La présence du passé Les êtres humains ont ceci de particulier : ils peuvent, à n’importe quel instant, faire ou refaire le récit de leur propre existence. Allant de la simple anecdote à la biographie complète, la fascination pour les événements du passé se joue dans le présent. La psychologie moderne nous a montré que le lien entre le vécu et son souvenir n’est pas immuable ou inflexible. La mémoire n’est pas un vaste classeur dans lequel reposent, inertes, les images et les sensations du passé. Au contraire, il semble que l’exactitude des faits soit beaucoup moins importante que la signification que nous leur attribuons. Pour illustrer ceci, prenons l’exemple d’une famille dont tous les membres sont témoins ou partie prenante d’une crise particulière. Déjà, dans les minutes qui suivent l’événement, chacun aura perçu et mémorisé les choses à sa manière et selon ses besoins personnels du moment. Quelques temps après, chacun aura retenu ce qui lui semble le plus significatif et minimisé ce qui est trop dérangeant ou carrément insoutenable. Il se peut même qu’après quelques mois ou années, l’évocation des récits de chacun génère à nouveau la mésentente. La reprise des hostilités représenterait alors une sorte de répétition du conflit d’origine, comme si ce dernier, loin d’être résolu, se serait même amplifié. Pour ne pas s’y méprendre, une situation inverse se verrait elle aussi exposée aux transformations qu’impose le passage du temps. Prenons les membres d’une même famille qui se remémorent des histoires cocasses de leur passé commun. Dans cette situation, il ne serait pas étonnant que chacun y aille de sa touche personnelle, voire qu’il accentue certains détails ou modifie le déroulement des événements pour enjoliver ou dramatiser l’effet initial. Ces deux exemples nous indiquent une chose : la sélection, la transformation et l’effacement des souvenirs sont des fonctions nécessaires au maintien de l’équilibre psychologique. Si certains souvenirs se transforment aisément en récits personnels, c’est parce qu’ils renforcent l’identité et le sentiment d’être soi-même. Leur évocation s’accompagne généralement d’une sensation de bien-être et de réussite personnelle. Les événements heureux et les événements éprouvants qui ont été surmontés avec succès sont mémorisés sous forme de renforcements positifs. Une fois édifiés en souvenirs renforçateurs, ces scénarios deviennent des repères stables et sécurisants. Ils servent de fondements à la construction du soi et au développement individuel. Malheureusement, tous les événements de la vie ne sont pas si facilement intégrés. Contrairement aux événements qui ont un dénouement heureux, le destin des incidents tragiques devient perturbateur, surtout lorsqu’il implique des souvenirs traumatisants. Au sens psychologique, le traumatisme se construit en deux temps. À l’origine, l’événement intrusif est vécu directement, concrètement, sans recul. Le système perceptuel capte toutes les images et les sensations impliquées et les enregistre telles quelles dans la mémoire. À ce stade, la signification qui leur est attribuée dépend du niveau de maturité des fonctions cognitives de l’individu et de sa capacité à donner un sens à l’événement traumatique. Quand les impressions vécues et les images enregistrées n’ont aucun sens particulier, elles s’inscrivent dans la mémoire comme des souvenirs énigmatiques. Ce n’est que lorsque l’individu est apte à saisir la véritable portée intrusive de l’événement initial que la réaction traumatique peut apparaître. Ce deuxième temps du traumatisme, l’après-coup, est habituellement déclenché par un événement anodin qui comporte des similitudes avec l’événement d’origine. Cette ressemblance stimule la mémoire associative et fait surgir les contenus énigmatiques. Plutôt que d’évoquer des bons sentiments comme le ferait l’émergence d’un souvenir bien consolidé, cette remémoration est soudainement investie des affects et des réactions émotives qui ne pouvaient pas s’exprimer au moment de l’incident réel. La liaison psychologique qui était impossible lors du choc initial fait soudainement irruption. Des sentiments de peur, de culpabilité ou de honte surgissent avec intensité. Le décalage entre la charge émotive et le souvenir évoqué est vécu comme une incohérence. L’ensemble de cette réaction tombe immédiatement sous le regard mature qui, parfois, ne peut justifier qu’un événement banal puisse susciter une telle décontenance. C’est alors qu’interviennent les mécanismes de défense. L’activité défensive, tout comme la mémoire, est un processus actif et continu. Elle a pour fonction de maintenir séparés la charge affective et le souvenir inexpliqué, que celui-ci soit conscient ou non. Tout relâchement de l’activité défensive expose le sujet à l’émergence d’émotions troublantes. L’énergie employée à éviter la douleur associée à la réapparition d’images ou de sensations traumatiques est parfois si importante que la personne est confrontée à des limitations fonctionnelles ou à des symptômes dérangeants. L’oubli, le camouflage, la déformation et le déni apparaissent comme autant de façons de dévier ou de refouler les stimuli qui éveillent les expériences du passé par un mécanisme d’association. Cliniquement, la présence de peurs irrationnelles, d’émotions fortes et d’angoisses inexplicables, apparemment non liées à la réalité actuelle, sont les signes distinctifs de conflits d’origine traumatique. À leur manière, ces symptômes appellent, par leur répétition, une résolution plus pacifique des tensions internes. Bien qu’émotionnellement éprouvante, l’exploration de l’histoire personnelle à travers un nouveau regard représente une occasion de remanier le souvenir traumatique et de lui attribuer un sens non traumatique et une valeur constructive. Ce travail thérapeutique permet de transformer l’angoisse en quelque chose de dynamique, de vivant. Ce processus repose sur le principe narratif, déjà évoqué en introduction. L’individu qui s’autorise à examiner ses souvenirs traumatisants et qui en relate les faits de manière à susciter des réponses empathiques échappe à l’emprise du traumatisme. Il se replace dans une perspective temporelle qui, sans nier les horreurs du passé, lui permet de les conjuger au temps présent. Typiquement, les scénarios narratifs libérateurs sont directement reliés aux modes défensifs utilisés. Ainsi, celui qui a « effacé » de sa mémoire une scène déplaisante devra la symboliser et la réinscrire dans le courant vital de son existence; celui qui a « banalisé » les effractions du passé pourra leur attribuer leur véritable portée tragique; et celui qui a « déformé » les souvenirs pénibles au point de ne plus en reconnaître le sens aura l’occasion de les resituer dans un récit cohérent et significatif. C’est par le biais de ce travail de mise en scène, davantage fidèle au sens du vécu qu’aux faits réels, que la présence du passé peut cesser d’être une menace et prendre sa valeur d’assise. Lecture recommandée : Les vilains petits canards, Boris Cyrulnik, Éditions Odile Jacob, 2001, 278 p. par Maurice Carrier, psychologue Prochain numéro en janvier 2002 3