François Bérubé - Concours Philosopher

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Asamkhyeya
CONCOURS PHILOSOPHER 2015
Des chimères et des hommes
1916 mots
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Qu’est-ce que le désir? Au contraire des animaux, les êtres humains développent des
désirs d’une diversité déconcertante, suggérant qu’à chaque être humain correspond un
lot unique de désirs auxquels celui-ci peut s’identifier. Les désirs semblent ainsi
caractériser la personnalité de leur détenteur, l’intimité même du sujet. Réaliser ses désirs
signifie donc se réaliser soi-même, voire accéder au bonheur. Pensons notamment à la
dégustation d’un bon repas, un désir qui apporte joie et satisfaction à celui qui aime et
désire un mets particulier. Pourtant, certain désirs créent plus de souffrance que de plaisir.
En effet, le désir amoureux pour un individu qui ne nous aime pas en retour entraîne
nécessairement une répression douloureuse, et ainsi, de la souffrance. Comment expliquer
la souffrance qu’entraîne le désir, si celui-ci à pour but premier le principe du plaisir? Il
est éloquent que le désir trace un chemin, la question est de savoir si ce chemin est celui
de la joie ou plutôt celui de la souffrance.
Deux désirs pour deux chemins
Les premières théories sur le désir remontent à l’Antiquité grecque avec les textes de
Platon. Selon Platon, il existe deux formes de désirs : les instincts et le désir de vérité. La
première forme du désir, la forme instinctive, est innée. Ce désir des plaisirs est corporel,
en ce sens où, même s’il prend sa source dans l’âme, il récompense le corps. Ce type de
désir mène, selon Platon, à la démesure, un excès qui crée de la souffrance, contrairement
à la forme rationnelle et raisonnable du désir. Le désir de vérité est acquis et correspond à
l’aspiration au meilleur, c’est-à-dire le désir du bien et de la connaissance. Ce désir
intellectuel se comble par la philosophie et mène à la tempérance. Les désirs de chaque
type dominent l’un sur l’autre selon la tempérance et la démesure de l’individu. Par
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exemple, selon Platon, un individu plus excessif comblera davantage son désir corporel
que son désir de vérité.
Normalement, l’âme est maîtresse de son corps qui lui est soumis. Cependant, en matière
de désir, il semble y avoir un renversement des rôles où les désirs corporels dominent sur
le désir intellectuel. Le désir rend donc le corps maître de l’esprit, et le plaisir du corps se
traduit par la souffrance de l’esprit. Pour Platon, le désir de la connaissance du bien
permet de se libérer de nos désirs corporels. Il faut donc, ultimement, rejeter tous nos
désirs corporels. Platon associe cette conception du désir à son allégorie de la caverne. En
effet, les désirs corporels seraient des simulacres qui détournent l’âme de la recherche
d’objets réels, les Idées. Les désirs corporels sont imaginaires et faux, et le rejet de ces
désirs est la purification qui permet l’intellection, soit la recherche de la vérité par une
preuve supérieure qui valorise le respect de la non-contradiction. Les désirs corporels ne
peuvent en effet respecter cette non-contradiction, puisqu’il est possible de désirer une
chose et son contraire. Par exemple, certains souhaitent manger du dessert sucré en tout
en désirant réduire leur consommation de sucre raffinés.
Il faut donc, selon Platon, catalyser la vitalité impétueuse du désir corporel pour
permettre l’intellection. En rejetant tous les plaisirs corporels pour ne se concentrer que
sur la connaissance philosophique, il est possible de faire en sorte que le désir trace le
chemin de la joie intellectuelle plutôt que celui de la souffrance, car celui qui sait ne
souffre plus de réfréner ses désirs.
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Une dualité relative à chacun
Cette classification en bons et mauvais désirs de Platon aura eu des répercutions jusque
dans la philosophie de Baruch Spinoza. Aux yeux de ce philosophe du XVII e siècle, le
rejet de tous les désirs corporels semble extrémiste, puisque la réalisation de ces désirs ne
mène pas forcément à la démesure ni à la souffrance. Prenons l’exemple du désir sexuel
qui, s’il est accompli avec parcimonie, permet la réduction du stress et la perpétuité de
l’humanité. Le désir est en fait ce qui permet l’existence, puisque « [personne] ne peut
désirer être heureux, bien agir et bien vivre qu’il ne désire en même temps être, agir et
vivre, c'est-à-dire exister en acte. »1 Certain désirs corporels peuvent amener de la joie et
non de la souffrance, amenant Spinoza à redéfinir quels désirs créent de la joie ou de la
souffrance. C’est ainsi que le philosophe distingue les désirs passifs des désirs actifs. Les
désirs passifs témoignent de la passion, et traitent de notre dépendance aux choses
extérieures. Les désirs actifs, quant à eux, sont les actions qui nous sont cause adéquates,
qui proviennent de nous, c’est-à-dire voulues et comprises par la raison, et qui nous
procurent de la joie. Or, pour Spinoza, les désirs ne sont en soi ni passifs ni actifs.
L’ensemble des désirs qui permettent de persévérer dans l’être et de trouver le bonheur
est relatif à chacun, et il est absurde de définir une liste de désirs qui créent de la
souffrance ou inversement. Trouver son utilité propre, son désir, c’est réussir à trouver les
désirs qui nous apportent de la joie, et donc, qui nous font persévérer dans l’être de
manière active. Les désirs actifs, en nous procurant de la joie, augmentent notre puissance
d’être, et subséquemment, notre adéquation. Spinoza amène néanmoins la subtilité selon
1 SPINOZA, Éthique, IV, 21
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laquelle un désir d’apparence passif peut devenir actif si celui-ci procure de la joie à
l’individu.
Pourquoi accomplissons-nous les désirs passifs en ce cas? C’est l’imagination, source de
nos erreurs, qui nous fait croire que ce que nous désirons correspond à notre utilité
propre, alors que ce n’est pas forcément le cas. L’imagination nous fait croire que certains
désirs passifs nous rendront heureux, alors qu’ils apportent de la souffrance.
Puisque la nature des désirs est relative à l’individu, il faut donc absolument désirer, agir,
vouloir et vivre les bons désirs, ceux qui correspondent à notre utilité propre. Dans le
monde, certains désirs peuvent nous convenir alors qu’ils ne conviennent pas à d’autres,
mais surtout, certains désirs qui nous convenaient par le passé peuvent aujourd’hui nous
disconvenir. Il faut donc vivre des expériences et ainsi trouver son utilité propre. De cette
manière, nos désirs seront actifs et traceront le chemin de la joie et non une spirale de
tristesse et de souffrance.
Tribulations entre souffrance et ennui
C’est en Allemagne du XIX e siècle que la question du désir fait une volte-face. L’héritage
immense d’Emmanuel Kant, notamment sur la notion de phénomènes et de noumènes, a
eu des répercutions sur plusieurs de ses concitoyens philosophes, notamment Arthur
Schopenhauer. Celui-ci reprend et modifie la conception kantienne des phénomènes et
noumènes pour expliquer l’origine du désir. Ainsi, pour Schopenhauer, les phénomènes
sont les choses telles qu’elles nous apparaissent, des perceptions et, ultimement, des
illusions. Les noumènes, quant à eux, sont l’essence des choses. Le noumène est une
force, une poussée, un dynamisme dans le corps. C’est ce dynamisme du monde, de la
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réalité, qui permet le vouloir-vivre des êtres humains. Le dynamisme des noumènes n’a
pas de finalité et ne fait qu’exister, le rendant par le fait même absurde. C’est cette force
vitale, le dynamisme du noumène en soi qui est la source du désir.
Selon Schopenhauer, le désir possède quatre caractéristiques. Premièrement, le désir n’a
pas de but dernier, par définition de la nature dynamique du noumène. Les désirs ne
peuvent qu’emmener d’autres désirs, se traduisant de ce fait par l’impossibilité pour celui
qui désire d’être satisfait. Deuxièmement, la réalisation du désir rencontre des obstacles.
Réaliser le désir n’est pas toujours instantané ou possible. Ces difficultés à réaliser le
désir ne peut créer que de l’insatisfaction et de la souffrance. Troisièmement, la
réalisation du désir crée de la satisfaction, mais il s’agit d’un plaisir bref se transformant
rapidement en ennui. Par exemple, après que l’enfant aie reçu son nouveau jouet, il n’est
pas rare que celui-ci l’utilise que brièvement avant que le jouet ne l’ennuie.
Quatrièmement, lorsque le désir renaît, celui-ci s’accompagne de souffrance. S’il
advenait justement que l’on ôte le jouet à l’enfant susmentionné, brusquement, celui-ci le
désirerait à nouveau et son insatisfaction créerait de la tristesse. Nous somme donc, dans
l’optique de Schopenhauer, condamnés à balloter entre souffrance et ennui. L’état de
satiété est ennuyeux, alors que le risque de perdre l’objet du désir, et ce malgré l’ennui
qu’il procure, amène de la souffrance. Schopenhauer dirait donc que le désir trace le
chemin de la souffrance.
Désir et multiplicité
Cette conception du désir de Schopenhauer semple pourtant contenir une certaine
contradiction. En effet, le bonheur que représente l’accomplissement d’un désir n’est pas
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aussi bref que peut le prétendre le philosophe allemand, et ne cède la place à l’ennui que
par la suite. Or, cet ennui s’installant prend en considération l’invariance de notre désir
dans le temps, tout en décrivant une variation de l’effet de ce désir.
Prenons par exemple le désir de bien manger. Il est évident qu’à réduire ce désir à manger
toujours le même repas, alors l’ennui s’installera. Si l’on considère par contre qu’il est
possible de réinventer le désir de bien manger en variant les repas, alors il est impossible
que l’ennui pour un repas s’installe. Il faut donc désirer, oui, mais surtout réussir à
réinventer les désirs qui nous procurent de la joie et ainsi éviter l’ennui.
Le chemin que trace le désir est certainement un chemin de souffrance, puisqu’il apporte
des obstacles dans sa réalisation, mais aussi un chemin de joie dans sa réalisation. Il faut
donc réussir à désirer de telle sorte que la joie procurée par la réalisation du désir
contrebalance la souffrance qui y est rattachée.
Surpasser la souffrance
Il faut d’abord considérer la pluralité des manières d’atteindre un désir actif. Prenons
l’exemple du désir de faire de l’exercice. Il existe d’innombrables manières de répondre à
ce désir (course à pied, cyclisme, gymnastique, etc.) quoique toutes ne soient pas
adaptées à chacun. Si le cyclisme ne correspond pas à une certaine personne, alors le
désir se transforme en souffrance. Il faut donc ne considérer que les bons désirs, tels que
proposés par Spinoza, et ce, en gardant à l’esprit que la manière d’atteindre le dit désir
n’est pas unique.
Il serait important de souligner la forme de connaissance que représente la souffrance
reliée au désir. Puisque la réalisation d’un désir est multiple, la souffrance associée à
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l’insatisfaction de celui-ci peut être analysée pour tenter à nouveau la réalisation du désir.
Prenons l’exemple du désir d’être dans une relation amoureuse. Il est fort probable que
certaines personnes avec lesquelles nous désirions être en couple nous aient rejetés,
emmenant de ce fait de la souffrance. Néanmoins, il est possible, par la connaissance des
choses, de ne pas répéter les actions ayant mené à notre rejet et d’être plus en mesure
d’accomplir le désir. La souffrance se traduit alors en une forme de connaissance
permettant la satisfaction plus efficace de nos désirs.
En conclusion, s’il est vrai que le désir trace le chemin de la souffrance, il serait injuste
de le réduire à cette unique fin. Les désirs actifs permettent de tracer le chemin de la joie,
une joie plus grande que la souffrance qu’ils créent. La souffrance associée à nos désirs
doit servir à mieux les accomplir et tracer un chemin de joie, et les multiples manières de
réaliser nos désirs est garant de notre aptitude à les réaliser. Il faut donc continuer à
désirer, sans nous arrêter, les désirs actifs et les réinventer de telle sorte que nous pouvons
sortir de l’ennui et surpasser la souffrance.
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