Janvier 2013 68
Penser sans Dieu, vivre avec Dieu :
Heidegger lecteur d’Augustin
Sophie-Jan Arrien*
FOI et savoir, croyance et raison, religion et philosophie. Au sein
de ces couples improbables, chaque terme semble s’opposer à
l’autre en vertu de son mode même d’attestation : la conviction et
l’adhésion d’un côté, la compréhension et l’analyse de l’autre. Dans
le cas de la pensée du jeune Heidegger, qui nous occupera ici, si
la tension subsiste entre les termes cités, elle n’est jamais exploitée
comme simple opposition ou subordination entre eux. Son travail,
tel qu’il s’élabore dans ses premiers enseignements donnés à
Fribourg de 1919 à 1923 autour du projet d’une herméneutique
phénoménologique de la vie, permet au contraire d’envisager dans
une perspective renouvelée le rapport fécond que peut entretenir la
réflexion philosophique à l’égard du phénomène de la foi chrétienne
et de l’expérience de la vie religieuse à proprement parler.
La chose semble paradoxale dans la mesure où, dès 1919, selon
son propre témoignage, Heidegger a pris ses distances avec la foi
catholique, considérant qu’« une recherche véritablement scienti-
fique, libre de toute réserve et de tout lien dissimulé, n’est pas
possible pour qui reste réellement attaché à la perspective de la foi
catholique1». Qui plus est, il se réclame, en un sens qu’il reste à
éclaircir, de ce qu’on pourrait appeler un « athéisme méthodolo-
gique », et affirme sans hésitation que « la philosophie est elle-même
* Professeur à l’université de Laval (Québec), elle est l’auteur de l’Inquiétude de la pensée.
L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », à paraître.
1. Martin Heidegger, Vita [1922], Gesamtausgabe [GA] 16 (Reden und andere Zeugnisse
eines Lebensweges [1910-1976]), Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, 2000, p. 43.
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