Droit et décentralisation
34 w Pouvoirs Locaux N° 106 III/2015
territoriales sans en clarifier les relations fonction-
nelles et les objectifs démocratiques. Et la déconcen-
tration, d’autant plus célébrée qu’il s’agit d’occulter
la perte de substance, générée par la REATE, de pans
entiers des services déconcentrés, s’avère un vocable
désormais appauvri tant il est daté,
relatif et singulier. Le terme n’est
d’ailleurs guère transposable dans
les autres États démocratiques qu’ils
soient fédéraux2 ou décentralisés.
Même l’Italie, dont la philosophie
institutionnelle est jugée proche de
par l’Histoire, qualifie toujours de
« décentralisation administrative »
ce que nous nommons déconcen-
tration et « d’autonomes » les diffé-
rentes collectivités auxquelles une
décentralisation politique a attribué
notamment le droit de lever l’impôt
et de voter les lois. La dualité lexicale
permettant de conceptualiser la gou-
vernance territoriale nous est donc
propre (ainsi qu’à certains pays fran-
cophones). Comme tant d’autres,
cette exception française ne peut
être condamnée au seul motif de la
singularité. Mais, le couple déconcentration-décentra-
lisation semble atteindre ses limites dans le récit plu-
riséculaire de la réforme territoriale. Sans empiéter sur
les travaux des historiens du droit, nous pouvons situer
quelques jalons dans l’émergence puis dans la consé-
cration de ce qui est nommé la déconcentration et ainsi
mieux en comprendre les ambiguïtés croissantes.
Rétroactivité du vocable
Le premier de ces repères historiques renvoie à une évi-
dence parfois oubliée, la déconcentration est fille de la
centralisation et condition de son efficacité. À la fin de
l’Ancien Régime, le déclin du centralisme monarchique
résida tout autant dans son manque de courage pour
rétablir les finances de l’État que dans l’incapacité du
régime à mener à bien une réforme territoriale cohé-
rente et à faire les choix d’organisation « déconcen-
trée » nécessaires : professionnalisation d’intendances,
structuration du recouvrement de l’impôt, clarification
des niveaux de décision3. La leçon sera retenue par la
Révolution puis par l’Empire et la Restauration. Le pré-
fet, marqueur symbolique et opérateur principal des
politiques déconcentrées, fut créé sous le Consulat en
1800 (Loi du 28 pluviose an VIII), comme une figure
finalement très proche du commissaire du Directoire
(Constitution de 1795, 5 fructidor an III) mais aussi de
celle de l’intendant de l’Ancien Régime, même si ce der-
nier disposait de pouvoirs financiers théoriques dont
le préfet est dépourvu. La célèbre phrase du Premier
Consul : « La France date son bonheur de l’établissement
des préfectures » fait écho à celle qu’avait prononcée
John Law sur les intendants « de qui dépend le bon-
heur ou le malheur des provinces, leur abondance ou
leur stérilité ». Nombre d’intendants, comme plus tard
des préfets, ont favorablement marqué les territoires
qu’ils administraient au service d’un pouvoir centra-
lisé, que l’on songe respectivement à Turgot qui, durant
ses quatorze années en Limousin, créera des manufac-
tures, expérimentera ses théories économiques, réfor-
mera au nom du roi ou à Haussmann qui transforma la
capitale entre 1853 et 1870 et à Paul Delouvrier, grand
aménageur, premier préfet de la région parisienne.
Tous les intendants et tous les préfets ne purent forcé-
ment revendiquer de tels bilans, mais les talents et la
confiance dont ils jouissaient leur permirent d’occuper,
voire de dépasser, le champ de la déconcentration telle
qu’elle est aujourd’hui définie.
Ambiguïté de départ
Le deuxième jalon, qui concerne l’émergence du vocable
de déconcentration au détriment de celui de décentrali-
sation administrative, est décisif puisqu’il explique la
dualité lexicale propre à la France. Traditionnellement,
les juristes situent la création de la déconcentration en
1869, sous la plume du conseiller d’État Léon Aucoc4.
Mais le terme avait été avancé dès la IIe République,
notamment en 1849 par Auguste Bourguignat, avo-
cat au Conseil d’État5. Chez ces juristes, marqués par
les événements de 1830 ou de 1848 et qui parlaient
du « regrettable M. de Tocqueville » car apôtre de la
liberté communale6, la crainte concernait tout autant la
« concentration » excessive des pouvoirs dans un Paris
incontrôlable et ouvert aux idées « socialistes », que la
dévolution de compétences, notamment financières,
« aux municipalités, départements ou provinces » dont
ils appréhendaient la « prodigalité » et redoutaient les
tentations « d’indépendance ». La « déconcentration »
signifiait d’abord le moyen de lutter contre l’arrogance
et l’activisme parisiens : « Nous sommes en face du
parti rouge qui la redoute, que la déconcentration soit
notre arme de guerre. »7 Et puis, partisans du « vrai »
centralisme, présenté comme une longue conquête de
la royauté confortée par la Révolution et l’Empire, le
terme même de décentralisation, fût-il associé à l’adjec-
tif « administrative », heurtait leurs convictions ; il leur
paraissait susceptible, par l’apport d’autres adjectifs, de
renforcer au fil du temps les partisans d’une « décen-
tralisation radicale » au profit de personnalités morales
“La célèbre phrase
du Premier Consul,
« la France date
son bonheur de
l’établissement des
préfectures », fait écho
à celle qu’avait
prononcée John Law
sur les intendants,
« de qui dépend
le bonheur ou le
malheur des provinces,
leur abondance
ou leur stérilité ».”