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C. La conscience comme conscience de soi
Locke
–
Identité
person-
nelle et
conscience
de soi
« [I]l nous faut considérer ce que représente la personne ; c’est, je pense, un être pensant et intelligent, doué de raison et de
réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux. Ce
qui provient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble […].
L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée
passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui, à présent,
réfléchit sur elle. […]
Qu’il en soit bien ainsi, nous en avons une sorte de preuve dans le fait que notre propre corps est une partie de nous-mêmes
(c’est-à-dire de notre soi conscient et pensant), tous les corpuscules qui le composent nous étant sensibles quand ils sont
touchés, et nous affectant, en sorte que nous sommes conscients du bien et du mal qu’ils éprouvent, aussi longtemps qu’ils
forment une unité vivante avec ce même soi conscient et pensant. Ainsi pour chacun les membres de son corps sont une
partie de lui-même, avec laquelle il est en relation de sympathie et dont il se soucie. Mais si vous coupez une main, la
séparant ainsi de la conscience que nous avions de son réchauffement, de son refroidissement et de ses autres affections,
elle n’est pas plus, pour son propriétaire, une partie de lui-même que le corpuscule matériel le plus éloigné. Nous voyons
ainsi que la substance qui formait le soi personnel à un certain moment peut avoir changé à un autre sans que l’identité
personnelle ait changé : car il n’y a pas de doute que c’est bien de la même personne qu’il s’agit, encore que les membres qui
lui appartenaient auparavant en aient été retranchés. […]
Maintenant on pourra toujours nous objecter encore ceci : supposons que j’aie totalement perdu la mémoire de certaines
parties de mon existence, ainsi que toute possibilité de les retrouver, en sorte que peut-être je n’en serai plus jamais
conscient, ne suis-je pas cependant toujours la personne qui a commis ces actes, eu ces pensées dont une fois j’ai eu
conscience, même si je les ai maintenant oubliées ? À quoi je réponds que nous devons ici faire attention à quoi nous
appliquons le mot « je ». Or dans ce cas il ne s’agit que de l’homme. Si l’on présume que le même homme est la même
personne, on suppose aussi facilement que « je » représente aussi la même personne. Mais s’il est possible que le même
homme ait différentes consciences sans rien qui leur soit commun à différents moments, on ne saurait douter que le même
homme à différents moments ne fasse différentes personnes. […] Si nous pouvions supposer d’un côté deux consciences
différentes, sans communication entre elles, mais faisant agir le même corps, l’une tout au long du jour, et l’autre de nuit, et
d’autre part une même conscience faisant agir alternativement deux corps distincts, la question ne se poserait-elle pas bel et
bien de savoir, dans le premier cas, si l’Homme du jour et l’Homme de la nuit ne seraient pas deux personnes aussi
différentes que Socrate et Platon ? Et, dans le second cas, s’il n’y aurait pas une seule personne dans deux corps différents,
tout autant qu’un homme est le même dans deux costumes différents ? » (Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 27, §§9-24)
Ricœur
–
Ipséité et
identité
narrative
(i) La mêmeté et l'ipséité
« [L]e caractère assure […] la permanence dans le temps qui défini[t] la mêmeté. Je dirai de façon à peine paradoxale que
l'identité du caractère exprime une certaine adhérence du quoi ? au qui ?. Le caractère, c'est véritablement le “quoi” du
“qui”. […], lequel fait glisser de la question qui suis-je ? à la question que suis-je ?. […] [Mais il y a] un autre modèle de
permanence dans le temps que celui du caractère. C'est celui de la parole tenue dans la fidélité à la parole donnée. Je vois
dans cette tenue la figure emblématique d'une identité polairement opposée à celle du caractère. La parole tenue dit un
maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère dans la dimension du quelque chose en général, mais
uniquement dans celle du qui ?. […] Une chose est la persévération du caractère ; une autre, la persévérance de la fidélité à la
parole donnée. Une chose est la continuation du caractère ; une autre la constance dans l'amitié. […] À cet égard, la tenue de
la promesse […] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement : quand même mon désir changerait, quand
même je changerais d'opinion, d'inclination, “je maintiendrai”. » (Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p.147-149)
(ii) L'identité narrative
« La narrativité résout le problème de l'identité qui peut se formuler ainsi : comment reconnaître que c'est moi qui suis le
même alors que je change […] ? Comment puis-je être le même dans mes changements et pas hors d'eux ? Or, précisément,
l'identité narrative a affaire à une vie et non à une chose. L'identité réelle de ma personne, c'est l'unité de ma vie, et l'unité
de ma vie se donne à voir dans un récit. Je suis une vie qui se raconte et, si les autres me comprennent, c'est parce que ma
vie est la vie d'un récit. […] On comprend alors mieux l'importance de la dimension littéraire de l’identité narrative, puisque
la littérature apporte la fiction nécessaire à la mise en intrigue. Sur ce point, Ricœur parle même d’une « application de la
fiction à la vie » et d’un impact de la littérature sur la vie quotidienne. Cela veut dire que c’est grâce à la littérature que la vie
peut tout simplement devenir une expérience, au sens plein d’une expérience de vie sensée : c’est par la littérature que la vie
devient histoire. […] La fiction fournit les histoires qui rendent possibles la “narrabilité” du temps vécu. […] L'identité
narrative s'incorpore un élément de fictionnalité qui correspond à une dimension négligée du Soi : l'auto-fiction comme auto-
inspiration, principe de fécondité et d'exemplarité. Mettre mon caractère en récit, c'est transformer la vie que je subis en
une vie qui m'inspire et qui devient un destin, une tâche ou, plus simplement, une possibilité d'agir. » (Monique Castillo, « Identité
narrative et littérature » Constitution du champ littéraire: limites, intersections, déplacements (Cahiers de philosophie de l’Université de Paris
XII-Val-de-Marne, numéro 5), L’Harmattan, 2008, p.338-343)
Un
dualisme
corps /
esprit
(i) La matière est divisible et changeante. L'identité personnelle repose sur l'unité de la conscience de soi.
cf. le texte de Locke ci-dessus.
(ii) Le corps comme identité pour autrui et la conscience comme identité pour soi.
« La théorie qui fonde la personnalité sur la conscience de soi comporte un paradoxe philosophique […] que met en scène
Locke dans sa petite fable du Prince et du Savetier. Cette fable vise à nous convaincre que notre concept ordinaire de
personne est indéterminé et demande à être précisé. Le scénario sur lequel elle est construite met en scène deux
personnages : l'un est le Prince, l'autre est le Savetier. Imaginons une transmigration qui ferait passer l'âme et la conscience
du prince dans le corps du savetier. On peut ajouter que cette transformation se fait pendant la nuit, alors que les deux
personnages se sont endormis, de sorte qu'ils ne s'aperçoivent tout d'abord de rien. Bien entendu, Locke ne nous demande
pas de croire que cela puisse arriver, seulement de comprendre la fable. Lorsque le jour se lève, quelqu'un se réveille dans le
lit du savetier. […] Qui est maintenant dans le lit du savetier ? D'après Locke, notre question est ambiguë. Si nous demandons
quelle personne au sens de quel homme, la réponse est que c'est le savetier. Mais si nous demandons quelle personne au
sens de quel sujet (self), la réponse est que c'est le prince. En effet, le corps humain du savetier abrite désormais le sujet de
la conscience princière. […] En soutenant que chacun a en réalité plusieurs identités, Locke invente une nouvelle formule du
dualisme de l'âme et du corps […] qui ouvre la possibilité d'un conflit entre mon identité pour les autres et mon identité pour
moi-même, entre le “pour les autres que moi” et le “pour moi”. » (Descombes, Les embarras de l'identité, Gallimard, 2013, p.109-112)
Dimension
éthique
La notion même de responsabilité, qui est au cœur de l'éthique, semble fondée sur la conscience de soi.
« On dit que quelqu’un est responsable lorsqu’il tient ses promesses ou plus généralement ses engagements, parce que, de la
sorte, il se manifeste comme autre chose qu’une girouette imprévisible, il montre de l’identité et de la constance, il s’affirme
comme quelqu’un de repérable pour lui-même et pour les autres, quelqu’un sur qui l’on peut compter. La responsabilité
serait au fond un rapport de soi à soi suivant lequel chacun s’astreint à se confirmer dans ce qu’il a choisi comme soi, la
fiabilité de l’identité libre apparaissant comme le but même de la moralité : l’enjeu moral serait la construction d’un monde
où chacun est visiblement et de façon stable ce qu’il s’est choisi. » (Salanskis, Drôle d'Epoque, n°6, printemps 2000)