Approches rationalistes versus sociocognitivistes Lionel Dagot

Approches rationalistes versus sociocognitivistes
Lionel Dagot
1.LE THEME DE LORDRE SOCIAL : APERCU DES NIVEAUX D’ANALYSE EN PSYCHOLOGIE SOCIALE
Le thème de l’ordre social a suscité, et continue de susciter, une part importante de la
littérature en sciences humaines et sociales. Mais peut-on parler indistinctement d’ordre social, de
pouvoir, ou encore d’autorité ? Cette question illustre un problème épistémique commun à toutes
les démarches scientifiques : y-a-t-il d’abord des objets d’études différents, ou bien existe-t-il
surtout des regards différents sur un même objet ? En ce qui concerne l’ordre social, nous serions
ten de dire que la psychologie sociale offre surtout différents regards, même s’il ne faut pas
réduire à néant les particularités locales. Le modèle des niveaux d’analyse de Doise (1982) identifie
chacun des ces différents regards, leurs agencements, et leurs places respectives (en termes de
« visibilité ») dans le paysage scientifique. Lauteur distingue quatre niveaux d’analyse. Nous
tenterons de les exposer brièvement en prenant le thème de l’ordre social comme objet d’analyse,
tout en ayant soin de souligner que les modèles qui les illustrent sont « construits pour saisir des
aspects de la réalité », et non pour « dire que la réalité elle-même est structurée en quatre
niveaux. » (Doise, 1982, p.28).
Le niveau intra-individuel (niveau 1) caractérise les modèles qui portent sur les
caractéristiques « intrinsèques » des sujets, et la façon dont ceux-ci traitent l’information
provenant de l’environnement, et y réagissent. Le contexte social n’y a pas de statut particulier ; il
est appréhendé en qualité de stimulus. Les travaux d’Adorno (Adorno et al., 1950) se situent à ce
niveau d’explication. Postulant l’existence d’une structure mentale stable qui expliquerait certains
comportements exceptionnels (en référence au soutien apporté aux Nazis), l’auteur élabore le
concept de Personnalité Autoritaire. Cependant, si l’appel au pouvoir explicatif de la « nature
humaine » (cf. Deconchy, 2000) est la base de l’argumentation d’Adorno, celle-ci se révèle, en elle-
même, incapable d’expliquer le passage à l’acte. On voit alors que l’évocation d’autres facteurs, et
d’autres niveaux d’analyses, est indispensable (les travaux de Rockeach vont y contribuer dans une
certaine mesure).
Le niveau inter-individuel et situationnel (niveau 2) caractérise les travaux portant sur des
processus d’interaction tels qu’ils se déroulent dans une situation donnée. Ici la finition du
contexte est limitée aux caractéristiques de la situation expérimentale. Les rôles sociaux, et les
insertions sociales des sujets en dehors de la situation, ne sont pas pris en compte dans lanalyse
des observations. Les études traitant de la conformité (Asch, 1951) sont typiques de ce niveau
d’analyse. Nous précisons dès maintenant que ces deux premiers niveaux d’analyse n’auront
qu’une place marginale dans le cadre de ce travail. Cest pour cette raison qu’ils n’ont été abordés
que très rapidement. La justification de ce moindre intérêt viendra un peu plus loin, lorsque sera
exposé le type d’analyse que nous mènerons.
Le niveau positionnel (niveau 3) mobilise des explications ayant trait aux positions sociales
des individus telles qu’elles peuvent exister à l’intérieur, mais aussi en dehors, de la situation
expérimentale. Les célèbres expérimentations de Milgram sur la soumission à l’autorité sont
emblématiques de ce niveau d’analyse, bien que l’auteur n’ait jamais précisé exactement quel type
principal d’explication il sollicitait. Mais ce flou interprétatif est aussi loccasion de souligner
l’intérêt qu’il y a à articuler plusieurs niveaux d’analyse. En effet, Doise rappelle que l’état
agentique étudié au cours de ces expériences suscite chez Milgram différents types d’explications.
Si l’on analyse le passage à l’état agentique comme une interaction marquée par la mise en acte,
de la part d’un sujet, des prescriptions d’un autre individu, la référence aux rapports inter-
individuels et intra-individuels suffit. Cependant, les différentes variantes de l’expérience montrent
que le statut de l’expérimentateur (celui qui ordonne) influe nettement sur le taux d’obéissance.
Une analyse de niveau positionnel est alors nécessaire. Mais il semble aussi que Milgram complète
ses explications par l’évocation de l’idéologie dominante. En l’occurrence, le fait que les sociétés
occidentales fassent de la science un champ de pratiques socialement valorisé et légitimé, peut
expliquer la soumission des sujets à des ordres contraires à la morale. Ceci renvoie au quatrième
niveau d’analyse conceptualisé par Doise : le niveau idéologique (niveau 4). Les travaux de
Milgram, bien sûr, mais aussi ceux de Lerner ou de Deconchy se situent à ce niveau d’explication.
La Croyance en un Monde Juste (Lerner, 1980) illustre très bien un processus idéologique visant à
justifier l’ordre social et ses inégalités. Lauteur expliquera les résultats observés au cours des
expériences sur « la victime innocente » par l’existence chez les gens d’une conviction que le
monde est juste, et que par conséquent les personnes qui souffrent méritent nécessairement leur
sort. Les travaux de ce type, même s’ils ne représentent pas la part essentielle des recherches en
psychologie sociale, révèlent le poids important de facteurs positionnels et idéologiques dans les
phénomènes touchant au thème de l’ordre social. De façon plus générale, il semble que ce type de
facteurs puissent être déterminants dans les processus psychosociaux :
« Pour étudier l’articulation entre le psychologique et le sociologique, il faut précisément introduire dans les modèles
explicatifs des variables préexistant à la situation expérimentale, telles que : rapports de domination et de pouvoir
entre catégories sociales, ou conceptions idéologiques des sujets. » (Doise, 1982, p.26)
Ce bref aperçu des types d’explication proposés par la psychologie sociale à propos du
thème du pouvoir et de lordre social n’entend pas refléter une distinction aussi nette dans la
réalité des recherches. La plupart du temps, les travaux font références à plusieurs niveaux
d’analyse simultanément. Cependant il faut noter que certains sont plus fréquents que d’autres.
Doise a ainsi mis en évidence la prévalence d’analyses de type intra-individuel et inter-individuel
dans le paysage psychosocial international, les analyses de niveau positionnel et idéologique y
étant en minorité. Si les analyses faisant appel à l’interaction de différents niveaux sont fréquentes,
les explications de niveaux 3 et 4 ne sont, dans la plupart des cas, sollicitées que « dans la mesure
elles rendent intelligibles des modulations ou des modifications de processus étudiés aux
niveaux 1 et 2 ». (Doise, 1982, p.207). Cest cette lacune que va tenter de combler un courant
théorique assez récent : l’approche socio-cognitive.
2. LAPPROCHE SOCIO-COGNITIVE
La définition de la psychologie sociale proposée par Beauvois (1999, p.311) met l’accent sur
le positionnement social du sujet. Ce positionnement social, dépassant le simple niveau
interpersonnel, rappelle l’insertion du sujet dans un ensemble de rapports sociaux construits
essentiellement sur des hiérarchies et une distribution de ressources inégale. Cette définition de la
psychologie sociale prépare la définition d’un type d’approche encore minoritaire à l’échelle
internationale : l’approche socio-cognitive. Ce courant théorique a pour objet d’investigation
majeur les processus socio-cognitifs. Avant de donner une définition de base des processus socio-
cognitifs il est nécessaire de souligner ce qui fait la spécificité de l’approche socio-cognitive.
2.1.Caractérisitiques de l’approche socio-cognitive
Nous verrons que l’articulation des niveaux d’analyse est un point caractéristique de
l’approche socio-cognitive, mais avant de l’aborder il paraît indispensable de s’interroger sur le
statut du sujet social de la connaissance tel qu’il est envisagé en psychologie sociale. Il s’agit plus
précisément de questionner le sens qui est donné aux concepts de social et de connaissance.
2.1.1.Le statut du social
Si le social fonde la spécificité de la psychologie sociale le sens qui lui est attribué par les
différents courants théoriques n’est pas sans équivoque. Par exemple pour les théories qui se
situent essentiellement au niveau 2 le social a l’apparence du moment présent et des sujets (on
devrait plutôt dire des acteurs) immédiatement en présence. Ce type de psychologie est sociale
dans la mesure il y a interaction entre au moins deux individus. Les travaux qui sen réclament
portent par exemple sur l’influence sociale, et sollicitent essentiellement des sujets en position
d’acteurs dans des jeux de rôle auxquels ils ne sont que bien peu préparés ou habitués. La
normalisation, la conformisation ont mobilisé des paradigmes de recherche au sein desquels les
sujets n’étaient pas interpellés en tant qu’individus insérés dans des positions qui leurs sont
habituelles, mais plutôt en tant qu’acteurs ayant bien voulu se prêter à un jeu de rôle relativement
éloigné de leur quotidien. Les sujets sont interchangeables et il n’est accordé que très peu
d’attention à leurs insertions quotidiennes dans des rapports sociaux qui pourraient
éventuellement influencer leur comportement dans ces situations expérimentales.
Pour sa part la cognition sociale, de développement encore récent, adopte aussi un regard
social. Les processus de connaissance auxquels elle s’intéresse portent sur des objets sociaux
(personnes, groupes) avec lesquels le sujet est en interaction dans une visée d’action (ou
pragmatique). Cependant la cognition sociale limite son champs de réflexion en ignorant des
facteurs d’autres niveaux (positionnels ou idéologiques), ce qui lui interdit l’accès aux
« déterminations les plus sociétales » (Beauvois, 1997, p.293) du fonctionnement psychologique.
Le plus sociétal qu’évoque Beauvois renvoie aux niveaux 3 et 4 de l’explication en psychologie
sociale. En se donnant pour projet d’étudier les êtres humains en tant que « membres de collectifs
sociaux ou [qui] occupent des positions sociales » (Beauvois, 1999, p.311) la psychologie sociale
affiche une ambition énorme, mais tellement énorme qu’une partie considérable des chercheurs
hésitera à aborder des sphères explicatives plus lourdes à assumer et à justifier que d’autres. Les
variables explicatives de niveaux 3 et 4 sont rarement convoquées dans l’élaboration des modèles
théoriques des conduites individuelles. Cest le constat que fait Doise lorsqu’il écrit que la
psychologie sociale (celle de 1982, mais les choses ont-elles radicalement changé ?) « étudie
l’individu avant tout comme un intégrateur et un organisateur d’informations, discutant et
interagissant avec autrui » (Doise, 1982, p.203). Cest en prenant appui sur les deux derniers
niveaux que le courant socio-cognitiviste va se construire en tant qu’approche psychosociale à part
entière. Avec ce courant l’insertion sociale de l’individu devient ainsi un facteur explicatif
incontournable. Lapproche socio-cognitive considère « que les activités de l’individu (ses
automatismes, ses faits de conscience, ses conduites) sont plus ou moins réglées par des systèmes
de conduite impliquant d’autres individus et une structure de supports sociaux » (Beauvois,
Monteil et Trognon, 1991, p.271). Cette définition nous incite à considérer que les activités du
sujet à l’égard d’un objet social quelconque sont plus ou moins réglées par la nature du rapport
social qui les lie. Ceci nous amène vers le point suivant et l’interrogation du statut de la
connaissance en psychologie sociale.
2.1.2.Le statut de la connaissance
Lactivité de connaissance telle qu’elle est appréhendée par la psychologie sociale est
également un point nodal dans la construction de ses modèles théoriques. Une première approche
pose l’hypothèse d’un continuum entre la pensée scientifique et la pensée quotidienne
(perspective moniste de la connaissance). La connaissance serait donc de même nature quelle que
soit l’activité du sujet et les différences observées ne révèleraient que de degrés d’efficacité (biais
de raisonnement par exemple). Cette conception des processus de connaissance fait la part belle à
l’image d’un individu stratège, motivé par l’exactitude et la vérité, orienté vers les propriétés
intrinsèques des objets qui l’entourent. Cet individu est engagé dans un rapport binaire avec
l’environnement qu’il se doit de connaître au sens scientifique du terme. Tout se passe comme si la
relation sujet-objet se déroulait en apesanteur sociale, sans être médiatisée par des variables
d’autres niveaux que l’intrapersonnel. On reconnaîtra ici l’approche cognitive. Ce courant peut
également évoquer quelques aspects du rapport à l’objet, ce que fait par exemple le courant
cognitiviste contexutaliste (Tiberghien, 1985). Mais comme le note Beauvois (1992, p.119) : « ces
éléments contextuels ont généralement un statut de contingence en ceci qu’ils ne relèvent pas de
la nécessité sociale du rapport à l’objet ».
Le courant de la cognition sociale franchit un cap supplémentaire en modélisant l’activité
cognitive de l’individu en tant qu’il est engagé dans des situations au sein desquelles il poursuit des
buts d’interaction sociale. Laction du sujet connaissant se fait ici un peu plus sociale, il devient
pragmaticien. Mais comme nous avons vu un peu plus haut les facteurs de niveaux positionnel et
idéologique n’entrent pas dans les théorisations de la cognition sociale. Cependant il semble que
certains tenants de la cognition sociale élargissent leur vision du « social » puisque selon Rogier et
Yzerbyt (2002, p.135) : « les stéréotypes sont également des outils de rationalisation, servant à
justifier les rapports sociaux tels qu’ils existent dans la société et ainsi à légitimer le statu quo ».
Avec la prise en compte de la nature de la relation entre l’individu et l’objet social
s’annonce une deuxième approche des processus de connaissance dans laquelle se situe le courant
socio-cognitiviste. Ici la connaissance n’est pas uniquement celle d’un sujet scientifique spontané
mais aussi, peut être essentiellement, celle d’un sujet entretenant des rapports sociaux divers avec
les objets qui l’entourent. D’autres variables explicatives des processus de connaissance sont à
l’œuvre, et l’on peut dire avec Beauvois (1992, p.120) que si « la Science pouvait fournir un modèle
à l’approche cognitive, l’Idéologie doit servir de référence à lapproche socio-cognitive ». En
adoptant une lecture socio-cognitive des faits psychologiques nous tenons pour décisifs les
facteurs positionnels et idéologiques. Précisons encore : décisifs mais pas déterminants car ce
serait introduire une causalité linéaire dans les relations entre les insertions sociales et les
conduites d’une part, et les cognitions d’autre part. Or on sait que les liens entre ces deux sphères
d’activités sont circulaires et dialectiques et non mécanistes ou linéaires (cette dernière
perspective postulerait que les cognitions dirigent les conduites ou inversement). Il s’agit d’un
des points les plus stimulants d’un débat sur les rapports entre cognitions et conduites, pensée et
action, auquel l’approche socio-cognitive apporte une contribution significative. Cela dit le thème
de notre réflexion n’est pas exactement celui-ci, et nous renverrons le lecteur à des ouvrages de
férence pour approfondir la question (par exemple : Abric, 1994 ; Beauvois et Joule, 1981 ; Joule
et Beauvois, 1987).
De ce point de l’exposé nous retiendrons l’idée que les conduites et la nature des rapports sociaux
que nous avons avec les objets sociaux (choses ou êtres) ont un poids important sur les processus
de connaissance de ces objets.
2.1.3.Connaissance et rapports sociaux
Ce point nous permettra d’expliciter un peu plus une différence de nature qui peut
distinguer certains processus de connaissance, et fixera par la même occasion une partie du cadre
théorique de référence qui guidera notre travail.
Soit un objet : le vin. Soit deux professionnels du vin : un biochimiste et un œnologue. Si
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