La Question de la mort chez Martin Heidegger

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Adrien Béyom Malo
La Question de la mort chez
Martin Heidegger
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« Tu aurais pu mourir plus tard, mon ami, dit un combattant à la dépouille d’un de
ses camarades de combat. Tu aurais pu mourir une fois la paix revenue. Mais tu
serais mort de toute façon, en fin de compte »
Paul COELHO, L’Alchimiste, Ed. j’ai lu, Trad. Jean Orecchioni, Paris, 1997, p. 179
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A mon feu père Louis Malo.
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Remerciements
Nous remercions très profondément le Pr. Mahamadé SAVADOGO qui a
accepté de nous guider et nous diriger l’intelligence pour l’accomplissement de cette
réflexion. Sa disponibilité nous forçait au dépassement de soi indispensable à toute
œuvre de patience et d’endurance.
Merci au Pr. Augustin DIBI KOUADIO qui a forgé en nous une patiente
détermination.
De façon particulière, nous remercions et exprimons notre déférente
reconnaissance à un camarade et un ami, Son Excellence Monsieur Idriss DEBY
ITNO, Président de la République du Tchad qui, en assumant toutes les charges
financières de notre formation de D.E.A a gardé allumée en nous la flamme de la
progression vers la cime.
Que chacun trouve ici l’expression de notre sincère gratitude !
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Introduction générale
Autre temps, autres mœurs dit un dicton. Mais les contemporains, appartenant au
même temps, partagent souvent les mêmes préoccupations et inquiétudes. Ceci suffit à
justifier l’intérêt qu’il y a à travailler sur HEIDEGGER. Mais fondamentalement,
Heidegger n’est pas seulement un contemporain. Il est aussi un philosophe historique.
Heidegger philosophe est une évidence. Mais historique, Heidegger ne l’est pas
à la manière de ceux qui ont construit des monuments ou dont les noms ont marqué
les grands évènements de l’histoire. Heidegger n’a pas conquis l’espace
géographique et médiatique. Bien au contraire, Heidegger est un philosophe
ordinaire, longeant parfois les lisières des champs pour admirer les sillons que trace
le paysan à pas lents. Il n’est rien de plus, sinon métaphoriquement un prédicateur
du silence dans le silence.
Soucieux de l’essentialité, Heidegger ne s’est attelé qu’à explorer les profondeurs,
à questionner le phénomène qui dévoile la consistance de la « parence » et de
l’apparition. En d’autres termes, il est un chasseur de l’être évanescent qui se donne
en se refusant, mais hèle déjà toujours l’homme dans son silence englobant. C’est ce
qui lui fait dire lui-même que sa philosophie est un retour à la question de l’être.
Pour Heidegger en effet, « la question de l’être est aujourd’hui tombée dans
l’oubli ; notre époque certes, met en son compte comme un progrès de tenir à nouveau
en faveur la « métaphysique ». Mais (…) ce dont l’énigme a incité les anciens à
philosopher sans plus leur laisser de répit se trouve devenu pour nous un lieu
commun, clair comme le jour à tel point que celui qui questionne encore en ce sens se
voit reprocher une erreur de méthode » 1.
Mais la clarté dont nous nous prévalons aujourd’hui en ce qui concerne le
Martin HEIDEGGER, Être et Temps, trad. François VEZIN, Ed Gallimard, coll. NRF, Bibliothèque
de la Philosophie, Série Martin Heidegger, Paris, 1986, p. 25-26.
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concept de l’être, n’est-elle pas plutôt un mirage, sinon un rayon de soleil qui éclaire
tout en cachant l’être du soleil ? N’est-ce pas là rater le rendez-vous de la chose
même au profit de ses émanations et manifestations superficielles ? Dans tous les
cas, c’est ce qu’estime Heidegger et c’est à cette tâche inaugurale du retour à
l’essentiel de la philosophie que son écrit ETRE ET TEMPS est destiné. C’est du
moins ce qu’il précise lui-même en ces termes : « Avons-nous aujourd’hui une
réponse à la question de savoir ce que nous voulons dire exactement avec le mot
étant ? Aucunement ! Dans ces conditions, il faut donc poser en termes tout à fait
neufs la question du sens d’être. (…) L’élaboration concrète de la question du sens de
« être » est ce que vise le traité qui va suivre. L’interprétation du temps comme
horizon possible de toute entente de l’être en général est dorénavant son but » 2.
C’est ici que parler de l’historique Heidegger trouve justification, à cause de ce
singulier souci de l’être. Car « l’historique bien loin d’être ce qui prend seulement
place dans l’histoire (est) ce qui ouvre un âge ou inaugure un événement » 3.
En effet, la reprise en compte de la question de l’être est bien un événement.
Mais plus fondamentalement encore l’est le retour par détour inauguré par
Heidegger. Pour atteindre le « Sein », Heidegger décide de passer par le « Dasein »,
l’unique étant qui selon lui, dispose préalablement d’une entente de l’être.
Si le concept de Dasein est un concept métaphysique antérieur à Heidegger
avec un sens précis d’existence, celui-ci va se l’approprier dans Etre et Temps avec
un sens nouveau : « cet étant que nous sommes chaque fois nous-mêmes et qui a,
entre autres possibilités d’être, celle de questionner, nous lui faisons place dans notre
terminologie sous le nom de Dasein » 4. Ceci veut dire que cet au mot homme que
Heidegger substitue celui de Dasein.
Comme tout nouveau concept ou tout mot auquel il est infléchi un nouveau
sens, Heidegger se devrait de justifier cette appropriation, de la fonder afin de la
rendre opérationnelle dans le système de la pensée qui est sienne. La subdivision de
Etre et Temps en deux sections obéit à ce souci.
Dans la première section, Heidegger traite des structures fondamentales par
lesquelles l’homme dispose de l’entente de l’être. Dans la seconde sont analysées les
voies d’approche du sens de être en général comme temporalité, en se basant sur
l’essence de l’homme acquise dans l’analytique existentiale du Dasein. L’essence de
Idem, p. 21
Henri BIRAULT, Heidegger et l’Expérience de la pensée, Ed Gallimard, coll. NRF, Bibliothèque de
la Philosophie, Paris, 1978, p. 531.
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Être et Temps, p. 31.
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l’homme, Heidegger la résume en ces termes : l’essence du Dasein tient dans son
existence. « L’identification de l’essence et de l’existence n’est pas un essai d’appliquer
à l’homme l’argument ontologique » 5. Cette identification de l’essence et de
l’existence signifie que dans l’existence de l’homme est incluse son essence, que
toutes les déterminations essentielles de l’homme ne sont rien d’autres que ses
modes d’exister
L’essence de quelque chose, c’est la substance, l’inaltérable malgré les différents
modes d’apparition que peut revêtir la chose. Autrement dit, c’est ce qui fait être la
chose comme elle est, et non pas autrement, garantissant ainsi son identité, sa
permanence et son altérité par rapport aux autres étants. En tant que telle, l’essence
est ce qui importe à la chose. C’est ce qui la fonde. De ce qui précède, nous pouvons
dire que le philosopher, en tant que pensée fondatrice n’est en somme qu’un effort
permanent d’assomption de l’essence.
Comme pour expliciter sa définition, Heidegger écrit que c’est « l’existence
(qui) détermine l’être du Dasein et son essence est constituée par le pouvoir-être » 6
dont l’entièreté, la plénitude ou l’accomplissement ultime est la mort.
La mort est pour l’homme l’événement universel et irrécusable par excellence.
Bien que personne ne sache ni le jour, ni l’heure, ni la façon dont il va mourir, la
mort demeure la seule chose dont nous sommes tous sûrs et certains de l’avènement
prochain de sorte que la vie de chacun ne semble qu’une lente croissance à l’ombre
de son deuil. Mais ce n’est pas de cette fatalité qu’il s’agit chez Heidegger. Bien plus,
il est question de ce que la mort peut faire connaître de l’homme et l’homme de la
mort. Plus précisément, qu’est-ce que la mort révèle de l’homme ?
A cette question, voici la réponse de Heidegger : « avec la mort, le Dasein a
rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre » 7.
Avoir rendez-vous avec soi, n’est-ce pas se trouver, se retrouver, sinon se
chercher un point ou une force fondatrice de soi ? De façon affirmative, c’est être
au rendez-vous avec ce qui donne sens à sa vie. Si ceci est, nous pouvons dire que
c’est la mort même qui est le noyau de la pensée Heideggérienne dans Etre et
Temps.
En effet, nous l’avons déjà fait remarqué, la première section de l’oeuvre est
destinée à une analyse fondamentale préparatoire du Dasein. Elle vise à mettre en
Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Ed. Librairie
Philosophique J. Vrin, 6 Place de la Sorbonne Ve, Paris, 2001, p. 84
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Idem, p. 285
7
Idem, p. 305
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lumière les structures fondamentales par lesquelles le Dasein dispose de l’entente
pré-ontologique de l’être. De cette entreprise, Heidegger déduit que ces structures
sont la disposition, la compréhension et la parole. Ces structures fondamentales du
Dasein, Heidegger les appelle les existentiaux. Ces existentiaux sont en rapport les
uns avec les autres au point où il serait arbitraire de les considérer séparément.
Toutefois, l’existential sur lequel Heidegger s’attarde particulièrement dans Etre et
Temps est la compréhension, structure par laquelle l’homme se révèle comme
pouvoir-être à réaliser ou comme être-pour-la-mort.
Pour lui, l’homme est avant tout relation et entente de l’être, et ce, grâce à « la
disposition, la compréhension et la parole ». C’est par « ces structures essentielles (…)
qui en tout genre d’être du Dasein existant factivement se maintiennent comme celles
qui la déterminent en son être » 8 que l’homme s’ouvre à l’être et au monde.
La disposition est ce que Heidegger dénomme « ontologiquement sous le terme
technique de disposibilité » 9. C’est celle-ci qui renvoie le Dasein à son être-jeté, à sa
facticité et l’éclaire sur sa position au milieu des étants auxquels ils est ouvert pour
qu’il se rende originellement compte de son être au monde. Comme telle, la
disposition est comme l’éclair qui illumine l’existence pour faire de celle-ci une
réplique, un jet de l’être et non pas un « factum brutum d’un être-là-devant » 10.
La compréhension quant à elle ne désigne pas non plus une certaine modalité
d’intellection ou d’explication mais ce qui rend possible toute modalité du
comprendre. Pour éviter toute confusion de sens, il serait mieux d’utiliser les
infinitifs « comprendre ou entendre » qui sont les traduction du « verstehen »
allemand. Mais en faisant nôtre le concept de « compréhension » emprunté à
Biemel, nous voulons faire percevoir de façon significative la constante activité
compréhensive du Dasein. De ce fait, la compréhension est, dans l’acception
heideggérienne, ce qu’est en terme kantien un schème transcendantal, une exigence
a priori par laquelle le Dasein comprend le monde et se comprend lui-même
comme possibilité. C’est donc grâce à la compréhension que les possibilités du
Dasein lui deviennent manifestes et transparentes en vue de leur réalisation.
La troisième composante de l’existentialité du Dasein enfin, aussi
« cooriginellement avec la disposibilité et l’entendre » 11 est la parole. Le Dasein est
dispensateur du monde parce qu’il parle. C’est par la parole et dans la parole que
les choses d’abord absentes sont pour ainsi dire convoquées à venir à l’ouvert, à se
Idem, p. 42
Idem, p. 178
10
Idem, p. 179
11
Etre et Temps, p. 207
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montrer au jour afin qu’auprès d’elles, le Dasein séjourne. C’est dans la parole que
la disposition ententive prend un sens. C’est aussi en cela que Heidegger peut dire
que le silence est « parole », voire la parole par excellence. Car le silence parle plus
que ce qu’il y a à dire. La parole est par conséquent la disposibilité et la
compréhension assumées qui séjournent sans bruit ni résonance auprès des choses
tout en les laissant être comme elles sont. C’est pourquoi, Heidegger affirme que
« quand nous écoutons expressément la parole d’autrui, nous entendons tout d’abord
ce qui est dit, plus exactement nous sommes déjà par avance avec autrui auprès de
l’étant sur quoi porte la parole » 12.
Pour nous résumer, l’homme, pour Heidegger est essentiellement déterminé
par la disposition, la compréhension et la parole dont le tout structuré est « le souci
». Le souci pour Heidegger est l’avance sur soi, ouverture ou projet. Il est la catégorie
qui effectue « l’unité ontologique de l’existentialité et la factivité (ou) l’essentielle
appartenance de celle-ci à celle-là » 13. C’est pourquoi, nous pouvons dire que c’est à
travers le souci que se joue et se vit l’unité dialectique de la facticité (l’être-jeté) et
de la transcendance ou de l’ouverture (l’être-en-avance-de-soi). En tant que tel, c’est
« dans le souci » que le Dasein est ontologiquement « jet de l’être » et « berger de
l’être » 14 ainsi qu’anticipation de soi en vue de la réalisation de son être qui est l’êtrepour-la-mort.
Bien que présente comme arrière fond de la pensée, l’interprétation
heideggérienne de l’être-pour-la-mort, nous l’avons souligné, ne vise pas une
anthropologie de la mort. Elle ne vise pas non plus la réalité ontique selon laquelle
la mort demeure un lot quotidien de l’humanité ni la réaffirmation du fait que « le
mourir-un-jour » soit la certitude de toutes nos certitudes. Bien au contraire,
l’interprétation existentiale de la mort pour Heidegger doit précéder toute
recherche sur la mort. Il s’agit pour le philosophe Heidegger d’abord de montrer
comment la mort en tant que fin « peut constituer une totalité achevée de
l’existant » 15 : le Dasein. Mais que faut-il entendre par totalité achevée du Dasein ?
Le Dasein vit dans la disposition ententive du « ne-pas-encore-qu’il- sera ». En
disant que le Dasein est être-vers-la-mort et que « l’être vers la mort se fonde sur le
souci » 16, Heidegger fait de la mort un devancement, une tension extatique qui
Idem p. 210
Idem p. 229
14
Martin Heidegger, Lettre sur l’Humanisme, Trad. Roger Munier, Aubier Ed. Montaigne bilingue,
Paris, 1964, p. 109
15
J.P. COTTEN, Heidegger, Ed Seuil, coll. Ecrivains de toujours, Paris, 1974, p. 55
16
Etre et Temps, p. 231
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ouvre le soi à soi. En d’autres termes, aller vers la mort n’est pas aller vers une fatalité
destructrice mais vers « une totalité projetée » 17, fondement de l’entièreté du Dasein.
C’est dire que dans l’existence, mort et vie sont indissociables. C’est en ce sens que
nous sommes des mortels. Ce n’est donc pas parce que nous décèderons un jour ou
l’autre que nous serions des mortels mais c’est bien plus parce que la mort constitue
notre être total et entier que nous pouvons mourir.
Comme on peut le constater, la mort, même si elle attend et guette le Dasein,
ce ne serait pas, pour Heidegger, en vue d’une fin radicale mais en vue d’une
ouverture de soi à soi. Comme le souligne Heidegger lui-même, « la mort est une
possibilité d’être que le Dasein a, chaque fois, à assumer lui-même. Avec la mort le
Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son pouvoir-être le plus propre. Dans cette
possibilité là, il y va purement et simplement pour le Dasein de son être-au-monde.
Sa mort est la possibilité de ne-plus-être-Dasein. Si le Dasein est imminent à lui sous
la forme de cette possibilité de soi, il est complètement renvoyé à son pouvoir-être le
plus propre. ». Ceci veut dire que c’est en comprenant son pouvoir-être, en s’y
projetant résolument que le Dasein devient entièrement responsable de son
existence. C’est en cela que réside son destin. Mais quel est ce destin ?
C’est ici et à travers cette question que se manifeste avec pertinence l’intérêt de
notre approche méthodologique qui consiste à confronter Heidegger à son
prédécesseur Ludwig FEUERBACH.
En raison, les trois concordances suivantes qui sont décelables par quiconque
parcourt les écrits de ces deux auteurs peuvent suffire à justifier notre option.
Cependant, ce ne sont pas elles qui ont fondamentalement motivé
fondamentalement notre choix, pour que nous nous y attardions outre mesure.
Mais succinctement, nous signalons premièrement que le thème de la mort est plus
que constant dans la philosophie de Feuerbach. Principale préoccupation des
Pensées sur la mort et l’immortalité (1830), ce thème fut repris dans l’essence du
christianisme (1841) et dans les leçons sur l’essence de la religion (1845) où il
constitue la matrice des critiques de la religion et de la philosophie. La première
critique est rendue possible dans la mesure où Feuerbach assimile la croyance en
l’immortalité de l’âme à celle en Dieu alors qu’à travers la seconde, il s’efforce de
montrer que la philosophie spéculative ne se distingue de la religion que selon la
forme. Deuxièmement, Feuerbach, bien avant Heidegger, a opéré une autre
révolution méthodologique. En effet, en ce début du 19e siècle où la tradition
intellectualiste venue de Platon et culminant dans la spéculation hégélienne était un
Michel HAAR, Heidegger et l’essence de l’homme, Ed J. Million, coll. Krisis, Grenoble, 1990, p. 28
1 Etre et temps, p. 305
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droit d’époque, s’engager dans un réalisme herméneutique constituait une véritable
césure dans l’histoire de la philosophie, après le criticisme cartésien. Troisièmement
enfin, si Heidegger fait de l’homme le seul étant dont il y a véritablement l’être,
Feuerbach fait aussi de celui-ci le début et la fin de toute réalité.
Mais au-delà de ces constats intéressants pour qui veut s’engager dans une
étude comparative approfondie de ces deux auteurs, la raison décisive inhérente à
la topique de notre travail est celle-ci : en entreprenant de libérer l’homme de
l’aliénation religieuse et de la philosophie spéculative, Feuerbach ambitionne de
placer proprement l’homme devant ce qui caractérise authentiquement son être
métaphysique : la vraie religion et la vraie morale. Car, l’homme est l’être qui vit
d’infini et qui ne peut se contenter seulement du hic et nunc. Il désire toujours
quelque chose de meilleur, qu’il soit réel, supposé ou même pensé. Il en est de même
de la réflexion heideggérienne.
En affirmant clairement dans la Lettre sur l’humanisme que « la substance de
l’homme est l’existence ne dit rien d’autre que ceci : la lumière selon laquelle l’homme
dans sa propre essence est présent à l’Etre, est l’in-stance extatique dans la vérité de
l’Etre » 18, Heidegger fait aveu que l’existence est un « don », le don de l’Etre.
Mais l’Etre n’a pas jeté l’homme dans un lieu indéterminé. L’être a jeté l’homme
dans sa propre vérité comme lieu de son séjour. En termes mystiques, l’homme est
jeté par l’être lui-même dans son propre sein comme dans une source vivifiante en
dehors de laquelle l’homme tarit. L’homme est donc un jeté par l’être, non pas hors
de l’être mais dans l’être lui-même pour que l’homme veille sur sa vérité. Ceci
implique qu’en affirmant que la mort, pouvoir-être entier du Dasein est ouverture
de soi à soi, on doit admettre en même temps que la mort est aussi ouverture du
Dasein à cela qui le jette. Autrement dit, l’ouverture de soi à soi implique
nécessairement ouverture du Dasein à autre chose. Car en tant que jeté, et par le
fait d’être jeté, le Dasein contracte en quelque sorte une dette à l’égard de cela qui
jette : la dette d’être. En dette d’être, le Dasein s’en trouve du coup en dette de sens.
En ouvrant le soi à soi, la mort doit aussi rendre manifeste au Dasein ce que êtreau-monde signifie ; ou plus précisément, ce dont l’existence est le signe. En ce sens,
la mort à notre entendement, loin d’être une réalité totalisante renvoyant le Dasein
à lui-même semble plutôt être un indice d’une ouverture à un sens, une ouverture
à un infini dont la fin de l’homme dans le trépas est sans nul doute l’anamnèse.
Notre préoccupation est très sérieuse et actuelle d’autant plus que dès qu’une
pensée interroge l’existence et l’homme, elle ne peut contourner la question du sens.
18
2
Lettre sur l’Humanisme, op. cit. p. 75
15
Malheureusement le sens ne s’offre jamais au premier venu. Il vient au discours tout
en se retranchant dans l’ombre. C’est pourquoi, la détermination de l’essence de
l’homme fondée sur l’être-vers-la-mort n’est peut-être qu’une voie que Heidegger
nous offre pour accéder aux divers champs de discours susceptibles de donner à
l’homme confiance et principe de vie. C’est en cela que l’analyse existentiale de la
mort chez Heidegger interpelle. Plus exactement, l’analytique heideggérienne de la
mort ouvre-t-elle une telle perspective spéculative ? S’arracher à soi pour se
reconquérir soi-même, n’est-ce pas rechercher un sens, fondateur de la liberté
comme nous l’avons dit ? De façon précise, assumer son être-pour-la-mort peut-il
véritablement fonder la liberté humaine ?
Notre réflexion, qui se veut un approfondissement de la conception
heideggérienne de la mort se fondera particulièrement sur l’analyse et la critique de
l’œuvre principale et fondamentale de l’auteur : Etre et Temps. Car, c’est dans celleci que s’est exprimée premièrement, clairement et systématiquement le souci de
fonder une ontologie de la mort chez Heidegger.
Ce travail s’articulera autour de trois chapitres. A travers un premier chapitre,
nous montrerons comment Heidegger fait de l’existence, l’essence de l’homme et
comment il le justifie. Le deuxième chapitre quant à lui sera consacré à l’approche
de la mort à partir du concept d’existence chez Feuerbach et Heidegger en mettant
l’accent sur la singularité de l’approche heideggérienne de la mort. Nous
reprendrons enfin la question au troisième chapitre sous un angle de la dette de
sens où il y s’agira de montrer comment peut s’esquisser un discours éthique
nouveau à partir du concept heideggérien de la « résolution devançante ».
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Chapitre I
L’essence de l’homme : l’existence
De façon générale, toute définition de l’homme se fonde implicitement ou
explicitement sur une certaine conception métaphysique ou s’en fait elle-même
l’écho. De ce fait, la logique voudrait que ce chapitre constitue le point
d’aboutissement à notre réflexion pour autant qu’il porte sur la définition de
l’homme. Mais si nous avons choisi de commencer notre travail ainsi, nous
voudrions suivre la logique de Heidegger lui-même telle que présente dans
l’architectonique de Etre et Temps.
De même, il nous semble que le philosopher est en son essence,
métaphoriquement, un voyage où le point de départ porte en lui le point d’arrivée
et celui de l’arrivée une commémoration du point de départ. Ceci justifie bien le fait
que Heidegger puisse écrire treize années après la publication de Etre et Temps que
« ce que tente de faire le traité intitulé Être et Temps, c’est partir de la vérité de l’être
– et non plus de la vérité de l’étant – pour déterminer l’essence de l’homme en la
demandant à rien d’autre que sa relation à l’être et pour concevoir en son tréfonds
l’essence de l’homme » 19.
En effet, si Heidegger a affirmé expressément qu’établir l’essence de l’homme
est le but de Etre et Temps comme s’il n’y s’agissait plus de la question initiale du
sens de l’être et du rapport entre l’Etre et le Temps, c’est parce qu’en se donnant
pour but de rendre compte de ce rapport à travers une herméneutique du Dasein,
il s’impose à lui, en retour, la nécessité de déterminer l’essence de l’homme à partir
du tréfonds de l’être lui-même ; question de justifier de façon radicale la relation et
l’accointance destinale entre l’homme et l’être. Heidegger affirme d’ailleurs dans ce
sens que la question de l’être n’est rien d’autre qu’une sorte de « radicalisation d’une
19
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Etre et Temps, op. cit. (endos)
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