Chapitre I. De l`expérience phénoménale aux images mentales

DOSSIER
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CHAPITRE I. DE LEXPÉRIENCE
De l’expérience phénoménale aux images
mentales. Théorie des qualia et
sémiotique qualique
Hubert Cahuzac *
Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)
& Laboratoire « IMAGINES » (Images, histoire et sociétés, ÉA 2959)
Bernard Claverie **
Université de Bordeaux II (« Victor-Segalen »)
& Laboratoire de Sciences cognitives (ÉA 487)
Le domaine du vin, par l’engagement du corps qu’il implique, est un terrain privilégié d’ex-
périences de pensée. Si le monde extérieur à mon corps peut faire l’objet d’une description de
type quantitatif (qui repose sur le paradigme des quanta), la description d’un phénomène
vécu pose la question : « comment les choses apparaissent à ma conscience ? ». Dès lors,
toute démarche phénoménologique s’inscrit dans un autre paradigme, celui des qualia : la
description recourt à l’analogie et au consensus, leviers de la reconnaissance et de la mémori-
sation. Les qualia désignent les caractéristiques qualitatives phénoménales de l’expérience
consciente, telle qu’elle est vécue par le sujet : les qualia-événements et les qualia-propriétés,
que l’on peut recatégoriser en deux ordres. L’image permet un régime de connaissance
proche d’une médiation qualique ; le détour métaphorique pourrait relever d’une sémiotique
particulière.
« L’acte dit “mental” est de l’esprit
L’acte dit “pensé” est du corps et de la parole. »
Nagarjuna, Ier-IIe siècle 1
1Nagarjuna, Traité du milieu, Seuil, 1995.
MEI, nº 23 (« Le corps, le vin et l’image »), 2005
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Nous souhaitons ici rendre compte d’une approche “à la première per-
sonne” d’expériences de pensée. « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se
fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est
pourquoi, non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la même
chose ici que penser » 1.
S’il est considéré comme un ensemble de choses, le monde (extérieur à
mon corps) peut faire l’objet d’une description rationnelle. Par exemple :
recenser et catégoriser ces choses, en mesurer certains aspects, caractéri-
ser les propriétés d’un objet, identifier certains de ses effets sur d’autres
objets, tels que le corps humain. Cette approche, souvent qualifiée
d’objective, repose sur le paradigme des quanta (un quantum se réfère à
une quantité physique quelconque). Les mesures du signal rejoignent le
sens commun, même s’il l’exprime d’une autre façon, dans l’ambition de
décrire ce qui se passe hors de moi.
Cette démarche, pour être simple et communicable, impose un décou-
page de l’expérience, en fonction d’un schéma intellectuel. Cette réduc-
tion qu’effectue “l’homme ordinaire” a été critiquée par Peirce : « Ce n’est
pas ce qu’il a sous les yeux qu’il décrit : c’est sa théorie de ce qui doit être vu. » 2 Il
lui oppose le « pouvoir observationnel », celui d’un artiste par exemple, dont
la démarche prend en compte l’intégralité de l’expérience phénoménale.
En effet, dès que je veux décrire ce qui se passe en moi, l’effet que cela
fait de percevoir le monde à ma façon, je ne peux éviter de travailler sur
et avec la question : « comment les choses apparaissent à ma cons-
cience ? ». Dès lors, la description ne répudie pas la complexité, elle pro-
cède par analogie. Le partage d’expérience – la communication – est plus
fondé sur l’intuition que sur l’assurance méthodologique de l’analyse.
Toute démarche phénoménologique s’inscrit dans un autre paradigme,
celui des qualia. Les qualia (pluriel de l’adjectif latin quale) désignent les
caractéristiques qualitatives phénoménales de l’expérience consciente
telle qu’elle est vécue par les sujets.
Les qualia dans l’expérience phénoménale
Certes, la matérialité du monde physique, dans ses différentes compo-
santes, arrive à nos sens : les images visuelles proviennent d’éléments de
1Descartes, René, Principes de la philosophie, 1644, partie 1, §9.
2« Lorsque le sol est couvert de neige, d’une neige sur laquelle le soleil brille de tous ses feux,
sauf là où se projettent les ombres, si vous demandez à n’importe quel homme ordinaire
quelle lui paraît être sa couleur, il vous dira, c’est blanc, blanc pur, plus blanc sous la
lumière du soleil, un peu grisâtre à l’ombre. […] L’artiste, lui, dira que les ombres ne
sont pas grises mais d’un bleu mat, et que la neige sous le soleil est d’un jaune vif. »
Peirce, 2002 : 47.
De l’expérience phénoménale aux images mentales… H. Cahuzac & B. Claverie
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lumière, que l’on peut quantifier par voie instrumentale : ces éléments
peuvent faire l’objet d’une mesure physique (les quanta).
Les qualia renvoient à une expérience phénoménale correspondant à la
manière dont les choses apparaissent à la conscience, expérience qui
échappe à une description rationnelle simple. Ainsi, l’acidité d’une
pomme, l’inventaire gustatif de décomposition des dégustations œnolo-
giques, les flaveurs et arômes de la gastronomie, les odeurs, la rugosité
des surfaces, le plaisir de la caresse, l’humeur joyeuse ou mélancolique, la
colère et la compassion, sont des qualia dont le sujet donne une descrip-
tion sur un mode analogique.
La dialectique qualia / quanta est particulièrement sensible chaque fois
que se pose la question des frontières du corps : intérieur / extérieur,
singulier / pluriel, expérience passée / expérience présente… Par exem-
ple, le contenu du verre de vin que je goûte va franchir une limite, habi-
ter mon corps, mais aussi continuer une présence mentale (dans mon
espace mental) : en fait, il est déjà “présent” à moi-même (image men-
tale), dans une attente dynamique. Son mode de présence peut être
immédiat : il est dans mon verre, je peux l’explorer avec tous mes sens.
Sa présence peut aussi relever du mode vicarial, sous un statut sémiolo-
gique : sa trace encore odorante dans le verre vide (vidé). Les voies de la
connaissance – et de la reconnaissance – passent par l’activation de plu-
sieurs répertoires sensoriels, à des échelles différentes (individuelle, col-
lective restreinte, culturelle) ; ces répertoires sont mis en relation de plu-
sieurs façons (correspondance, corrélation, conjonction, dominance…).
Ces variations renvoient aux styles cognitifs et au mode de structuration
d’une expérience collective à une échelle communautaire. Réciproque-
ment, mes pensées de vin se réorganisent pour intégrer toute nouvelle
expérience.
Dans une première approche, les qualia sont de l’ordre de la représenta-
tion cognitive (des quanta “donnent” des qualia) : par exemple, le rouge
correspond à une longueur d’onde précise, qui stimule l’aire cérébrale
V4, spécialisée dans la reconnaissance des couleurs et le repérage des
objets porteurs de cette teinte. Le jaune alerte une autre zone, et l’orange
une zone située entre le rouge et le jaune, exactement comme dans le
spectre qui présente en séquence les différentes teintes selon leur lon-
gueur d’onde…Ces qualia de premier ordre sont externes, du côté de
l’objet, du monde. L’interface physiologique permet de représenter le
système sensoriel comme un homunculus, dont les organes capteurs ont
une taille spatiale en proportion de la taille des zones cérébrales qui trai-
tent l’information qui en est issue. C’est une relation homologique, mais
non strictement analogique. Rien d’étonnant que cette proportion surfa-
cique dessine une hypertrophie : il y a autant d’éléments de communica-
tion de posture que de la main et de la face. La sensorialité prend des
faisceaux pour aller dans des zones particulières du cerveau. Ces qualia
sont l’écho de l’activité neuronique, correspondant point à point aux
canaux de perception du monde extérieur.
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