrait être plus délétère que bénéfique : on s’aperçoit alors
que normaliser les variables physiolo-
giques a un prix à payer et ne peut pas
être un objectif en soi et qu’il faut adap-
ter le traitement à des compromis phy-
siopathologiques :6 accepter une hypo-
ventilation, voire une hypoxémie relative, ne pas chercher à maximiser le débit
cardiaque ni à toujours maintenir la pression artérielle «normale», et surtout
réfléchir aux effets secondaires et au caractère invasif des traitements admi-
nistrés ou des techniques de surveil lance : ventilation,7 sédation,8 remplissage
vasculaire,9 catécholamines, antibiotiques, cathéters et autres dispositifs in-
vasifs,10 etc. Une recherche clinique et expérimentale très riche a ainsi exploré
ces différentes questions qui ont non seulement fait progresser les approches
cliniques mais aussi apporté énormément de nouvelles connaissances phy-
siopathologiques.11 Une des révolutions de la médecine moderne, l’imagerie,
a également permis au réanimateur d’être moins invasif, d’acquérir plus d’in-
formations et de beaucoup mieux compren dre la physiopathologie. L’échogra-
phie au lit du patient est devenue un ajout indispensable et inévitable d’une
prise en charge clinique, obligeant les réani mateurs à acquérir de nouvelles
compétences.12
Parallèlement, la population admise dans les soins intensifs a évolué : la
prise en charge de patients traités par une médecine de plus en plus spécia-
lisée a rendu indispensable une collaboration étroite avec les spécialistes ou
plutôt les équipes multidisciplinaires prenant en charge ces patients (trans-
plantation, onco-hématologie, nouvelles pathologies infectieuses et patholo-
gies chroniques…), mais aussi prise en charge de patients de plus en plus
âgés et atteints de comorbidités.13 Ce dernier aspect est une des raisons qui
a motivé les réanimateurs à suivre deux approches : la première, évoquée dès
les débuts de la réanimation, est de tenter de définir pour chaque patient le
niveau d’intensité des soins raisonnable en fonction d’un raisonnement global
prenant en compte les possibilités de survie et de qualité de vie ainsi que les
souhaits du patient et, le plus souvent aux soins intensifs, de sa famille ou de
ses proches.14 C’est aujourd’hui un aspect très important de la médecine in-
tensive et ainsi la majorité des décès survenant aux soins intensifs sont désor-
mais anticipés et préparés pour qu’ils se déroulent dans les meilleures condi-
tions possibles comme décrit plus loin dans ce numéro. Enfin, les objectifs du
traitement ont changé. Si la survie des patients reste à l’évidence un objectif,
la qualité de vie ultérieure et les séquelles possibles de la réanimation, phy-
siques et psychologiques, sont aussi devenues une préoccupation impor-
tante qui débute bien avant la sortie des soins intensifs. Participent de cette
réflexion une meilleure prise en charge de la douleur, une meilleure gestion
de la sédation pour éviter de prolonger inutilement le séjour, une réduction
des gestes invasifs, une mobilisation précoce du patient.15
Le ou la réanimateur/trice d’aujourd’hui doit avoir de multiples facettes : il
est utilisateur de techniques de support très sophistiquées telles que les cir-
culations extracorporelles décrites dans ce numéro et base sa pratique sur le
raisonnement physiopathologique ; il ou elle collabore avec de nombreuses
équipes et spécialités ; il ou elle doit aussi apprendre à gérer des situations
psychologiquement complexes et chargées d’émotion ; il ou elle exerce enfin
son métier dans un environnement hospitalier à la recherche permanente
d’efficience et doit satisfaire un public dont le niveau d’exigence s’est, à juste
titre, très développé. Ce métier a changé, est exigeant, mais reste passionnant
et, espérons-le pour longtemps encore, attractif pour les jeunes médecins.
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physiologiques ne peut pas
être un objectif en soi …»
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