Acta Universitatis Wratislaviensis No 3062
ROMANICA WRATISLAVIENSIA LV
Wrocław 2008
CONSTANTIN BOBAS
Université Charles de Gaulle – Lille 3
DE LA TRADUCTION POUR LE THÉÂTRE:
PAROLES – SILENCES – RENCONTRES,
VARIANTES ET FORMES D’EXPÉRIMENTATIONS POSSIBLES
DU THÉÂTRE NÉO-HELLÉNIQUE EN FRANÇAIS
En partant du principe que la traduction ne pourrait sans doute pas être autre
chose qu’une translation, un espace où l’œuvre originale a pu creuser la singula-
rité de sa langue, socialement, culturellement et historiquement déterminée, nous
pourrions nous demander s’il existe une spécifi cité de la traduction théâtrale. Cette
première affi rmation axiomatique n’est qu’une forme schématique en vue d’abor-
der le sujet, sans entrer dans toutes ses diversités ni ses développements précis1.
Mais la question également d’une traduction spécifi que à un genre littéraire pose
des diffi cultés méthodologiques d’une autre nature, à savoir sa défi nition en tant
que genre à une époque donnée. Et si pour les autres expressions littéraires nous
pourrions parvenir à quelques généralisations pertinentes utiles à la traduction, pour
le théâtre, de par sa physionomie multiple et en cours d’élaboration continuelle, il
y aurait autant de possibilités de traduire que de propositions dramaturgiques des
différents auteurs. Cependant, le théâtre possède une particularité supplémentaire,
il nous propose souvent un texte écrit, à lire ou bien à jouer sur scène, et il ne s’agit
pas de la même matière langagière dans les deux cas2. Si nous restons sur un texte
à proposition scénique, nous parlons de la notion complexe de théâtralité, c’est-
à-dire le passage d’une forme plutôt fi xe, close, à une forme ouverte et mouvante,
et cela, dans le contexte de la traduction qui est aussi une autre sorte de passage3.
1 Cf. sur la question du concept de la translation, A. Berman, Pour une critique des traduc-
tions: John Donne, Gallimard, Paris 1995.
2 Cette distinction bien connue, introduite par Veltrusky, où le théâtre par rapport au drame
n’est pas seulement un autre genre mais un autre art, demeure essentielle. Cf. J. Veltrusky, Drama as
Literature, The Peter de Ridder Press, Lisse 1977, pp. 12–21.
3 De la même manière, la distinction entre un texte à lire et un texte à jouer est bien évidem-
ment toute relative surtout pour le théâtre contemporain où, comme le disait déjà Antoine Vitez: on
peut faire du théâtre de tout.
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Car, en réalité, nous avons à faire, dans le cas de la traduction en général, et du
théâtre en particulier, au passage d’un code à un autre et surtout de l’articulation
entre plusieurs régimes de signes, s’agissant, en défi nitive, d’un mode où plusieurs
fonctionnalités fusionnent. Nous le constatons à chaque fois que nous essayons de
défi nir cette notion, presque impossible à cerner, la théâtralité, tantôt avec le gestus
brechtien, tantôt avec la dicibilité, tantôt avec une autre association de la forme
verbale de l’auteur qui aboutira à sa présentation en tant que spectacle4. La réussite,
donc, de la traduction théâtrale dépend de son effi cacité à évoluer sur une ligne
continuellement fugitive, un lieu de convergence où tous ces ensembles de signes
différents arrivent à se rencontrer, ou à donner la possibilité de le faire, souvent en
l’espace d’un instant. L’étape la plus cruciale de cette entreprise est, sans doute, la
représentation sur scène où toute sa complexité créatrice voit le jour à travers la
collaboration de plusieurs facteurs. Toute traduction est un trait d’union, une ou
plusieurs chaînes entre l’œuvre, les langues, l’auteur, la traduction, le traducteur…,
dont les maillons ne sont pas toujours liés ou ne le sont pas de la même manière.
Mais pour la traduction théâtrale, cette chaîne est plus longue avec la re-présen-
tation, et si l’on vise à sa forme la plus aboutie, elle doit être simultanée, non pas
successive, comme c’est éventuellement le cas pour les autres traductions. C’est-
à-dire que si la traduction en tant qu’écriture est une expérience solitaire, même
s’il s’agit d’une solitude habitée, la traduction théâtrale peut être l’expérience de
multiples rencontres. Le traducteur théâtral se présenterait alors comme un col-
laborateur actif de la version scénique de la traduction, une interface nécessaire
de l’élaboration fi nale dans des conditions optimales du travail de la représenta-
tion5. Néanmoins, la théorie de la traduction théâtrale a souvent oscillé entre deux
pôles, celui d’une traduction qui, d’une manière générale, existe uniquement dans le
cadre d’une mise en scène en tant qu’ensemble, et celui où le traducteur se consacre
uniquement au texte écrit et c’est aux autres composantes du spectacle d’intervenir
ensuite6. Et il est vrai que le rôle du traducteur ne saurait être le même chaque fois,
car cela dépend de la conception dramaturgique de l’œuvre, des objectifs affi chés,
4 Justement, au théâtre la situation est multiple, car lors du passage à la scène, d’autres sys-
tèmes de signes propres au spectacle existent. Sur les systèmes de signes au théâtre et les catégories
d’expression, cf. T. Kowzan, Littérature et Spectacle, Mouton, The Hague 1975, p. 172.
5 Dans cette confi guration, nous parlons d’un théâtre contemporain où ces conditions idéales
peuvent être réunies et le texte fait partie de la réfl exion dramaturgique. Mais même quand il s’agit
de textes d’une autre période, la participation interactive du traducteur au travail de la représentation
est d’une grande importance.
6 C’est le cas par exemple de Patrice Pavis pour la première approche et de Susan Bassnett
pour la deuxième. Cf. P. Pavis, « Problems of Translation for Stage: Intercultural and Post-Mo-
dern Theatre », [dans:] The Play Out of Context: Transferring Plays from Culture to Culture, éd.
Hanna Scolnicov et Peter Holland, Cambridge Univ. Press, Cambridge 1989, pp. 25–44, et S. Bass-
nett, « Still Trapped in the Labyrinth: Further Refl ections on Translation and Theatre », [dans:]
Constructing Cultures: Essays on Literary Translation, éd. S. Bassnett et A. Lefevere, Multilingual
Matters, Clevedon 1998, pp. 90–108.
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de l’équation immédiate de la parole écrite et de la parole scénique et encore de la
tradition littéraire, philologique et culturelle de l’œuvre quand nous avons à faire
à des textes de périodes différentes ou de cultures très éloignées. Par conséquent,
plusieurs possibilités existent pour aborder la traduction théâtrale en fonction d’un
certain nombre de variantes qui peuvent entrer en jeu.
Ainsi, pour l’auteur dramatique grec contemporain Yorgos Dialegmenos, le
fait qu’il soit aussi acteur a une incidence majeure sur son écriture. L’élaboration
de son expression est telle que, déjà, nous entendons les mots prononcés par les
comédiens. Toute la diffi culté de la traduction de la pièce en question, écrite en
1987, est de trouver la source de son rythme et la fl uctuation de son phrasé im-
prégnée d’une forte coloration populaire et d’un réalisme magique qui fait bé-
gayer la langue. Il y a un effort qui consiste à casser le fl ux normal de l’énoncé,
une expression à la limite de la compréhension. Par exemple, l’auteur mélange
souvent les proverbes ou les expressions stéréotypées du langage en formant des
phrases dont les composantes restent reconnaissables mais qui revendiquent un
autre degré de fonctionnement consécutif, sans doute, à l’oralité ou surtout à la
théâtralité propre du texte. La traduction doit pouvoir révéler chaque fois la charge
émotionnelle, le désir caché dans ces tournures inédites en essayant de proposer
un cadre d’une puissance analogue dans le meilleur des cas. Tâche qui n’est pas
du tout aisée quand il s’agit de constructions originales où les appuis sont inexis-
tants. Ici, la collaboration avec l’auteur, un metteur en scène et des comédiens,
s’est avérée souvent primordiale. Traduire le titre de la pièce, Se philo sti mouri,
qui apparaît aussi à l’intérieur de l’œuvre dans un moment d’action intense, posait
problème, non pas au niveau de l’interprétation ou de la signifi cation mais, ce qui
est plus important au théâtre, de la variation de la puissance de la parole. L’auteur,
par l’utilisation du mot mouri (la gueule) après le verbe se philo ( je t’embrasse)
rompt la composition conventionnelle de la phrase en introduisant, sans toucher à
sa grammaticalité, un élément d’un équilibre subtil, partant de la tendresse et de
l’amour ( je t’embrasse) jusqu’à une sorte de violence (la gueule). La traduction
mot à mot en français serait, je t’embrasse sur la gueule mais elle n’exprime alors
qu’un usage argotique, populaire, dans la phrase7. Pour pouvoir remédier à cette
inadéquation, en travaillant avec l’auteur, nous nous sommes inspirés de ce pro-
cédé fréquent dans son œuvre, l’élimination de la nature stéréotypée de la phrase
par fusion avec d’autres éléments. En travaillant avec le metteur en scène et ayant
face à nous le jeu des acteurs de la scène en question, la traduction défi nitive je
t’embrasse la gueule est venue s’imposer en renvoyant à l’expression je te casse
la gueule en français, où le caractère tendre et violent à la fois est maintenu. Cette
pièce qui est le résultat d’une double dynamique d’un auteur-acteur dans un ma-
7 À signaler aussi une certaine incompatibilité entre le français et le grec, l’absence ou une
existence toute relative de l’argot en grec qui oblige le traducteur à la recherche de solutions diffé-
rentes chaque fois.
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tériau langagier tout particulier, ne pourrait passer facilement à la traduction qu’à
travers une telle expérience théâtrale8.
La confrontation du traducteur de théâtre avec la réalité scénique n’est pas
toujours possible ni envisageable pour différentes raisons au moment de l’acte
de traduire9. Dimitris Dimitriadis est un auteur qui crée pour le théâtre mais écrit
aussi de la poésie et des romans. Il n’aime pas le cloisonnement entre les genres
littéraires et son théâtre est souvent une contestation du texte ainsi que de l’auteur.
Il prône un théâtre sans limites où nous observons la destruction et la reconstruc-
tion des mondes, un théâtre souvent cosmogonique. Dans la pièce Procédures de
règlement des différends écrite en 200010, le procédé le plus fréquemment utilisé
entre ces deux pôles majeurs est la répétition sous différents aspects au sein d’une
langue extrêmement simple et dépouillée. Dans ce contexte, une remarque préli-
minaire serait que la répétition ne fonctionne pas de la même manière en grec et
en français, même quand il s’agit d’une fi gure de style, et qu’il faudrait résoudre
cette question en cherchant chaque fois une solution convaincante. En outre, chez
Dimitriadis, la répétition fonctionne comme destruction quand elle est augmenta-
tive, et comme construction quand elle diminutive:
le
sang
tout
son sang
en moi
tout
tout
je suis
remplie
de
je ne me suis pas retournée
regarder
il était là
mais
je ne me suis pas retournée
je ne
le
8
Ce travail de traduction a eu lieu dans le cadre de l’Atelier Européen de la Traduction –
Scène Nationale d’Orléans; Y. Dialegmenos, Je t’embrasse la gueule, trad. C. Bobas avec la colla-
boration de S. Giré, une co-production de l’AET et de la Maison Antoine Vitez, 2003.
9
Parfois, cette même confrontation pourrait être source de problèmes entre deux conceptions
différentes du texte, par exemple celle du traducteur et celle du metteur en scène, c’est un équilibre
subtil où d’autres facteurs peuvent intervenir pour le meilleur ou pour le pire.
10 D. Dimitriadis, Procédures de règlement des différends, trad. C. Bobas avec la collaboration
de S. Giré, Atelier Européen de la Traduction – Scène Nationale d’Orléans avec le concours de
l’Union européenne, 2005.
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C’est ainsi que se termine la scène XXIX de la pièce avec cette déconstruc-
tion de la parole refl étée sur la page. En soi, cet extrait ne revêtait pas de diffi culté
particulière en dehors du rythme et des sonorités à rendre, hormis juste après la
deuxième répétition de je ne me suis pas retournée où, dans l’original, se trouve
un mot qui pourrait correspondre soit à une conjonction pour une construction
avec infi nitif comme précédemment, soit à une particule que nous pourrions tra-
duire par voilà, voici. Or, au lieu de répéter la phrase ou de proposer un autre
mot, la meilleure solution a semblé être de mettre des points de suspension en
proposant une sorte de silence. Ce que ce choix, parmi d’autres, bien évidemment,
sous-tend, est que dans une pièce de traduction théâtrale ouverte, le traducteur de-
vient comme un interprète musical en transformant un théâtre de texte en théâtre
de paroles11.
Enfi n, il y a des pièces où un dialogue devrait pouvoir se faire avec plusieurs
interlocuteurs ou intervenants dans le cas par exemple de textes écrits dans un
passé plus ou moins lointain, dans une langue pouvant poser quelques problèmes
d’accès et qui sont d’une forme littéraire parfois diffi cile à préciser. Erotokritos
est un texte de onze mille vers environ que nous pourrions appeler renaissant,
même s’il a été écrit au début du XVIIe siècle, dans un dialecte crétois. Sa défi ni-
tion en tant que genre littéraire semble osciller entre roman ou poème d’amour à
forte dominante théâtrale. Il s’agit d’un texte qui est encore vivant de nos jours en
Crète où des gens, des bergers aux plus cultivés, peuvent réciter ou même chanter
de quelques vers à des milliers de vers. Traduire ce texte singulier qui est sou-
vent qualifi é d’intraduisible signifi e que le traducteur doit être poète, philologue,
ethnologue, musicien, homme de théâtre, etc. Il est possible qu’un traducteur
réunisse toutes ces qualités pour cette traduction, mais la solution qui a prévalu
ici était un traducteur-poète qui travaillerait en collaboration avec une équipe de
traducteurs, comédiens, philologues, metteurs en scène, et en y associant des ex-
périences en provenance directe du territoire ayant vu naître cette œuvre. Cette
traduction interactive et collaborative a mis plus de trois ans à voir le jour12.
Le travail a évolué en deux temps. D’abord par une première transcription-
traduction en mot-à-mot, préparé à l’avance et commenté vers par vers par toute
l’équipe dans un effort de révéler les différentes perspectives de l’œuvre. Et par
la suite, avec une approche des vers déjà traduits dans leur ensemble afi n d’ap-
préhender tout le mouvement du passage à la langue-cible, le français en l’occur-
rence. Ces réunions ont eu lieu durant deux périodes annuelles dans le cadre d’un
atelier de traduction où d’autres manifestations étaient prévues autour de ce texte
11 Voir sur cette question, J.-M. Déprats, « Traduire Shakespeare », La lettre de la Pléiade 12,
avril–mai–juin, 2002.
12 V. Cornaros, Erotokritos, trad. de R. Davreu, J. Corti, Paris 2007 (l’équipe de la traduction
était constituée de C. Bobas, L. Mitsakou, K. Mitsotaki). Cette traduction a été réalisée dans le ca-
dre de l’Atelier Européen de la Traduction – Scène Nationale d’Orléans avec le soutien de l’Union
européenne, Commission Éducation et Culture.
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