N°4 Mars 2016 Law Review Le préjudice d’inquiétude consacré par le Conseil d’Etat en 2015 Une avancée dans les pas du juge judiciaire Pr. Aude Rouyère Programme financé par l’ANR n°ANR-10-IDEX-03-02 MONTESQUIEU LAW REVIEW Numéro 4 Mars 2016 Droit administratif Le préjudice d’inquiétude consacré par le Conseil d’Etat en 2015 Une avancée dans les pas du juge judiciaire Aude Rouyère, Professeur à l’Université de Bordeaux, Faculté de droit – CERDARE (Centre d’Etude et de Recherche sur le Droit Administratif et la Réforme de l’Etat EA 505) On observe depuis le début de ce siècle que l’incertitude qui caractérise le risque a acquis un statut à part entière dans les normes et raisonnements juridiques. Le juge lui attribue la propriété de produire certains effets de droit consistant en une obligation de faire dans certains cas mais aussi en la constitution d’une créance pour ceux qui souffrent de l’insécurité dans laquelle elle les tient. C’est cette seconde manifestation juridique de l’incertitude qui sera présentée à partir de l’analyse d’un arrêt récent du Conseil d’Etat. La haute juridiction vient de consacrer, en 2015 (1), l’existence d’un préjudice spécifique d’inquiétude subi par une personne victime d’une contamination par le virus de l’hépatite C post-transfusionnelle. Il ne s’agit pas là d’une véritable innovation puisque cette décision s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel qui a été initié par le juge judiciaire avec une certaine audace depuis une vingtaine d’années. Le droit privé et dans une moindre mesure le droit public de la responsabilité civile reconnaît ainsi, dans des hypothèses particulières, le préjudice né des tourments d’ordre psychologique - crainte, anxiété ou encore inquiétude -que génère le sentiment d’être menacé par la réalisation d’un risque. Sans être encore toujours autonomisé, le préjudice d’anxiété ou d’inquiétude gagne du terrain à la faveur de contentieux nourris par la multiplication des accidents environnementaux et sanitaires. Mais l’arrêt de 2015 marque tout de même une étape significative dans la jurisprudence du Conseil d’Etat en énonçant cette inquiétude et en acceptant de réparer celle-ci en tant que dommage indépendamment de la disparition ultérieure du danger. Le juge administratif met en quelque sorte ses pas dans ceux du juge judiciaire, signe remarquable de l’influence qu’exercent les juridictions et de surcroît ici, les ordres juridictionnels entre eux. On présentera la jurisprudence du Conseil d’Etat à partir de cet arrêt de 2015 consacrant un préjudice d’inquiétude (I). Puis on exposera, afin de permettre une approche comparative, la jurisprudence pionnière du juge judiciaire en matière de réparation des troubles liés à l’anxiété (II) Et on s’interrogera enfin sur les perspectives d’extension de ce mouvement jurisprudentiel. I. L’indemnisation d’un préjudice spécifique d’inquiétude intégré au préjudice moral pour les victimes d’une contamination par le virus de l’hépatite C post-transfusionnelle Par cette décision, le Conseil d’Etat marque une avancée de sa jurisprudence quant à la réparation de ce trouble particulier qu’est l’inquiétude. C’est une solution circonscrite au cas particulier de contamination par l’hépatite C dont on ne peut déduire une extension immédiate à d’autres hypothèses. Et c’est une consécration en demi-teinte en ce qu’il ne s’agit pas d’un nouveau chef 1 de préjudice autonome. Mais c’est tout de même un apport significatif qui annonce peut-être une évolution plus générale. La décision du Conseil d’Etat concerne le cas d’une victime de la transfusion sanguine, domaine plus que sensible en France depuis l’affaire du sang contaminé, dans lequel le législateur et les juridictions élaborent un dispositif juridique de réparation des dommages résolument favorable aux victimes. On ne s’étonnera donc pas que ce soit en ce domaine que le Conseil d’Etat accepte que soit pris en compte le préjudice d’inquiétude éprouvé par un patient contaminé par le virus de l'hépatite C et conscient des conséquences graves qui peuvent en résulter. Un bref exposé des données de l’arrêt est nécessaire pour en saisir la portée. Le requérant avait découvert en mai 2004 sa contamination par le virus de l'hépatite C et bénéficié d’un traitement antiviral le conduisant à la guérison en mai 2005. La contamination étant liée aux transfusions sanguines qui lui avaient été administrées lors d’une intervention chirurgicale, c’est l'ONIAM (Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales) qui doit l’indemniser (article 1221-14 du code de la santé publique). Mais un contentieux s’est noué autour du montant de l'indemnisation et, plus particulièrement, de la prise en compte du préjudice moral résultant pour la victime de la conscience d'être atteint d'une maladie grave. Le Conseil d'Etat reconnaît que cette forme de préjudice moral peut être prise en compte dans le cas de l'hépatite C et ce, alors même que la victime a finalement été guérie. Il précise en effet que la juridiction d'appel a commis une irrégularité en se bornant à réparer les troubles temporaires de M. A. liés aux contraintes des traitements réalisés, « sans statuer sur les préjudices, invoqués par le requérant, nés des inquiétudes morales qu'il avait pu légitimement éprouver, pendant cette période, du fait de sa contamination par le virus de l'hépatite C et des conséquences graves qui pouvaient en résulter » (les mots soulignés dans les extraits d’arrêts le sont par nos soins). Trois éléments apparaissent déterminants pour fonder l’indemnisation du préjudice d’anxiété. Tout d’abord, la conscience d’être gravement malade, car celle-ci conduit à développer une projection anxiogène des évènements futurs ; ensuite la gravité du risque encouru ; et enfin l’inquiétude – le juge parle « d’inquiétude morales » que l’intéressé avait pu « légitimement éprouver », c’est-à-dire une peur plutôt rationnelle -et non une angoisse- face à un danger bien identifié. Le Conseil d’Etat innove ainsi en consacrant un préjudice d’inquiétude à part entière, l’évocation de ce trouble dans quelques précédents jurisprudentiels étant moins tranchée qu’elle ne l’est en l’espèce. Le Conseil avait déjà auparavant pris en compte, en différents termes, le sentiment éprouvé par un patient contaminé de la même manière par le virus de l’hépatite C. Dans une décision de 2007 (2) il est ainsi relevé que la contamination par le virus de l'hépatite C fait vivre l’intéressé « dans la crainte d'une évolution subite et grave de son état » et qu'elle entraîne pour lui des troubles dans les conditions d'existence et un préjudice moral. En 2008 le Conseil d’Etat (3) admet que la victime « éprouve légitimement des craintes relatives à une évolution défavorable de son état de santé » et accorde réparation au titre des troubles qu’elle subit dans ses conditions d’existence. En 2011, le 2 Conseil d’Etat (4) fait état pour la victime « d’une anxiété liée à la contamination » rattachée à un ensemble de préjudices personnels. Par ailleurs, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur ce même trouble dans un autre contentieux sensible, celui relatif aux pathologies - la sclérose en plaques notamment- survenues à la suite d’une vaccination contre l’hépatite B, en particulier dans le cas où elle est obligatoire. Le Conseil d’Etat qui admet, dans certaines circonstances, depuis 2007 un lien de causalité entre la vaccination et l’affection, constate en 2009 dans deux espèces relevant de cette hypothèse, « une inquiétude permanente liée au risque d’aggravation » (5). Le caractère évolutif de la pathologie permet de cerner ce préjudice comme spécifique sans pour autant que le juge ne l’isole et ne le caractérise nettement. Enfin, en 2011 la Cour administrative d’appel de Paris (6) intervenant dans le contentieux de l’amiante au titre de la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat a admis que « le préjudice qualifié « d'anxiété » n'est pas constitutif devant le juge administratif d'un poste de préjudice spécifique, mais doit être regardé comme incorporé dans les postes constitués par les troubles dans les conditions d'existence et le préjudice moral » en précisant « sans que soit nécessairement caractérisé un état pathologique d'anxio-dépression ». C’est donc en reconnaissant explicitement le préjudice d’inquiétude en tant que tel que le Conseil d’Etat livre une avancée jurisprudentielle intéressante, sans aller cependant jusqu’à énoncer un nouveau chef de préjudice distinct du préjudice moral. L’autre apport -peut-être plus remarquable encore- de cette décision réside dans l’admission et la réparation d’un préjudice d’inquiétude alors même que le patient a été finalement guéri. Il s’agit là d’une audace mettant en valeur au point de l’indemniser, un sentiment vécu légitimement à un moment donné indépendamment de ce qui s’est passé ensuite. Ce faisant, il s’agit de faire prévaloir une perception temporaire subjective de la situation sur son issue objective. II. La jurisprudence pionnière du juge judiciaire en matière de réparation des troubles liés à l’anxiété Sous la bannière de mots différents le juge judiciaire a été l’initiateur de cette jurisprudence visant à saisir et réparer le trouble lié à l’appréhension de dommages à venir. La Cour de cassation a, dès 1996 (7), accepté de réparer « l’anxiété » liée à une contamination transfusionnelle par le virus de l’hépatite C, mentionnant le fait que « l’évolution de cette affection pouvait être sournoise ». Elle a par ailleurs retenu un préjudice spécifique de contamination qui inclue cette dimension psychologique du dommage à la suite d’une contamination transfusionnelle par le VIH (Civ 2e 1 février 1995 n° 93-06.020, Civ 2e 2 avril 1996 n°94-15.676 : « le préjudice spécifique de contamination comprend l’ensemble des préjudices de caractère personnel subis (...) tant physiques que psychiques et résultant, notamment, de la réduction de l’espérance de vie, des perturbations de la vie sociale, familiale et sexuelle ainsi que des souffrances et de leur crainte (…)» ). Puis elle a étendu cette consécration aux cas de contamination transfusionnelle par le virus de l’hépatite C (8), le préjudice spécifique de contamination de la victime étant caractérisé notamment par « l’inquiétude sur son avenir ». Ce dernier arrêt est aussi parce qu’il pose, comme 3 le fait le Conseil d’Etat en 2015, la possibilité d’un préjudice de contamination comportant un élément d’inquiétude alors même que le patient a été guéri. Dans un tout autre domaine, celui de l’amiante, le juge judiciaire a fait preuve de la même ouverture d’esprit vis-à-vis de ce préjudice singulier. Ainsi, dans plusieurs arrêts de 2010 (9), la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que les travailleurs ayant été exposés aux poussières d’amiante se trouvent « dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante et étaient amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse », ces éléments caractérisant l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété. Il est à noter que la Cour a abandonné ensuite cette condition d’une soumission à des contrôles et examens réguliers en 2012 (10). Cette inflexion favorable aux victimes procède d’un souci de traiter l’anxiété très précisément quant à son origine et par conséquent d’admettre que les examens de contrôle ne sont pas la cause première de l’angoisse du patient. Il semble tout de même que le juge judiciaire redoute un emballement du contentieux, puisqu’il a réduit le périmètre des bénéficiaires de cette présomption de préjudice d’anxiété lié à l’amiante en 2015 (11) en la réservant aux salariés de certaines entreprises figurant sur une liste visée par le législateur. Le résultat, déjà critiqué par doctrine (12), conduit à une discrimination évidente entre des salariés qui ont pu être également exposés à l’amiante. III. Perspectives d’extension de ce mouvement jurisprudentiel Ce panorama de jurisprudence permet d’identifier un mouvement commun des juridictions françaises en faveur d’une reconnaissance spécifique de ce trouble singulier que provoque la conscience d’être exposé selon une probabilité variable à la survenance d’un dommage d’une gravité certaine. L’idée du dommage est, dans certaines conditions, déjà un dommage préjudiciable. Les perspectives d’extension de ce mouvement semblent d’ores et déjà tracées au vu de décisions qui évoquent, dans des hypothèses diverses assez éloignées de celles qui ont été décrites, ce type de préjudice. La question a été abordée pour les victimes d’une exposition in utero au Distibène dans une décision de 2014 (13) relevant un préjudice moral lié à la crainte des conséquences de cette exposition et permettant de poser plus objectivement un préjudice d'anxiété pour ces femmes mais également pour leurs mères. Elle a été aussi traitée pour les porteurs de sondes cardiaques défectueuses (14). Et elle peut désormais être envisagée dans l’affaire du Médiator (15), et surtout la décision du Tribunal de Grande Instance (TGI) de Nanterre du 28 janvier 2016 rendue en référé condamnant les laboratoires Servier, à payer 1.500 euros de provisions sur indemnisations au titre du préjudice d'anxiété à 12 des 50 plaignants, qui ont vu leur angoisse reconnue car elles en ont démontré la "réalité" au vu d’ un suivi médical contraignant dans les deux années suivant l'arrêt de la prescription du médicament ou de sa commercialisation et au-delà, au regard du risque qui ne peut être actuellement exclu de développer une hypertension artérielle pulmonaire), ou encore dans celle des prothèses mammaires défectueuses. Mais il se peut également que surgisse la question dans des cas de figure très différents, à l’instar de la consécration du trouble -ici préjudice moral- causé par un sentiment d’insécurité prévalant sur un lieu de travail (16) ou encore du trouble anormal de voisinage résultant de la « crainte 4 légitime » d'un risque sanitaire subie par les riverains, et ce en dépit du respect par l'installation des valeurs limites d'exposition (17). L’avenir de ce trouble d’anxiété ou d’inquiétude est donc largement ouvert sans être encore nettement tracé. Tout d’abord parce que le traitement que lui réservent les juges n’est pas uniforme, loin s’en faut, et c’est sans doute là le principe problème. Il n’est pas désigné par un chef de préjudice autonome commun à toutes les juridictions mais au contraire apparaît sous différentes dénominations et selon différents classements de sorte qu’il est indemnisé de manière variable. Ensuite parce que on peut déjà redouter qu’il ne donne lieu à une instrumentalisation excessive et donc– comme on le constate déjà dans le domaine de l’amiante- à des restrictions quelque peu arbitraires. Mais ce qui est acquis d’ores et déjà relève d’une transformation profonde des raisonnements et des catégories du droit de la responsabilité : l’incertitude n’est plus ignorée ou réduite mais au contraire posée en tant que telle et appréhendée comme matière du droit à part entière et matière première de droits nouveaux. Notes : (1) CE 27 mai 2015 req. 371697, note H-B. Pouillaude. AJ 20152340, D. Cristol, RDSS2015.734 (2) CE 19 décembre 2007 n° 289922. (3) CE 25 juin 2008 n° 286910. (4) CE 18 mai 2011 n°326416. (5) CE 18 février 2009 n° 305810, CE 10 avril 2009 n° 296630. (6) CAA Paris 13 décembre 2011 n° 11MA00739. (7) Civ 1ere 9 juillet 1996 n° 94-12.868. (8) Civ 1er 1 avril 2003 n° 01-00575, Civ 2e 19 novembre 2009 n°08-15.853. (9) Soc 11 mai 2010 n°09-42.241. (10) Soc 4 décembre 2012 n° 11-26.294, solution qui a été confirmée ensuite Soc 25 septembre 2013 n° 11-20.948, Soc 19 mars 2014 n° 12-29.339. (11) Plusieurs arrêts dont Soc 3 mars 2015 n° 13-20.486. (12) P. Jourdain, Préjudices d'anxiété des travailleurs de l'amiante : d'étranges disparités, RTDC 2015.393. (13) Civ. 1re 2 juillet 2014 n° 10-19.2006. (14) Civ. 1re 19 décembre 2006 n° 05-15.719. (15) CAA Paris 2 juillet 2015 n° 14PA04137, l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété étant en l’espèce rejetée. (16) TA Melun 13 juillet 2012 n° 1004142/11. (17) CA Versailles 4 février 2009 n° 08-08.775. 5