Psychologie de la soumission

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Psychologie de la soumission
Quels sont les mécanismes et les facteurs qui font que des personnes en arrivent à faire, en toute
liberté, ce que d'autres souhaitent qu'elles fassent ? Les recherches théoriques sur la psychologie de la
soumission appartiennent à des courants de pensée différents et se sont beaucoup développées, aux
Etats-Unis notamment, depuis plusieurs décennies. Deux français, chercheurs en psychologie sociale
et professeurs d'université, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, ont tenté d'en faire la
synthèse. Ils sont les auteurs, entre autres ouvrages, d'un «Petit traité de manipulation à l'usage des
honnêtes gens» (presses universitaires de Grenoble, 1987 -231 p.), livre savoureux et impresionnant
qui remet en cause les schémas traditionnels du fonctionnement psychologique. Ils ont également
publié dans «La Recherche» (n°202, septembre 1988) un article intitulé «La psychologie de la
soumission», contribution solide et d'une lecture facile qui ouvre des horizons dans l'approche
théorique de la manipulation mentale. Nous en donnons ici les idées essentielles dans les termes
mêmes de l'article.
La manipulation mentale
De nombreuses expériences, longuement décrites par Joule et Beauvois, permettent d'affirmer que
«lorsque l'on veut obtenir d'autrui qu'il modifie ses idées ou change ses comportements, plutôt que
d'adopter une stratégie qui repose sur la persuasion, il est souvent plus efficace d'opter pour une
stratégie dite "comportementale" qui consiste à obtenir d'entrée des comportements préparatoires à ce
changement». Ces stratégies «comportementales» sont des stratégies de manipulation puisqu'elles
permettent par des moyens détournés d'infléchir les comportements d'autrui comme de peser sur ses
idées et ses convictions. La théorie de l' «engagement» permet de comprendre les mécanismes
psychologiques sur lesquels repose l'efficacité de ces stratégies comportementales.
Deux exemples de stratégies comportementales
Premier exemple : « le pied dans la porte »
Principe : demander peu dans un premier temps pour tenter d'obtenir beaucoup ensuite. Exemple :
demander l'heure à un passant avant de lui demander deux francs pour téléphoner.
Il est vérifié que la réalisation d'un comportement préparatoire peu coûteux (généralement accepté par
la quasi-totalité des personnes sollicitées) augmente significativement la probabilité que ces personnes
réalisent ensuite le comportement visé. A noter que les décisions sont prises dans une totale liberté.
Deuxième exemple : « l'amorçage »
Principe :
a) amener une personne à prendre la décision de réaliser un comportement dont on lui cache
provisoirement
le
coût
réel
(information
différée)
;
b) quand la décision est prise, on complète l'information (ce qui rend la décision moins attrayante) ;
c)
on
dit
à
la
personne
qu'elle
peut
revenir
sur
sa
décision
;
d) l'effet d'amorçage se traduit par le fait que la personne tend à maintenir sa décision en dépit des
dernières informations. Exemple : des étudiants sont invités à participer à une brève expérience de
psychologie. La plupart acceptent. Ils apprennent ensuite que cette expérience aura lieu à sept heures
du matin. Ils sont alors invités à retirer ou à confirmer leur engagement. Les étudiants en question ont
accepté une deuxième fois en bien plus grand nombre que ceux d'un groupe parallèle (de contrôle)
auxquels on avait dit tout de suite que l'expérience aurait lieu à sept heures du matin.
Les effets des stratégies comportementales
Sur le plan des actes (effet comportemental), on constate qu'un individu peut adopter en toute liberté
des comportements nouveaux allant dans le même sens après avoir réalisé ceux que l'expérimentateur
(ou le «formateur») lui a extorqués. Sur le plan des idées (effet cognitif), ces comportements sont
susceptibles d'engendrer des modifications sur les croyances et les opinions de celui qui les a réalisés.
On imagine facilement tout le profit que les sectes peuvent tirer de ces mécanismes psychologiques,
principalement au plan de l'auto-persuasion !...
Théorie de l'engagement
Cette théorie a été présentée par C.A. Kiesler de l'université du Kansas en 1971. Elle repose sur la
notion de «persévération» d'une décision. L'engagement, c'est le lien qui existe entre un individu et
ses actes. C'est un phénomène «d'adhérence» de l'acte à celui qui l'émet. Seuls nos actes nous engagent
et seules les décisions s'accompagnant d'un sentiment de liberté donnent lieu à des effets de
persévération, conséquence de l' «engagement». On peut moduler les degrés de l'engagement en
jouant sur certains facteurs :






le sentiment de liberté qui est associé à l'acte,
les justifications fournies par l'environnement sous forme de menace ou de
récompense. (Il va de soi qu'aux plus fortes menaces ou récompenses sont associés les
plus faibles degrés d'engagement),
le caractère privé ou public de l'acte,
la répétition du même acte,
le sentiment de l'individu qu'il peut ou ne peut pas revenir sur le comportement qu'il
est sur le point d'émettre,
le caractère plus ou moins coûteux de l'acte.
« Être engagé » s'oppose à « s'engager ». Ce n'est jamais l'individu qui s'engage de lui-même dans un
acte mais c'est bien l'expérimentateur (ou le «formateur») qui, en manipulant les circonstances dans
lesquelles l'acte va être accompli, engage ou n'engage pas l'individu dans l'acte qu'il réalise. De même,
« être engagé dans un acte » s'oppose à « s'engager dans une cause ».
Une soumission librement consentie
Les expériences rapportées dans cette étude autorisent à conclure que « l'on peut obtenir d'autrui qu'il
se comporte comme on le souhaite, sans avoir recours à l'autorité, aux pressions, ni même à la
persuasion. On peut donc exercer une telle influence sur autrui sans que celui-ci ait à mettre en doute
cette liberté qu'il a appris à considérer comme l'un de ses attributs essentiels ». L'individu « engagé »
est un individu libre ou qui se sent libre. C'est la raison pour laquelle Joule et Beauvois ont proposé
pour désigner ce phénomène le concept paradoxal de « soumission librement consentie ». Ces
expériences de psychologie sociale et les théories qui en découlent bouleversent les schémas
traditionnels qui donnent la primauté au cognitivisme (à la persuasion) pour modifier avec succès les
comportements des individus. Et pourtant, depuis longtemps déjà, la sagesse populaire nous en avait
averti : il y a risque à « mettre le doigt dans l'engrenage » !...
Comment influencer réellement nos collaborateurs ?
Vous avez besoin d'un franc pour téléphoner. Vous sollicitez 10 personnes dans la rue.
Statistiquement, une seule vous donnera un franc. Pour être plus efficace, arrêtez les mêmes 10
personnes en leur demandant l'heure. Toutes vous la donneront. Et dans la foulée, demandez-leur
votre pièce d’un franc. L'expérience montre que 4 d'entre elles vous donneront satisfaction ! ... La
différence entre les deux tactiques saute aux yeux. Chacun de nous peut faire des hypothèses
explicatives sur ces résultats aussi spectaculaires. Les auteurs du livre qui décrit ces expériences en
émettent une, qu'ils nomment "escalade d'engagement" (un petit engagement qui coûte peu en
prépare d'autres plus difficiles). Le "Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens" fourmille
d'exemples aussi parlants que celui-ci. Destiné aux managers, aux formateurs (!), à tous ceux qui
veulent vraiment exercer une influence sur les autres, il révèle des techniques pour "amener autrui à
faire ce qu'on voudrait le voir faire". Techniques aux noms évocateurs : pied dans la porte, amorçage,
effet boule de neige, la porte au nez ! ... Ce manuel mélange expérimentations de psychologie sociale
et hypothèses théoriques, techniques à l'usage des "manipulateurs" professionnels. Et la pizza, direzvous? Il s'agit d'une autre expérience (p. 110 sq). Un démonstrateur offre des échantillons d'une
marque de pizzas aux ménagères dans un supermarché. A 50 % d'entre elles, tout en leur donnant leur
portion, i] leur touche le bras. Plus loin, dans le supermarché. se trouve le stand de vente de ces
pizzas. Parmi les femmes qui passent devant ce stand, 51 % de celles qui n'ont pas été touchées au bras
achètent ces pizzas, contre 79 % de celles qui ont été saisies par le bras ! Quelles conclusions en tirer
sur nos relations avec nos collaborateurs ? Ces expériences et théories sont-elles transposables au
management ? Peut-on, avec décence, influencer ou manipuler nos collaborateurs ? D'une lecture
parfois fastidieuse, le "Petit traité de manipulation" saura malgré tout éclairer nos réflexions.
"Petit traité de manipulation à l'usage cles honnêtes gens" R-V JOULEet J-L BEAUVOIS Presses
Universitaires de Grenoble - Septembre 1994
Impressions d'Euris N° 20 - mai 1995
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