Chapitre I. De l`expérience phénoménale aux images mentales

publicité
DOSSIER
CHAPITRE I. DE L’EXPÉRIENCE
De l’expérience phénoménale aux images
mentales. Théorie des qualia et
sémiotique qualique
Hubert Cahuzac *
Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)
& Laboratoire « IMAGINES » (Images, histoire et sociétés, ÉA 2959)
Bernard Claverie **
Université de Bordeaux II (« Victor-Segalen »)
& Laboratoire de Sciences cognitives (ÉA 487)
Le domaine du vin, par l’engagement du corps qu’il implique, est un terrain privilégié d’expériences de pensée. Si le monde extérieur à mon corps peut faire l’objet d’une description de
type quantitatif (qui repose sur le paradigme des quanta), la description d’un phénomène
vécu pose la question : « comment les choses apparaissent à ma conscience ? ». Dès lors,
toute démarche phénoménologique s’inscrit dans un autre paradigme, celui des qualia : la
description recourt à l’analogie et au consensus, leviers de la reconnaissance et de la mémorisation. Les qualia désignent les caractéristiques qualitatives phénoménales de l’expérience
consciente, telle qu’elle est vécue par le sujet : les qualia-événements et les qualia-propriétés,
que l’on peut recatégoriser en deux ordres. L’image permet un régime de connaissance
proche d’une médiation qualique ; le détour métaphorique pourrait relever d’une sémiotique
particulière.
« L’acte dit “mental” est de l’esprit
L’acte dit “pensé” est du corps et de la parole. »
Nagarjuna, Ier-IIe siècle 1
*
[email protected]
**
[email protected]
1
Nagarjuna, Traité du milieu, Seuil, 1995.
11
MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
Nous souhaitons ici rendre compte d’une approche “à la première personne” d’expériences de pensée. « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se
fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est
pourquoi, non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la même
chose ici que penser » 1.
S’il est considéré comme un ensemble de choses, le monde (extérieur à
mon corps) peut faire l’objet d’une description rationnelle. Par exemple :
recenser et catégoriser ces choses, en mesurer certains aspects, caractériser les propriétés d’un objet, identifier certains de ses effets sur d’autres
objets, tels que le corps humain. Cette approche, souvent qualifiée
d’objective, repose sur le paradigme des quanta (un quantum se réfère à
une quantité physique quelconque). Les mesures du signal rejoignent le
sens commun, même s’il l’exprime d’une autre façon, dans l’ambition de
décrire ce qui se passe hors de moi.
Cette démarche, pour être simple et communicable, impose un découpage de l’expérience, en fonction d’un schéma intellectuel. Cette réduction qu’effectue “l’homme ordinaire” a été critiquée par Peirce : « Ce n’est
pas ce qu’il a sous les yeux qu’il décrit : c’est sa théorie de ce qui doit être vu. » 2 Il
lui oppose le « pouvoir observationnel », celui d’un artiste par exemple, dont
la démarche prend en compte l’intégralité de l’expérience phénoménale.
En effet, dès que je veux décrire ce qui se passe en moi, l’effet que cela
fait de percevoir le monde à ma façon, je ne peux éviter de travailler sur
et avec la question : « comment les choses apparaissent à ma conscience ? ». Dès lors, la description ne répudie pas la complexité, elle procède par analogie. Le partage d’expérience – la communication – est plus
fondé sur l’intuition que sur l’assurance méthodologique de l’analyse.
Toute démarche phénoménologique s’inscrit dans un autre paradigme,
celui des qualia. Les qualia (pluriel de l’adjectif latin quale) désignent les
caractéristiques qualitatives phénoménales de l’expérience consciente
telle qu’elle est vécue par les sujets.
Les qualia dans l’expérience phénoménale
Certes, la matérialité du monde physique, dans ses différentes composantes, arrive à nos sens : les images visuelles proviennent d’éléments de
1
2
Descartes, René, Principes de la philosophie, 1644, partie 1, §9.
« Lorsque le sol est couvert de neige, d’une neige sur laquelle le soleil brille de tous ses feux,
sauf là où se projettent les ombres, si vous demandez à n’importe quel homme ordinaire
quelle lui paraît être sa couleur, il vous dira, c’est blanc, blanc pur, plus blanc sous la
lumière du soleil, un peu grisâtre à l’ombre. […] L’artiste, lui, dira que les ombres ne
sont pas grises mais d’un bleu mat, et que la neige sous le soleil est d’un jaune vif. »
Peirce, 2002 : 47.
12
De l’expérience phénoménale aux images mentales…
H. Cahuzac & B. Claverie
lumière, que l’on peut quantifier par voie instrumentale : ces éléments
peuvent faire l’objet d’une mesure physique (les quanta).
Les qualia renvoient à une expérience phénoménale correspondant à la
manière dont les choses apparaissent à la conscience, expérience qui
échappe à une description rationnelle simple. Ainsi, l’acidité d’une
pomme, l’inventaire gustatif de décomposition des dégustations œnologiques, les flaveurs et arômes de la gastronomie, les odeurs, la rugosité
des surfaces, le plaisir de la caresse, l’humeur joyeuse ou mélancolique, la
colère et la compassion, sont des qualia dont le sujet donne une description sur un mode analogique.
La dialectique qualia / quanta est particulièrement sensible chaque fois
que se pose la question des frontières du corps : intérieur / extérieur,
singulier / pluriel, expérience passée / expérience présente… Par exemple, le contenu du verre de vin que je goûte va franchir une limite, habiter mon corps, mais aussi continuer une présence mentale (dans mon
espace mental) : en fait, il est déjà “présent” à moi-même (image mentale), dans une attente dynamique. Son mode de présence peut être
immédiat : il est dans mon verre, je peux l’explorer avec tous mes sens.
Sa présence peut aussi relever du mode vicarial, sous un statut sémiologique : sa trace encore odorante dans le verre vide (vidé). Les voies de la
connaissance – et de la reconnaissance – passent par l’activation de plusieurs répertoires sensoriels, à des échelles différentes (individuelle, collective restreinte, culturelle) ; ces répertoires sont mis en relation de plusieurs façons (correspondance, corrélation, conjonction, dominance…).
Ces variations renvoient aux styles cognitifs et au mode de structuration
d’une expérience collective à une échelle communautaire. Réciproquement, mes pensées de vin se réorganisent pour intégrer toute nouvelle
expérience.
Dans une première approche, les qualia sont de l’ordre de la représentation cognitive (des quanta “donnent” des qualia) : par exemple, le rouge
correspond à une longueur d’onde précise, qui stimule l’aire cérébrale
V4, spécialisée dans la reconnaissance des couleurs et le repérage des
objets porteurs de cette teinte. Le jaune alerte une autre zone, et l’orange
une zone située entre le rouge et le jaune, exactement comme dans le
spectre qui présente en séquence les différentes teintes selon leur longueur d’onde…Ces qualia de premier ordre sont externes, du côté de
l’objet, du monde. L’interface physiologique permet de représenter le
système sensoriel comme un homunculus, dont les organes capteurs ont
une taille spatiale en proportion de la taille des zones cérébrales qui traitent l’information qui en est issue. C’est une relation homologique, mais
non strictement analogique. Rien d’étonnant que cette proportion surfacique dessine une hypertrophie : il y a autant d’éléments de communication de posture que de la main et de la face. La sensorialité prend des
faisceaux pour aller dans des zones particulières du cerveau. Ces qualia
sont l’écho de l’activité neuronique, correspondant point à point aux
canaux de perception du monde extérieur.
13
MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
Maintenant, si l’on se pose la question : quel effet cela fait de déguster ce
vin, à ce moment précis, on se réfère à une expérience phénoménale
actuelle indissociable de ce qui constitue ma personnalité, c’est-à-dire
d’un grand nombre d’autres expériences, qui ont été transformées en
répertoires, peut-être modèles. Je ne pourrai alors que témoigner, exprimer un caractère irréductible construit par mon existence toute entière,
et que l’on dit subjectif, même s’il s’agit toujours d’une relation vécue à
un objet. Ce sont alors des qualia internes.
Cette question : « Quel effet cela fait ? », je peux me la poser, ou la poser
à un autre, à propos des expériences les plus quotidiennes : croquer dans
une pomme, sentir la pluie couler dans le cou, manger des tomates à
l’huile d’olive, écouter Rostropovitch au violoncelle, regarder par la
fenêtre, boire du saint-julien, être heureux, ou de souffrir… Dans ces
deux derniers cas, il s’agit d’expériences dont le cadre existentiel est fortement corrélé avec des conceptions de la vie, autrement dit du monde et
de mes relations avec lui. « Je suis dans un état mental doté d’un caractère dit
subjectif particulier … »
Quand on examine les conditions d’expression de ces qualia internes, et
les modalités de leur communication, on réactive, sous un autre angle, la
question de la forme de conscience liée à ces contenus de pensée. Y a-t-il
une prééminence du langage sur les qualia, ou sont-ils pensés comme des
images, qu’il s’agirait de traduire, de transposer, d’incarner dans des images matérielles ? Il s’agit là d’un lieu d’opposition majeur sur le plan
épistémologique.
Les qualia sont les aspects phénoménaux de notre vie mentale. Ils se
forment au cours des allers et retours entre la décomposition cognitive
(qui commence à la sensation, jusqu’à la reconstruction, qu’il y ait langage ou pas) et l’expérience phénoménale (au cœur de la conscience 1
que j’ai d’être dans un monde)
Notre hypothèse est qu’il n’y a pas de possibilité d’établir un lien direct
entre ces ordres de représentations, de faire coïncider des qualia externes
et des qualia internes. Force est de constater, que, dans les discours autour de la pratique gustative, tout relève des qualia externes, pratiquement
rien des qualia internes, si ce n’est chez des paroles d’artistes.
Expérience et connaissance
Parmi les expériences du monde, peu sont réductibles à un seul élément
(du rouge, du sucré…) : dans le cours de la vie, une expérience se nourrit
1
« Les qualia sont considérées comme des états conscients […] Les propriétés individuelles,
subjectives et privilégiées de la conscience apparaissent en partie parce que les systèmes
corporels sont les sources précoces et dominantes de la catégorisation perceptive et des
systèmes de mémoire tout au long de la vie. » Edelman (2004 : 139).
14
De l’expérience phénoménale aux images mentales…
H. Cahuzac & B. Claverie
d’autres expériences, reconstituées, réutilisées. La relation au contexte
précis d’une situation est déjà pré-inscrite par l’expérience réitérée de ce
type de situation.
Trois expériences de pensée montrent l’irréductibilité de l’expérience
individuelle, s’agissant de qualia internes.
Jackson (1982) imagine une jeune femme, atteinte d’une maladie particulière qui l’empêche de voir les couleurs. Elle devient une neurobiologiste,
connaît tout de la psychophysiologie de la perception des couleurs,
qu’elle-même voit en noir et blanc : le langage lui permet de tout savoir
sur le rouge. Une opération chirurgicale lui redonne la vision des couleurs : cette nouvelle expérience lui donnerait-elle quelque chose en
plus ?
Nagel (1984) s’interroge sur l’effet que cela fait d’être une chauve-souris.
Posant par hypothèse que l’on connaîtrait tout de cette espèce (on sait
faire des robots, on connaît tout des radars, des ultrasons…), comment
savoir ce que cela fait d’être soi-même une chauve-souris ? la corporéité
en situation, sinon en acte, ce vécu de l’intérieur, semble déterminer la
possibilité d’éprouver, même par simulation. Si nos langues sont différentes, si notre nez, notre olfaction sont différents, nos cerveaux ont des
structures différentes, y a-t-il une potentialité ? Le nœud du problème se
situe au niveau du passage entre qualia de premier ordre et qualia de
second ordre. Si ce passage s’effectue de façon différente, on ne peut pas
répondre à cette question, on ne peut pas savoir ce que cela fait d’être un
autre, d’être lui.
Pacherie (2002) étudie les paramètres du consensus de surface. Si André
décrit une plante comme verte, s’il établit une catégorie du monde à partir d’une couleur, il fait référence à un qualia interne qui, pour lui, est du
vert. Marie, devant la même plante, se montre d’accord : pour elle aussi,
c’est vert. Mais qui prouve qu’elle a disposé du même qualia du vert
qu’André ? Elle peut avoir le patrimoine neurobiologique du rouge pour
désigner du vert, sans que cela ne pose aucun problème dans sa description de l’univers…
Nous connaissons dans le Bordelais des personnes qui, dans ce contexte
et à propos du vin, illustrent l’expérience de Jackson (sujet qui possède
toute l’information physique, biologique et psychologique pertinente sur
la rencontre avec le vin, mais qui aurait grandi dans un espace sans vin
– ou sans ce vin… : dans ce cas, la rencontre effective est-elle découverte
d’un “pur” objet, ou y aura-t-il “tout bonnement” un nouvel apprentissage, via des qualia encore “inouïs” ? « Entre voir une couleur et l’imaginer, la
différence est immense. » 1
1
Peirce, 1984 : 186
15
MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
Reprenons les données de l’expérience sensible. Les quanta se prêtent à
une décomposition, une analyse, un paramétrage, une mesure de ces
données. Les qualia de premier ordre sont régis par un mode synchronique. Jusque là, la communication peut s’effectuer par l’intermédiaire du
langage, sur le mode de l’introspection.
Dès que l’on essaie de cerner l’expérience globale, du côté du sujet, on
quitte le mode synchronique, pour prendre en contexte tout un passé en
mémoire, qui a façonné l’image de soi dans ce type de situation. Dans le
cas d’une dégustation de vin, ce vin deviendra moi, je l’aurai accueilli,
assimilé, dans mon contexte, il sera partie prenante de mon répertoire,
relié à des expériences antérieures, et à des images sensorielles plus diverses, c’est-à-dire plus complètes que le mode activé dans la situation actuelle. Les qualia internes ne sont pas isolables, on ne peut les traiter par
soustraction à l’expérience du vécu, à l’échelle de l’existence humaine.
« Tout ce que la conscience nous livre manifeste une cohérence singulière […] :
par la continuité éprouvée du temps qui passe, par celle du champ ouvert dans
chaque modalité sensorielle, par la forte structuration, finalement assez peu
paradoxale, de ce qui se présente simultanément dans ces différents champs,
par une impression générale de familiarité avec le monde, par la permanence
d’un “soi” singulier, qui répond à celle du corps qu’il s’est pleinement approprié, comme à celle, langagière et sociale, que l’intersubjectivité lui assigne. » 1
Selon quels processus le présent (situationnel) est-il relié à l’expérience de
soi ? Comment la conscience bâtit-elle une scène ? Peut-on faire l’hypothèse de relations automatiques, par exemple une relation d’analogie, ou
de cause à effet ?
L’expérience des qualia est ainsi une composante essentielle, sinon centrale, de l’expérience de la conscience. « Les qualia sont des distinctions de
niveau supérieur, et les scènes de la conscience peuvent être considérées comme une série
de qualia. » 2
Des postures théoriques s’opposent aujourd’hui sur le statut épistémologique et méthodologique à réserver aux qualia. Les modes de description
et les théories des processus complexes ne peuvent éviter de faire appel à
des postulats repérables dans ce débat : il s’agit en effet des bases de la
reconnaissance, de l’association, de la mémorisation. Le choix d’une
conception dépasse sans doute le plan épistémologique, car il met en jeu
une mise en système d’ordre philosophique ou ontologique. Selon la
posture choisie :
ƒ le monde extérieur peut m’apparaître comme une deuxième enveloppe, voire un prolongement (si, du moins, je considère que la première serait ma peau)
1
2
Visetti, 1996 : 1
Edelman, 2004 : 169.
16
De l’expérience phénoménale aux images mentales…
H. Cahuzac & B. Claverie
ƒ le monde extérieur peut m’apparaître comme une entité avec laquelle
je compose délibérément en toute circonstance
ƒ le monde extérieur peut m’apparaître comme médiatisé par une
collectivité humaine, qui, à ce niveau d’implicite, ne peut que correspondre à une communauté humanisant un territoire
ƒ le monde extérieur peut m’apparaître comme un parcours définitivement catégorisable par l’activité scientifique.
« C’est toute la dimension plastique de la subjectivité qui est évoquée ici : l’humain est celui qui constitue son monde, contrairement aux animaux “pauvres
en monde” : l’humain se constitue un “milieu”, un environnement. » 1
Parmi les thèses en présence (la naturalisation de l’intentionnalité, la philosophie de l’esprit…), l’hypothèse des qualia répond à un manque :
rendre compte de ce qui pourrait avoir une existence du monde dans ma
tête. Les qualia se situeraient au niveau le plus intime de mon expérience :
ces unités de représentation feraient le lien entre le perçu (ce que je perçois) et le vécu (comment je le ressens et comment je le pense). Le mental ferait alors partie de ma relation au monde, au même titre que les
sens. « La vision, l’audition, l’odorat, le goût, le toucher, le mental, telles sont les six
facultés » 2 (Nagarjuna, Ier-IIe siècle).
Décrire / communiquer
S’agissant de qualia, on est conduit d’emblée sur le terrain de la communication. De plus, quand on s’intéresse aux qualia de second ordre, la
communication est de plus en plus indirecte. On a alors recours aux ressources de la sémiotique, car les associations d’images mentales, en interaction avec des processus de signification, sont propres à l’expérience de
chacun. Le problème est bien alors de reconnaître comment l’individuel
s’articule au subjectif, afin d’esquisser les bases d’une intersubjectivité.
Comment exprimer sa douleur (qualia de second ordre) ? Le code langagier évoque, par la catégorie du “pongitif”, le coup de poignard. Or sans
doute personne n’a connu ce que cela fait vraiment de recevoir un coup
de poignard, mais, grâce à cette image verbale, on comprend, on saisit,
on éprouve un peu ce qu’est cette douleur 3.
Lorsqu’on se fait un claquage musculaire, on apprend quelque chose de
plus sur la douleur pongitive : on peut alors témoigner de l’effet, « c’est
comme si un corps vulnérant était inséré dans les chairs ». Ce qui permet
1
2
3
Wolfe, 2004 : 13.
Nagarjuna, 1995 : 58.
« Comment puis-je aller jusqu’à vouloir intervenir au moyen du langage entre la douleur et
son expression ? » Wittgenstein, Ludwig. Investigations philosophiques. Paris, Gallimard, 1961, § 245.
17
MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
de décrire relève d’un autre ordre que la sensation, la perception, sauf
peut-être dans des moments de proximité privilégiés de communion (ou
illusion…), où, par exemple, le plaisir semble “tangible”, où le latent
devient manifeste, hors limitation physiologique.
De quels aspects puis-je faire des contenus de discours, à propos d’une
dégustation de vin ? Je peux rendre compte d’actions sur le corps :
l’absorption d’un liquide entraîne la diminution d’une tension interne,
par exemple la soif est étanchée, car boire, c’est se remplir. Certains
composés chimiques du vin, tels que le sucre, sont des facteurs de goût.
D’autres composants ont un effet psycho-actif, c’est-à-dire agissent sur la
façon dont on traite ses idées dans son corps : c’est le cas de l’alcool.
Quand j’évoque ces aspects, identifiés par l’analyse, j’exprime de façon
spontanée ce qu’une analyse quantifiante pourrait mesurer. De ce fait, ce
dosage de quanta viendrait confirmer ou infirmer mon discours qui
témoigne de qualia de premier ordre.
La sémiotique peut alors se saisir de l’objet et du discours relatif comme
système sémiotique. Sont étudiées des questions comme celles du code,
du lexique, de la traduction, des correspondances entre la dose, la
mesure, la qualité…
Mais le vécu est fait d’un ensemble de perceptions simultanées, parallèles
ou corrélées, convergentes ou en interaction, dans un cadre qui est référé
la plupart du temps au “corps apparent”, à cette image que l’on garde de
sa propre corporéité : « Le champ perceptif est un système de relations spatiales
synesthésiques, c’est-à-dire entre objets qui peuvent être perçus au travers de différentes
modalités sensorielles. » 1
Pour un compte rendu plus global de l’expérience, c’est la représentation
du moment, de la dégustation, du vin et des partenaires dont on pourrait
parler : c’est le domaine des qualia de second ordre. Ceux-ci n’étant pas
susceptibles d’une décomposition, leur description fait appel à des processus de sémiotisation. Le régime de communication est alors indirect,
souvent métaphoriques, afin d’évoquer plutôt que nommer. Dans la
quête de la nuance ressentie, les modes expressifs ou rhétoriques cherchent à dépasser le contact brut, direct, qualifié de pure sensorialité. Ce
n’est pas le monde extérieur, l’objet, le contenu du verre, dont il est alors
question, mais du monde intérieur, psychologique ou, plus fondamentalement, du vécu de la personne.
L’expérience phénoménale ne se limite pas à l’expérience sensorielle. Elle
entretient un rapport avec mon existence, car le même produit (vin),
rencontré un peu avant ou un peu après, n’aura pas la même marque ou
la même résonance dans ma durée. Ces résonances “réveillent” des
mémoires, échos en diachronie : on parle de soi, l’expérience est éprouvée de façon plus complexe, voire ineffable, donc l’expression doit se
1
Dokic, 2000 : 88.
18
De l’expérience phénoménale aux images mentales…
H. Cahuzac & B. Claverie
chercher, la communication est plus élaborée, on tourne et on retourne
autour du sujet… et le sujet, c’est soi devant un autre que soi.
Rencontrer un vin avec quelqu’un, c’est rencontrer ce quelqu’un, et tenter de se rapprocher. Sur quel niveau ? Sur le plan des qualia de second
ordre, ce qui amène à tenter de communiquer soi, son existence, la densité du sens tissé entre le présent et la dynamique personnelle venue de
loin, et par là, au fil des échanges, se rencontrer soi-même, grâce à ce
contexte (de production).
L’image comme médiation qualique
« Sentir ou avoir une sensation n’est pas la même chose que percevoir ou sentir
la sensation. le premier exprime un fait extérieur […], la seconde formule
exprime un fait tout intérieur, dont l’individu qui sent et perçoit est à la fois
témoin et acteur. » 1
Dans la cartographie neurophysiologique, deux types de mémoires
structurent notre expérience du monde. Elles correspondent à deux
zones cérébrales différentes. Quand une zone semble reproduire une
fonction spécialisée dans la perception, on peut envisager des expérimentations analytiques ; où l’on vérifie la régularité de phénomènes. Or
ce modèle de la réitération de l’expérience scientifique reste sans rapport
avec le plaisir (qualia de second ordre), car vérifier une fois encore n’est
pas la même chose qu’éprouver, même s’il s’agit d’un produit rigoureusement identique (si d’ailleurs cette répétition a un sens !). C’est le régime
de la connaissance qui se pose alors.
« Toute connaissance comprend quelque chose qui est représenté – et ce dont
nous avons conscience – et quelque action ou passion du soi par quoi s’accomplit la représentation. Le premier élément sera dit l’élément objectif de la
connaissance, le second son élément subjectif. La connaissance est elle-même
une intuition de son élément objectif qu’on peut donc appeler son objet
immédiat. » 2
Peirce nous donne là une piste pour faire une place au “moteur” de la
représentation, qui s’inscrit dans chaque existence de façon singulière, au
cœur de la situation.
Toute expérience en ravive d’autres, d’où la métaphore de l’enrichissement, qui consiste à rendre présent davantage que les seuls éléments
physiquement présents dans la situation actuelle de perception. De la
même façon, communiquer donne cette impression d’enrichir, et semble
avoir une influence jusqu’à sa façon de sentir. Dans la communication,
1
2
Maine de Biran, Essai sur les fondements de la psychologie, Œuvres, tome VIII,
Tisserand, p. 15-16.
Peirce, 1984 : 185-186.
19
MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
ce n’est pas le discours qui reste actif, mais ses résonances sur le
répertoire du récepteur. Il est probable que cette activation / modification sera d’autant plus effective que la situation d’échange sera marquée
par la perméabilité, la porosité, acceptée, sinon voulue, par les sujets en
présence. Cela donne quelque chose de flou, de global, mais c’est sans
doute sous cette forme configurante que le répertoire mental de
quelqu’un associera de façon durable le vécu à son “impression” mémorielle. « L’image mentale peut tout aussi bien provenir de la recombinaison mnésique
que de la composition imaginaire ; elle fournit à la pensée sa matière par des représentations de mot ou de chose. » 1
Le qualia interne est un épiphénomène, au sens fort : ce n’est pas une
qualité secondaire, il est ancré sur un vécu, à la fois accroché au vécu de
l’instant et indissociable du vécu total, ce qui est apparemment hors de
portée d’une machine. Il reste également hors de portée d’un autre que
moi, à moins d’un effort d’empathie, qui vise à éprouver une « perspective
à la première personne » 2.
L’accueil de ce qualia dans ma sphère de conscience est soutenu par des
objets vecteurs ; la transformation de moi-même au cœur de cette expérience passe par des cadres de médiation, que l’on peut rapprocher d’une
scène symbolique. À titre d’exemple, un espace de projection cinématographique, ou un espace de représentation sonore, se caractérisent par
des structures de référence et des paramètres de tension (centrage / périphérie, proximité / éloignement, premier plan / arrière plan, structuration homothétique / dissociation textuelle…). Notre hypothèse serait
que des images incarnées (matérielles), et pas seulement les images
visuelles, contribuent à construire une situation d’expérience sur-codée.
Elles sont alors en mesure de donner au mental, ou, du moins de lui
proposer, un jeu de significations croisées, entre répertoire mental et
simulation de perceptions.
Une image nous transporte dans un monde qu’elle évoque, nous mobilise, et nous renvoie à notre propre individualité. Être devant une image,
c’est vivre un décalage par rapport à une expérience phénoménale vécue
en direct. Cependant, l’expérience de l’image est aussi une expérience
phénoménale, qui convoque un répertoire et suscite une intertextualité
avec d’autres images, pour reformer un acquis d’expérience vécue, souvent de l’ordre de l’intime. L’expérience de l’image constitue-t-elle une
induction vers des qualia de second ordre ?
Ces derniers sont des entités qui se construisent, se modifient de façon
dynamique, dialectique. L’appétence du lecteur (de l’auditeur, etc.) en
matière d’images ne se limite pas à une représentation cognitive. À partir
du moment où je sais qu’il s’agit d’une image, couchée sur un support,
1
2
Andrieu, 2003.
Wolfe, 2004 : 10.
20
De l’expérience phénoménale aux images mentales…
H. Cahuzac & B. Claverie
mon expérience peut s’affranchir de la logique d’intérêt qui s’attache à la
représentation.
D’autre part, interviennent des compétences spécifiques développées
autour des modes de la représentation. La connaissance autour du vin est
inscrite dans la mémoire du corps, on est “tenu” de s’en servir. Même si
le vin que l’on déguste est “moyen”, commun, banal. Un expert de
l’optique, dans une salle de cinéma, met-il en veilleuse sa capacité de
discerner les fléchissements de la température de couleur dominante ?
Il n’est pas impossible que l’expérience vicariale soit une condition de
l’expérience iconique : j’accepte que le cadre de la situation n’est pas un
champ perceptif ordinaire (régulier, habituel, “normal”…), et, de ce fait,
je m’investis mieux dans le ballet des pistes de sens et des jeux de codes
et de langages. S’agissant d’image, je suis plus disponible, sinon attentif à
ce qui se passe en moi, qu’à dresser la carte de mon environnement
immédiat.
Quand il s’agit d’exprimer par le langage ce type d’expérience, les processus de métaphorisation sont d’emblée à l’œuvre. Et parler “en images”,
n’est-ce pas parler de ses propres qualia ? Dans la lignée de la phénoménologie, construire par l’introspection un système descriptif, c’est abandonner la logique des quanta au profit des qualia perçus et transformés
dans les sphères de la conscience. « L’expérience n’est pas quelque chose qui
est ; elle est quelque chose que l’on est ou que l’on pourrait être. L’expérience n’est
pas une entité spécifique ; elle désigne ce que c’est d’être […] » 1.
En tenter une traduction, laisser dérouler des jeux d’expression, c’est se
mettre en jeu dans une alchimie vivante des qualia internes : « une symbiose
entre ce premier dehors – la corporéité avisée et qui nous avise – et le dedans (la cérébralité) » 2. C’est l’axe singulier que pourrait développer une sémiotique
soucieuse de rendre compte de la subtilité des résonances qualiques
apportées ou évoquées par l’image.
Bibliographie
Andrieu, Bernard. Contre l’esprit : la philosophie du corps dans la cognition, 2003.
Bitbol, Michel. Remarques sur la physique et la naturalisation de la phénoménologie. 2000,
http://www.philosophie.ens.fr/~roy/GDR/journee1.htm
Casati, R. « Les espaces de qualia ». In J. Proust (dir.) Perception et intermodalité.
Paris : Presses Universitaires de France, 1997.
Dagognet, François, Changement de perspective : le dedans et le dehors, La Table ronde,
2002.
1
2
Bitbol, 2000.
Dagognet, 2002 : 125.
21
MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
Dokic, Jérôme. « Qui a peur des qualia corporels ? » Philosophiques, printemps
2000, 27/1, p.77-98.
Edelman, Gerald (2004). Plus vaste que le ciel : une nouvelle théorie générale du cerveau.
Odile Jacob.
Jackson, F. (1986) « What Mary didn’t know », Journal of Philosophy, 83, 291-295.
Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Paris, Gallimard, 1945.
Meunier, Jean-Pierre, « Connaître par l’image », Recherches en communication, nº 10,
1999, pp. 35-75 (en ligne : http://www.comu.ucl.ac.be/reco/grems/
jpweb/rec10/connaitre.htm).
Nagarjuna, Traité du milieu, Seuil, 1995.
Nagel, Thomas. « Qu’est-ce que cela fait-il d’être une chauve-souris ? » Questions
mortelles, Paris, PUF, 1983.
Pacherie, Élizabeth. Naturaliser l’intentionnalité : essai de philosophie de la psychologie.
Paris, PUF, 1993.
Pacherie, Elizabeth. (2002) « Les consciences ». Pour la Science, 302, 22-25.
Peirce, Charles Sanders, Textes anticartésiens, Aubier, 1984.
Peirce, Charles Sanders, Pragmatisme et pragmaticisme, Cerf, 2002.
Visetti, Yves-Marie. « Lapin tactile, araignée lumineuse, texte fourmillant ». Revue
de littérature générale, juin 1996, n°2,
Wittgenstein, Ludwig. Investigations philosophiques. Paris, Gallimard, 1961.
Wolfe, Charles T. « Une théorie matérialiste de soi », 2004. en ligne :
http://sip2.ac-mayotte.fr/sip-2/auteur.php3?id_auteur=175.
22
Téléchargement