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KATYN
Frédéric Saillot
KATYN
De l’utilité des massacres
Tome I
L’Harmattan
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-12254-3
EAN : 9782296122543
Aux Zeks
Chapitre I
La révélation du massacre :
la découverte des charniers
"La propagande allemande déclenche un gigantesque
incendie." C'est ainsi que Dziennik Polski [(1) Journal de la
Pologne. Les traductions du polonais sont faites par l'auteur]
titre son édition du 15 avril 1943. C'est pourtant avec
précaution que l'organe officiel du gouvernement polonais
réfugié à Londres, édité par le ministère de l'Information et de
la Documentation, publie la nouvelle : "Les Allemands ont
annoncé la découverte, aux environs de Smolensk, de fosses
communes contenant les corps de quelques milliers d'officiers
polonais, qui auraient été assassinés sur ordre du pouvoir
soviétique entre février et mars 1940". C'est la date des
exécutions mentionnée dès le 11 avril par une dépêche de
l'agence de presse allemande Transocéan, que cite l'article,
antidatant ainsi l'événement de quelques semaines. Notons
cependant que cette date coïncide avec celle où, selon Victor
Zaslavsky [(2) Pulizia di classe, Il massacro di Katyn, Societa
editrice il Mulino, Bologne, 2006, p. 32 et pp. 41-42. De
nombreux passages de cet ouvrage seront cités dans ce livre, ils
ont tous été traduits de l'italien par l'auteur] et Andrzej
Paczkowski [(3) Le Livre noir du communisme, éditions Robert
Laffont, Pocket, p. 516], la décision d'exécution est adoptée,
dans la deuxième quinzaine de février, et celle où elle est
ratifiée par décision du Politburo du Comité central du Parti
communiste de l'Union soviétique suite à la proposition de
Béria, commissaire aux Affaires intérieures de l'URSS, le 5
mars 1940 [(4) Fonds d'archives du président de la Fédération
de Russie (APRF), f. 3, carton scellé n°1 ; archives publiées
dans Voprosy Istorii, 1993, pp. 17 à 19].
Cette prudence s'explique : les Polonais sont trop
coutumiers de la propagande soviétique, dont ils sont une cible
privilégiée, pour lui donner prise en reprenant trop rapidement
une information immédiatement exploitée par la propagande de
Goebbels. D'autre part, l'occupation de la Pologne par
l'Allemagne nazie, en grande partie une annexion, apporte
quotidiennement la preuve de la capacité de cette dernière à
rivaliser en cruauté envers les Polonais avec son ex-allié de
1939. Le protocole secret du pacte de non-agression du 23 août
1939 prévoyait en effet la division de l'Europe en sphères
d'influence allemande et soviétique, le second point de ce
protocole concernant le partage de la Pologne [(5) Akten zur
deutschen auswaertigen Politik, 1918-1945, Série D (19371945), v. VII, pp. 140-141]. Après les invasions conjointes de
la Pologne et la défaite de son armée, le 28 septembre, un
nouvel accord fixe la frontière des deux zones d'occupation aux
cours du Narew, du Bug et de la Pisa, avec un nouveau
protocole secret prévoyant la répression commune et réciproque
des activités de résistance de la part des Polonais. Victor
Zaslavsky [(6) Le Massacre de Katyn, éditions du Rocher,
2003, p. 75] en cite une des clauses : "les deux parties ne
permettront sur leurs territoires aucune propagande polonaise à
propos du territoire de l'autre partie. Elles supprimeront sur leur
territoire toutes les sources d'une telle propagande et
s'échangeront des informations sur les mesures adoptées".
Aussi, bien qu'elle ait pu paraître vraisemblable pour ceux
qui étaient sans nouvelles de ces "prisonniers d'une guerre non
déclarée" par l'URSS et malgré l'émotion soulevée par la
révélation de cet assassinat de masse, la première dans cette
guerre qui en comptera nombre d'autres à une échelle
inimaginable alors, décapitant la Pologne de toute une partie de
ses élites - les victimes étaient en effet pour une grande part des
cadres de réserve venus de tous les milieux professionnels - les
rédacteurs de Dziennik Polski restent prudents : "Cette terrible
accusation peut être encore un de ces mensonges de la
10
propagande allemande, visant à détériorer les relations polonosoviétiques, à mobiliser l'Europe contre la Russie ainsi qu'à
effacer l'impression laissée dans l'opinion publique mondiale
par la divulgation récente des atrocités allemandes dont est
victime la population de nombreuses villes russes". Et ils
posent d'emblée la question : pourquoi donc, alors que "les
Allemands sont en possession de Smolensk depuis près de deux
ans, choisissent-ils ce moment précis pour lancer cette
accusation" ?
Les Allemands prennent en effet Smolensk peu de temps
après le déclenchement de l'opération Barbarossa le 22 juin
1941, rompant ainsi unilatéralement le pacte d'août 1939 en
attaquant l'URSS sans déclaration de guerre. Le délai semble dû
aux révélations tardives des habitants résidant à proximité des
charniers : l'article cite le bulletin de la radio de Berlin du 12
avril rapportant des témoignages d'habitants selon lesquels les
officiers polonais ont été transportés du camp de Kozielsk au
lieu-dit de Kozia-Gora (le mont des Chèvres), un ancien lieu de
repos de la GPU [(7) Gossoudarstvennoïé polititcheskoïé
oupravlénié (Direction politique d'Etat), police politique
soviétique, fondue à partir de 1934 dans le nouveau
commissariat du peuple aux Affaires intérieures, le NKVD
(Narodnyï Komissariat Vnoutrennykh Diel)], à 20 miles (32 km
environ) à l'ouest de Smolensk. Le même jour, la station de
radio allemande Donausender rapporte "le témoignage d'un
garde-voie des chemins de fer russe qui a vu les trains
transportant les officiers polonais entre les mois de mars et de
mai 1940".
Cette découverte, si elle est prise avec précaution, lève
cependant un mystère : celui de "l'affaire de la disparition des
officiers polonais", comme le rappelle le titre général de
l'article de Dziennik Polski. Après avoir pris à revers l'armée
polonaise repliée à l'est en septembre 1939, les Soviétiques
avaient fait quelque 250 000 prisonniers dont près de 10 000
officiers qui seront internés dans les camps de Kozielsk, en
Russie occidentale, et de Starobielsk, dans l'Est de l'Ukraine.
Près de 6 000 policiers, gendarmes et gardiens de prison, avec
11
quelques dizaines d'officiers, seront également internés au
camp d'Ostachkow, à côté de Pskow, qui n'est pas mentionné
par Dziennik Polski. Or c'est précisément depuis le printemps
1940 que leurs proches ont cessé d'avoir des nouvelles de ces
prisonniers. Et les demandes d'information réitérées de la part
des autorités polonaises auprès des dirigeants soviétiques à
partir de juillet 1941 étaient restées sans réponse. En effet,
après l'attaque allemande de juin 1941 se produit le tournant
historique conduisant la Grande-Bretagne, et bientôt les EtatsUnis, entrés en guerre après Pearl Harbour en décembre 1941, à
faire alliance avec l'URSS. Sous la pression de Churchill, le
général Sikorski, commandant en chef de l'armée polonaise et
Premier ministre du gouvernement polonais en exil, signe le 30
juillet 1941 avec l'ambassadeur Maïsky représentant l'URSS un
accord rétablissant les relations diplomatiques entre les deux
Etats, prévoyant une coopération militaire et par lequel l'Union
soviétique donnait son accord pour la constitution d'une armée
polonaise sur son territoire. Pour cela un protocole précisait que
l'URSS "accord(ait) une amnistie à tous les citoyens détenus en
territoire soviétique soit comme prisonniers de guerre soit pour
d'autres motifs suffisants [sic]" [(8) Archives du ministère des
Affaires étrangères, Vichy-Europe Y, dossier 1. Le
commentaire entre parenthèses: "[sic]" figure dans l'interligne
sous forme manuscrite]. L'Angleterre avait besoin de cet accord
pour affermir l'alliance avec l'URSS, qui se voit ainsi blanchie
du pacte avec l'Allemagne nazie, dont justement la Pologne
avait payé le prix fort. Celle-ci cependant ne reçoit aucune
garantie écrite sur ses frontières orientales et si, dans le 1er
paragraphe de l'accord, l'URSS reconnaît que "les traités
germano-soviétiques de 1939 relatifs à des modifications
territoriales en Pologne ont perdu leur validité" [(9) ibid.], c'est
sans reconnaître aucun droit de la Pologne sur ses parties
orientales occupées par l'URSS en 1939.
Cette occupation s'était traduite par une répression
particulièrement brutale contre la population polonaise et ses
cadres dirigeants. Selon Andrzej Paczkowski, elle toucha près
d'un million de personnes [(10) Le Livre noir du communisme,
12
op. cit., pp. 521-522], soit environ 10 % de la population, par
exécution sommaire (environ 30 000 personnes), incarcération
et déportation (qui fera environ 100 000 morts dans les
transports et dans les camps). Pour Alexandra Viatteau, les
déportations, en quatre vagues à compter de février 1940 - date
qui coïncide avec la décision d'exécution des officiers
emprisonnés dans les camps - ont concerné 1 692 000
personnes [(11) Staline assassine la Pologne, éditions du Seuil,
1999, p. 108] dont près d'un million sont mortes ou ont disparu.
C'est donc avec des prisonniers libérés de tous les camps
d'URSS : "de Workuta, du Kamtchatka, de Magadan [...] ou de
Kolyma [...], d'où, selon la règle, personne ne devait revenir"
[(12) Joseph Czapski, Souvenirs de Starobielsk, éditions Noir
sur Blanc, 1987, p. 114], ralliant leur cantonnement à l'est de
Kouïbychev – où s'étaient repliées les administrations pendant
l'offensive allemande – que se constitue une armée polonaise
sous le commandement du général Anders, tout droit sorti de la
Loubianka. Les Polonais se rendent alors compte de la
disparition d'environ 14 000 détenus des camps de prisonniers
de guerre, parmi lesquels seuls 400 officiers, évacués à
Griazowiec à côté de Vologda en avril 1940, sont présents à
l'appel. Les quelques dizaines de milliers de Polonais libérés
des camps et des lieux de déportation sont alors en situation,
tout à fait inédite dans l'URSS de cette époque, de pouvoir
témoigner de l'existence de ces camps et des conditions qui y
règnent.
Ce paradoxe - que les autorités soviétiques ne tolèrent que
pour apporter la preuve de leur bonne volonté auprès de leurs
nouveaux alliés et parce que Moscou se trouve menacée - ne
saurait cependant se prolonger indéfiniment. Près d'un an après,
alors que l'offensive allemande sur Moscou a échoué et que
l'armée polonaise est transférée à côté de Tachkent, la situation
se dégrade : les armements promis ne sont pas fournis et les
rations alimentaires sont réduites à 50% des besoins. On est
alors au bord de la rupture et le général Anders ne va pas tarder
à décider l'évacuation de l'armée vers l'Iran. Le 25 juillet 1942,
Roger Garreau, représentant diplomatique du Comité national
13
de la France libre, envoie de Kouïbychev une note à Londres
sur l'opération entreprise par les autorités soviétiques contre les
représentants polonais : "Quinze des dix-neuf délégués polonais
en URSS viennent d'être arrêtés [...]. (C')étaient de véritables
consuls chargés des intérêts de la population polonaise
dispersée à travers l'URSS. Ils jouissaient des immunités
diplomatiques [...]. On a pu savoir que pour le délégué à
Vladivostok la police prétend avoir trouvé chez lui des
documents compromettants. L'accusation peut être justifiée
dans un cas particulier, mais l'envergure des arrestations montre
bien qu'il s'agit d'une mesure d'ensemble. [...] Elle peut être
considérée comme un avertissement au gouvernement polonais,
mais il est assez vraisemblable que le gouvernement soviétique
a eu envie de se débarrasser des seuls observateurs bien placés
en URSS et dont on pouvait craindre qu'ils fussent gênants ou
malveillants" [(13) Archives nationales, dossier 3 AG 1/209].
C'est la raison pour laquelle les rédacteurs de Dziennik
Polski formulent à nouveau avec insistance la question déjà
maintes fois posée aux autorités soviétiques, en lettres capitales
au début de l'article puis à nouveau en conclusion : "Que sont
devenus les officiers polonais emprisonnés dans les camps de
Kozielsk et Starobielsk ?". Et s'ils ne les mettent pas en
accusation, du moins indiquent-ils aux Soviétiques le meilleur
moyen de répondre à celle que formulent les Allemands à leur
encontre : apporter la preuve qu'il s'agit d'un mensonge. De
même qu'est déjà suggérée l'initiative dont l'URSS se saisira
pour rompre ses relations diplomatiques avec le gouvernement
polonais à Londres : confier l'affaire à l'examen d'experts
internationaux. Car de preuves, les Allemands n'en manquent
pas. Passant au crible les informations diffusées par les radios
allemandes pendant les quatre jours précédents, Dziennik
Polski cite une bonne part de celles qui seront régulièrement
évoquées par la suite : les travaux d'exhumation, commencés
dix jours plus tôt sur les indications d'habitants du lieu à un
endroit marqué de deux croix en bois de bouleau, ont déjà
permis de dégager une "première fosse commune dans laquelle
étaient inhumés 3 000 cadavres en 18 couches successives".
14
Des sapins avaient été replantés sur les charniers pour en
effacer les traces et les propriétés particulières du sol à cet
endroit avaient permis une bonne conservation des cadavres. La
GPU leur avait laissé leurs papiers personnels permettant leur
identification, et notamment d'emblée celle du général
Smorawinski. Les travaux menés par le professeur Buhtz de
l'université de Wroclaw ont déjà permis d'identifier 155 corps
et de constater qu'ils avaient tous reçu un coup de pistolet à la
tête. Les radios hésitent encore sur le lieu des exécutions dont il
s'avèrera qu'elles ont eu lieu à l'endroit même des fosses
communes. L'une d'entre elles cite la forêt de Katyn qui
deviendra le nom assumant le symbole du massacre de
l'ensemble des officiers polonais disparus. Enfin les
témoignages des habitants déjà évoqués permettent de dater le
massacre de mars à mai 1940.
Les Soviétiques vont bientôt s'attacher à apporter des
preuves de la culpabilité allemande. Il semblerait cependant que
dans un premier temps ils aient tenté de purement et
simplement nier la découverte des charniers. Ainsi le 16 avril
1943, Roger Garreau adresse-t-il de Kouïbychev la note
suivante à Londres : "La radio allemande ayant accusé les
autorités soviétiques d'avoir massacré dans l'été 1941 [sic] de
nombreux officiers polonais dont les restes auraient été
découverts dans l'ossuaure [sic] de la région de Kozelsk [sic], la
presse soviétique publie aujourd'hui un communiqué du
sovinformburo qui oppose un démenti formel à cette allégation.
L'ossuaire en question est un ossuaire historique de Gnezdovy
[sic] qui fut un champ de fouilles archéologiques et ce sont les
Allemands eux-mêmes qui massacrèrent systématiquement des
centaines de milliers d'habitants en pays occupé" [(14)
Archives nationales, dossier 3 AG 1/209 n°3]. Ce communiqué
confond sans doute à dessein les toponymes en condensant
celui de Kozielsk, nom du camp d'où viennent les victimes,
avec celui de Kozia-Gora, où ont été trouvées les fosses
communes ; celui de Gniezdovo désigne la localité proche ainsi
que la gare où ont été débarquées les victimes. Trois semaines
après, alors que l'URSS vient de rompre ses relations
15
diplomatiques avec le gouvernement polonais à Londres,
Garreau récidive en reprenant la désinformation contenue dans
le compte rendu par la Pravda d'articles de Wolna Polska,
l'organe des communistes polonais regroupés à Moscou, qui
viennent d'être constitués en Union des patriotes polonais
(UPP) : "Après avoir rappelé l'affaire de l'ossuaire de
Smolensk, le rédacteur (de Wolna Polska) ajoute : "On n'a pas
le droit de rester passif devant le crime... Mais le gouvernement
de M. Sikorski n'est pas resté passif, le gouvernement de M.
Sikorski aida les assassins à prendre les postes [sic]
d'accusateurs..." [(15) ibid., note du 3 mai 1943].
L'article de Dziennik Polski du 15 avril 1943 ne va pas
dans ce sens. Il montre au contraire comment l'information, en
soi accusatrice, est utilisée par les autorités allemandes : par
une tendance nettement marquée à l'exagération de ce qui
constitue déjà un crime sans précédent, par son exploitation
systématique par les services de propagande et enfin pour
porter l'attention de l'opinion internationale sur les crimes
soviétiques afin de la détourner de ceux perpétrés par le régime
nazi.
L'information publiée par l'agence de presse allemande
Transocéan dès le 11 avril 1943, précise en effet que les
autorités militaires ont établi à 10 000 le nombre d'officiers
polonais exécutés et inhumés dans les fosses communes qui ont
été découvertes. Chiffre dont elles ne démordront pas, qui sera
même révisé à la hausse dans les bulletins ultérieurs. Le 12
avril une conférence de presse du ministère des Affaires
étrangères donne le coup d'envoi de la diffusion de
l'information par toutes les stations de radio allemandes ainsi
que par l'agence de presse italienne Stefani. Radio-Berlin le
fera le soir même, dès son bulletin de 20 heures, ainsi que la
radio allemande Donausender. Remarquons que c'est avec un
décalage de près de deux jours que l'organe du gouvernement
polonais à Londres donne cette information, après avoir peutêtre pris le temps de l'étudier attentivement. Le 14 avril l'affaire
est directement prise en main par les services de Goebbels :
"Les informations de mi-journée des stations de radio
16
allemandes placent l'affaire liée à l'assassinat des officiers
polonais au premier plan, avant même les nouvelles du front.
L'après-midi a été diffusé un commentaire du porte-parole du
ministère de la Propagande, exclusivement consacré à la
tragédie qui a eu lieu à Kozia-Gora. Il est évident que les
Allemands veulent mettre à profit la tragédie des officiers
polonais pour gagner à leurs côtés l'ensemble de l'Europe,
bouleversée par la découverte faite à Kozia-Gora" [(16)
Dziennik Polski, 15 avril 1943]. L'action allemande porte ses
fruits : "les dépêches de l'agence PAT [(17) Polska Agencja
Telegraficzna (Agence télégraphique polonaise), active en
Angleterre pendant l'occupation] signalent la propagation des
informations allemandes dans les pays neutres : [...] l'ensemble
de la presse turque, une série de journaux suédois ainsi que le
journal espagnol Informazione, insèrent les informations
concernant cette affaire en provenance de leurs correspondants
à Berlin" [(18) ibid.]. La propagande allemande enfonce le
clou : il s'agit de montrer, toujours selon le porte-parole de
Goebbels, "que le sort des officiers polonais assassinés
constitue un avertissement éloquent de ce qui attend les peuples
européens en cas de victoire bolchévique" [(19) ibid.)]. Les
autorités allemandes font venir sur les lieux des délégations de
journalistes de l'ensemble des pays européens. Et dès la
découverte des fosses communes, elles font venir une
commission polonaise afin qu'elle informe l'opinion publique
en Pologne : "la radio allemande fait état de scènes
bouleversantes qui se sont produites lorsque des membres de la
commission polonaise ont reconnu des corps de proches parmi
les victimes" [(20) ibid.].
Marian Wodzinski, expert en médecine légale et par
ailleurs membre de la Résistance [(21) AK - Armija Krajowa
(Armée de l'intérieur) - placée sous l'autorité du gouvernement
polonais à Londres], a dirigé les travaux d'exhumation et
d'autopsie de la délégation de la Croix-Rouge polonaise dans la
forêt de Katyn du 29 avril au 3 juin 1943. Au début de son
rapport, il mentionne cette première commission polonaise :
"Le 14 avril 1943, mon collègue à l'institut de médecine légale
17
de Cracovie, le Dr Thadée Praglowski, alla à Katyn avec une
délégation de la Croix-Rouge polonaise. Après son retour, je lui
demandai, au cours d'une conversation privée, son impression
et quelques détails sur ce qu'il avait vu sur place. Le Dr
Praglowski me dit qu'à son arrivée à Katyn les fosses n'avaient
pas encore été entièrement ouvertes et que les jeunes pins de
trois à quatre ans étaient encore plantés par-dessus. Ceci
montrait que les fosses remontaient à plus de deux ans, c'est-àdire à une époque où Katyn était encore aux mains des Russes.
En ce qui concerne les doutes quant au fait que les fosses
fussent bien celles des officiers polonais manquants, le Dr
Praglowski me répondit que parmi les quelques corps exhumés
il avait reconnu un de ses camarades d'université" [(22) Général
W. Anders, Katyn, éditions France-Empire, 1949, p. 210].
Marian Wodzinski avait commencé par rappeler l'état de
l'opinion publique en Pologne occupée : "le communiqué
allemand relatif à la découverte de Katyn fut un coup très dur
pour toute la communauté polonaise. Malgré notre expérience
de la cruauté de l'occupation allemande, au début on émit les
plus grands doutes quant à la possibilité d'un crime commis à
une telle échelle, surtout par les autorités soviétiques" [(23)
ibid., pp. 209-210].
Les jours précédant l'annonce du massacre de Katyn,
Dziennik Polski fait d'ailleurs régulièrement état de cette
cruauté. Dans son édition du 8 mars 1943, il cite l'agence PAT :
"Les dernières informations de Pologne font savoir que de
nouveaux transports de Polonais arrêtés, principalement au sein
de l'intelligentsia [(24) En Pologne, le terme d'intellingentsia ne
désigne pas uniquement la classe intellectuelle, il désigne
également tous les responsables dans les différents secteurs de
la société], arrivent sans interruption à Auschwitz. [...] Des
exécutions de Polonais emprisonnés ont lieu à peu près tous les
jours. [...] Les sentences sont exécutées par intoxication des
condamnés dans une chambre à gaz. Les corps des victimes
sont incinérés dans un crématorium". Le 19 mars, soit
exactement un mois avant le début officiel de l'Insurrection,
sous le titre : "Massacre des Juifs au ghetto de Varsovie - 50
18
Allemands ont été tués pendant les combats", Dziennik Polski
rapporte le tragique appel du ghetto de Varsovie : "La
liquidation du ghetto de Varsovie est accélérée. L'objectif est
de vider complètement le ghetto avant l'arrivée du printemps.
Les méthodes utilisées par les Allemands sont d'une inhumanité
sans bornes. Là comme ailleurs, les Juifs s'efforcent d'opposer
une résistance. Dernièrement, quand la police allemande a
procédé à l'expulsion forcée des habitants d'un bloc
d'immeubles, des combats ont éclaté à plusieurs reprises avec
un certain nombre de résidants, au cours desquels 50
Allemands furent tués. En réponse, la police allemande a utilisé
des fusils automatiques et massacré plusieurs centaines de
Juifs. Le massacre a duré trois jours, jusqu'à ce que le bloc
d'immeubles ait été évacué et 6 000 Juifs emmenés". Lord
Cranborne, au nom du gouvernement britannique, affirme
cependant "qu'il ne faut pas considérer les persécutions en
Europe exclusivement du point de vue de la question juive,
parce que les Polonais, les Tchèques et d'autres peuples ne
souffrent pas moins". Ces propos sont rapportés dans Dziennik
Polski du 24 mars 1943, à la suite de la déclaration de
l'archevêque de Canterbury, primat de l'Eglise d'Angleterre, qui
a publiquement souligné le sort tragique des Juifs en Pologne,
particulièrement au ghetto de Varsovie, et fait des propositions
d'aide. Lord Cranborne, lui répondant ainsi, fait état d'un accord
conclu par le ministre des Affaires étrangères Anthony Eden,
avec le gouvernement des Etats-Unis, au sujet d'une action
immédiate pour venir en aide à la population persécutée
d'Europe, et notamment celle de l'Est. Le tournant de la guerre,
moment où va éclater l'affaire de Katyn, avec le débarquement
allié en Afrique du Nord fin 42 et la victoire soviétique de
Stalingrad le 2 février 43, semble stimuler la résistance
polonaise, exposée à de terribles représailles : le 20 mars 1943,
Dziennik Polski fait état d'une grève de trois jours à Radom,
suivie d'exécutions massives sur les places de la ville, ainsi que
de "formes de mobilisation totale en Pologne". Le 29 mars,
sous le titre : "Sur le front de la Pologne souterraine", le journal
évoque une bataille près de Krasnobrod qui a duré douze jours,
19
au cours de laquelle les Allemands ont dû faire intervenir
l'aviation et les chars contre les combattants polonais : "de
nombreux villages ont été rasés, toute la population
exterminée".
Dans les jours qui suivent, Dziennik Polski continue à
poser la question du sort des officiers polonais après la
liquidation des camps de prisonniers de guerre au printemps de
1940, à dénoncer l'exploitation de la découverte des charniers
de Katyn par la propagande allemande et à demander que
l'affaire soit examinée par une commission d'enquête
internationale constituée des meilleurs spécialistes.
Le jour même où la première commission polonaise est
conduite à Katyn, le 14 avril, un message du général Rowecki,
commandant en chef de la Résistance polonaise, parvient de
Varsovie au général Sikorski à Londres : "Aux environs de
Smolensk les Allemands ont découvert un charnier contenant
plusieurs milliers de nos officiers du camp de Kozielsk,
massacrés en mars et avril 1940. Plusieurs Polonais de
Varsovie et de Cracovie y ont été spécialement amenés pour
prendre part à l'inspection de ce charnier. Leur relation ne
permet pas de douter de l'authenticité du massacre. L'opinion
est en effervescence, je rapporterai les détails au plus tôt." [(25)
Cité par Jerzy Tuszewski, Armand-Hubert-Brutus, Trzy oblicza
agenta (Les trois visages d'un agent), éditions CB, Varsovie,
2005, p. 355. Passage traduit du polonais par l'auteur comme
ceux cités par la suite]. Le 8 avril en effet, "comme la foudre
d'un ciel serein tomba sur la société polonaise la nouvelle que
les gouverneurs hitlériens des districts de Varsovie, Cracovie et
Lublin avaient rassemblé un certain nombre de responsables
pour les informer de la découverte de charniers d'officiers
polonais assassinés par les Russes. Le 10 avril 1943, les
Allemands mirent dans un avion la première délégation
polonaise afin qu'elle examine sur les lieux les fosses
communes. [...] Simultanément, les noms des victimes de Katyn
commencèrent à être publiés dans des journaux" [(26) Brochure
réalisée par l'Institut social de la mémoire nationale JosephPilsudski en 1977].
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