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Les métamorphoses de la mémoire
Hervé Morin
Série d'articles parus dans Le Monde
1- L'hippocampe de Proust
1
2 - Cet étrange sentiment de déjà-vu
3
3 - Tous les souvenirs sont faux
5
4 - Des chiffres et des êtres
8
5 - Un muscle pas comme les autres
10
6 – Quels gardiens pour la mémoire
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1/6 - L'hippocampe de Proust - Article paru dans l'édition du 15.07.08
Que sait la science de ce qui, dans la tête d'un Proust, abrite les souvenirs, les entretient et
les ressuscite ? Tout converge vers l'hippocampe, leur gardien mystérieux. Et la madeleine ?
C'est la clé sans laquelle le passé serait à jamais perdu...
Longtemps, science et littérature ont fait chambre à part. Marcel Proust les a
réconciliées. Outre la montagne d'exégèses qu'a suscitée son oeuvre, le « phénomène proustien »
a engendré une foule d'analyses psychologiques et neurobiologiques. Ce « phénomène », c'est
bien sûr celui attaché à l'épisode de la madeleine, relaté au début d'A la recherche du temps
perdu : le narrateur, goûtant chez sa mère un biscuit trempé dans du thé, est soudain assailli par
une vive émotion.
Intrigué, il cherche en lui-même et découvre la cause de ce trouble. Le voilà transporté
des années en arrière, le dimanche matin à Combray, lorsque sa tante Léonie lui offrait un
morceau de madeleine trempé dans son infusion de thé.
Souvenir en apparence ténu, anodin. « Mais, écrit Proust, quand d'un passé ancien rien ne
subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus
vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore
longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à
porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. »
« J'ai tout un dossier d'articles qui tentent de réinterpréter scientifiquement cet épisode »,
témoigne la neurobiologiste Pascale Gisquet (CNRS - université Paris-Sud), qui a bien voulu
mettre ses archives à notre disposition. « J'ai moi-même été très inspirée par Proust », confesset-elle. Etrange attrait... Le premier réflexe des scientifiques est de se défier d'un témoignage
subjectif. Mais Proust fascine les spécialistes de la mémoire. Sans doute, avance le
neuropsychologue Francis Eustache (Inserm-université de Caen), parce que « ce visionnaire a
eu bien avant nous l'intuition que la mémoire est au centre du psychisme : elle permet cette
rencontre intime avec soi et avec l'autre, présent ou absent ». Peut-être aussi parce que chacun
de nous, un jour, a cru mordre dans sa « madeleine »...
Qu'a donc découvert la science de ce qui, dans la tête d'un Proust, mais aussi sous nos
crânes, abrite les souvenirs, les entretient et les ressuscite ? « On sait des choses, mais on en
ignore plus encore, prévient Serge Laroche, du laboratoire de neurobiologie de l'apprentissage,
de la mémoire et de la communication (CNRS-Paris-Sud). La science de la mémoire est très
jeune et porte sur un organe longtemps resté inaccessible, le cerveau. » Depuis un siècle, les
scientifiques ont compris que celui-ci est organisé en ensembles interconnectés, et que son unité
cellulaire de base est le neurone. Le neuroanatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal (18521934) avait supposé que les modifications de « protubérances » neuronales étaient responsables
de la mémorisation. Ses successeurs lui ont donné raison.
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Chaque neurone est en effet capable de transmettre de l'information, sous la forme
d'influx électrochimiques et de synthèses moléculaires, et d'entrer en contact avec des
milliers d'autres. Ces points de contact, les « protubérances » de Cajal, ce sont les synapses.
Les études sur l'animal ont montré que leur activité peut être renforcée, voire qu'elles peuvent se
multiplier au fil de l'apprentissage, et ce de façon durable. Leur remodelage à long terme
implique des cascades complexes de gènes. « Sur des souris mutantes, on en a déjà identifié 165
qui jouent un rôle dans le fonctionnement synaptique », dit Serge Laroche.
Avec un milliard de millions de connexions, la combinatoire de ces réseaux est
hallucinante ! Qu'est-ce donc qu'un souvenir, dans cette jungle neuronale ? « Il serait un motif
particulier d'activation cellulaire de réseaux neuronaux », répond Serge Laroche.
Concrètement, chacun des sens du jeune Marcel entraîne l'activation d'une portion du cerveau.
Tout un réseau neuronal est impliqué. Les noeuds de ce réseau, les synapses, sont renforcés par
ces perceptions. « A chaque souvenir correspond un réseau qu'il faut activer pour se le
remémorer », avance Serge Laroche.
« Pour ce qui est de la mémoire simple, comme modifier des réflexes d'évitement d'un
organisme basique tel que l'aplysie, un escargot de mer que j'ai étudié, nous comprenons très
bien ce qui se passe, dit l'Américain Eric Kandel, Prix Nobel de médecine en 2000. Mais pour
des choses plus complexes comme l'odorat, modalité sensorielle très vaste, combinée parfois
avec la perception visuelle, c'est plus compliqué. Nous ne comprenons pas exactement comment
tout cela est traité au niveau de l'hippocampe. »
L'hippocampe ! Depuis un demi-siècle, cette structure profonde du cerveau fait l'objet de
tous les soins des spécialistes de la mémoire. Comme souvent, c'est un cas clinique qui a tout
déclenché. En l'occurrence, H. M., un jeune Américain épileptique qui a subi en 1953 une
ablation de l'hippocampe et d'une portion des lobes temporaux, censée mettre fin à ses crises.
Depuis lors, H. M. est prisonnier du temps : ses souvenirs, dégradés, se sont figés à la période
précédant son opération. Ses capacités intellectuelles sont intactes, mais il est incapable de
retenir une information nouvelle plus de quelques secondes. Sans mémoire, impossible de
construire l'avenir.
La psychologue Brenda Milner a pu montrer que son amnésie n'était pas absolue : H. M. a
bien enregistré que ses parents étaient morts, et que Kennedy avait été assassiné, sans doute en
raison de la charge émotionnelle de ces événements. Il a aussi pu apprendre à recopier un motif
en le regardant dans un miroir, un savoir qui mobilise la mémoire inconsciente. Mais après des
décennies de consultations, il ignore toujours qui est Brenda Milner !
Grâce à H. M., grâce aussi aux psychologues expérimentaux, les sciences cognitives
distinguent plusieurs types de mémoires, reliées par des passerelles cérébrales qui restent à
identifier. D'un côté, la mémoire à court terme, ou de travail, de l'autre celle à long terme.
Celle-ci peut être implicite, ou procédurale. Elle nous permet de faire du vélo
«inconsciemment» ou à H. M. de dessiner dans un miroir. La mémoire à long terme peut
aussi être explicite (consciente). Raffinement supplémentaire, on ne confond pas dans cette
dernière ce qui est sémantique (connaissance : Combray n'est pas éloigné de Guermantes) et ce
qui est épisodique (histoire personnelle : « J'allais voir tante Léonie le dimanche matin »).
Pour mieux cerner cette mémoire autobiographique, l'équipe de Francis Eustache a
interrogé des femmes de 65 ans sur leur passé. « Quelle que soit l'ancienneté du souvenir
évoqué, la période de vie concernée, c'était bien l'hippocampe qui était activé », indique le
chercheur. Et la madeleine, quel est son rôle ? C'est la clé sans laquelle le passé serait resté
perdu : « Il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le
rencontrions pas », écrit Proust. Son narrateur eut plusieurs fois la chance de tourner cette clé :
à Guermantes, un pavé disjoint le projette en pensée sur les dalles inégales de la place SaintMarc, à Venise. Ou le tintement d'une cuillère le transporte vers un sous-bois, où son train avait
stoppé jadis.
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Les chercheurs ont préféré s'intéresser aux odeurs. Celles-ci sont supposées souveraines
pour ouvrir « ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années », comme l'écrit Proust, où
sont encloses autant de sensations passées. L'aromachologie (la psychologie de l'olfaction) tente
de déterminer leur rôle dans la ressuscitation des souvenirs anciens. En laboratoire, les odeurs
ne sont pas un indice très puissant dans des tests de mémorisation où elles sont associées à des
chiffres, des images ou des actions. Au point que le psychologue expérimental Alain Lieury
(Rennes-II) soupçonne que plus que l'odeur, « c'est peut-être la vue de la madeleine qui fut
efficace ».
Une expérience conduite par John Aggleton et Louise Waskett (université de Cardiff)
autour d'un musée de la ville de York consacré aux Vikings montre pourtant leur
puissance d'évocation. L'exposition associait une fragrance particulière à chaque scène
présentée - terre, bois brûlé, viande... Un interrogatoire, auquel ont été soumis des visiteurs six
ans après l'avoir parcourue, a montré qu'en présence de ces odeurs, ils étaient capables de se
souvenir de détails plus nombreux (+ 20%) que lorsqu'on les aspergeait - ou non - d'autres
parfums.
De telles observations ne cernent pas réellement le « phénomène proustien », qui
implique l'évocation, chargée d'émotion, de souvenirs forts anciens. Simon Chu et John
Downes, de l'université de Liverpool, ont exposé des sexagénaires à des odeurs ou à des
indices verbaux, et leur ont demandé de décrire les expériences passées qui leur venaient. Alors
que les mots évoquaient des souvenirs datant de la période où les « cobayes » avaient de 11 à 25
ans, les réminiscences induites par les odeurs remontaient à leur petite enfance, à l'âge où l'on se
voit offrir des madeleines.
Récapitulons : le jeune Marcel - en faisant l'hypothèse que Proust s'est inspiré
d'événements réels - va le dimanche grignoter une madeleine chez sa tante. Cette expérience
multisensorielle renouvelée se traduit dans son cerveau par une poussée de connexions
neuronales, impliquant des phénomènes à la fois électrochimiques et la production de protéines,
qui stimule et renforce durablement certains circuits. Ceux-ci vont constituer un souvenir,
stocké» dans l'hippocampe. Des décennies plus tard, une saveur oubliée réactive ce réseau
délaissé, d'abord sous la forme d'une émotion sans objet, qui dans l'écheveau des neurones finit miracle ! - par trouver son origine, faisant le pont entre l'affection toujours présente de sa mère
et celle, retrouvée, de sa tante disparue. Le reste est littérature : « Tout Combray et ses environs,
tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé »...
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2/6 - Cet étrange sentiment de déjà-vu - Article paru dans l'édition du 16.07.08
C'est une sensation fugace, une «extase» que 60 % d'entre nous connaîtront au moins une
fois dans leur vie. Pour certains, l'illusion de déjà vécu est permanente. La science n'a toujours
pas percé l'énigme de ce court-circuit entre perception et mémoire.
Dans un gag d'une savoureuse absurdité, les Monty Python illustraient l'« étrange
sentiment » de « déjà-vu » - prononcer « déjà-vous » : un présentateur de plus en plus paniqué
voyait son émission redémarrer du début ad nauseam.
Dans ce sketch à l'absurde saveur, les Monty Python mettaient en scène ce sentiment
étrange de « déjà-vous » : la panique s'emparait d'un speaker dont le programme n'arrêtait pas de
reprendre à son commencement.
Le bégaiement des deux paragraphes précédents n'est qu'un pâle reflet du phénomène de
déjà-vu, défini par le psychologue sud-africain Vernon Neppe comme « toute impression de
familiarité vis-à-vis d'une expérience présente paraissant subjectivement inappropriée car ne
pouvant être rattachée à un passé clairement défini ». Pour certains, cette petite « extase » étymologiquement « sortie du temps » - est quotidienne, et ce indépendamment de l'impression
d'éternel retour que peut parfois induire l'actualité...
« Quand on a annoncé la mort du pape à la télévision, je n'ai pas été surprise : je l'avais
déjà vue la veille ! », se souvient Michelle N. Cette jeune femme de 27 ans a souffert pendant
plus d'un an de déjà-vu chronique. Radio, télévision, journaux, mais aussi vie courante : souvent
elle avait le sentiment de tout connaître à l'avance. La première fois, c'était en 2005, « chez un
concessionnaire où j'allais acheter une voiture. J'avais le sentiment de m'y être déjà rendue ».
En 2001, elle avait survécu à une hémorragie cérébrale. C'est lorsqu'elle a mis fin à son
traitement médicamenteux que les premières manifestations ont eu lieu. Puis se sont multipliées.
« Par exemple, j'allais à un mariage, et j'avais l'impression d'y avoir assisté. Cela partait d'un
détail, raconte-t-elle. La mariée me montrait un cadeau, que je croyais avoir déjà vu, et d'autres
détails me frappaient dans la scène comme déjà connus. »
Ces épisodes surviennent si souvent qu'elle finit par soupçonner ses proches de
machinations. Comme si elle était l'héroïne perpétuelle de gags dont les émissions de type
«caméra cachée» sont friandes, mais dont le ressort ne serait jamais dévoilé. « J'avais
l'impression d'être dans un film d'horreur, genre que j'adore par ailleurs : j'ai pensé qu'on
voulait me rendre folle. En fait, je l'étais vraiment », rigole-t-elle. A l'époque, elle frôle la
paranoïa. « Mes amis essayaient de me raisonner, mais il m'a fallu du temps pour me résoudre à
consulter. »
Bien lui en a pris. Même si, lors du premier entretien avec le médecin, elle a le sentiment
de l'avoir déjà rencontré... Aujourd'hui, les sensations de déjà-vu ont presque disparu. Cette
amélioration, Michelle l'attribue aux exercices de mémorisation qu'elle a dû faire pendant
plusieurs mois. La neuropsychologue Sylvie Willems (université de Liège) a participé à leur
élaboration. « On ne savait pas trop où on allait, on a procédé par essais et erreurs », raconte la
chercheuse. L'équipe belge est partie du principe que, constamment, notre cerveau est confronté
à des situations proches de celles qu'il a déjà rencontrées. Des mécanismes automatiques lui
permettent de distinguer la nouveauté dans chaque scène, ce qui évite les illusions de familiarité.
« Notre patiente ne possédait plus les règles pour se protéger de ces illusions, analyse
Sylvie Willems. Il a fallu les réexpliciter et imaginer des exercices afin qu'elle les intègre à
nouveau. » Comme par exemple retrouver un objet en trois dimensions parmi des figures
ressemblantes. Objectif atteint. Michelle a pu reprendre une vie normale.
Les cas de déjà-vu chronique, rares, sont sans doute sous-diagnostiqués. « Les médecins
traquent plus volontiers les signes d'oubli que ces formes d'altération de la mémoire », note
Chris Moulin. Neuropsychologue à l'université de Leeds (Royaume-Uni), il tient à la
distinction entre déjà-vu, qui serait lié à un défaut d'appréciation de la familiarité, et déjà-
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vécu, une confabulation qui englobe l'identité de la personne (« j'y étais »). Deux formes de
conscience mnésique « coexistent normalement en chacun de nous », explique-t-il : la
capacité à évaluer la familiarité d'une situation et la faculté à revivre mentalement une
scène « en situation ». Elles font appel à des processus cérébraux distincts, que les
psychologues expérimentaux ont appris à caractériser.
Concrètement, c'est toute la différence entre savoir qu'on a déjà rencontré une personne
croisée dans la rue et se souvenir, deux minutes plus tard, des circonstances de cette rencontre et
de l'identité de la personne en question.
Les troubles de Michelle N. relevaient sans doute du déjà-vu, tandis que le cas d'AKP,
étudié par Chris Moulin, évoque selon lui plutôt le déjà-vécu. Ce monsieur de 80 ans avait cessé
de s'intéresser à la télévision et au journal, trop répétitifs à son goût. Il rechignait à acheter tel
produit, car invariablement, prétendait-il, il l'avait déjà fait la veille. Lors de ses promenades, il
s'étonnait que tel oiseau chante toujours le même trille au même instant et, scrutant les plaques
d'immatriculation, n'était pas moins surpris que le conducteur du véhicule ait pris l'habitude de
passer là exactement au moment où il s'y trouvait.
La grande différence avec Michelle N., c'est qu'AKP n'était pas conscient du caractère
anormal de son sentiment de déjà-vécu - un phénomène dénommé anosognosie. Lorsque sa
femme le mettait au défi de décrire la suite du programme télévisé qu'il prétendait avoir déjà
visionné, il répondait par une pirouette : « Comment pourrais-je le faire, j'ai un problème de
mémoire ! » Ou bien s'en tirait par une affabulation. L'imagerie par résonance magnétique
devait dévoiler une atrophie des lobes temporaux et de l'hippocampe, impliqués dans la
mémoire à long terme. Chez d'autres patients, c'est la maladie d'Alzheimer qui semblait en
cause.
L'épilepsie offre un autre moyen d'explorer le déjà-vu. Le neurologue Patrick Chauvel
(Inserm-université de Méditerranée) le fait en plongeant physiquement dans le cerveau de ses
patients. « Certains épileptiques font état de scènes déjà vues et de réminiscences interprétées
comme des souvenirs lors de leurs crises, précise-t-il. Pour supprimer ces crises, il faut, à l'aide
d'électrodes, repérer la zone épileptogène que l'on souhaite retirer. » Il arrive que ces
stimulations induisent à leur tour des épisodes de déjà-vu, « particulièrement surprenants pour
les patients ».
On peut aujourd'hui introduire ces électrodes dans les profondeurs du cerveau, jusque
dans l'hippocampe, et même sous cette structure, dans le cortex rhinal. Plus on y pénètre, plus le
seuil de stimulation pour déclencher le sentiment de déjà-vu « épileptique » est bas. « Ces zones
traitent de la reconnaissance visuelle fine, de la familiarité, du fait d'avoir ou non déjà vu un
objet, et sont aussi parmi les premières touchées dans la maladie d'Alzheimer », indique Patrick
Chauvel.
Les électrodes ont permis d'enregistrer l'influx cérébral entre divers systèmes cérébraux.
«Il y a normalement un décalage de 100 millisecondes entre celui chargé de la cognition et
celui responsable de la reconnaissance, note Patrick Chauvel. La stimulation, ou la crise
spontanée, qui conduirait à synchroniser ces deux systèmes, pourrait-elle être à l'origine du
déjà-vu ? »
Cette explication fait partie des innombrables hypothèses avancées pour rendre compte du
phénomène, normal ou pathologique. Toutes ne mettent pas en cause la mémoire. Alan Brown,
de la Southern Methodist University de Dallas, qui les a recensées, les classe en quatre
catégories : désynchronisation ponctuelle de processus cognitifs, problèmes de transmission
neuronale, familiarité implicite avec des stimuli non directement reconnus, distraction
intervenant entre une perception inconsciente et une perception consciente.
Le mystère de ce « court-circuit entre perception et souvenirs » intrigue philosophes,
religieux et poètes depuis des millénaires, rappelle savamment Remo Bodei (université de
Californie). S'il résiste aux chercheurs, c'est peut-être, comme le déplore Alan Brown, parce que
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nombre d'entre eux, aux Etats-Unis notamment, ont eu tendance à le ranger parmi les
expériences dites paranormales : psychokinèsie, possession, rêve extralucide, hallucinations... «
Je reçois régulièrement des courriers rageurs de gens qui considèrent que le déjà-vu n'est pas
un simple dysfonctionnement du cerveau, mais bien la preuve de l'existence d'une vie passée, ou
parallèle », témoigne Chris Moulin.
C'est un Français, Emile Boirac (1876), qui a donné son nom au phénomène. De la masse
d'études réalisées depuis lors, il ressort que le déjà-vu normal est fréquent : 60 % de la
population en ferait l'expérience au moins une fois au cours de sa vie, a calculé Alan Brown. Il
semble qu'il se raréfie avec l'âge, mais soit plus fréquent dans les classes socioprofessionnelles «
élevées ». Il intervient essentiellement le soir, dans des situations de stress ou de fatigue, quand
l'attention est flottante.
Pour beaucoup, cette expérience surréaliste, revanche fugace sur l'irréversibilité du temps,
est une surprise plaisante. L'illusion d'entrebâiller une porte ouvrant sur d'autres états de
conscience ou des univers parallèles n'y est pas pour rien - Hollywood l'a bien compris, qui a
fait de ce « trompe-l'oeil temporel » l'ingrédient de bien des scénarios. Michelle N., pourtant fan
de films fantastiques, ne regrette aucunement de ne plus subir ces mises en abyme. Quand elles
ressurgissent, elle les ignore. Pour elle, le déjà-vu, c'est du passé.
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3/6 - Tous les souvenirs sont faux - Article paru dans l'édition du 17.07.08
Avez-vous croisé le lapin Bugs Bunny à Disneyland ? C'est impossible. Mais on peut vous
en persuader : il est si facile de façonner la mémoire... Un phénomène qui pourrait permettre
d'apprivoiser les trop mauvais souvenirs
De son effrayant voyage mental dans des contrées inexplorées de la mémoire, Beth
Rutherford tire cette leçon : « Le pouvoir de suggestion est sous-estimé. » A l'âge de 19 ans,
cette jeune Américaine, stressée par son travail d'infirmière dans une unité de cancérologie,
décide de consulter une psychothérapeute. Elle ne se doute pas alors qu'un passé enfoui va
surgir et transformer sa vie. Au fil des séances de thérapie de « mémoire retrouvée », elle
découvre qu'elle a été violée à plusieurs reprises par son père entre 7 et 14 ans. Qu'il lui a fait
subir un avortement. Accusé par sa fille, il perd son emploi et risque la prison.
« Je me souvenais qu'il avait introduit en moi des ciseaux et une fourchette, et d'autres
horreurs », dit-elle dans un témoignage publié par la Fondation sur le syndrome des faux
souvenirs. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : rien de ce qu'elle croyait avoir enduré n'était arrivé.
Comme devaient le montrer des examens médicaux, Beth était encore vierge, et son père avait
subi une vasectomie bien avant les événements incriminés.
Aux Etats-Unis, Beth est devenue un emblème du syndrome du faux souvenir. Depuis les
années 1980, on compte des centaines de procès mettant aux prises des adultes accusant leurs
parents d'abus sexuel ou de pratiques sataniques, puis se retournant contre le psychothérapeute
ayant introduit ces « souvenirs » dans leur mémoire. En Europe, ces cas sont moins fréquents.
La théorie psychanalytique y a-t-elle été mieux digérée ? Freud a vite réalisé que les trop
nombreux témoignages d'abus sexuels que faisait naître sa cure étaient le fruit de celle-ci. Ce
qui l'a conduit à les ranger dans la catégorie des fantasmes.
Paul Bensussan, psychiatre et expert national auprès des tribunaux, a cependant eu
l'occasion de poser à plusieurs reprises un diagnostic de « souvenir retrouvé » erroné. Il constate
que le monde judiciaire ne semble pas encore conscient de cette problématique. « En qualifiant
d'emblée le ou la plaignant (e) de «victime», on a tendance à confondre crédibilité, sincérité et
véracité, note-t-il. On est alors très loin de se demander s'il y a eu induction par un thérapeute
et de s'interroger sur le rôle de celui-ci dans le dévoilement. »
La question demeure : comment la mémoire humaine peut-elle à ce point être remodelée?
La réponse est peut-être que, par essence, tous nos souvenirs sont faux ou, du moins,
falsifiables.
La psychologue américaine Elizabeth Loftus est une pionnière des études sur le sujet.
Elle a d'abord pris conscience de la malléabilité des témoignages à travers des expériences sur le
langage. L'une d'elles consistait à présenter un film montrant un accident de voiture et à
demander à des volontaires d'évaluer la vitesse des véhicules quand ils « s'écrasaient l'un contre
l'autre ». Elle a constaté que les estimations étaient moins élevées lorsqu'elle employait le verbe
« percuter », plus neutre. Mais le plus surprenant, c'est qu'avec la première formulation les «
témoins » disaient avoir vu du verre brisé sur la chaussée alors que ce n'était pas le cas.
Ces premières observations ont conduit Elizabeth Loftus à imaginer des stratagèmes pour
induire des faux souvenirs. Certains sont plus réceptifs à ces remodelages de la mémoire notamment ceux qui croient avoir vécu des expériences de vies antérieures. Les techniques de
transformation des souvenirs sont innombrables : insérer des personnages dans un album de
photos, introduire une histoire familiale fictive au milieu de témoignages véridiques...
Un quart des participants à ce type d'expérience ont été persuadés que, enfants, ils
s'étaient perdus dans un centre commercial. Un bon nombre a assuré avoir vu à Disneyland
Bugs Bunny, le lapin de dessins animés appartenant à la compagnie concurrente, Warner Bros.
D'autres ont cru avoir été intoxiqués par des aliments, refusant de les inclure dans un menu
fictif.
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« Quand vous changez un souvenir, cela vous change », résume Elizabeth Loftus. Trentecinq ans de recherches sur les distorsions de la mémoire l'ont convaincue que « les souvenirs ne
sont pas la somme de ce qu'une personne a fait, mais bien plus la somme de ce qu'elle a pensé,
de ce qu'on lui a dit, et de ce qu'elle croit ». Cette conviction a conduit dès 1997 le Royal
College of Psychiatry britannique à enjoindre aux psychiatres anglais d' « éviter de recourir à
toute technique de réactivation des souvenirs basée sur l'hypothèse de violences sexuelles
anciennes dont le patient a perdu le souvenir ».
D'autres chercheurs tentent d'améliorer le système judiciaire en proposant des
procédures d'interrogatoire le plus neutre possible. Pour « figer » les détails d'une scène
criminelle dans la mémoire des témoins, Lorraine Hope, de l'université de Portsmouth, a mis
au point avec la police britannique un questionnaire « autoadministré », afin d'éviter les
biais de suggestion. Ceux qui le remplissent donnent des indications bien plus précises que ceux
à qui on demande simplement de se souvenir du « maximum de détails ».
Les psychologues ne sont pas les seuls à se passionner pour les faux souvenirs. Depuis
une dizaine d'années, les processus cérébraux soupçonnés de faciliter leur formation sont au
coeur d'une petite révolution en neurobiologie. « Nous cherchions tout autre chose », se
souvient Susan Sara (Collège de France). En 1997, elle testait des molécules pour mesurer leur
impact sur les performances d'orientation de rats placés dans un labyrinthe. « Nous avons
constaté que, le lendemain des injections, ils se comportaient comme s'ils étaient amnésiques,
vis-à-vis d'un parcours qu'ils connaissaient par coeur », dit-elle.
Cette observation l'a conduite à proposer un nouvel étage dans les processus de
mémorisation: la reconsolidation. Nombre d'expériences avaient déjà montré que les
apprentissages deviennent plus robustes avec le temps, à mesure que les réseaux neuronaux qui
en portent la trace se renforcent. C'est la consolidation - dans laquelle le sommeil joue un rôle
fondamental.
Par la suite, lorsqu'un indice réveille un souvenir (pour le rat, une lumière associée à un
apprentissage), le réseau neuronal correspondant redevient labile, malléable, en général pour
être renforcé. Mais ce mécanisme dynamique ouvre la voie à des transformations plus radicales,
notamment si on fait intervenir artificiellement des molécules impliquées dans la cascade de
réactions physico-chimiques qui commandent la vie des neurones et de leurs contacts
synaptiques. C'est ce qui a entraîné l'amnésie des rats de Susan Sara.
Ce phénomène de réactivation ouvre, selon la neurobiologiste Pascale Gisquet (université
Paris-Sud), des perspectives thérapeutiques. Notamment vis-à-vis de pathologies psychiatriques
« qui pourraient en fait résulter d'un hyperfonctionnement des processus de la mémoire ». Elle
évoque ainsi l'exemple de l'état de stress post-traumatique (ESPT), qui amène 17 % des
personnes soumises à des événements dramatiques à les revivre en boucle...
Des premiers résultats encourageants montrent qu'une molécule, le propanolol,
administrée à des personnes souffrant d'ESPT au moment où on leur demande de raconter
l'événement traumatisant, conduit à une réduction significative de ces réponses physiologiques.
« C'est la première fois que l'on cible la mémoire sur le mode thérapeutique », se félicite Karim
Nader (McGill University), l'un des auteurs de l'étude publiée sur ce sujet.
« Chez les drogués, ajoute Pascale Gisquet, la rechute est souvent provoquée par des
souvenirs de prise de drogue provoqués par des indices qu'ils rencontrent dans leur
environnement » - la vue d'une petite cuillère ou d'une cage d'escalier sombre peut ainsi faire
renaître un besoin incoercible de drogue. Serait-il possible d'affaiblir ce circuit fatal en jouant
sur la réactivation induite par de tels indices ?
A nouveau, le propanolol a été mis à contribution, sur des rats qui avaient été
conditionnés à s'autoadministrer de la cocaïne ou du sucre en présence de certains stimuli.
L'injection de propanolol a permis de dégrader ce conditionnement, comme si les rats avaient
oublié que ces stimuli étaient le signal qu'ils allaient pouvoir (devoir ?) assouvir leur addiction.
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« Chez l'homme, pour cibler et affaiblir les indices pertinents susceptibles d'induire une
rechute, il faudrait probablement passer par des questionnaires, estime Jonathon Lee
(Cambridge University), coauteur de l'étude. Et s'assurer que l'injection n'entraîne pas de pertes
de mémoire étendues. »
« La reconsolidation est un phénomène très intéressant. Mais il est encore trop tôt pour
savoir ce qui en sortira », tempère le Nobel de médecine Erik Kandel. Lui aussi a acquis la
conviction que la mémoire est en quelque sorte une oeuvre de fiction. « Quand je vous
regarde, explique-t-il, mon cerveau ne vous photographie pas, mais construit à partir des
contours de votre visage une image de vous, qui sera différente de celle construite par une autre
personne. » Quand il se souviendra de cette discussion, assure-t-il, ce processus mental se
répétera. « La mémoire est une reconstruction d'une reconstruction, qui change en permanence.
Pour chaque souvenir, il y a une chance de distorsion », dit Erik Kandel. Auteur d'une
passionnante autobiographie, A la recherche de la mémoire (Odile Jacob, 2007), adaptée au
cinéma, il avoue s'être posé la question de la véracité de détails qu'il y relate...
« Le souvenir est création », résume le neuropsychologue Francis Eustache, que la
relativité de la mémoire rend philosophe. « Lisez Bergson, dans Matière et mémoire,
10
recommande-t-il : pour évoquer le passé (...), il faut savoir rêver. »
4/6 - Des chiffres et des êtres - Article paru dans l'édition du 18.07.08
Fascinante mémoire des prodiges : son prisme donne à la vie, aux objets, au mots, des
saveurs uniques intraduisibles. Voyage dans les riches mondes intérieurs des mnémonistes et
autres calculateurs.
La racine treizième de 3 893 458 979 352 680 277 349 663 255 651 930 553 265 700 608
215 449 817 188 566 054 427 172 046 103 952 232 604 799 107 453 543 533 ? Elémentaire :
45 792 573. Alexis Lemaire a trouvé la réponse en 3,625 secondes, un jour de 2004. Dans la
tête de ce jeune homme timide de 28 ans, elle s'est affichée presque immédiatement : « J'ai fait
un calcul, une combinaison, et je l'ai instantanément sortie. »
Il parvient aussi à calculer mentalement la racine treizième d'un nombre de 200 chiffres,
mais c'est infiniment plus difficile. Son record est de 70,2 secondes.
L'algorithme qu'il utilise reste son secret, jalousement gardé. Mais le calcul n'est qu'un
des ingrédients de cette prouesse. Il faut aussi une mémoire prodigieuse, voire plusieurs
systèmes mnésiques hors du commun fonctionnant en parallèle : la capacité de reconnaître, sans
délai, dans les nombres proposés par l'ordinateur, des éléments connus, et celle de manipuler «
de tête » de grands nombres, pendant plusieurs dizaines de secondes, afin d'aboutir au résultat
final. Pour Alexis Lemaire, tout cela est - presque - naturel. Son monde intérieur est peuplé de
chiffres. Un univers qui n'est en rien aride, abstrait, désincarné.
Le jeune Français s'inscrit dans la lignée des calculateurs prodiges qui, dès le XIXe siècle,
ont fasciné les psychologues. Alfred Binet, l'inventeur des tests d'intelligence, a ainsi consacré
un ouvrage entier en 1894 à deux grands calculateurs de son temps, Inaudi et Diamandi, dotés
d'une mémoire faramineuse.
Plus près de nous, le psychologue russe Alexandre Luria a décortiqué l'intellect du
mnémoniste Veniamin (1886-1958). Lui ne calculait pas. Il se contentait de mémoriser des
tableaux de 200 chiffres, de 25 lignes de 7 lettres, ou de mots, qu'il pouvait restituer quinze ans
plus tard. Veniamin était synesthète : pour lui, chiffres, lettres, mots et objets avaient des
formes, des couleurs, voire des sons et des textures particuliers. Sa mémoire n'était cependant
pas infaillible. Si on lui demandait de se souvenir seulement des noms d'oiseaux ou de liquides
dans une liste qu'il avait mémorisée, il était incapable de reconstituer les deux catégories.
« On pourrait avancer l'hypothèse que, chez Veniamin, les mémoires visuelles, imagée et
visuospatiale étaient hypertrophiées au détriment de la mémoire sémantique », estime le
psychologue expérimental Alain Lieury (Rennes-II). Ainsi, Veniamin avait le plus grand mal à
comprendre les expressions imagées, et passait pour lent d'esprit hors de ses exploits mnésiques.
Une caractéristique partagée avec Kim Peek, le lointain « modèle » du héros du film
Rain Man. Né en 1951, il souffre de plusieurs malformations cérébrales, dont l'absence de
corps calleux, qui fait le lien entre les deux hémisphères. « C'est un peu comme s'il disposait de
deux cerveaux indépendants », avance Alain Lieury. Kim Peek peut absorber un livre en
quelques minutes et se souvenir, des années après, de détails tels que le nom de l'opérateur de
radio russe dans le livre Octobre rouge. Il connaît tous les codes postaux des villes américaines
et peut reconnaître à l'oreille des centaines de compositions classiques.
Autre « phénomène », Daniel Tammet conjugue plusieurs talents. Né, comme l'indique
son autobiographie, « un jour bleu » de 1979, ce Britannique a été capable de réciter par coeur
22 514 décimales du nombre pi après trois mois d'entraînement. Diagnostiqué comme atteint de
la maladie d'Asperger, une forme légère d'autisme, lui aussi est synesthète. En plus de formes et
de couleurs, les chiffres sont dotés pour lui de caractères particuliers : le 9 est « intimidant ».
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Les 10 000 premiers entiers ont ainsi une personnalité propre. Si on lui demande d'en
multiplier deux, il se les représente l'un à côté de l'autre, et la solution apparaît entre eux, sans
effort conscient de sa part. Ses dons s'étendent au royaume des mots : il maîtrise une dizaine de
langues, dont l'islandais, appris en moins d'une semaine. « La ligne entre un profond talent et
une profonde infirmité, estime-t-il dans un documentaire, est très fine. »
Il est exceptionnel de vivre normalement avec une mémoire aussi envahissante. Kim Peek
a besoin de l'assistance constante de son père. Certains hypermnésiques ne peuvent se
débarrasser d'obsessions lancinantes, comme l'Américaine Jill Price, hantée par chaque détail
de sa vie depuis l'âge de 14 ans. Les psychologues la décrivent comme « distinguant chaque
arbre sans voir la forêt ». Ce syndrome est plus qu'encombrant : le souvenir d'une dispute vécue
il y a un quart de siècle est toujours aussi vif, blessant. Son tourment rejoint celui du héros d'une
nouvelle de Jorge Luis Borges, Funes, qui compare sa mémoire « à un tas d'ordures ». Pour
éviter de nourrir sa voracité insondable, il s'enferme dans une chambre aux murs blancs.
Comment expliquer ces mémoires prodigieuses, rencontrées aussi chez les musiciens
(Mozart transcrivant de tête le Miserere d'Allegri) ou les champions d'échecs ? La synesthésie
offre une piste ténue, « les synesthètes ont un petit avantage par rapport à la moyenne dans des
tâches de mémorisation de bas niveau, note Edward Hubbard (Inserm-CEA). Dans le cas de
Veniamin et Tammet, il est clair qu'elle joue un rôle. » Mais celui-ci - câblage cérébral différent,
recouvrement d'aires du cortex habituellement dissociées ? - reste encore flou.
Le Prix Nobel de médecine américain Eric Kandel avance l'hypothèse génétique. Deux
molécules antagonistes modulent la régulation de la mémoire à long terme. La protéine
CREB-1 facilite l'apprentissage, tandis que CREB-2 l'inhibe. Ce système vise sans doute à
«s'assurer que seules les expériences importantes et utiles pour la vie soient retenues », avancet-il. Les personnes dotées d'une mémoire exceptionnelle souffriraient-elles d'une altération
génétique de CREB-2 ?
« Les protéines CREB peuvent jouer un rôle, estime le neurobiologiste Serge Laroche
(CNRS-Paris-Sud). Mais elles ne sont pas les seules : l'équipe d'Isabelle Mansuy à Zurich a
identifié une enzyme - une phosphatase - qui, lorsqu'elle est moins active, améliore les capacités
de mémorisation des animaux. » L'activité de ces diverses protéines n'a pas été testée chez
l'homme, encore moins chez les hypermnésiques...
Alexis Lemaire - qui n'a jamais offert son cerveau à la curiosité des scientifiques - n'aime
guère voir les calculateurs assimilés à des idiots savants : « Déduire le jour de la semaine d'une
date du calendrier est à la portée des gens normaux, tout comme mémoriser un livre comme la
Bible ou le Coran. Si les autistes ont un «avantage» en termes de mémoire spécialisée, c'est
d'être coupés d'autres intérêts pour se consacrer à une obsession particulière. »
Il admet cependant ne pas être comme tout le monde. Pour lui, tout commence vers l'âge
de 8 ans, lorsque, par jeu, il s'intéresse à une calculatrice. La petite Casio devient la meilleure
amie de ce fils unique, qui se souvient avoir plus appris par lui-même qu'à l'école. « Sur une
calculatrice, on découvre que des opérations apparemment interdites, comme soustraire trois
de deux, sont possibles. On en déduit des lois, on apprend à généraliser, ce qui conduit à
mémoriser beaucoup plus de données. »
Le jeune homme analyse parfaitement les ressorts de sa « libido sciendi », son « désir de
savoir », qui l'a parfois mis en porte-à-faux à l'école : « J'avais des intérêts gratuits, comme lire
des livres de physique alors que ce n'était pas au programme, dit-il. J'échappais un peu au
conditionnement scolaire, pour une autre forme de conditionnement, qui était aussi valorisant
en soi. » Presque un besoin physiologique, « comme quelqu'un qui mange ».
Cet intérêt gratuit prend un tour plus compétitif en 2000. « J'ai commencé à établir des
records, sans que ce soit rendu public autrement que sur Internet. » Mais, en 2004, un
Allemand, Gert Mittring, lui reprend celui du calcul de la racine treizième d'un nombre de 100
chiffres. La riposte d'Alexis est implacable. Désormais, il semble sans rival dans cette
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discipline. Concrètement, comment fait-il ? « Cela dépend de l'utilisation que l'on veut faire de
ces chiffres, répond Alexis Lemaire. S'il s'agit de faire des calculs, on n'a pas intérêt à les
transformer en objets bizarres, comme des couleurs ou des objets. Multiplier une chaise par un
marteau donne une voiture : comment faire ce type de conversion ? » Contrairement à Daniel
Tammet, il préfère alors trouver des relations mathématiques «qui ne perturbent pas les
chiffres».
Mais il lui arrive aussi d'avoir recours à des combinaisons d'objets. « On peut s'amuser à
créer des choses virtuelles. C'est d'ailleurs pour cela que les gens prennent plaisir à
mémoriser», note-t-il. Il construit des cartes mentales, établit des relations topologiques, met en
scène une galerie de personnages (une centaine). Le but : se raconter des histoires pour retenir
les nombres en situation. Ces mnémotechniques sont bien connues, parfois depuis l'Antiquité :
le Grec Simonide est crédité de l'invention de la méthode des lieux, particulièrement
efficace, qui consiste à transformer en images les éléments que l'on doit mémoriser et à les
placer sur un itinéraire que l'on parcourt mentalement.
Alexis Lemaire pratique aussi un conditionnement émotionnel, liant physique et mental.
«J'ai constaté que sous certains états d'excitation, de surchauffe, mes capacités de calcul étaient
améliorées, témoigne-t-il. Augmentation du rythme cardiaque, pression dans la poitrine :
comme dans un effort sportif. »
Pour l'heure, il se concentre sur ses recherches en intelligence artificielle à l'université de
Reims et à son travail dans une société de traduction automatique du langage. Son ambition : se
mettre dans la tête de l'ordinateur, lui apprendre à « calculer » des phrases, c'est-à-dire à
respecter des règles. Ainsi se construit la légende d'Alexis Lemaire, « computeur » à la frontière
entre l'homme et la machine, avec ce passeport : « Pour l'ordinateur, les objets sont des chiffres.
Pour un humain, les chiffres sont des objets. »
5/6 - Un muscle pas comme les autres - Article paru dans l'édition du 19.07.08
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Le cerveau, l'organe le plus complexe de l'Univers, est là, juste derrière notre nez. Ne doiton pas l'entretenir pour doper notre mémoire ? Tête bien pleine contre tête bien faite, le débat,
faussé, fait rage depuis l'Antiquité.
"Un, deux, trois, nous irons au bois... » Qui a oublié cette comptine ? C'est l'un des
premiers outils mnémotechniques qu'un petit d'homme ait l'occasion d'utiliser. Il combine le
rythme et la rime qui, alliés à la répétition, facilitent les premières étapes de
l'apprentissage des nombres. L'enfant découvrira plus tard que les stalactites tombent et que
montent les stalagmites. Il se demandera où est passé Ornicar. Poèmes, tables de multiplication,
« what's your name ? », rois de France, carré de l'hypoténuse, éléments périodiques... Jamais il
ne cessera d'exercer sa mémoire.
Cela commence au berceau : une équipe américaine vient de montrer que, dès 14 mois,
l'enfant catégorise les objets, pour mieux les retenir. L'entraînement se poursuit jusqu'à la
tombe, ou presque. Les seniors se voient proposer une batterie d'activités cérébrales censées
retarder du temps l'irrémédiable outrage. Le spectre d'Alzheimer les pousse à retourner en
enfance, à chiper les consoles de jeux de leurs descendants pour entretenir leurs hémisphères. La
mémoire est-il un muscle comme les autres ? Y a-t-il des méthodes pour l'entretenir, voire la
doper - pendant mental de la chirurgie esthétique ? Le « par coeur », dont on nous serine qu'il
est un sport imbécile, a-t-il quelque mérite ?
Tête bien faite contre tête bien pleine, le débat n'est pas neuf. Descartes l'a tranché à sa
façon. Dans ses Cogitations privées, il s'insurge contre la méthode mnémotechnique et les
«fécondes sottises » de Lambert Schenkel, mnémoniste de l'époque : « Qui comprendra les
causes, reformera facilement en son cerveau, par l'impression de la cause, des fantômes tout à
fait effacés. Tel est le véritable art de la mémoire, tout à fait opposé à l'art de cet imbécile. » Il
n'est que temps pour la Raison de dissiper la poussière du Moyen Age, où l'avènement du livre
n'avait pas détrôné la mémoire, considérée depuis l'Antiquité comme source première de
création : chez les lettrés eux-mêmes, rappelle l'historienne Mary Carruthers, avoir lu un
ouvrage signifiait encore être capable de le réciter. L'avoir, littéralement, incorporé.
A la suite de Descartes, l'institution scolaire rabaisse donc la mémoire... au moins dans les
discours. Sur le terrain, ce mode d'apprentissage reste un outil privilégié des maîtres.
L'historienne Anne-Marie Chartier souligne cette ambiguïté, palpable dans le témoignage de
Léon Chauvin : dans ses Mémoires, ce directeur d'école raconte qu'en 1850 les méthodes
dans son école de village « ne s'adressaient guère qu'à la mémoire ». Il les juge « détestables ».
Pourtant, écrit-il, « un certain nombre d'élèves ne laissaient pas de faire des progrès. J'eus le
bonheur d'être de ceux-là » : la méthode honnie a du bon, elle distingue quelques élus...
Mai 68 marque le point culminant du refus de cette forme de « gavage ». Aujourd'hui,
alors qu'il n'a jamais été abandonné dans les classes, le « par coeur » est peut-être en voie de
réhabilitation. Bruno Suchaut, qui dirige l'Institut de recherche sur l'éducation (Iredu-CNRS),
lui trouve des vertus égalitaires : l'apprentissage des tables de multiplication, le calcul mental
aident à compenser des déficits cognitifs. « Certains élèves peuvent reconstituer le
raisonnement, note-t-il. Mais, pour les autres, faire appel à la mémoire à long terme peut
permettre de s'en sortir. » Le psychologue expérimental Alain Lieury (Rennes-II) a été pionnier
dans la réhabilitation de la mémoire. «Sous sa forme encyclopédique, sémantique, mesurée par
la connaissance du vocabulaire des matières, elle est le meilleur prédicteur de la réussite
scolaire», dit-il. Les programmes ne tiennent guère compte du fait qu'elle n'est pas élastique à
l'infini. Son équipe a mesuré qu'au cours de la sixième, les élèves doivent doubler l'étendue de
leur vocabulaire : 6 000 termes nouveaux dans les manuels. Ce corpus passe à un total cumulé
de... 24 000 mots en fin de troisième ! Or en moyenne, les élèves qui quittent le collège en
connaissent 17 000. Leur destin scolaire est très lié à la maîtrise de ce vocabulaire : le trop grand
écart entre ce qui leur est demandé et ce qu'ils sont capables d'engranger peut les placer en
échec.
La solution ? Alléger programmes et manuels. Aider la mémorisation en variant les
angles de présentation du vocabulaire. Cette répétition, impérative pour que les mots s'inscrivent
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dans la mémoire à long terme, n'est pas que mécanique : elle donne l'occasion au cerveau
d'organiser les connaissances, d' « agréger des parcelles de sens », note Alain Lieury.
Apprendre pour comprendre, et vice versa. La lecture est le moyen le plus efficace - bien
meilleur que les programmes audiovisuels. « C'est un mode d'enregistrement autorégulé :
quand on ne comprend pas, on revient en arrière », dit le psychologue.
Dans cette optique, l'irruption d'Internet, qui permet d'accéder aux connaissances en un
clin d'oeil, est à double tranchant. Elle multiplie certes les occasions de se confronter au
vocabulaire dans des contextes variés. Mais pose une question fondamentale, que l'éducation
nationale ne pourra pas éluder très longtemps : pourquoi se donner la peine d'engranger des
savoirs immédiatement disponibles, qui plus est copiables et collables ? Ne vaudrait-il pas
mieux tester la capacité des élèves à « googler », c'est-à-dire à trouver et à organiser de façon
pertinente ces connaissances ?
S'il y a corrélation entre étendue du vocabulaire et réussite scolaire, cette dernière est-elle
pour autant synonyme d'intelligence ? L'opposition entre celle-ci et mémoire est, selon Alain
Lieury, stérile. « Ce ne sont pas des processus séparés, mais interdépendants. L'intelligence,
au sens de raisonnement, peut être considérée comme la mise en relation entre les différentes
connaissances, résume-t-il. Sans leur mémorisation, le cerveau serait un superbe espace
documentaire, mais vide. »
Début 2008, une publication scientifique a renversé la polémique : une équipe américaine
a montré qu'un entraînement mettant cette fois à l'épreuve la mémoire de travail (à court
terme) permettait d'obtenir de meilleurs scores à des tests d'intelligence « fluide ». Par
opposition aux connaissances, à l'intelligence dite cristallisée, cette dimension désigne la
capacité de raisonnement pure, indépendante d'indices culturels. A la surprise générale, l'étude
montrait qu'une « musculation » de la mémoire de travail - être capable de se souvenir de
l'emplacement d'un carré sur un écran tandis que des lettres défilent - dopait les capacités de
raisonnement.
Alain Lieury n'est pas impressionné : l'étude a le mérite de montrer que les processus mis
en jeux par la mémoire de travail, l'attention et l'intelligence fluide se recouvrent partiellement.
Mais « si on regarde les courbes, dit-il, le gain aux tests est de 13 %, ce qui reste très faible ».
La commercialisation par la même équipe d'un logiciel d'entraînement cérébral renforce ses
doutes sur la portée de la « découverte ».
Le psychologue rennais a décortiqué en détail les méthodes mnémotechniques
imaginées depuis presque trois millénaires. Au Ier siècle, le juriste Quintilien, note-t-il, avait
déjà vu juste à leur sujet : bien souvent, on leur attribue des mérites qui ne sont dus qu'à la
mémoire phénoménale de leurs promoteurs. Transformées, ces méthodes ont perduré jusqu'à
aujourd'hui. Leur objectif est de contourner la limitation naturelle de notre mémoire de travail,
qui ne permet d'engranger à court terme qu'une liste d'environ sept objets, mots, chiffres ou
visages... Chacune a ses mérites, pour chaque type de mémoire sollicitée, « mais aucune n'est
universelle », prévient Alain Lieury.
Il n'est pas plus tendre avec l'entraînement cérébral promu par le Dr Ryuta Kawashima et
ses épigones, qui font florès sur les consoles de jeux. Les courbes de progression des capacités
de mémorisation, exhibées comme preuve de l'efficacité des procédés, capitalisent sur un « effet
d'échauffement ». Dans une étude à paraître, il montre avec sa collègue Sonia Lorant que « les
jeux proposés dans des magazines tel Mickey Parade ont les mêmes vertus ».
« On sait par ailleurs depuis soixante ans que la stimulation du cerveau, par un
environnement enrichi ou des jeux, est bénéfique, rappelle-t-il. Cela se vérifie sur les souris
génétiquement transformées pour présenter la maladie d'Alzheimer : la nouveauté les protège
plus longtemps de la maladie. » C'est la face sombre de la mémoire : après l'avoir nourrie, les
adultes sont confrontés à un autre défi, la conserver. Un chiffre effraie : 30 % des septuagénaires
développeront la maladie d'Alzheimer. Autant présenteront des signes d'oubli bénin. Seuls 40 %
auront une mémoire aussi bonne qu'à 30 ans.
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« Chez le sujet âgé, il y a des mécanismes compensatoires, mal compris, entre diverses
formes de mémoires, rappelait récemment Béatrice Desgranges (CHU de Caen) devant
l'Académie des sciences. On parle de réserve cognitive, une notion qui renvoie à des ressources
constituées pendant toute la vie, pour mieux résister au vieillissement normal et qui, le cas
échéant, permettent de retarder l'expression de la maladie d'Alzheimer. »
Le neuropsychologue Francis Eustache a constaté chez ces malades l'importance du «
stock » de souvenirs communs, pour maintenir le plus longtemps possible la qualité du « vivre
ensemble ». « Je me souviens d'une soirée de Noël où des femmes qu'on pourrait qualifier de
grandes démentes chantaient ensemble, raconte-t-il avec émotion. Elles étaient capables de
mémoriser une chanson récente, mais croyaient l'avoir apprise toutes petites. » La musique,
d'hier ou de jadis, note-t-il, constitue un support précieux pour continuer à apprendre et pour
évoquer le passé, face à l'érosion des neurones et du temps. Souvenez-vous : « quatre, cinq, six,
cueillir des cerises »...
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6/6 - Quels gardiens pour la mémoire ? Article paru dans l'édition du 20.07.08
Trier, archiver et conserver toutes les données numériques qui composent aujourd'hui la
mémoire, tant individuelle que collective, est un défi technologique autant que de société.
C'est comme une carte qui serait plus grande que le territoire. Un de ces projets absurdes
et vertigineux dont les technologues ont le secret : numériser sa vie. L'enregistrer pour pouvoir
se la rejouer, retrouver à la vitesse de la lumière chaque instant de son existence, réinterpréter
objectivement un passé que la mémoire humaine infailliblement corrompt.
Qu'importe si plusieurs vies seraient nécessaires pour seulement visionner ces données...
MyLifeBits, projet soutenu par Microsoft, est bien réel. Il a été imaginé par Gordon Bell, un
pionnier de l'informatique. Depuis une dizaine d'années, cet Américain de 73 ans a numérisé
toutes les archives le concernant : diplômes, albums photos, courrier papier et électronique,
livres lus ou écrits, collections de mugs, dossiers médicaux...
Plus récemment, il a entrepris d'enregistrer sa vie quotidienne, grâce à un petit appareil
photo numérique, porté autour du cou. Il garde copie de chaque conversation téléphonique, de
chaque page visitée sur le Web. Il a même pris soin de filmer la préparation d'une intervention
chirurgicale et rêve d'enregistrer en continu certains paramètres biologiques (température,
rythme cardiaque). Son fils parle d' « égocentrisme ». Lui se voit en précurseur.
Techniquement, Gordon Bell n'a que quelques années d'avance sur le reste de l'humanité.
Le monde numérique peut désormais englober nos existences analogiques. Les petites caméras
haute définition sont déjà là. La capacité des disques durs augmente suffisamment vite pour
engranger les flots de données qu'elles engendreront. Et les ingénieurs de Microsoft et d'autres
géants de l'informatique réfléchissent aux outils qui permettront d'ordonner, d'exploiter cette
mémoire.
Mais ce projet, qui ferait de chacun son propre Big Brother, se heurte à la fragilité des
traces numériques. Gordon Bell reconnaît que c'est là le principal obstacle à son rêve d'archives
personnelles dynamiques.
Franck Laloë partage ce diagnostic. Ce physicien se passionne pour la conservation
des données numériques, au point d'avoir pris la présidence d'un groupement d'intérêt
scientifique réunissant quatre laboratoires. Accidents de disques durs, pertes de bandes
magnétiques et disques optiques illisibles l'ont convaincu de l'urgence de trouver des supports
numériques pérennes. « L'objectif n'est pas de tout conserver, dit-il. Mais d'être assuré de
retrouver, après plusieurs décennies, les photos ou les vidéos auxquelles nous tenons, comme
pour les vieux clichés de nos grands-parents rangés dans une boîte à chaussures. »
Il s'agit, selon lui, d'un problème de société, qui dépasse le cas des simples particuliers.
«Nos dossiers médicaux contiennent des clichés numérisés, dont on ignore s'ils seront lisibles
dans cinq ans, estime-t-il. Une collègue astronome a voulu utiliser des données de la NASA
datant des années 1970, on lui a dit qu'elles avaient disparu. »
Des expertises conduites au Laboratoire national d'essais (LNE) confirment ces craintes.
Jacques Perdereau, responsable R & D du secteur électronique et multimédia, y a constitué un
petit « musée des horreurs », fait de disques optiques enregistrables inutilisables : oxydation du
support, dégradation des colorants utilisés, les causes de vieillissement accéléré sont multiples et
mal maîtrisées. En 2004, le LNE a expertisé 69 CD-R gravés entre 2000 et 2003. « 15 % étaient
partiellement ou entièrement illisibles », note Jacques Perdereau.
Les disques durs ne sont pas mieux lotis. Une étude de Google a montré que près de 3 %
de ceux qui tournent sur son énorme parc de serveurs devaient être changés au bout de trois
mois de fonctionnement et qu'il fallait remplacer 8 % des disques vieux de deux et trois ans en
raison de leur défaillance. Au Commissariat à l'énergie atomique (CEA), une équipe
travaille à la mise au point de disques optiques enregistrables constitués de matériaux
inorganiques. « En gravant ainsi les données «dans le marbre», nous visons une durée de
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conservation de cinquante à cent ans », indique Jacques Raby (CEA Grenoble), coordinateur du
projet. Des disques aussi durables existent déjà, mais ils nécessitent des graveurs qui ne
tiendraient pas dans un salon. Pascal André, directeur technique de la société Plasmon, à Caen,
qui commercialise ces Century Discs, reconnaît qu'avec un tarif de 200 à 400 euros le CD, la
technologie est réservée à des marchés de niche (données très sensibles ou objet de luxe).
Les réponses techniques ne sont donc pas à la hauteur de l'enjeu. Quand on considère que
quelque 14 milliards de disques optiques enregistrables sont désormais vendus chaque année et
que, entre 2006 et 2010, le volume des archives institutionnelles aura été décuplé (estimation
d'ESG Digital), la multiplication des pertes de données, vitales ou non, paraît inévitable.
La mémoire de l'humanité est aussi menacée sur Internet, réceptacle de tous les savoirs.
Hyper-média de flux, par sa nature même, il est victime de l'évanescence des données
numériques : « Sur la Toile, une page a une durée de vie moyenne d'une centaine de jours »,
assure Brewster Kahle. Dès 1996, cet ancien du MIT, pionnier du Réseau des réseaux, a eu la
conviction qu'il fallait le protéger d'un oubli programmé de lui-même. C'est pourquoi il a fondé,
à San Francisco, Internet Archive (IA), avec pour objectif de prendre régulièrement des
«instantanés» du Web, grâce à des automates qui, comme ceux de Google, arpentent des
millions de pages et rapatrient les données. Une application, la WayBack Machine, permet de
voyager dans le temps, pour retrouver un site tel qu'il était il y a dix ans ou six mois.
Faire face à la fragilité des supports numériques et à l'obsolescence des formats
d'enregistrement « demande une diligence constante », souligne Brewster Kahle. Duplication et
migration sont incontournables. Les ordinateurs d'IA sont intégralement changés tous les trois
ans et les films ont déjà dû être réencodés quatre fois. Par précaution, les collections sont
dupliquées à la Bibliothèque d'Alexandrie (Bibliotheca Alexandrina), en Egypte, et pourraient
l'être en Europe.
En France, une loi a étendu en 2006 le dépôt légal au domaine français d'Internet. La
Bibliothèque nationale de France (BNF) et l'Institut national de l'audiovisuel (INA) sont chargés
de cet archivage, dont l'horizon légal est... l'éternité.
Dans les entrailles de la BNF, une « cinquième tour » a été érigée pour conserver cet
héritage immatériel. Ces quelques mètres cubes de serveurs informatiques et de bandes
magnétiques ne sont rien comparés aux quatre tours du bâtiment où sont archivées les
collections physiques. Mais ils abritent déjà quelque 13 milliards de fichiers numériques.
« Internet impose une révolution par rapport à l'idéal bibliothécaire d'exhaustivité. Le bon
archiviste est désormais celui qui fait un tri, explique Bruno Racine, président de la BNF. Le
problème est que l'on fait face à des quantités faramineuses de données. » Pour son homologue
de l'INA, Emmanuel Hoog, cette masse d'informations induit « un changement de statut de la
mémoire. Avant l'ère numérique, elle était faite de ce que le temps léguait des générations
passées » : tablettes d'argile pétrifiées par les incendies ou manuscrits recopiés par des
générations de moines. « Aujourd'hui, tout peut se conserver, note-t-il. La mémoire, c'est ce que
l'on garde. »
Doit-on tout conserver ? Peut-on ménager un droit à l'oubli, alors que la frontière entre
privé et public, sur Internet, se brouille ? Selon Emmanuel Hoog, notre société n'est pas encore
assez mûre pour organiser le tri. Danger et privatisation de l'oubli sélectif : Internet Archive a
retiré de ses fichiers un site qui critiquait l'Eglise de scientologie, à la demande de celle-ci...
La priorité, dans un premier temps, doit donc être de sauvegarder le maximum. D'autant
que les outils performants pour exploiter cette mine - notamment des moteurs de recherche font encore défaut. « Nous en développons dans le cadre d'un consortium international pour la
conservation de l'Internet (IIPC), afin de garantir l'interopérabilité des données », explique
Gildas Illien, responsable de la conservation numérique à la BNF. L'enjeu est d'échapper à des
logiciels privés. « La question de la marchandisation de la classification et de l'organisation de
la mémoire est ouverte », estime Emmanuel Hoog, d'accord sur ce point avec Brewster Kahle,
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qui soupçonne des géants comme Google de vouloir privatiser l'univers de la connaissance.
L'accord que vient de passer le géant californien avec la bibliothèque de Lyon pour la
numérisation de ses collections anciennes constitue pour certains un précédent préoccupant.
Pour l'heure, la nature dynamique, protéiforme, d'Internet fait obstacle à son bon
archivage. Les robots ne peuvent passer la barrière des questionnaires de nombreux sites, qui
fonctionnent sur abonnement. Ils se fourvoient parfois dans des culs-de-sac ou des boucles. « Il
leur est arrivé de faire des achats compulsifs, sans bien sûr disposer de la carte bancaire pour
s'en acquitter », raconte Gildas Illien. C'est pourquoi des archivistes humains sélectionnent
aussi « manuellement » des sites à engranger.
A Internet Archive, Gordon Mohr réfléchit à de futurs automates capables d'imiter
le comportement humain afin d'accéder aux portions de la Toile qui leur sont interdites. Il
s'interroge aussi sur la façon d'archiver les jeux en ligne, ces mondes parallèles, avec leur
économie et leur mémoire propres. Faudra-t-il que des robots s'y immergent, pour en saisir la
richesse et en conserver la trace ? Etrange convergence de la lutte contre l'amnésie, à l'ère
numérique : tandis que Gordon Bell dématérialise son existence humaine, voilà que des
automates ont pour mission de rendre palpable et d'immortaliser une expérience virtuelle.
Bienvenue dans l'âge des archivistes hybrides...
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