L`ethnie : les vicissitudes d`un concept

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L'ethnie : les vicissitudes d'un concept
Author(s): LUC DE HEUSCH
Source: European Journal of Sociology / Archives Européennes de Sociologie / Europäisches
Archiv für Soziologie, Vol. 38, No. 2, Interdits comparés (1997), pp. 185-206
Published by: Cambridge University Press
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23997497
Accessed: 27-11-2016 18:20 UTC
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LUC DE HEUSCH
L!ethnie : les vicissitudes
Le mot e t h n i e a un passé équivoque dans la langue française.
Vacher de Lapouge est le premier à l'utiliser en 1896 pour désigner de
prétendues « races » distinctes, notion dont la biologie des populations a
fait justice. Le terme ne s'appliquait pas seulement aux « primitifs » ; il
contribua à hérisser des barrières entre les « races » dites inférieures et les
« races » dites supérieures. En 1935, G. Montandon, qui se fera l'apôtre
d'une certaine conception nazie de l'homme, consacre un livre à « l'eth
nie française ». Les administrateurs coloniaux utiliseront, quant à eux, le
terme ethnie comme substitut de « tribu » ou « peuplade » avec souvent la
conviction, fallacieuse, que des caractères anatomiques particuliers
entrent dans les particularités du groupe ainsi qualifié. Mais Franz Boas,
le fondateur de l'anthropologie culturelle aux États-Unis, réagit avec
vigueur. Il déclare fermement dès 1932 : « Les résultats des matériaux
extensifs amassés au cours des cinquante dernières années ne justifient
pas l'hypothèse d'une quelconque relation entre types biologiques et
forme de culture » (Boas, 1932, cité par Condominas, 1980, p. 89). Cette
conviction sera largement partagée par la majorité des ethnologues, sauf
en Allemagne. Dérivé du grec ethnos (peuple) le terme ethnie entre dans
le vocabulaire scientifique avec une connotation exclusivement cultu
relle. Mais ce concept se voit attaqué depuis une dizaine d'années sur le
terrain même de l'ethnologie où il s'est développé. Quelques chercheurs
français s'ingénient à démontrer que leurs prédécesseurs, travaillant
principalement en Afrique, ont eu le tort de donner consistance à de
fausses entités. L'ethnie X ou Y ne désignerait qu'une fiction adminis
trative : le découpage, arbitrairement statique, inventé par l'Adminis
tration coloniale pour des raisons strictement politiques ; le contrôle de
populations en perpétuel devenir.
Le ton de la polémique est souvent inutilement agressif et les pièces
du procès méritent d'être réexaminées. En 1985 Jean-Loup Amselle et
Elikia M'Bokolo jettent l'anathème sur « le silence éloquent et compro
mettant » qu'une longue tradition africaniste entretient autour de la
notion d'« ethnie » (p. 7), comme si la science (fausse ou dépassée) des
ethnies était de mèche avec le colonialisme. Surgie à l'époque coloniale,
185
Luc De Heusch, Université libre de Bruxelles (Bruxelles).
Arch.europ.sociol. XXXVIII, 2(1997), 185-206—0003-9756/97/0000-680 807.50 per art + $0. ioper page© 1997 A. E.S.
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l'ethnie aurait servi à « classer à part » les peuples coloni
ôtant ce par quoi elles pouvaient participer d'une commun
(Amstelle, 1985, p. 14). La faute majeure des générations
serait d'avoir évacué l'histoire. La définition de l'ethnie deviendrait donc
l'interrogation épistémologique fondamentale de toute étude monogra
phique » {idem, p. 11). Quatre ans plus tard, J.-P. Chrétien et G. Prunier
reprennent le même thème. Ils intitulent l'ouvrage collectif dont ils sont
les éditeurs Les ethnies ont une histoire (1989). Chrétien recommande de
suivre dans leur dynamisme historique « ces communautés, susceptibles
de s'agrandir, de se défaire et de se transformer » (p. 9).
Effectivement, les ethnologues, longtemps persuadés que le passé des
sociétés sans écriture leur était inaccessible, ont trop souvent négligé de
prendre en compte la dimension diachronique des sociétés qu'ils étu
diaient du seul point de vue synchronique. Rebaptisée anthropologie
sociale sous l'influence anglo-saxonne, l'ethnologie s'était efforcée, non
sans succès, de définir au sein d'« ethnies » aux contours rarement pré
cisés des systèmes socio-culturels relativement stables. Pour compren
dre ce choix il importe de se souvenir que les ethnologues, qui se mirent à
travailler sérieusement sur le terrain dans cet état d'esprit après la Pre
mière Guerre mondiale à la suite de Malinowski, rompaient fort heu
reusement avec leurs prédécesseurs. Ceux-ci leur suggéraient soit
d'adopter la perspective évolutionniste (alors dominante dans la nais
sante anthropologie sociale en Angleterre), soit de travailler à la recons
titution conjecturale d'une vaste histoire planétaire des sociétés dites
primitives, imaginée de toutes pièces par des savants allemands ou
autrichiens. On ne dira jamais assez combien le souci nouveau de Mali
nowski d'étudier en profondeur, grâce à une longue intimité, le fonc
tionnement actuel des institutions d'une petite communauté mélané
sienne, fut salutaire du point de vue méthodologique. Sans doute
peut-on faire aujourd'hui à cette école fonctionnaliste le reproche de
n'avoir envisagé comme seul changement social que celui dont ils étaient
les témoins : les bouleversements suscités par les contacts avec la colo
nisation. La constitution d'une ethnohistoire dans les cours des années
soixante — une histoire du passé des sociétés sans écriture (et donc sans
archives écrites) — marqua, à cet égard, une étape importante de l'évo
lution de la discipline. Mais faut-il s'acharner à dissoudre l'anthropolo
gie dans l'histoire, comme certains le proposent ? L'histoire a bénéficié,
en France, des acquis de l'anthropologie, précisément parce que celle-ci
privilégiait la synchronie, le temps long, les systèmes de pensée impli
cites ou explicites, inséparables de l'économique, du politique, du reli
gieux. Les champs de recherches de l'histoire et de l'anthropologie
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sont complémentaires et Lévi-Strauss a pu dire que la pre
les sociétés autres dans le temps, la seconde les sociétés autres dans
l'espace. On ne peut que se réjouir de voir des historiens professionnels
se joindre aujourd'hui aux anthropologues sur des terrains exotiques en
utilisant les mêmes méthodes qu'eux. Inversement, on ne peut que se
féliciter de voir l'anthropologue Michel Izard, se passionner pour la
formation historique d'un royaume africain — celui du Yatenga au
Burkina Faso — pour mieux en saisir le fonctionnement et l'idéologie.
Réconcilier l'histoire et l'anthropologie, telle est bien, me semble-t-il, la
seule façon d'empêcher celle-ci de dépérir et celle-là de sombrer dans
l'historicisme, comme le fait trop souvent l'ethnohistoire. Écoutons une
historienne de l'Antiquité, Nicole Loraux : « ...si l'anthropologue pâtit
d'éviter l'événement, il n'est pas d'événement que l'historien puisse
traiter en lui-même, sans l'ouvrir sur la temporalité latente des réseaux
de signification qui lui donnent son sens » (Loraux, 1996).
Mais, ignorant ces considérations, Catherine Coquery-Vidrovitch
vient de dénoncer en termes virulents, au nom d'une certaine vision
« historique » des sociétés humaines « l'impasse anthropologique ». Elle
félicite une nouvelle génération de chercheurs d'avoir renoncé à
« l'intelligence conceptuelle des systèmes sociaux » (Coquery
Vidrovitch, 1996). Ce n'est là, souhaitons-le, qu'une situation provisoire,
qui traduit peut-être davantage les hésitations d'un certain nombre
de projets actuels qualifiés un peu hâtivement d'anthropologiques. Il
faut évoquer ici l'abandon généralisé des terrains lointains au profit
d'une micro-ethnographie des villes, villages ou régions de la civilisation
occidentale, conduite, non sans hésitation, sur le terrain traditionnelle
ment dévolu aux sociologues, eux-mêmes fort désorientés, oscillant
entre Dürkheim, Marx et Weber. Catherine Coquery-Vidrovitch a beau
jeu dès lors de proclamer la fin de l'anthropologie puisque bien des
chercheurs français, à la recherche d'un terrain à la fois quelconque et
original ne savent plus très bien ce qu'ils vont faire de la discipline que
Marcel Mauss leur a léguée. Mais lorsque ces recherches nouvelles sont
menées dans un village de Bourgogne avec la rigueur de l'anthropologie
classique par Yvonne Verdier, Françoise Zonabend, Tina Jolas et
Marie-Claire Pingaud, elles débouchent sur des œuvres majeures qui
s'inscrivent dans la lignée des grandes monographies africanistes.
Ce détour polémique ne nous a pas éloignés autant qu'il peut le
paraître du problème de l'ethnie. Car, au moment même où les mass
media font un usage abondant — et excessif — du terme à propos de nos
propres sociétés européennes, voilà l'ethnie présentée par des spécialis
tes comme le faux objet d'une fausse science. Catherine Coquery
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Vidrovitch en réclame impérativement la dissolution, to
naissant qu'elle a contribué malgré tout à « rendre à ces peuples
marginalisés et ignorés leur dignité » {idem, p. 119). Il faudrait tout de
même s'entendre : l'anthropologie fut-elle ou non une science coloniale ?
La critique moderne du concept d'ethnie a commencé en Norvège
lorsqu'une poignée d'ethnologues Scandinaves publient en 1969 un
ouvrage qui fera grand bruit : Ethnie Groups and Boundaries. The Social
Organization of Culture Difference. Frederik Barth, éditeur du livre et
organisateur du colloque qui l'avait précédé en 1967 à l'université de
Bergen, s'en prend à la conception courante selon laquelle il existerait
« des groupes discrets de peuples, c'est-à-dire des unités ethniques, cor
respondant à chaque culture » (Barth, 1969, p. 9). La langue anglaise
désignait du terme ethnies, tombé en désuétude, « les paiens, les idolâtres,
les gentils » à la fin du XIXe siècle (Fleming et Tibbings, 1875). La tra
dition anglo-saxonne moderne utilise le vocable ethnie uniquement sous
sa forme adjective : ethnie group a soudain remplacé l'ancien tribe, dont la
connotation primitiviste était périmée.
Barth ne met pas en cause les distinctions ethniques {ethnie distinc
tions) en tant que telles. Il estime même qu'elles sont souvent « le fon
dement sur lequel de vastes systèmes sociaux sont bâtis » {idem, p. 10).
Mais il propose une définition subjective : « ethnie groups are categories
of ascription and identification by the actors themselves » (les groupes
ethniques sont des catégories d'attribution et d'identification effectués
par les acteurs eux-mêmes). Seuls doivent être considérés comme
signaux (signais) ou emblèmes (emblems) de la différence ethnique les
traits culturels que les intéressés retiennent comme significatifs. Ces
signes sont soit visibles (tels le costume, le langage, le type d'habitation,
etc.), soit invisibles (il s'agit alors de valeurs). Pas question donc de se
substituer à la conscience individuelle en dressant une liste prétendu
ment objective des traits caractéristiques d'un groupe dépourvu, en fait,
de substance culturelle. L'ethnie ne serait qu'une forme particulière
d'organisation sociale au sein de la société globale.
Barth constate que les frontières entre les groupes ethniques, fonde
ments d'un certain ordre social, subsistent malgré le flot continuel de
personnes qui les traversent. Il attire l'attention sur le fait que ces
groupes, porteurs d'une certaine identité culturelle, sont dans un état
d'interdépendance et ne se maintiennent que par les frontières mêmes
qui les séparent.
Le travail de F. Barth a été salué comme « un apport novateur et
fondamental à l'étude de l'ethnicité » (Martinello, 1995, p. 48). On se
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L ETHNIE
demandera cependant si son analyse ne s'applique pas plus
à ces sociétés complexes où plusieurs groupes d'origine cu
rente cohabitent. C'est évidemment le cas de la société américaine
moderne, où les frontières entre les populations marquées par la couleur
de la peau (les Noirs) ou la langue (les hispanophones) par rapport au
groupe dominant, blanc et anglophone, sont avant tout sociales. Le
même modèle culturel général s'impose à tous ceux qui résident sur le
sol des Etats-Unis et il n'y a évidemment plus de culture spécifiquement
noire — sauf celle de la misère. C'est la raison pour laquelle quelques
leaders des Blacks se sont inventés une problématique d'identité
musulmane. Dans cette conjoncture historique particulière le problème
« ethnique » est un problème politique, un problème structurel de la
société globale. Mais, affirmer, d'un point de vue sociologique général, que
la culture en tant que telle doit être évacuée de la définition de l'ethnie,
est une position hasardeuse. Elle témoigne d'une étrange méfiance à
l'égard d'un concept fondamental des sciences humaines. Que la culture
soit elle-même fluctuante, changeante n'en fait pas pour autant un
poisson soluble. Tout se passe comme si l'anthropologie en se voulant
toute entière « sociale », avait perdu de vue, en fétichisant les « rela
tions sociales », la célèbre définition que Tylor proposait dès la fin du
xixe siècle, dans un texte fondateur, d'un objet d'étude spécifiquement
anthropologique : « La culture, ou la civilisation prise au sens ethno
graphique le plus large, est ce tout complexe qui comprend la connais
sance, les croyances, l'art, la moralité, les lois, les coutumes, et toutes les
aptitudes et habitudes que l'homme acquiert en tant que membre d'une
société » (Tylor, Primitive Culture, 1871, p. 1). Cette définition s'imposa
d'emblée et on continue à s'y référer après plus d'un siècle (Condominas,
1980, p. 77).
Martinello se trompe donc lorsqu'il reproche aux anthropologues de
considérer la culture comme « une chose en soi, indépendante des autres
sphères de l'activité humaine» (Martinello, 1995, p. 81). C'est au
contraire une totalité, dont nous sommes bien conscients aujourd'hui
qu'elle n'est ni fixe, ni close sur elle-même.
Chaque groupe ethnique ne correspond évidemment pas à un
ensemble culturel exclusif. L'ethnohistorien Jan Vansina a raison de le
souligner à propos des sociétés d'Afrique centrale. Il indique, à titre
d'exemple, que la polyandrie, fut présentée à tort comme une particu
larité culturelle des seuls Lele du Kasai alors que tous les Lele ne sont
pas polyandres et qu'un certain nombre de populations voisines le sont.
Mais faut-il en tirer la conclusion que « les unités ethniques doivent être
abandonnées en tant qu'unités de travail ? » (Vansina, 1991, p. 23). Cer
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tes, définir une ethnie comme une somme de traits cultur
stérile... C'est bien plutôt la façon dont un certain nombre
contribuent à la construction d'un système social original
pris en considération. J'ai tenté de montrer, précisément
Lele — du moins dans la région où Mary Douglas a enquê
que où elle y séjournait — que la polyandrie de village, les
les segments de clans matrilinéaires, la division du village
tiés, la société des hommes-pangolin, les unions préférent
les éléments constitutifs d'une structure sociale cohéren
ment différente de celle des Kuba voisins (L. de Heusch, 19
L'homme est un animal social d'une espèce particulière
des techniques et des symboles sans lesquels la vie sociale
pas. Cette propriété est fondatrice de l'histoire, dont l'une des
anthropologiques fondamentales est son pouvoir de morcel
en ensembles culturels distincts. Les historiens, à la reche
tes », ne retenaient traditionnellement, méthodologiquem
cultures possédant l'écriture : elles seules avaient le droit
dérées comme des « civilisations ». Avec l'extension du ch
recherche historique aux sociétés sans écriture, culture e
sont devenues synonymes. Il y a longtemps que Leroi-Go
constaté que tout se passait comme si, au sein de l'espèce humaine
depuis Yhomo sapiens, l'histoire avait pris le relais de l'évolution biolo
gique : celle-ci est créatrice d'espèces différentes, incapables de se
féconder l'une l'autre, celle-là est ouverte à la fécondité des échanges
culturels au sein d'une espèce unique. D'où l'impossibilité radicale
d'interpréter l'histoire générale des hommes selon les critères de l'évo
lutionnisme biologique.
S'il y a des sociétés animales, le concept société est inséparable, chez
l'homme, de celui de culture. Il est bien regrettable qu'on ait cru pouvoir
opposer une anthropologie culturelle à une anthropologie sociale. Barth
est plus particulièrement influencé par ce courant de la sociologie amé
ricaine inspirée par Goffman, qui privilégie le jeu des acteurs sociaux.
Mais Barth néglige le fait que ces acteurs sont invités à se débrouiller
avec un système socioculturel préexistant, que chaque génération trans
forme selon un nombre limité de possibilités. Il faut bien donner un nom
à cet héritage collectif, à ce réservoir — plus ou moins changeant, fluc
tuant, voire poreux. C'est précisément parce qu'ils ont le sentiment
d'être des héritiers que les membres d'un groupe ethnique vivent si
souvent dans l'illusion qu'ils ont les mêmes ancêtres.
T.H. Eriksen, disciple de Barth, vide, de son côté, l'ethnicité de tout
contenu culturel : celle-ci ne serait qu'un aspect des relations sociales,
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L ETHNIE
« non une propriété culturelle d'un groupe » (Eriksen, 19
l'auteur privilégie visiblement un autre cas historique p
cohabitation forcée dans les villes nouvelles d'Afrique d
chés à ces groupes d'origine que l'ancienne ethnographie coloniale
appelait « tribus ». En ces lieux urbains, produits de la colonisation, la
« frontière ethnique » qui permet à chacun de se repérer, de formuler une
« attribution », est d'évidence le produit d'une situation sociale particu
lière, qui engendre un nouveau mode de vie. Mais, du point de vue his
torique, ces repères identitaires seraient-ils possibles si, chacun pour soi,
chaque homme « détribalisé » ne se référait à un milieu particulier mar
qué par une culture propre ? Ce qui est remarquable, c'est que ces
repères, qui datent de la colonisation, résistent depuis des générations à
la modernisation en Afrique.
La démarche de l'anthropologue belge Eugeen Roosens est plus
radicale encore. L'auteur avance avec assurance l'idée que l'ethnicité est
le produit d'une création, d'une manipulation politique récente (Roo
sens, 1989). Il prétend reconstituer « le processus de l'ethnogenèse »
{Theprocess of Ethnogenesis) sans s'embarrasser des différentes situations
historiques. Et de prendre pour exemple les sociétés améridiennes
contemporaines en oubliant de présenter le corpus ethnographique
susceptible d'éclairer la situation de ces peuples au moment du contact
brutal avec l'Occident. Prenons, avec Roosens, le cas des Hurons du
Québec. On lui accordera bien volontiers que les pauvres Hurons
d'aujourd'hui vivent dans la vision mythique d'une culture définitive
ment perdue. Admettons avec lui que les Hurons furent pris dans le
tourbillon des aventures coloniales franco-britanniques. Ils sont donc
complètement déculturés au xxe siècle, lorsqu'ils sont projetés dans
l'histoire du Québec. Et voilà qu'un certain nombre de leaders se récla
ment de ce passé aboli, qu'ils réinventent de toutes pièces pour réclamer
un statut autonome vis-à-vis des autorités de la Belle Province, elle
même à la recherche de son âme perdue. Que de très anciennes victimes
de la colonisation européenne, soucieuses de se forger une nouvelle iden
tité, puissent passer aux yeux d'un anthropologue pour les représentants
par excellence du processus même de l'ethnicité est pour le moins
étrange. Eriksen, qui semble cependant prendre au sérieux la thèse de
Roosens, voit dans cette analyse une opération « peu charitable » (Erik
sen, 1993, p. 71).
On peut adresser la même critique à l'analyse qu'entreprend Roosens
de l'ethnicité en Afrique (Roosens, 1989). Le paradigme qu'il privilégie
cette fois est celui des Luba du Kasai. Il nous les présente comme un
groupe ethnique créé par les Belges. À l'époque coloniale, les Luba
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du Kasai qui avaient émigré dans les villes, devinrent les
privilégiés de l'administration. Ils entrèrent bientôt en c
d'autres habitants de la province, les Luluwa. Au cours des élections
municipales de la fin des années 50 les candidats luluwa défirent les
candidats luba, ce qui contribua à renforcer le sentiment d'identité eth
nique de l'ensemble des Luba. Cette analyse, basée sur le travail d'un
chercheur zaïrois, Mukendi wa Meta (1985), repose sur un malentendu.
Ce que Roosens met à jour, c'est le processus de formation d'une identité
politique au fondement ethnique dans le cadre d'une entité administra
tive coloniale : la Province. Mais la formation d'un parti ethnico
politique suppose, au départ, l'existence d'une certaine population,
distincte des Luluwa, dont les membres se désignent comme Luba... Et
Roosens, qui ne peut faire l'économie de cette évidence, est bien obligé
de leur attribuer la qualité de « groupe ethnique » (en contradiction avec
lui-même) tout en précisant que « jusqu'à la fin des années 50, ce n'était
pas un groupe ethnique bien organisé » (Roosens, 1989, p. 119). Comme
si seuls les groupes culturels dotés d'une structure politique ferme
méritaient d'être qualifiés d'ethnies véritables. Les autres seraient-ils des
ethnies imparfaites ? Il y a là manifestement confusion entre deux
niveaux, culturel et politique. Les anthropologues ont décrit depuis
longtemps des sociétés de même culture farouchement attachées à leur
indépendance villageoise. Mais, à travers des exemples paradoxaux,
Roosens met le doigt sur l'une des propriétés les plus remarquables de
l'ethnicité : elle est susceptible de manipulations politiques. C'est même
la voie royale vers le nationalisme. Cependant, confondre la genèse des
États et des nations avec celle des ethnies, c'est s'exposer à bien des
errements.
Nous voilà renvoyés aux sociétés traditionnelles, à ces « ethnie
on ose à peine dire qu'elles existaient avant la colonisation. C
et fluctuantes, certes, mais tout de même inscrites dans la lo
On ne doutera pas que, partout en Afrique, l'intervention de
teurs a plus ou moins brutalement modifié les structures po
diverses ethnies, soit en les figeant arbitrairement en group
riaux fixes, soit en créant des cadres artificiels susceptibles d
les organiser. Il arriva même qu'ils dotèrent certains gro
identité imaginaire en leur appliquant un ethnonyme. Je n'en su
pour autant Jan Vansina qui, argumentant de la même façon
telle, affirme que « de nombreux groupes ethniques sont des
coloniales » (Vansina, 1991, p. 22). On me permettra d'évoqu
expérience personnelle au Congo (alors belge). Au début des
l'ordre de mission de l'Institut de recherches qui m'employa
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L ETHNIE
Vansina, sans aucune contrainte politique, me chargeait d'étu
« Tetela » du Sankuru. Je tombai dans un bel imbroglio onom
produit d'événements historiques relativement récents. Tous
mes que je rencontrais se reconnaissaient bien volontiers comm
puisqu'ils avaient été étiquetés comme tels par l'Administrati
niale. Mais beaucoup d'entre eux savaient parfaitement bien qu'ils
avaient été désignés de ce surnom (dont l'origine est obscure) après avoir
été malmenés par des bandes d'esclavagistes sans scrupules travaillant
pour les marchands arabes de la Côte de Zanzibar et passées ensuite au
service de l'État Indépendant du Congo, l'État léopoldien. Les descen
dants de ces envahisseurs sont clairement perçus — sous le nom de
Sambala — comme distincts des populations conquises. Celles-ci n'ont
cessé, quant à elles, de se définir comme Nkutshu. Les très nombreux
groupes indépendants qui composent ce vaste ensemble de deux cent
mille hommes puisent leur identité dans une immense généalogie
s'étendant sur douze ou quinze générations et remontant à un pseudo
ancêtre éponyme commun : Onkuthsu a Membele. Leur structure seg
mentaire est celle de bien d'autres sociétés africaines. Mais l'affaire se
complique du fait qu'une partie des Nkutshu vit en savane, une autre en
forêt ; ces derniers se voient attribués un nom générique, Hamba, qui,
dans l'esprit des gens de la savane, renvoie à un mode d'alimentation
différent et à l'existence d'une institution politique qui ne pénètre que
lentement dans le sud, celle de l'association initiatique des maîtres de la
forêt. Ces deux ensembles-types de sociétés se conçoivent en opposition
l'un par rapport à l'autre : les Hamba sont des mangeurs de buyuku, un
pain de manioc cuit à la vapeur, les Tetela se considèrent comme des
mangeurs de millet, bien que le riz se soit imposé depuis de nombreuses
années chez les uns comme chez les autres. Il existe donc des différences
perceptibles — et perçues comme telles — entre ces deux fractions plus
ou moins arbitrairement définies de l'ethnie Nkutshu. Il n'en demeure
pas moins que le système des croyances, l'organisation lignagère et le
système des relations matrimoniales, basés sur une intense circulation
des valeurs matrimoniales, sont les mêmes dans les deux cas. Mais
l'histoire les a partiellement différenciés. Chez les Hamba, les maîtres de
la forêt font sonner leur cloche rituelle pour imposer la paix. La lance
pacificatrice qu'ils plantent dans le sol lorsqu'ils participent à une pala
bre n'est plus l'arme meurtrière que les guerriers tetela brandissent dans
des démonstrations matamoresques de force destinées à magnifier les
grands chefs de lignage. Les Hamba assument avec fierté cette particu
larité qui résume une évidente évolution du système de valeurs de la
guerre vers la paix.
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De telles situations ethnonymiques complexes, parfois
colonisation, parfois antérieures à celle-ci, se retrouvent
Afrique centrale. Tant il est vrai que « les ethnies ont un
Ont-elles pour autant été « inventées » par le colonisateu
souvent celui-ci a mal interprété les bribes d'informations qui
données au cours d'enquêtes menées hâtivement sous la p
instances coloniales supérieures soucieuses de voir l'admin
traiter avec des « chefferies » traditionnelles.
Nul ne sait pourquoi une population de langue voltaïque habitant le
Mali a été appelée Minyanka par l'administration coloniale française,
alors que ses membres se désignent eux-mêmes plus volontiers du terme
Bamana — qui s'applique à bien des populations non musulmanes du
pays — pour marquer par là deux caractéristiques culturelles majeures :
leur refus de la religion du Prophète, d'une part, et, d'autre part, la
résistance qu'ils opposèrent aux rois de Segu qui ne cessèrent de guer
royer chez eux au siècle passé. La culture minyanka, telle que nous la
décrivent Philippe Jespers, Danièle Jonckers et Jean-Paul Colleyn, est
un singulier bricolage historique. Les Minyanka appartiennent au même
groupe linguistique que les Senufo, leurs voisins méridionaux, mais ils
ignorent l'institution du poro qui est au centre de la vie socio-religieuse
de ces derniers. En revanche, ils ont adopté les grandes sociétés initiati
ques religieuses des Bambara, qui appartiennent à un tout autre groupe
linguistique. On ne peut douter cependant qu'il existe quelque chose
comme une identité culturelle minyanka. Un trait bien particulier de
leurs pratiques sacrificielles, qui soulève le dégoût de l'ensemble de leurs
voisins, leur sert à marquer cette originalité. Ils disent d'eux-mêmes :
« Les Minyanka mangent le chien, c'est une bonne chose ».
A propos des Bambara (ou Bamana) Jean Bazin met en lumière une
situation particulièrement complexe. Il croit pouvoir en tirer la conclu
sion générale que « à la différence du peuple ou de la nation, produit
d'une histoire, l'ethnie est [...] le résultat d'une opération préalable de
classement » par l'administration coloniale (Bazin, 1985, p. 92). Mais
nous savons depuis Dürkheim et Mauss que la pensée classificatoire est
bien antérieure aux pratiques bureaucratiques. L'on se demandera donc
si le classement de l'administration coloniale, en dépit de ses erreurs
manifestes d'interprétation, n'était pas déjà effectué par les intéressés.
Bazin nie l'existence d'une « ethnie bamana ». Mais il reconnaît volon
tiers, à l'intérieur du royaume de Segu, l'existence de diverses popula
tions, caractérisées chacune, théoriquement, par un mode de vie parti
culier : aux Bamana agriculteurs s'opposent les Marka commerçants, les
Somono pêcheurs et bateliers, les Fula éleveurs. Ce « classement » est
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L ETHNIE
bien une donnée traditionnelle, antérieure à la colonisatio
même ne serait-elle pas immémoriale mais le produit de l'histoire
récente du peuplement de la vallée du Niger. Ce classement fonctionne
de la façon suivante. Les Bamana sont réputés « agriculteurs, fétichistes
impénitents et guerriers, ou plutôt pillards ». Les Marka sont perçus
comme « commerçants musulmans et pacifiques, sinon poltrons » (idem,
p. 108). Nous trouvons là l'ébauche d'un système classificatoire inter
ethnique effectué à partir des occupations professionnelles dominantes,
un peu à la façon du système des castes. Ce qui ne signifie pas, bien
entendu, que tous les Marka sont des commerçants musulmans (ni sur
tout qu'ils sont tous poltrons). Nous savons que ce type de classement
est de pratique courante à l'intérieur de maintes sociétés paysannes tra
ditionnelles d'Afrique occidentale, où les forgerons, les griots, les cor
donniers sont considérés comme des groupes distincts au sein de la
population majoritairement paysanne. L'endogamie de ces groupes
marqués par leur profession dominante permet de les assimiler à des
castes. Bazin note que, dans les communautés dites bamana de Segu,
ceux qui se désignent de ce nom sont les paysans, « gens de la terre par
excellence », par opposition précisément aux gens de caste (idem,
p. iio-iii) ; l'ethnie bambara s'est peut-être « évaporée », mais non la
pensée classificatoire qui préside à son élaboration.
Certes, une équivoque plane sur le nom Bamana ou Bambara. Dela
fosse déjà l'apercevait en 1912, au début de la présence coloniale fran
çaise. Il écrivait : « Le mot Bambara désigne, non pas un peuple déter
miné ni une tribu spéciale, mais l'ensemble de tous les Soudanais vivant
au milieu ou à côté des musulmans et étant demeurés fidèles à la religion
indigène » (Delafosse, 1912, cité par Bazin, p. 114). Bazin, qui étudia un
groupe bamana particulier, définit, quant à lui, de manière restrictive,
cette appartenance comme celle d'un statut social : « Être un Bamana à
Segu [...] c'est nécessairement occuper un certain statut qui va de pair
avec une position dans le système de la répartition des tâches et des
dons » (idem, p. 120). Cette définition épuise-t-elle réellement le contenu
de l'identité des Bamana ou Bambara de Segu ? Comment ne pas pren
dre en compte le fait que la résistance à l'islam se traduit, ici comme en
d'autres endroits, par une forme particulière de pratiques religieuses que
l'on est en droit de considérer comme une variante du système de pensée
commun à un certain nombre de populations issues de l'ancien empire
du Mandé ? (L. de Heusch, 1986, chap. VII). Au sein de ce vaste
ensemble de populations, les échanges et les emprunts réciproques ne
mettent pas fin au processus de différenciation, qui résulte en l'existence
d'autant de groupes ethniques.
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L. DE HEUSCH
Guy Le Moal n'est certainement pas victime d'un leur
l'administration coloniale française en Haute-Volta lorsq
ceci à propos des agriculteurs bobo, farouchement attach
pendance villageoise (Le Moal, 1980). Un modèle culturel
tué au fil du temps par la réunion de divers clans, chacun dé
patrimoine culturel distinct. Un modèle, nourri de l'hérit
modèle auquel s'est identifiée plus tard « l'ethnie bobo ». L
pas en doute son caractère historique, mais il nous la mo
synthèse originale, fondatrice d'une identité collective
perçue comme telle et susceptible d'être décrite objectivem
Danuta Liberski pose la question de l'ethnie en termes
au terme de son enquête « en pays kasena » (Liberski, 19
teurs de mil et de sorgho, les Kasena du Burkina Faso v
marges des royaumes traditionnels. Du point de vue lin
appartiennent au groupe dit gurunsi. Celui-ci ne corres
unité culturelle. « L'entreprise, bien légitime, de cherch
une aire culturelle gurunsi s'est heurtée et se heurte tou
ficultés » (idem, p. 47). Les Kasena ne rejettent cependa
appellation, mais ils se montrent plutôt indifférents à
Liberski démontre que l'appellation Gurunsi est d'usage
c'est par ce terme générique que les habitants des royau
mamprusi et dagomba désignent certains de leurs voisins
buant « une sous-humanité » : les Gurunsi sont « des hommes de la
brousse », des « fous », des « animaux sauvages » (idem, p. 54). Danuta
Liberski montre que cette dénomination est, pour ses usagers, un ins
trument classificatoire ; elle « s'insère dans un système taxinomique qui
dépasse la seule relation de voisinage, la seule question de l'identité du
groupe ». Ce système mérite d'être considéré comme un « opérateur
totémique » mettant en réseau un territoire international (idem,
P- 54-55)
Mais qu'en est-il donc des Kasena en tant que tels ? « De nombreux
traits de la culture kasena se retrouvent dans certains groupes voisins [...]
ou plus éloignés géographiquement mais, très curieusement, ces traits
des cultures ne sont pas mêmement partagés : c'est tantôt l'une tantôt
l'autre des sociétés (voisines) qui présente une même caractéristique
culturelle que la société kasena » (idem, p. 69). En outre, il existe des
différences culturelles sensibles, bien connues des intéressés, entre les
communautés kasena orientales et occidentales. Elles concernent tant
l'habitat que l'organisation du groupe domestique ou celle des groupes
de parenté (idem, p. 77). Cependant — et c'est là l'essentiel à mes yeux —
« les Kasena possèdent en commun, outre une langue et un nom, un
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L ETHNIE
discours qui les établit comme issus d'une « seule semenc
(kayiiru) lié à la cérémonie de mariage, qui est appréhendé co
(1'« interdit ») le plus important des Kasena et qui, par ce
considéré comme le trait qui les distingue de leurs voisins [...
de vue, donc, les Kasena ne se font pas faute de marque
nuités entre eux et les autres » (idem, p. 86). Tout cela peut d
passer pour une invention des administrateurs coloniaux f
Mais, d'un autre point de vue, il est vrai que les Kasena
dans une aire culturelle plus vaste. L'élément le plus carac
sans doute l'organisation du pouvoir politique. Celui-c
comme un système dualiste : la chefferie est distincte de la m
terre. Or les Mossi, les voisins méridionaux des Kasena —
qui les méprisent et les considèrent comme des sous-hom
sentent une forme de dualisme comparable : les « gens d
détenteurs du pouvoir politique, descendants des envahi
cavaliers Moose, s'opposent aux autochtones, « gens de la
1985). Les différences sont considérables, cependant, en
stratifiée mossi dont le centre politique est la cour royal
kasena qui ignore cette institution. Cependant cette dou
politico-religieuse, celle des maîtres de la terre et celle de
Kasena et Mossi à proximité les uns des autres sur un continuum
structural qui englobe l'ensemble des sociétés voltaïques. « Un conti
nuum qui va de l'unique présence d'une institution liée à la maîtrise de la
terre (comme chez les Dagari et Lobi) jusqu'à la situation inverse,
exemplifiée par la société gourmantché qui ne reconnaît que le pouvoir
du chef (ou du roi), laissant au tindano (« maître de la terre ») un rôle très
effacé » (idem, p. 74). Cette opposition entre maîtrise de la terre et chef
ferie politique se retrouve ailleurs en Afrique noire. Mais, souligne
Danuta Liberski, dans l'aire voltaïque cette bipolarité est « en quelque
sorte théâtralisée, en cela qu'une série de rites mettent en scène l'oppo
sition et la complémentarité des deux figures du pouvoir » (idem, p. 72).
Pour rendre compte de cet élargissement nécessaire du champ
d'analyse anthropologique, j'emprunterai à Georges Condominas, le
concept d'espace social, qu'il utilise comme cadre de référence pour
rendre compte des relations complexes que les sociétés du Sud-Est
asiatique entretiennent entre elles (Condominas, 1980). L'autarcie
apparente d'un certain nombre de petites communautés dites proto
indochinoises est illusoire. La diversité des rapports avec le milieu les
oblige toutes, à quelque degré, à entrer en relations avec d'autres groupes
plus ou moins éloignés. Il s'agit donc donc d'analyser le phénomène
culturel dans sa « dynamique » (idem, p. 1).
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L. DE HEUSCH
Les ethnologues américanistes travaillant en Amazonie o
leur côté une perspective semblable : « la recherche cont
embrasse désormais des grands ensembles régionaux ou c
prend pour objet des systèmes d'interrelation plutôt que
artificiellement coupés de leur environnement social » (D
lor, 1993, p. 21). Les peuples d'Amazonie, que les ethnologues ont
longtemps présentés comme figés dans leur immobilité primitive, ont
fini, eux aussi, par « rattraper leur histoire » (idem, p. 21).
Réseau d'interrelations entre groupes divers, l'espace social nous met
fréquemment en présence, en Afrique, d'un État centralisé — que par
commodité nous appelerons royaume — et de petites communautés
indépendantes, peu ou prou intégrées à un pouvoir central lointain.
Qu'advient-il alors de l'ethnicité ?
Prenons le cas de l'ancien royaume luba au Zaïre, qui connut son
apogée au dix-neuvième siècle. Bien que les colonisateurs belges aient
mis fin au pouvoir du roi sacré, le mulopwe, « des sociétés éloignées par
fois d'un millier de kilomètres de la capitale luba revendiquent dans
leurs traditions une ascendance commune avec ce peuple » (Petit, 1993,
p. 6). C'est ce qui autorise Pierre Petit à parler non seulement d'un « pays
luba » mais encore d'une « ethnie luba ». A proprement parler, l'ethno
nyme luba, « est intrinsèquement lié à la capitale » : il désigne les digni
taires et leurs clients (idem, p. 39). C'est donc par métonymie que
l'ensemble du royaume se voit qualifié de luba. L'ethnie luba, en tout
cas, n'est pas une invention coloniale. Notons à ce propos que les Luba
du Kasai dont il a été question précédemment (voir p. 192) doivent être
soigneusement distingués des Luba étudiés par Pierre Petit au Shaba :
ils parlent une langue distincte et n'ont jamais été intégrés au royaume
qui retient ici notre attention.
L'auteur est bien conscient du fait qu'il est impossible de tracer une
frontière nette entre les Luba et leurs voisins. C'est ainsi que « le nord est
le lieu de rencontre des cultures luba et songye » (idem, p. 32). A l'est, les
chefs Zela reçurent au cours du dix-neuvième siècle du roi luba les
regalia qui en faisaient des vassaux ; parallèlement la société secrète
bumbudye, institution au service du pouvoir, s'installa chez eux (idem,
p. 38). En revanche « la limite sud-est du pays présente une solution de
continuité entre les cultures luba et sanga » (idem, p. 34). Quoiqu'il en
soit, il existe dans l'ensemble de ce pays luba aux frontières floues « une
certaine unité culturelle » (idem, p. 35). Mais Petit souligne aussitôt le
caractère arbitraire de toute liste pointant comme significatifs des traits
culturels communs. « Il n'est pas possible », conclut-il, « de définir un
ensemble de conditions nécessaires et suffisantes pour déterminer si tel
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L ETHNIE
individu ou telle population est luba ou non » {idem, p. 3
cependant « à titre indicatif » une structure familiale et
mune à l'ensemble de l'aire luba.
Une première conclusion. Une ethnie se définit au sein de ce que Boas
appelait une « aire culturelle ». Le tort de Boas et de son école était sans
doute de croire qu'une culture est une simple addition de traits consti
tutifs. Nous cherchons aujourd'hui à définir la façon dont ils s'ordonnent
en un ensemble structurel plus ou moins cohérent. Il y a lieu aussi de
moderniser la conception que l'anthropologie américaine se faisait de
l'espace. A la suite de Boas, les chercheurs ont tenté d'établir la carte
historique des civilisations indiennes d'Amérique du Nord. Mais Paul
Mercier aperçoit fort bien les limites de la méthode mise en œuvre. En
considérant des espaces sociaux contigus, en notant « la présence ou
l'absence de traits caractéristiques, on s'efforce de découvrir les relations
historiques qui ont existé entre ces sociétés ou entre ces espaces socio
culturels » (Mercier, 1966, p. 78). Or, dans cette perspective, le modèle
de l'aire culturelle est le cercle : en allant du centre de celui-ci à la péri
phérie, « on constate que diminue la fréquence des traits caractéristiques
de l'aire considérée ; que leur netteté s'efface, qu'ils se mêlent et se
combinent de plus en plus souvent à des traits caractéristiques des aires
culturelles voisines » {idem). Cette conception du cercle, qui est de nature
géographique plus qu'anthropologique, ignore « les problèmes de
signification » {idem, p. 79).
Une nouvelle conception de l'aire culturelle s'impose d'évidence. Je
m'inspirerai ici de la notion de système de transformations qui se trouve
au cœur de l'approche lévi-straussienne. Elle consiste à se demander si,
dans un espace social continu, où des relations historiques peuvent être
légitimement postulées, des institutions divergentes ne se définissent pas,
de proche en proche et les unes par rapport aux autres, selon un certain
nombre de choix ouverts par les développements possibles de leur
structure logique. Pour éclairer cette proposition, prenons les divers
systèmes politiques qui se sont développés dans les cultures voltaïques,
au Burkina Faso.
Nous avons déjà vu que ces systèmes sont caractérisés par une bipo
larité maître de la terre/chef politique qui s'inscrit dans un véritable
continuum où toutes les combinaisons sont représentées (voir p. 197).
Examinons à présent, à l'intérieur de ce « groupe de transformation », les
divers sens que prend le substantif naam connotant l'autorité. Naam
désigne le pouvoir royal, à la fois religieux et politique, dans le royaume
mamprusi (nord du Ghana). L'influence de celui-ci a rayonné sur divers
peuples septentrionaux, parmi lesquels le royaume mossi (Burkina Faso)
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L. DE HEUSCH
et les petites communautés indépendantes tallensi, qui viv
deux États et ignorent toute forme de pouvoir centralisé.
tallensi rapporte qu'un jour un cavalier redoutable, dét
parcelle du naam royal mamprusi, se présenta devant un c
tallensi. Il lui déclara qu'il comptait s'établir pacifiqueme
prétendent être les descendants du noble étranger et de se
se désignent comme Namoo. Depuis lors, il existe, chez les
partage des compétences mystiques entre les chefs Namo
gent un pouvoir rituel sur la pluie, et les chefs de terre r
tones, responsables de la fertilité du sol. Ni les uns ni le
détiennent à vrai dire le pouvoir politique ; ils agissent de
établir la paix et la prospérité et font davantage figure de « l
de gouvernants (« rulers ») (Fortes, 1970). Le terme naam a
de son contenu politique mamprusi par les Tallensi qui n'o
la fonction rituelle. A l'inverse, les cavaliers Moose, orig
royaume mamprusi, qui créèrent par la force des armes
mossi du Yatenga, exhibent seulement la signification poli
dont ils se disent détenteurs. Une fraction de leurs descen
bres du lignage royal, exercent le pouvoir ; un pouvoir q
pagne d'aucune compétence mystique. Celle-ci est toute en
aux chefs des lignages autochtones, maîtres de la terre,
sphère du naam. Seul le roi détient, au prix d'une allianc
niers, le pouvoir rituel sur l'ensemble des forces naturelles.
Pour comprendre la nature du pouvoir il faut donc pren
dération un espace historique englobant des sociétés fort d
ce point de vue je rejoindrai volontiers la proposition d'A
suggère de tenir compte de divers types d'espaces sociaux
1985). Mais se contenter de définir des espaces économiqu
religieux distincts n'est pas suffisant. Il ne faut pas perdr
chaque ethnie construit à l'intersection de ces divers ense
formule socio-culturelle toujours originale. Ce qui est per
façon dont le politique et le religieux s'articulent dans ch
ration particulière. Telle demeure, me semble-t-il, la tâche
l'anthropologie si elle entend ne pas se confiner à être un
tique ou une histoire des religions plus ou moins détachée
socio-culturel.
Poursuivons notre analyse des royaumes africains et tournons nos
regards vers le Swaziland, en Afrique australe (Hilda Kuper, 1947).
Voici l'un des très rares États africains contemporains dont les frontières
correspondent à peu près à celles d'une formation politique précoloniale.
Les diverses populations autochtones de langue et de culture différentes
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L ETHNIE
qui vivaient dans le pays furent conquises brutalement a
dix-neuvième siècle par de lointains cousins des Zulu : le
Dlamini, accompagnés de leurs clients. Leur puissant che
Sobhuza, plaça ses proches parents à la tête de divers distr
Mais les clans qui se soumirent humblement conservèren
héréditaires ; désormais ils payèrent le tribut sous forme de
services. Ceux qui résistaient furent anéantis, leurs fe
comme épouses par les vainqueurs, et les enfants adoptés
tique de ce peuple hétérogène se fondait sur l'idéologie d
sacrée, que résume fort bien l'adage typiquement africain : «
le pays pourrirait » (Kuper, 1947, p. 15). Une véritable n
train de se constituer grâce à une institution centrale qui
ment même de la puissance des rois : les jeunes gens de c
d'âge étaient enrôlés à la cour dans un nouveau régiment. L
disposaient ainsi d'une armée permanente. A sa mort, Sob
son successeur un royaume puissant, craint et respecté pa
composé de plusieurs dizaines de milliers de personnes. L
people) participait au gouvernement central par l'intermé
conseils royaux. Le premier comportait principalement d
quelques chefs n'appartenant pas au lignage royal. Le secon
tous les chefs et leurs principaux conseillers. L'aristocratie
se compose donc pas uniquement de membres de l'ethnie c
Voici assurément une formation sociale bien différente
mossi du Yatenga où les conquérants militaires s'arrogen
politique, tout en laissant aux diverses composantes de la p
autochtone la maîtrise de la terre. Alors que les groupes const
société mossi gardent leur identité propre, au Swaziland les clans
autochtones se trouvent amalgamés par les conquérants dlamini en une
société nouvelle, relativement unifiée. Tous participaient à un grand
rituel qui mérite d'être qualifié de national (Kuper, 1947, chapitre XIII
et L. de Heusch, 1982, chap VII). La régénération du monde entreprise
par le roi solaire swazi au solstice d'hiver (l'été austral) est soutenue
théâtralement par l'ensemble des régiments qui miment les phases de la
lune. Une crise sociale est mise en scène : la royauté est censée être
menacée par l'action des sorciers. Dans une première phase du rituel, les
guerriers entourent le roi affaibli de leur sollicitude au moment où il va
cracher une potion magique dans le sanctuaire de la cour. Les étrangers,
mais aussi les membres du clan royal, sont alors écartés, pour mieux
marquer sans doute que le souverain n'appartient plus à son groupe
familial, mais à l'ensemble de la nation, symbolisée par l'armée réunie en
corps. Choisi parmi les fils cadets du roi défunt, l'héritier du trône est
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L. DE HEUSCH
considéré comme « le fils du pays » car, lorsque sa mère a
bétail transmis à ses parents a été fourni par tous les dirigea
appartient normalement au père du fiancé de donner «
fiancée »).
La dramatisation de la figure royale, devenue véritablemen
la nation, se poursuit tout au long du grand rituel annu
phase se déroule à la pleine lune qui suit le solstice. Le roi
plénitude de sa force : il est proclamé « taureau de la nation
l'après-midi du « grand jour » le spectacle atteint un clim
Cette fois se sont les princes, membres du clan royal, qu
souverain ; ils le poussent vers le sanctuaire tandis que la
Les chants annoncent que les princes vont quitter la con
cesses en larmes exhortent le roi à partir avec eux. Mai
celui-ci surgit du sanctuaire, transformé en esprit de la n
recouvert de feuillage vert, le visage caché par les plume
coiffe, il entreprend une danse folle, imité par la foule p
quelque temps, les membres du clan royal et les étranger
lieux. Le roi lance alors une courge verdoyante qu'un jeun
recueille sur son bouclier. Un grand vacarme salue cet événement
considérable qui proclame symboliquement que le roi, créature sacrée,
maître du rythme solaire, garant de la fertilité, n'est décidément pas le
chef du clan royal (celui-ci l'exhorte à abandonner la région) mais bien le
souverain d'une nation entière. Il me semble donc que l'anthropologue
britannique Max Gluckman a commis un grave contre-sens en inter
prétant cet impressionnant cérémonial comme un rituel de rébellion
(Gluckman, 1963).
Nous sommes en présence ici d'un nouvel ordre de grandeur. « La
nation swazi est essentiellement une unité militaire », écrit Hilda Kuper
{idem, p. 117). Le génie de Sobhuza réside en ceci : il a réussi, après une
brutale conquête, à faire de l'armée un instrument d'unité nationale et à
l'associer étroitement à l'idéologie de la royauté sacrée. Cette dernière
institution est le ciment de la plupart des formations sociales centralisées
dans l'Afrique traditionnelle, mais bien peu d'entre elles présentent la
cohésion du royaume swazi. La royauté sacrée est assurément ici le lieu
d'un consensus après avoir été l'instrument d'une violence initiale.
Michel Izard réfléchit à la question à propos des Mossi du Yatenga. « Le
propre de la machine étatique est de fabriquer du consentement avec de
la violence » (Izard, 1985, p. 556). Face à la domination exercée par ces
cavaliers moose surgis du monde extérieur, « les sujets ne répondent
apparemment pas par la révolte mais plutôt par une sorte d'acceptation
résignée qui est, si possible, repli sur soi » (Izard, 1985, p. 555). Mais
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L ETHNIE
Izard n'est pas tenté de qualifier le royaume du Yatenga
comme Hilda Kuper n'hésite pas à le faire à propos du ro
C'est que l'État n'est pas nécessairement la nation. Tous l
lent la même langue, mais Izard distingue à l'intérieur du
Yatenga huit ethnonymes distincts {idem, 1992, pp. 75 et
sont les descendants présumés des envahisseurs. Quatre
niques » possèdent le statut d'autochtones. Deux autres g
considérés comme étrangers : ce sont des musulmans pr
commerce et l'artisanat du coton. Une septième appellat
regroupe des populations de diverse origine issues lointa
l'empire du Mandé {idem, p. 77). On ne doutera pas que l
sificatoire ne fonctionne ici à plein rendement : un certa
différences historiques servent à repérer des identités c
tinctes au sein d'un même ensemble. Le royaume du Yat
donc d'être qualifié de pluri-ethnique, alors que les diver
composent le royaume swazi ont fusionné au sein d'un a
société dont le principe est l'intégration « nationale » pa
l'institution militaire.
Changeons de cap et visitons, avec Alfred Adler, le royaume tradi
tionnel des Moundang au Tchad. « Le peuple moundang, écrit cet
observateur, fait partie de ces ethnies païennes du Tchad qui apparais
sent sur la scène de l'histoire au début du siècle dernier, à la faveur des
bouleversements historiques et religieux provoqués par les Peuls »
(Adler, 1982, p. 19). Adler évoque ici la guerre sainte menée par les
conquérants peuls à partir du nord du Nigeria. Or les Moundang refu
sèrent l'islam. Bien que la cour adoptât en apparence les mœurs des
émirats peuls, la royauté moundang demeure tout à fait étrangère au
modèle islamique. Elle présente, cette fois, une singulière cohérence
ethnique ; elle n'est apparemment pas le produit d'une conquête mili
taire, mais le fruit d'une évolution endogène. Le tissu social de l'ethnie
moundang est un ensemble de clans patrilinéaires et exogames, haute
ment différenciés par un système totémique dont le modèle n'est pas
sans affinités avec le système des castes. Chaque clan, avec ses particu
larités culturelles, « est, par rapport à l'ethnie, comme la variété est à
l'espèce » {idem, p. 89). Point de clan dominant. Le système clanique « ne
connaît que l'égalité dans la différence » {idem, p. 137). La tradition his
torique rapporte que l'ensemble de ces groupes de même statut conclu
rent sur un pied d'égalité une alliance matrimoniale avec un chasseur
étranger du nom de Damba. Par une espèce de contrat social, celui-ci
devint l'ancêtre de la dynastie. « L'état social nouveau qu'instaure la
prise de pouvoir de Damba est l'œuvre des clans qui apparaissent ainsi
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L. DE HEUSCH
comme les unités constituantes, si l'on peut dire, du systè
moundang » {idem, p. 83). Dans ce pacte, les clans demeure
de la terre. Chacun d'eux a une relation privilégiée avec les
qui en sont les possesseurs invisibles. Le roi est hors clan. I
territoire moundang, qui est, contrairement à la terre, san
royauté est le « puissant et dernier rempart » de l'identité
Moundang {idem, p. 90). Outre les interdits spécifiques à
tous les Moundang respectent des interdits communs « qu
cient des tribus voisines » {idem, p. 93). Une fois de plus
s'inscrit à l'intérieur d'un système classificatoire où la not
est inséparable de celle d'altérité.
Tous ces royaumes africains partagent une certaine con
pouvoir sacré, qui se trouve être le noyau symbolique de le
leur histoire est fort différente. Au Burkina Faso, le roya
Yatenga, résultat d'une intervention violente, rassemble pa
armes des groupes ethniques qui conservent leurs particu
relles. Le royaume luba, qui est lui aussi conquérant, est c
une volonté d'assimilation : le roi transfère à des chefs vassaux les insi
gnes du pouvoir sacré, de telle sorte que l'on voit se créer à partir de la
cour une vaste ethnie luba aux contours flous. Le processus d'assimila
tion connaît un rare degré d'intensité chez les Swazi grâce à la partici
pation de l'ensemble des hommes à l'institution militaire et à un grand
rituel quasi national de régénération de la royauté. Une royauté qui est
censée appartenir à tous. Le royaume moundang, enfin, n'est pas,
contrairement aux précédents, le produit d'une conquête militaire par
un groupe dominant, mais celui d'une alliance entre la dynastie et les
clans, jaloux de leurs particularités culturelles. Ces différences internes
sont constitutives d'une ethnie, qui englobe le système des diversités
claniques.
Il convient donc d'utiliser avec précaution le terme nation à propos
des civilisations africaines traditionnelles. D'autant plus que la nation
est un phénomène récent dans l'histoire de l'Europe et de l'Amérique. Il
me paraît donc difficile de suivre Catherine Coquery-Vidrovitch
lorsqu'elle entend donner à ce concept une portée universelle en suggé
rant de le substituer à celui d'ethnie, dont elle récuse la validité. Je doute
qu'on puisse parler, sauf exceptions, d'un « fait national précolonial »
(Coquery-Vidrovitch, 1995, p. 121).
Il me semble en revanche que l'ethnie, en tant que groupe culturel, et
quel que soit son mode de formation, est une donnée anthropologique
incontournable, en dépit des critiques virulentes qui lui ont été adressées
récemment. Je me range volontiers à l'avis de Françoise Héritier. Après
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L ETHNIE
avoir observé que ses divers éléments peuvent « dépasser
société ou présenter en son sein des variations », elle ob
culture est cependant une réalité dont les dépositaires so
par laquelle ils se reconnaissent, en s'y conformant, un
mune » (Héritier, 1984, p. 28). Cette conscience ethniqu
pre aux sociétés que l'on qualifiait hier d'archaïques. Hér
ditait les anciens Grecs : en dépit de leur dispersion géo
malgré l'absence de tout lien politique, les Grecs étaient, s
par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices q
communs », ainsi que par les mêmes mœurs et coutume
1992, p. 78).
L'ethnicité grecque n'était pas une affaire politique, pas plus que ne
l'est, toutes proportions gardées, celle des Bobo, des Minyanka, des
Kasena. Mais depuis le dix-neuvième siècle l'on voit en Europe des
peuples revendiquer leur indépendance au nom d'une unité culturelle et
linguistique, réelle ou présumée, à commencer par les Grecs modernes
soumis à la domination de l'empire ottoman. Des ethnies — dont la
culture est largement cette fois le produit d'une construction savante
élaborée sur des bribes de traditions populaires par une élite aspirant au
pouvoir — prétendent au double statut de nation et d'État. Cette ques
tion — la question des nationalités et des nationalismes — traverse toute
l'histoire européenne du XIXe siècle. Elle ressurgit au XXe avec une sin
gulière violence dans les Balkans comme dans le Caucase après l'effon
drement du régime communiste. Mais elle se pose aussi aux vieilles
nations d'Europe occidentale que l'on croyait consolidées par l'histoire.
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